Jeudi dernier, P. m'apporte un sac de livres.
Aujourd'hui, JY me fournit une citation pour mon anthologie de la virgule, avec une source certaine (Le Figaro du 15 janvier 1960), mais sans bien savoir où trouver cet article.
Il se trouve dans l'un des livres offerts par P.

LES BÂTONS ROMPUS DE LA FIÈVRE [1]

La grippe ne m'empêchera pas de faire mon article, mais je me donne le droit d'écrire à bâtons rompus ce qui me passe par la tête: je verrai bien ce que cela donnera. […]

[…] D'où me vient cette humeur? Ce jour de janvier presque tiède a une odeur de printemps. Mars n'est plus si loin et j'en ai comme une brusque fringale. […] le Dominique de Fromentin... Non que je sois tenté de relire une fois encore cette tendre et cruelle histoire... C'est ce qui la précède qui m'attire: jamais les saisons n'ont été rendues sensibles à travers les mots comme aux premières pages du roman de ce peintre, qui eût été si incapable de les exprimer avec des couleurs. Fromentin est un impressionniste, mais la plume, non le pinceau à la main. Ce n'est pas sur ses toiles que nous retrouvons le rayon d'une certaine heure au déclin d'un jour d'automne ou de printemps, c'est dans Dominique, surtout au début du chapitre trois.

Ma mémoire m'avait trahi: en fait, ce n'est pas le seul renouveau, ce sont toutes les saisons successives sur le jardin des «Trembles» que le peintre nous montre, avec une prédilection pour l'automne. Avril n'y paraît que l'espace de quelques lignes. Mais c'était ces lignes-là que j'avais gardées depuis cinquante ans vivantes en moi, de telle sorte que pour atteindre le printemps, celui de mon adolescence comme celui vers lequel nous allons et que nous touchnons presque, je n'ai qu'à ouvrir le livre à cet endroit familier: «Dans les profondeurs des feuillages, sur les limites du jardin, dans les cerisiers blancs dans les troènes en fleurs, dans les lilas chargés de bouquets et d'arôme, toute la nuit, pendant ces longues nuits, où je dormais peu, où la lune éclairait, où la pluie quelquefois tombait, paisible, chaude et sans bruit, comme des pleurs de joie —, pour mes délices et pour mon tourment, toute la nuit les rossignols chantaient.»

Je le note ici en passant, certains se sont étonnés souvent chez mes éditeurs, de cette manie que j’ai de couper mes phrases par un tiret suivi d’une virgule. En vérité je le dois à Fromentin, au Fromentin de ce passage-là: le tiret qui vient ici après «joie» marque un temps qui est entré à jamais dans ma propre musique… «Voilà qui nous est égal, m'écrira un grincheux. Vous pouvez bien placer vos tirets comme le cœur vous en dit sans en faire un communiqué au monde.» C'est à moi-même que je le fais. J'ai la grippe, et je suis libre de retrouver mon plaisir à découvrir ce tiret de Fromentin, qui est passé dans mes livres.
[…]

François Mauriac, D'un bloc-notes à l'autre, éd. Bartillat, p.561 et sq.

Notes

[1] le Figaro littéraire, samedi 30 janvier 1960, n°719