Les sœurs [Agnes Smith Lewis et Margarethe Dunlop Gibson] revinrent à Cambridge juste à temps pour poser, le 25 mai 1897, la première pierre du collège presbytérien dont la fondation leur avait coûté tant d'efforts. On le baptiserait Westminster College, en l'honneur de la confession de foi qui marqua tant l'histoire de l'Eglise presbytérienne. Par une curieuse ironie du sort, le conseil de l'université venait au terme d'une campagne houleuse de rejeter, quatre jours plus tôt à peine, une motion proposant d'accorder des diplômes aux femmes.

La polémique couvait depuis plus de trente ans. Une minorité qui ne laissait pas imposer prétendait les femmes tout à fait capables de réussir à l'université: en effet, depuis 1881, elles passaient les mêmes examens que leurs condisciples masculins mais aucun diplôme ne leur était décerné, même en cas de succès; ce qui posait un problème d'autant plus gênant que les étudiantes obtenaient en général de brillants résultats. Les enseignants interrogés sur la participation de jeunes femmes à leurs cours avouèrent leur inquiétude de les voir accaparer les meilleures places parce qu'elles arrivaient systématiquement en avance. Bientôt furent fondés des collèges réservés aux femmes, Girton et Newham, qui ne délivraient pas de diplômes. En 1887, le seul étudiant à obtenir d'excellentes notes en littérature fréco-romaine ne fut autre qu'une «Miss» Ramsay. En 1890, Miss Philippas Fawcett devança ses concurrents aux épreuves de mathématiques, qui passaient alors pour les plus prestigieuses à Cambridge. Mrs Eleanor Sidgwick, en tant que directrice du Newham College, attira l'attention sur les conséquences désastreuses d'une aussi criante injustice: en l'absence d'un diplôme attestant leurs connaissances, de nombreuses femmes dénuées de fortuen personnelle ne parviendraient jamais à subvenir à leurs besoins, faute d'obtenir un travail. Une femme sur deux qui suivait des études ne se mariait jamais; ce qui correspondait à une proportion de célibataires plus élevée que dans le reste de la population. Aucun titre officiel n'autorisait une femme pourtant instruite à postuler à un emploi lucratif. Mary Kingsley illustrait à merveille le paradoxe: elle ne disposait d'aucun moyen de prouver ses compétences à un éventuel employeur ni, par conséquent, d'assurer son indépendance financière.

Les universités britanniques et écossaises de fondation plus récente consentirent à remettre des deplômes à leur étudiantes dès 1895. Cambridge continua cependant de camper sur ses positions en arguant que les conditions de vie des étudiants se ressentiraient de la présence des femmes sur le campus et que leur accorder le droit de voter au conseil de l'université leur donnerait l'occasion de manipuler l'institution et de se mêler de politique à l'échelle nationale. Les étudiants s'opposèrent avec virulence à la motion soumise au vote du conseil. La venue en masse de jeunes femmes sur le campus les obligerait à cesser de boire, jouer et faire la noce, et donc à renoncer aux plaisirs qui rendent la vie d'étudiant si délicieuse.

Le conseil de l'université devait rendre son verdict le 21 mai 1896. Les opposants à la remise de diplômes aux femmes organisèrent l'arrivée à Cambridge par trains spéciaux en partance de Londres d'anciens élèves disposant du droit de vote au conseil. Le matin du jour J, des étudiants d'excellente humeur se massèrent devant le bâtiment où se réunirait le conseil. A la fenêtre d'une chambre apparut au-dessus de la foule une effigie d'une femme à bicyclette, un moyen de transport considéré à l'époque comme immoral pour les dames.

Quand la nouvelle du résultat se répandit (662 votes en faveur de la motion; 1713 contre), une telle clameur s'éleva que le journaliste du Times chargé de couvrir l'événement considéra qu'il s'agissait là de la décision «la plus mémorable de l'histoire de l'université.

Janet Soskice, Les aventurières du Sinaï, p.2401, JC Lattès 2010 - traduction Marie Boudewyn