Ce soir C. a rapporté Antigone d'Anouilh, qu'il doit étudier. Je l'ai relu avec émotion.

Anouilh déplace le nœud de la tragédie. Il ne s'agit plus de choisir entre son désir et son devoir, mais entre la vie et la mort. Toute l'ambiguïté tient à ce que la mort et la vie sont les deux faces du désir; le devoir n'est là que comme prétexte, il est bientôt oublié. Il s'agit de mettre à jour le désir le plus intense, celui qui vaut qu'on lui sacrifie tout.

CRÉON : Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains et s'en mettre jusqu'aux coudes. C'est facile de dire non, même si on doit mourir. Il n'y a qu'à ne pas bouger et attendre même pour qu'on vous tue. C'est trop lâche. C'est une invention des hommes. Tu imagines un monde où les arbres aussi auraient le droit de dire non contre la sève, où les bêtes auraient dit non contre l'instinct de la chasse ou de l'amour? Les bêtes, elles au moins, sont bonnes et simples et dures. Elles vont, se poussant les unes après les autres, courageusement, sur le même chemin. Et si elles tombent, les autres passent et il peut s'en perdre autant que l'on veut, il en restera toujours une de chaque espèce prête à refaire des petits et à reprendre le même chemin avec le même courage, toute pareille à celles qui sont passées avant.

J'ai été frappée par l'identité de structure avec L'Alouette (pièce d'Anouilh retraçant la vie de Jeanne d'Arc): dans les deux cas, Créon ou Warwick réussissent à convaincre les héroïnes que leur combat n'en vaut pas la peine, qu'il n'est que pur orgueuil. Antigone accepte de retourner en silence dans sa chambre, Jeanne accepte d'abjurer.
Tous les deux dans leur soulagement (car ils ne souhaitaient pas mettre à mort ces jeunes filles) commettent alors la même erreur: Créon parle de bonheur, Warwick parle d'être heureuse. Et Antigone et Jeanne d'Arc refusent cette idée: vivre oui, mais pas pour un petit bonheur médiocre, la lente déchéance du bonheur. Seule la tragédie garantit la noblesse, vivre, c'est se trahir.

ANTIGONE : Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, — et que ce soit entier — ou alors je refuse! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite — ou mourir.
Anouilh, Antigone

JEANNE, crie soudain d'une autre voix: Mais je ne veux pas faire une fin! Et en tout cas, pas celle-là. pas une fin heureuse, pas une fin qui n'en finit plus...
Elle se dresse et appelle.
Messire saint Michel! Sainte Marguerite! Sainte Catherine! vous avez beau être muets, maintenant, je ne suis née que du jour où vous m'avez parlé. je n'ai vécu que du jour où j'ai fait ce que vous m'avez dit de faire, à cheval, une épée dans la main! C'est celle-là, ce n'est que celle-là, Jeanne! Pas l'autre, celle qui va s'habituer à vivre... Vous vous taisiez, mon Dieu, et tous ces prêtres parlaient en même temps, embrouillant tout avec leurs mots. Mais quand vous vous taisez, vous me l'avez fait dire au début par Monseigneur saint Michel, c'est quand vous nous faites le plus confiance. C'est quand vous nous laissez assumer tout seuls.
Elle se redresse soudain grandie.
Hé bien, j'assume, mon Dieu! Je prends sur moi! Je vous rends Jeanne! Pareille à elle et pour toujours! Appelle tes soldats, Warwick, appelle tes soldats, je te dis, vite! Je renonce à l'abjuration, je renonce à l'habit de femme, ils vont pouvoir l'utiliser, leur bûcher, ils vont enfin l'avoir leur fête!
Anouilh, L'Alouette

Je lisais cela entre seize et dix-sept ans. Tout Giraudoux, beaucoup d'Anouilh, tout le théâtre d'Albert Camus (surtout Caligula) et de Sartre... peut-être est-ce pour cela qu'il me semble que l'adolescence est l'âge ou l'on choisit entre la mort et la vie.