Pourquoi nous ne mangeons pas de carnassiers

Quelles caractéristiques doit avoir une espèce pour être domesticable, domestiquée?
Sous toutes les latitudes, un individu de toute espèce sauvage a pu être apprivoisé, mais domestiquer une espèce, c'est autre chose: la faire se reproduire, changer sa morphologie, sélectionner certaines aptitudes.

Domestiquer de gros mammifères fait une différence dans l'évolution de la société qui y parvient: celle-ci acquiert un apport de protéines et un moyen de transport.
Jared Diamond liste cinq les caractéristiques nécessaires d'une espèce pour être domesticable.
Régime alimentaire. Chaque fois qu'un animal mange une plante ou un autre animal, la conversion de la biomasse alimentaire en biomasse pour le consommateur a une efficacité très inférieure à 100%: en règle générale, aurtour de 10%. Autrement dit, il faut environ 4500 kilos de maïs pour donner une vache de 450 kilos. Si l'on veut veut obtenir plutôt 450 kilos de carnivore, on doit lui donner 4500 kilos d'herbivores nourris avec 45000kilos de grains. Même parmi les herbivores et les omnivores, maintes espèces, comme les koalas, sont trop difficiles dans le choix de leur alimentation pour qu'on songe à en faire des animaux de ferme.
Du fait de cette inefficacité fondamentale, aucun mammifère carnivore n'a jamais été domestiqué à des fins alimentaires. […] A la limite, la seule exception est celle du chien […] Cependant, le chien n'a été régulièrement consommé qu'en dernier recours, dans des sociétés privées de viande […]

Rythme de croissance. Pour qu'il soit intéressant de les entretenir, les animaux domestiques doivent aussi croître rapidement. Ce qui élimine les goriles et les éléphants, alors même que ce sont des végétariens peu regardants sur le choix de leur nourriture et qu'ils donnent beaucoup de viande. Quel éleveur de gorilles ou d'éléphants attendrait quinze ans que ses bêtes atteignentl'âge adulte?[…]

Problèmes de reproduction en captivité Nous autres, humains, n'aimons pas copuler sous le regard de nos congénères; c'est le cas également de certaines espèces animales potentiellement précieuses. Ce fait a déjoué les efforts pour domestiquer le guépard, le plus véloce des animaux terrestres, alors même que nous avions de bonnes raisons de le faire depuis des milliers d'années.
[…] A l'état sauvage, plusieurs frères guépards pourchassent une femelle des jours durant: cette cour sommaire sur de longues distances semble nécessaire pour que la femelle en question ovule et devienne sexuellement réceptive. Les guépards refusent habituellement d'accomplir en cage cette cour rituelle.
Un problème analogue a déjoué les efforts pour élever des vigognes, chameaux sauvages des Andes […]

Mauvais penchants. […] Un autre candidat par ailleurs adapté se disqualifie pour des raisons évidentes: le buffle d'Afrique. Il croît rapidement jusqu'à atteindre une tonne et vit en troupeau avec une hiérarchie de dominance bien développée (trait caractéristique dont nous aurons l'occasion d'évoquer les vertus). Mais ce buffle est considéré comme le grand mammifère d'Afrique le plus dangereux et le plus dangereux. […] De même, les hippotames, végétariens de 4 tonnes, feraient de magnifiques animaux de basse-cour s'ils n'étaient si dangereux. Ils tuent plus d'homme chaque année qu'aucun autre mammifère africain, y compris les lions. […]
[à propos des zèbres] Malheureusement, les zèbres deviennent terriblement dangereux en vieillissant. […] Les zèbres ont la fâcheuse habitude de mordre et de ne plus lâcher leur victime. Chaque année, ils blessent plus de gardiens de zoo que les tigres! […]

La nervosité. Les diverses espèces de gros mammifères herbivores n'ont pas toutes la même réaction au danger venant des prédateurs ou des êtres humains. Certaines espèces sont nerveuses, rapides et programmées pour détaler à la moindre menace. […] Naturellement les espèces nerveuses sont difficiles à garder en captivité. Si on les enferme dans un enclos, elles risquent de paniquer: soit elles meurent sous l'effet du choc, soit elles s'acharnent jusqu'à la mort dans leurs tentatives de fuite. […] aucune espèce de gazelle ne l'a jamais été [domestiquée]. Essayez donc de domestiquer un animal qui s'emballe, qui s'assomme aveuglément contre les murs, qui peut bondir jusqu'à neuf mètres de haut et courir à quatre-vingts kilomètres à l'heure!

La structure sociale. En fait, la quasi-totalité des espèces de grands mammifères domestiqués sont celles dont les ancêtres sauvages partagent trois caractéristiques sociales: elles vivent en troupeaux, respectent une hiérarchie de dominance élaborée et n'ont pas de territoire bien défini. […]

Jared Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, p.251-259

Mariage

Banquet de noces. La société éméchée chante.
Mme Cloche, priée de montrer ses talents, mugit une lugubre histoire de marin estropié dont la fiancée préfère épouser un jeune homme très bien au premier abord mais qui, par la suite, devient alcoolique et fou; alors la fiancée recherche le marin estropié, mais ses camarades l'ont consommé un jour de vent d'ouest et il n'en reste plus qu'un petit morceau de mollet conservé dans la saumure. Etranglée par l'émotion, Mme Cloche supprime le contenu de son verre de cointreau avant de continuer: la fiancée prend le petit morceau de mollet, et elle le mange et elle se jette ensuite du haut d'un phare dans l'Océan homicide, en chantant: Il était un p'tit marin, un p'tit marin de France…

Cette lugubre aventure suscite une impression considérable.
— T'aurais pu nous chanter quelque chose de plus drôle, lui dit Dominique.

Raymond Queneau, Le Chiendent, p.286
Pour l'anthologie cannibale.

Protestations à la Russe

Il y a un mois, ce qui déchainait les passions, c'était la bite à Griveaux. Derrière cette machination se cachait un activiste ou un artiste (selon votre façon de voir), Piotr Pavlenski, dont le passé est plus compliqué que ne le laissent croire ceux qui veulent en faire un agent déstabilisateur de Poutine pendant la campagne des municipales:
Habitué des « performances » choquantes, Piotr Pavlenski se réclame de l’anarchisme. Moins artiste qu’activiste, il utilise la provocation dans des buts toujours politiques. Lauréat du prix Vaclav Havel, de la « dissidence créative », il est considéré comme un opposant au régime russe. En 2012, en soutien au groupe Pussy Riot, dont les membres avaient été arrêtées pour une chanson anti-Poutine, déclamée dans une cathédrale moscovite, Piotr Pavlenski se coud les lèvres et déambule sous les flashs des photographes.

L’année suivante, il s’enroule nu dans des barbelés « contre les lois liberticides », et se cloue les testicules aux pavés de la place Rouge, à Moscou, pour dénoncer « l’apathie » et « l’indifférence » de la société russe. Lors d’une autre démonstration, l’activiste se coupe un lobe d’oreille, alors qu’il est assis nu sur le mur d’enceinte d’un institut psychiatrique où des dissidents ont autrefois été internés.

La Croix, le 16 février 2020
Ce qui m'a étonnée, c'est de retrouver les mêmes actes dans L'Exil éternel, le journal d'une médecin autrichienne internée au Goulag. Faut-il considérer qu'il y a une tradition russe dans cette façon de protester?
Nous sommes entre 1945 et 1955.
A cette époque, dans le camp régnait une certaine agitation, une tension, et peut-être la raison en était-elle grave, même si un événement n'avait pas été exempt d'un certain comique. A environ vingt kilomètres de nous, presque dans l'inaccessible taïga, se trouvait un camp disciplinaire dont les occupants se regroupaient souvent pour protester, mais menaient aussi des actions individuelles qui avaient l'air fantastiques. Pour ne pas aller travailler, l'un d'eux s'était cloué au plancher par un «organe christique». Pour cela, il avait choisi son prépuce. On le voit, on pouvait attendre toutes sortes de choses des gens de là-bas, on les vivait ensuite.

Angela Rohr, L'Exil éternel, 2019 ed. les Arènes, p.319



[…] C'était un «voleur dans la loi» qui avait reçu dix jours de cachot, injustement à son avis, et qui protestait à présent en faisant une grève de la faim depuis huit jours déjà; cela n'aurait pas été gravee s'il n'avait pas aussi refusé de boire de l'eau.
Un tchéckiste l'avait menacé la veille de le nourrir artificiellement et là-dessus l'homme s'était cousu la bouche. Il n'y avait pas un prisonnier qui n'ait une aiguille et du fil cachés dans son vêtement, et tout à fait par hasard, c'était un fil blanc qu'il avait utilisé pour se fermer la bouche.
Après la découverte de son acte, l'ophtalmologiste avait coupé les fils le long des lèvres mais sans les retirer et on les voyait autour de sa bouche.

ibid p.366




Remarque pour plus tard quand nous aurons oublié le contexte : billet écrit pendant la deuxième semaine de confinement due à l'épidémie de coronavirus, billet qui rappelle qu'un mois plus tôt, la France avait des sujets d'émoi plus futiles.

Germes

Aujourd'hui que nous sommes reclus pour cause d'épidémie, j'ai ouvert De l'inégalité parmi les hommes, car je me souviens de ce que m'en avait dit Olivier (qui est à l'origine de mon achat de ce livre il y a quelques années — jamais lu): «Diamond explique qu'il faut être beaucoup plus intelligent pour survivre dans la jungle qu'en ville. L'important pour survivre en ville, c'est d'être résistant aux maladies.»

La traduction du titre est nulle. Cela devrait être Fusils, pierreries et acier: Guns, Gems, and Steel.
Du moins c'est ce que je croyais jusqu'à hier soir, quand je me suis avisée que c'était Guns, GeRms, and Steel: Des fusils, des germes et de l'acier.
Etrange confusion durant toutes ces années, qui prend tout son sel aujourd'hui.
Mon impression que les Néo-Guinéens sont plus dégourdis que les Occidentaux repose sur deux raisons faciles à saisir. En premier lieu, les Européens vivent depuis des milliers d'années dans des sociétés densément peuplées avec un gouvernement central, une police et une justice. Dans ces sociétés, les maladies infectieuses épidémiques des populations denses (comme la petite vérole) ont été historiquement la principale cause de décès, tandis que les meurtres étaient relativement rares et l'état de guerre l'exception plutôt que la règle. La plupart des Européens qui échappaient aux maladies mortelles échappaient aussi aux autres causes potentielles de mort et parvenaient à transmettre leurs gènes. De nos jours, la plupart des enfants occidentaux (mortinatalité exceptée) survivent et se reproduisent, indépendamment de leur intelligence et des gènes dont ils sont porteurs.

A l'opposé, les Néo-Guinéens ont vécu dans des sociétés aux effectifs trop faibles pour que s'y propagent les maladies épidémiques de populations denses. En fait, les Néo-Guinéens traditionnels souffraient d'une forte mortalité liée aux meurtres, aux guerres tribales chroniques et aux accidents, ainsi qu'à leurs difficultés à se procurer des vivres.

Dans les sociétés traditionnelles de Nouvelle-Guinée, les individus intelligents ont plus de chances que les moins intelligents d'échapper à ces causes de mortalité. Dans les sociétés européennes traditionnelles, en revanche, la mortalité différentielle liée aux maladies épidémiques n'avait pas grand-chose à voir avec l'intelligence: elle mettait plutôt en jeu une résistance génétique liée aux détails de la chimie physique. Par exemple, les porteurs du groupe sanguin B ou O résistent mieux à la variole que ceux du groupe A.

En conséquence, la sélection naturelle encourageant les gènes de l'intelligence a probablement été beaucoup plus rude en Nouvelle-Guinée que dans les sociétés à plus forte densité de population et politiquement complexes, où la sélection naturelle liée à la chimie du corps a été plus puissante.

Jared Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, Folio, p.23-24
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