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Billets pour la catégorie Antoine Compagnon 2007 :

samedi 27 janvier 2007

séminaire n°6: Anne Simon: Proust et les philosophes

Ce fut très difficile, mes notes sont pleines de trous. Anne Simon était passionnante mais parlait trop vite de concepts et d'écoles qui ne me sont pas suffisamment familiers pour que je puisse les reconstituer de chic sans risquer de grossiers contresens (ou plus grave, de subtils contresens).


Antoine Compagnon commence par présenter Anne Simon:
La première fois que j'ai rencontré Anne Simon je faisais partie de son jury de thèse sous la direction de Jean-Yves Tadié. Le sujet en était "Proust et le réel retrouvé", inspiré par la phénoménologie, en particulier par Merleau-Ponty. Elle a été publiée sous le titre Proust ou le réel retrouvé. Elle a dirigé les actes d'un colloque sur Merleau-Ponty et a publié un livre au Seuil À leurs corps défendants: les femmes à l'épreuve du nouvel ordre moral avec Christine Détrez.
Elle va nous parler aujourd'hui de Proust et les philosophes, c'est-à-dire comment les philosophes aujourd'hui parlent de Proust.

Anne Simon commence à parler, beaucoup trop vite à mon gré (et pour mes facultés), et sans se répéter.

Faut-il avoir peur de Proust? Sartre disait ainsi en 1939 en commentant la phénoménologie de Husserl: «Nous voilà délivrés de Proust.».

De nombreux passages dans La Recherche nous montre Proust se moquant de l'idéalisme. Le potin... l'apparence... (pas réussi à noter: il faudra lire son prochain livre, j'en ai peur). Voici quelques exemples:

Certes je savais bien que l’idéalisme, même subjectif, n’empêche pas de grands philosophes de rester gourmands ou de se présenter avec ténacité à l’Académie.[1]

On se rappelle de Brichot et les arbres:

Il suffit de voir combien, dans les noms de personnes elles-mêmes, un arbre est conservé, comme une fougère dans de la houille. Un de nos pères conscrits s’appelle M. de Saulces de Freycinet, ce qui signifie, sauf erreur, lieu planté de saules et de frênes, salix et fraxinetum; son neveu M. de Selves réunit plus d’arbres encore, puisqu’il se nomme de Selves, sylva. »[2]

A propos du philosophe norvégien, lors du dîner à la Raspelière:

ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. [...] [rires dans la salle] – Mon cher – collègue, dit-il à Brichot, après avoir délibéré dans son esprit si « collègue » était le terme qui convenait, j’ai une sorte de – désir pour savoir s’il y a d’autres arbres dans la – nomenclature de votre belle langue – française – latine – normande. Madame (il voulait dire Mme Verdurin quoiqu’il n’osât la regarder) m’a dit que vous saviez toutes choses. N’est-ce pas précisément le moment ? – Non, c’est le moment de manger », interrompit Mme Verdurin qui voyait que le dîner n’en finissait pas.[3]

Et enfin, à propos de Mme de Cambremer:

Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de mourir, une bonne position.[4]

Si l'on considère le dogme métaphysique, la recension des thèmes proustiens (la réflexion sur le temps, l'espace, les deux côtés, l'être, l'essence, le songe, le rapport au corps (etc, je n'ai pas tout noté) montre qu'il s'agit des lieux communs de la métaphysique, et que Proust ne constitue donc pas un danger.

«Nous voilà délivrés de Proust» disait Sartre: cette assertion est fausse en ce qui concernent les philosophes français depuis la seconde guerre mondiale.
Il faut souligner l'étonnante plasticité de l'œuvre de Proust. Il est possible d'établir une typologie de la réception de Proust par les philosophes, appropriation plus ou moins fusionnelle, simple utilisation ou trahison, la trahison n'étant jamais qu'une adoration renversée comme le note Proust à propos de Mlle de Vinteuil. Il s'agit d'une façon créatrice de lire, qui rompt avec la simple adoration qui empêche le "rendez-vous avec soi-même"

Un soi multiple

Les philosophes construisent et réinventent La Recherche continuellement.
Proust a eu pour professeur Darlu, il a obtenu en 1895 une licence de philosophie dont le programme était très lourd à l'époque. Le programme portait sur l'idéalisme au détriment du corps et de la sensibilité.
En 1908, Proust se demande s'il doit écrire une étude de mœurs, un essai critique ou un roman. Après la guerre, tous les philosophes vont se confronter à ce jeu entre la fiction et la réflexion.

Proust est inclassable, ou plutôt la classification de Proust varie d'un philosophe à l'autre (ici Anne Simon donna très vite huit à dix catégories philosophiques que je n'ai pas pu noter à mon grand regret. Cela donnait à peu près): pour ... (pas compris) Proust est idéaliste, pour Sartre c'est un bourgeois snob, pour Deleuze c'est une araignée, un phénoménologue pour Merleau-Ponty, etc

Il faut se souvenir, et j'insiste, que Proust ouvre le XXe siècle à partir du XIXe. Il note en 1908 dans son carnet: «Aucun homme n'a jamais eu d'influence sur moi que Darlu, et je l'ai reconnue mauvaise.»

Ici mes notes contiennent une simple référence: page 477, tome 4 (donc Pléiade Tadié), mais je ne sais absolument plus de quoi il pouvait s'agir)

Il faut imaginer l'époque de Proust, il était le contemporain d'Einstein, d'Husserl, de Freud, ie la relativité, le questionnement et la sexualité; on était comme l'a dit Foucault dans une "configuration discursive généralisée".
La phénoménologie française récuse la notion d'arrière-monde et décrit les enjeux du fait que nous avons un corps.
Le sujet stable prend définitivement fin. Le moi est une construction indéfinie qui passe par l'action. le sujet est "englué dans le monde", comme l'a si joliment écrit Gracq. Il est la proie de la temporalité. Le changement et l'oubli nous constituent autant que la mémoire à moins de ne pas les opposer.
Deux exemples: la grand'mère comme étrangère :

moi pour qui ma grand’mère c’était encore moi-même, moi qui ne l’avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés, tout d’un coup, dans notre salon qui faisait partie d’un monde nouveau, celui du temps, celui où vivent les étrangers dont on dit « il vieillit bien », pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas.[5]

et soi-même comme étranger :

Or, étant alors à ce moment-là ce buveur, tout d’un coup, le cherchant dans la glace, je l’aperçus, hideux, inconnu, qui me regardait.[6]

Nous sommes multiples. Le moi est ce qui échappe et ne peut se trouver que dans l'introspection. Se connaître soi-même revient à se construire soi-même.
J'ai ensuite noté "grave incertitude", entre guillemets. Je ne me souviens plus de quoi il s'agissait (je ne note que des mots-clés dans les citations afin de les retrouver plus tard). Peut-être s'agit-il de ce passage (ce serait assez logique)

L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement une place prépondérante dans le monde de la littérature anglaise) raconte qu’une de ses malades n’osait plus aller dans le monde parce que souvent, dans le fauteuil même qu’on lui indiquait d’un geste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur. Elle était bien certaine que, soit le geste inviteur, soit la présence du vieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui aurait pas ainsi désigné un fauteuil déjà occupé. Et quand Huxley, pour la guérir, la força à retourner en soirée, elle eut un instant de pénible hésitation en se demandant si le signe aimable qu’on lui faisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une vision inexistante, elle allait en public s’asseoir sur les genoux d’un monsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut cruelle.[7]

L'écriture fictionnelle est la seule façon de se construire un soi. La plasticité du soi explique sans doute la plasticité de la réception de Proust. Rappelons le titre, À la recherche, avec ce "à" actif, qui relance l'action. Dès le début le narrateur est insaisissable, il a plusieurs âges, c'est le narrateur vieilli qui se souvient de ses insomnies d'homme mûr quand il revoyait ses rêves d'avenir d'enfant. Il s'agit d'un roman pour reconstituer ce qu'on est devenu.

Une multiplicité de réceptions

Rappelons que plastique vient de modelage, création, imagination. Le mélange des genres produit une tension fructueuse entre la philosophie et la littérature.

Les philosophes ont considéré Proust de diverses façons: comme un compagnon de route, un étranger, un alter ego, un ennemi. Attention, ce n'est pas un classement et il n'y a pas de jugement de valeur dans cette liste.

1/ le compagnon de route : Merleau-Ponty
On retrouve dans le style de Merleau-Ponty des expressions directement tirées de la Recherche: "visible et mobile", "choses en cercle autour de soi", "étoffe du corps". cf L'œil et l'esprit ou Sens et non-sens.
Merleau-Ponty va tenter de faire de la philosophie à partir de la métaphore. Il va moins s'agir de servir la langue que de l'attaquer, ce qui donnera le célèbre "style oblique".

2/ l'étranger : Paul Ricœur
Pour Ricœur, la philosophie a pour tâche d'éclairer la littérature. La Recherche est métaphysique. Dans La métaphore vive, qui est le livre de Ricœur qui parle le plus de proust sans jamais le citer, Ricœur étudie l'interpénétration de champs hétérogène dans la réalité.
Pour Ricœur, le texte littéraire n'est pas capable d'exposer lui-même ses concepts philosophiques. La littérature est le pré-texte, la philosophie constitue le texte.

3/ l'alter ego : Roland Barthes
A partir de 1978, Barthes va modifier son rapport à la littérature. On peut changer de philosophie mais si on veut changer de vie il faut changer son rapport au texte.
Jusqu'aux années 70, Barthes dédaigne Proust, il l'utilise comme auteur de référence.
Il se produira un retournement du jour où, avec la mort de sa mère, Barthes va se sentir mortel. Je ne dis pas se savoir (il se savait mortel), mais se sentir, mortel.
Proust devient un modèle d'écriture autant qu'un modèle de vie. Il infuse la vie de Roland Barthes qui ne sort pas de l'idôlatrie. Peut-être est-ce pour cela que Barthes ne pouvait devenir romancier, que sa pente était peut-être plutôt la poésie ou l'essai, comme l'a montré Antoine Compagnon (référence à un article de A. Compagnon, je suppose).

4/ l'ennemi : Jean-Paul Sartre
Sartre vit dans une inquiétante familiarité avec Proust. Sans doute peut-on comparer cela à son rapport à Flaubert, son frère ennemi. Sartre lit Proust en continu, mais non sans mauvaise foi. Il s'attache à la lettre du texte.
Finalement Sartre et Proust se ressemblent beaucoup. Par exemple, ils ont la même façon de considérer que deux regards ne se partagent pas un paysage, mais se le disputent. Il y a conflit. Ainsi dans La Prisonnière: «[...] Albertine admira, et par sa présence m’empêcha d’admirer, les reflets de voiles rouges sur l’eau hivernale et bleue, une maison blottie au loin comme un seul coquelicot [...]»[8]
On songe à la scène chez Sartre du voyeur vu, identique à la scène de Charlus et Morel voyant Charlus dans le miroir dans la chambre de Maineville[9]

5/ Proust digéré : Gilles Deleuze
Je parle ici uniquement du Deleuze de Proust et les signes. Il ne s'agit plus d'un miroir proustien mais de l'inverse. Il y a appropriation, on ne sait plus s'il s'agit d'une analyse du signe chez Proust ou d'une analyse du signe chez Deleuze.
Proust tendait vers une fusion du signifiant et du signifié tandis que Deleuze maintenait le dualisme.

6/ l'absence : Michel Foucault
L'ultime posture est l'absence de références à Proust. C'est le cas chez Foucault, on pourrait également penser à Gaston Bachelard. Pour Michel Foucault, Proust est l'écrivain faisant de la littérature. Il ne veut peut-être pas voir que Proust fait partie des fondateurs de la discursivité, du discours. (Anne Simon donne alors la liste des thèmes proustiens exactement étudiés par Foucault. C'est impressionnant, mais elle les récite vraiment trop vite, je suis dépassée).

                                               ***

Je n'ai rien noté de l'échange qui a suivi. Compagnon lui a fait remarqué qu'elle avait réussi à ne pas parler de Nietzsche, et surtout de Bergson, ce qui a rempli Anne Simon de confusion.
Je parie qu'elle aura une chaire au Collège de France d'ici vingt ans.


Ajout le 29/01/2007 : La version de sejan. Les échanges de la fin sont repris, et surtout la chute!

Notes

[1] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.204/ Tadié t2 p.501-502

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.929/ Tadié t3 p.320

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.930/ Tadié t3 p.321

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.924/ Tadié t3 p.314

[5] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.141/ Tadié t2 p.439

[6] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.171/ Tadié t2 p.469

[7] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.637/ Tadié t3 p.37

[8] La prisonnière Clarc t3 p.174/ Tadié

[9] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p1080/ Tadié t3 p.468

vendredi 26 janvier 2007

cours n°6 : Les hypothèses sont recoupées

Antoine Compagnon va expliquer durant ce cours la joie, le bonheur qu'apportent l'intuition et la coïncidence qui étaye l'intuition. J'aurais pu intituler ce cours: "les joies d'un chercheur" ou "pour être chercheur, il faut avoir de la chance" ou "les coïncidences naissent sous les pas des gens dans le bon chemin", etc.


Comme j'en ai l'habitude, je reviens sur ce que j'ai dit la semaine dernière. Si j'avance ainsi en faisant des retours, c'est peut-être parce que j'essaie d'avancer sans être trop sûr de la direction. C'est un terrain, un pays à explorer, je me fie à mon sens de l'orientation mais j'ai parfois des doutes, ne suis-je pas en train de m'égarer, quand par exemple je parle de la mémoire et de l'espace ou de la mémoire et de l'aristocratie?
Je reviens alors sur mes pas, ce qui n'est jamais que la méthode de l'esprit critique. Quand on pratique la recherche en littérature, on a un certain nombre d'idées, puis on cherche des indices dans les textes pour les étayer, ce sont des "poteaux indicateurs", la recherche des "passages parallèles", comme on disait dans la vieille herméneutique.
Par exemple, il y a ce parallèle entre deux dîners, celui où le narrateur est perdu dans les titres et hiérarchie des titres des personnes présentes et celui où c'est Mme Verdurin qui ne peut concevoir que le baron de Charlus soit au-dessus d'un comte.

Quel passage parallèle trouver à cet extrait lu la semaine dernière:

Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirée j’entendis les mots de cousin et cousine. D’une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu’on prononçait, s’écriait : « Mais c’est un cousin d’Oriane ! » avec la même joie qu’un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches, disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d’un chiffre fort petit de kilomètres : « Belvédère Casimir-Perier » et « Croix du Grand-Veneur », et comprend par là qu’il est dans le bon chemin.[1]

L'image de la forêt est classique, il s'agit du lieu même de l'égarement. Peut-être n'ai-je pas assez insisté sur l'ironie des appellations trouvées sur les plaques: le grand veneur, c'est l'officier en garde des chasses royales sous l'Ancien Régime, tandis que Casimir Périer renvoie à trois générations d'hommes politiques, le premier fut président du Conseil sous Louis-Philippe Ier durant le régime de la Monarchie de Juillet, le second ministre sous Thiers, le troisième président de la République pendant quelques mois. Son témoignage fut important (et favorable) pour Dreyfus lors du premier jugement.
On voit donc dans l'indication de ces deux directions deux régimes politiques, ce qui reprend la thématique courante des deux côtés dans La Recherche.

Cet extrait des "plaques indicatrices" contient le mot "joie", mot qu'on rencontre pour la première fois dans La Recherche lors du passage sur la madeleine, c'est la joie procurée par la mémoire involontaire, et ce mot m'évoque toujours Pascal: «Joie, joie, joie, pleurs de joie!»
Ce passage me trottait dans la tête, avec ses "plaques indicatrices" (ce n'est pas un mot très courant, on utiliserait plutôt "panneaux indicateurs"). Il y avait sans doute un passage parallèle, mais où? Ce n'est pas facile de chercher dans la Recherche, entre les carnets, les brouillons, c'est un continent, c'est chercher une aiguille dans une meule de foin.
Mais comme souvent le hasard objectif a bien fait les choses. En lisant la thèse d'une étudiante cette semaine, j'ai trouvé l'expression "poteaux indicateurs", qui se trouve donc en note du cahier 4, ou encore à la page 311 du Contre Sainte-Beuve dans la Pléiade (ou encore, avant dernier paragraphe du livre en folio):

Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation. Mais tandis que guidés par cet instinct intérieur nous volons de l'avant et suivons notre voie, par moments, quand nous jetons les yeux de droite et de gauche sur l'œuvre nouvelle de Francis Jammes ou de Maeterlinck, sur une page que nous ne connaissons pas de Joubert ou d'Emerson, les réminiscences anticipées que nous y trouvons de la même idée, de la même sensation, du même effort d'art que nous exprimons en ce moment, nous font plaisir comme d'aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés, ou, tandis que nous nous reposons un instant dans un bois, nous nous sentons confirmés dans notre route par le passage tout près de nous à tire-d'aile de ramiers fraternels qui ne nous ont pas vus.

Et là, j'ai eu envie de m'exclamer «Joie, joie, joie, pleurs de joie!» ou comme le narrateur «Zut, zut, zut, zut.»[2], car il me semblait trouver dans ce passage de quoi nouer les six semaines de cours qui viennent de s'écouler.

Je suppose d'ailleurs que certains d'entre vous le connaissaient déjà et auraient pu m'y renvoyer. C'est un peu comme La lettre volée de Poe en évidence sur la cheminée et que personne ne voit.

Ce passage m'a paru nouer tout ce que nous venons de voir car il parle de littérature.

Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation.

Il s'agit de l'aspirant écrivain qui se trouve seul devant la littérature. L'idée de Proust est anti-historique, il n'y a pas de progrès en littérature, chaque écrivain doit toujours tout reprendre à zéro. Il n'y a pas d'acquis.

L'autre jour lorsque je vous parlais de cette boussole intérieure, le contexte en était des peines d'amour (voir au 11 janvier). Je me demandais donc si je n'exagérais pas en généralisant l'idée de boussole et d'orientation: ce passage m'apporte la preuve que non. J'avais même parlé d'aimant interne, et voilà que Proust lui-même parle de cette aiguille aimantée pour parler du sens de l'orientation à travers la littérature. J'étais parti d'une phrase de Schopenhauer qui disait que suivre son propre chemin était le signe du génie. Or cette phrase de Proust «nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation» reprend cette idée et constitue la preuve par neuf que nous nous étions pas perdus sur de mauvais chemins.

Mais tandis que guidés par cet instinct intérieur nous volons de l'avant et suivons notre voie

Proust a écrit "cette" au féminin et "intérieur" au masculin, "instinct" n'est qu'une conjecture, il faudra que j'aille vérifier sur les brouillons, car on ne sait jamais, c'est peut-être "boussole" (ajoute Antoine Compagnon d'un air malicieux ou illuminé, plein d'espoir. La salle rit doucement, entre instinct et boussole, elle imagine mal une confusion graphique possible).

par moments, quand nous jetons les yeux de droite et de gauche sur l'œuvre nouvelle de Francis Jammes ou de Maeterlinck, sur une page que nous ne connaissons pas de Joubert ou d'Emerson, les réminiscences anticipées que nous y trouvons de la même idée, de la même sensation, du même effort d'art que nous exprimons en ce moment, nous font plaisir comme d'aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés, ou, tandis que nous nous reposons un instant dans un bois, nous nous sentons confirmés dans notre route par le passage tout près de nous à tire-d'aile de ramiers fraternels qui ne nous ont pas vus.

"Réminiscences anticipées" est un formidable oxymoron qu'on trouvait déjà dans Pyrrhon. La littérature est circulaire. Il s'agit de plagiat par anticipation. Proust a pratiqué le pastiche pour se débarrasser des pastiches involontaires.

Arrêtons-nous aux quatre noms cités. Les relations avec Francis Jammes se développeront surtout lorsque Jammes condamnera le passage de Monjouvin, Maeterlinck a déjà analysé les promenades en comparant le train et la voiture et a parlé des "intermittences du cœur", Emerson joue un rôle dans l'idée "d'orientation", et enfin Joubert.
Proust entretient des rapports très ambigus avec ces quatre écrivains.
Arrêtons-nous à Joubert dans la liste des ramiers fraternels, car Joubert faisait partie des auteurs qu'on trouvait dans les bibliothèques des châteaux: «Nous sommes alors, pour avoir trouvé la préface de Balzac à La Chartreuse ou des lettres inédites de Joubert, tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont nous oublions, pour cette aubaine d’un soir, la frivolité stérile.»[3] Proust reproche à Joubert de chercher à plaire. Joubert, c'est la culture aristocratique, un certain beuvisme, une certaine mémoire de la littérature, des attitudes et une forme d'écriture que Proust réprouve mais qui reste une tentation. Il y a une tentation Joubert.
Dans Jean Santeuil le professeur de Jean Santeuil prête les pensées de Joubert au héros. Joubert est l'anti-modèle, le "célibataire de l'art", celui qui, s'il s'était mis à écrire, aurait été meilleur que tous les autres.

Joubert est connu par Chateaubriand qui recueillit et publia après la mort de son ami un recueil de Pensées en 1838. Une seconde édition en 1842 par le neveu de Joubert s'appellera Pensées, Essais, Maximes et Correspondance. Joubert écrit tout le temps, au lit, debout, c'est un maniaque de l'écriture qui lit ensuite ses réflexions à son entourage.
Ce sont donc des fragments.

Il n'y a de beaux ouvrages que ceux qui ont été longtemps (sinon travaillés, au moins) rêvés. [4]

Je suis plus propre à semer qu'à bâtir ou à fonder, mes idées, c'est la maison où les loger qu'il me coûte à bâtir. (citation approximative)

Autre citation tirée de Sainte-Beuve dans ses Portraits littéraires dont Joubert fait partie:

«Inspirez, mais n'écrivez pas,» dit Le Brun aux femmes. —«C'est, ajoute M. Joubert, ce qu'il faudrait dire aux professeurs (aux professeurs de ce temps-là); mais ils veulent écrire et ne pas ressembler aux Muses.» Eh bien! lui, il suivait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il était le public de ses amis, l'orchestre, le chef du choeur qui écoute et qui frappe la mesure.

Il s'agit d'un idéal de conversation de salon que Sainte-Beuve décrit ainsi. Il faut écrire de temps en temps des choses agréables, en lire, mais surtout ne pas trop en écrire, préférer réserver son esprit pour le dépenser avec ses amis.
Les passages de Proust sur Joubert prouvent qu'il est un modèle ambivalent, réprouvé:

La culture pour Joubert est comme les bonnes manières des esprits. Il y a entre les esprits cultivés comme une franc-maçonnerie du monde élégant. On fait allusion vague à un certain écrivain, on n'a pas besoin de préciser, on sait à qui on a affaire. (citation approximative. source non retrouvée (pas dans la Recherche)).

Il s'agit donc d'une recherche de connivences. Ici Proust condamne ce jeu sur ou avec la mémoire de la littérature, de la littérature utilisée comme "reliques" et non "comme un instrument pour atteindre la vérité".
Plus bas Proust fait allusion à Robert de Montesquiou, qui présente le même défaut. Joubert, c'est l'écrivain sans œuvre, celui pour qui la mémoire de la littérature est celle qui empêche d'écrire.
Qui fait entrer Joubert dans La Recherche? C'est Legrandin, en offrant à Mme de Villeparisis Les Pensées de Joubert. Mme de Villeparisis, c'est la beuvienne par excellence. Legrandin cite pour lui faire plaisir, on est bien là dans cet usage franc-maçonnique de la littérature.

J’aurais voulu ce soir prendre en note toutes les choses que vous dites ; mais je les retiendrai. Elles sont, d’un mot qui est, je crois, de Joubert, amies de la mémoire. Vous n’avez jamais lu Joubert ? Oh ! vous lui auriez tellement plu ! Je me permettrai dès ce soir de vous envoyer ses œuvres, très fier de vous présenter son esprit. Il n’avait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la grâce.[5]

Les mots "amis de la mémoire": dans la deuxième édition des Pensées de Joubert on trouve ceci:

Bien choisis, les mots sont des abrégés de phrases. L'habile écrivain s'attache à ceux qui sont amis de la mémoire, et rejette ceux qui ne le sont pas. D'autres mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu'on puisse les lire sans obstacle, et qu'on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu'ils ont dit; ils sont prudents. Les périodes de certains auteurs sont propres et commodes à ce dessein. Elles amusent la voix, l'oreille, l'attention même, et ne laissent rien après elles. Elles passent, comme le son qui sort d' un papier feuilleté.[6]

On voit donc qu'il y a des écrivains qui souhaitent qu'on ne se souvienne pas de ce qu'ils écrivent. Ceux qui veulent qu'on se souvienne créeront un obstacle, une anomalie, quelque chose qui choque et qu'on retient.
La première édition publiée par Chateaubriand donne une version différente de cette citation:

Il est des mots amis de la mémoire; ce sont ceux-là qu'il faut employer. La plupart mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu'on les lise sans obstacle et sans difficulté, et qu'on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu'ils ont dit; leurs phrases amusent la voix, l'oreille, l'attention même, et ne laissent rien après elles; elles flattent, elles passent comme un son qui sort d'un papier qu'on a feuilleté.[7]

Les mots en italique de cette citation sont exactement ceux repris par Legrandin. On retrouve chez Joubert la notion de boussole:

Les maximes sont à l'intelligence ce que les lois sont aux actions : elles n'éclairent pas, mais elles guident, elles dirigent, elles sauvent aveuglément. C'est le fil dans le labyrinthe, la boussole pendant la nuit.[8]

Peut-on trouver un rapport avec Bergotte? Bergotte est l'occasion de la première scène de reconnaissance anticipée:

[...] persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j’avais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il m’arriva d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j’avais déjà eue moi-même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l’avait rendue,...

«Joie, joie, joie, pleurs de joie!» encore une fois...

...l’avait déclarée légitime et belle. Il arrivait parfois qu’une page de lui disait les mêmes choses que j’écrivais souvent la nuit à ma grand’mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l’air d’un recueil d’épigraphes pour être placées en tête de mes lettres.[9]

On retrouve le culte mondain, la littérature dont on fait des épigraphes. D'ailleurs joubert sert d'épigraphe aux lettres de Proust à sa mère.

Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d’une vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l’écrivain rendait encore plus ironique, mais qui était la même que j’avais si souvent faite à ma grand’mère en parlant de Françoise, une autre fois que je vis qu’il ne jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité qu’étaient ses ouvrages une remarque analogue à celle que j’avais eu l’occasion de faire sur notre ami M.Legrandin (remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que j’eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu’il les trouverait sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais cru, qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé.[10]

encore la joie, encore la vérité.


Ajout le 29/01/2007 : La version de sejan

Notes

[1] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.534/ Tadié t2 p.823-824

[2] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.155/ Tadié t1 p.154

[3] Du côté de Guermantes, Pléiade Clarac t2 p.550/ Tadié t2 p.838

[4] Joseph Joubert, Carnets t.1, p.242, Gallimard, 1994

[5] Le côté de Guermantes Clarac t2 p.201/ Tadié t2 p.499

[6] Joseph Joubert, Pensées p.52

[7] cité par Sainte-Beuve in Portraits littéraires II

[8] Joseph Joubert, Pensées p.270

[9] Du côté de chez Swann Clarac t1 p95/ Tadié t1 p.94

[10] Du côté de chez Swann Clarac t1 p96/ Tadié t1 p.95

mercredi 24 janvier 2007

séminaire n°5 : Sollers parle de Proust

Antoine Compagnon commence par présenter Sollers (durant toute l'heure il sera d'une exquise politesse tandis que nous contemplerons, navrés, les pirouettes de Sollers. Tlön me dira en riant ce jour-là (16 janvier): «Il [Sollers] a feuilleté l'index des noms et des lieux de La Recherche dans la Pléiade un quart d'heure avant d'arriver ici», tandis qu'hier il [Tlön] m'a présenté les choses sous un jour plus favorable pour Sollers: «Je crois avoir compris ce qu'il a voulu faire, il a voulu nous montrer le Proust des bas-fonds, de la déchéance, par opposition au Proust mondain des salons.»)


Antoine Compagnon présente Sollers:
Je vous ai invité afin que nous ayons un témoignage de la mémoire de Proust plutôt en amont, du côté de l'écriture, qu'en aval, du côté de l'analyse. Les deux premiers invités, Jean-Yves Tadié et Pierre-Louis Rey, nous ont parlé de sujets tirés de l'Antiquité : comment l'Antiquité était transposée par La Recherche du temps perdu.
Ce n'est pas un hasard: la littérature pour Proust, c'est d'abord la littérature classique.

On pourrait étudier la fortune de Proust, fortune, encore un mot vieilli qui signifie tradition, tandis que dans un sens allemand on dirait la réception.
Proust a connu le purgatoire dans les années 30, à l'époque où les auteurs insistaient sur les questions morales et politiques (Malraux, Céline puis Sartre, de même chez Claudel et Valéry.)
Il en est sorti dans les années 50 (pour ma part, j'ai tendance à penser: «une fois que tous les témoins sont morts») avec la parution de Jean Santeuil et des volumes de la Pléiade.

Je voudrais donc connaître la façon dont Philippe Sollers a lu Proust. En effet, c'est un écrivain qui n'est jamais évoqué par Tel Quel. (On trouve, Céline, Joyce, Dante, Ponge, Bataille,...)
Mais avec Fleurs et L'œil de Proust, Proust prend sa place dans votre œuvre, et —ce n'est peut-être pas du tout ce que vous avez prévu de nous dire—, mais j'aimerais qu'on en parle. D'ailleurs la première phrase d'Une curieuse solitude, en 1970, est assez proustienne.

Philippe Sollers prend la parole.
Proust fait partie de moi, de ma circulation, mais j'ai mis des années à le connaître.
Nous menions à Tel Quel un combat très précis. Il s'agissait de réfléchir à comment le faire revenir de façon gênante pour les avant-garde faussement érudites qui oubliaient Proust. C'est ainsi parfois, il faut marcher en claudiquant ni trop à droite, ni trop à gauche.
Le seul qui me parlait de Proust, c'était Mauriac. Lui ne me parlait que de Proust. Il me disait: «Le soleil s'est levé, c'était Proust». C'était le seul à cette époque. On allait dîner ensemble.
Céline a tout de suite compris que c'était son adversaire principal.
Proust était méconnu par la NRF. Proust avait été accueilli par Jacques Rivière, mais Paulhan ne parle jamais de lui. C'était l'époque des surréalistes. Ce qu'il apporte d'essentiel va donc être oblitéré pendant de longues années.

Tous les jours quelque chose de Proust me revient. J'en parle avec ma femme Julia Kristeva, comme on peut le voir dans Le Temps sensible. Le temps subit une transformation catégorique, radicale, il subit une contraction.
C'est Arthur Cravan qui discutait avec Gide. Il lui demanda: «Et où en sommes-nous avec le temps?» Gide regarda sa montre et répondit: « «Il est six heures et quart.»

Proust a senti l'esprit frondeur des grands mémorialistes français, il a compris que le génie de la langue était détenu par le peuple et l'aristocratie. Saint-Simon, le cardinal de Retz, la marquise de Sévigné : nous assistons à l'insurrection du temps entré en présence de deux continents qui dégagent du temps à l'état pur. [?? mes notes disent exactement: «Saint-Simon, cardinal de Retz, marquise de Sévigné. insurrection du temps entré en présence de 2 continents qui dégagent du temps à l'état pur»].
Il faudrait prendre l'habitude de vivre au temps retrouvé.

Il y a ce très beau titre des souvenirs de Nabokov, très beau en anglais : Speak, Memory.

Il faut penser aux deux Marcel [je vous assure que c'était aussi décousu que cela]. On oublie Marcel Duchamp, dont Housez vient de publier une biographie. Il faut comparer les deux Marcel aux alentours de 1910-1911. Duchamp s'empare du puritanisme américain. Il s'agit des mêmes mécanismes que ceux mis à jour par Proust.

Où en suis-je aujourd'hui? Proust a utilisé les cinq sens à la fois. Steinberg affirme qu'il y a très peu d'hommes qui permettent d'utiliser les cinq sens.

Il y a un livre qui vient de paraître que les biographes feraient bien d'étudier avant d'écrire, il s'agit des archives de la police des mœurs de la IIIe République, Le livre des courtisanes.Vous me direz, rien n'a changé, ça continue de plus belle, on découvre les pérégrinations d'un mafieux russe à Courchevel. Un autre livre que j'aime dans le genre, en plus actuel, c'est La Putain de la République. [Il rit, content de lui. Il a l'air de toute façon depuis le début très content de lui, comme s'il venait de faire une bonne farce. À côté, Antoine Compagnon, pâle, frêle, souriant dans son costume sombre, rêveur et tolérant. Il n'a pas l'air déluré, ni grivois, ni amateur de gaudriole, mais est d'une grande bienveillance envers Sollers. Tlön me murmure (en réponse à mon étonnement): «Normal, c'est son éditeur». Et comme je proteste qu'il me semble que Compagnon n'a pas besoin de Sollers, Tlön insiste: «Gallimard, c'est très important.» Moi, plus romantique, je préfère mettre cette bienveillance sous le haut patronage de Barthes]

Voyons donc la question des femmes dans La Recherche.
On se souvient que Swann a fait un mauvais mariage.

«Je crois qu’il a beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C’est la fable de la ville.»[1]

à mettre en parallèle avec cette phrase de La prisonnière, où Charlus nous apprend que c'est lui qui a présenté Odette à Swann:

– Mais est-ce que vous avez connu la sienne [la femme de Swann] ? – Mais, voyons, c’est par moi qu’il l’a connue. Je l’avais trouvée charmante dans son demi-travesti, un soir qu’elle jouait Miss Sacripant ; j’étais avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme et, bien que je n’eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient prétendu, car c’est affreux ce que le monde est méchant, que j’avais couché avec Odette. Seulement, elle en avait profité pour venir m’embêter, et j’avais cru m’en débarrasser en la présentant à Swann. De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas un mot d’orthographe, c’est moi qui faisais ses lettres. Et puis c’est moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce que c’est que d’avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste, je ne la méritais qu’à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu’avait eus successivement Odette (elle avait été avec un tel, puis avec un pauvre Swann aveuglé par la jalousie et par l’amour, tels ces hommes dont pas un seul l’avait été deviné par lui tour à tour, supputant les chances et croyant aux serments plus affirmatifs qu’une contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus insaisissable, et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux pourrait se prévaloir plus logiquement que de renseignements qu’il prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse), ces amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude que s’il avait récité la liste des Rois de France.[2]

La première fois que le narrateur l'a rencontré, c'est chez son oncle, c'est encore Odette de Crécy, la "dame en rose".

De l’escalier j’entendis un rire et une voix de femme, et dès que j’eus sonné, un silence, puis le bruit de portes qu’on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute pas me recevoir, et, tandis qu’il allait pourtant le prévenir, la même voix que j’avais entendue disait : « Oh, si ! laisse-le entrer ; rien qu’une minute, cela m’amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, n’est-ce pas ? Je voudrais le voir rien qu’un instant, ce gosse. »
J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher ; finalement le valet de chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que d’habitude ; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou, était assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine. [...]
J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait pas des autres jolies femmes que j’avais vues quelquefois dans ma famille, notamment de la fille d’un de nos cousins chez lequel j’allais tous les ans le premier janvier. Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait le même regard vif et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de l’aspect théâtral que j’admirais dans les photographies d’actrices, ni de l’expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devait mener. J’avais peine à croire que ce fût une cocotte [...]

Le narrateur ne voit pas le visage du mal. Le regard «vif et bon» fait la différence.

[...] Et d’un geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes lèvres la main qu’elle me tendait.
– Comme il est gentil ! il est déjà galant, il a un petit œil pour les femmes : il tient de son oncle. [3]

Il y a tous les passages sur la jalousie de Swann, et sa non-découverte du métier de sa maîtresse, ou le refus de comprendre.

Il crut même comprendre, une fois, que cette légèreté des mœurs d’Odette qu’il n’eût pas soupçonnée, était assez connue, et qu’à Bade et à Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une sorte de notoriété galante.[4]

Pauvre Odette ! il ne lui en voulait pas. Elle n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était par sa propre mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais.[5]

On voit ici un exemple de prostitution enfantine, et l'importance de ces femmes qu'on appelait les procureuses.
Charlus résumera ainsi le premier mariage d'Odette avec M. de Crécy: « un monsieur très bien, qu'elle avait ratissé jusqu'au dernier centime.» [6] On sait qu'Odette devenue veuve de Swann, puis veuve de Forcheville deviendra la maîtresse du vieux duc de Guermantes, tout en se faisant offrir des cadeaux par son gendre Saint-Loup. On s'aperçoit effectivement que tout le monde est cousin, tandis que par un jeu de double ascenseur social (si on peut dire), on assiste à l'élévation de Mme Verdurin et à l'abaissement d'Odette.
La question de l'aristocratie se pose de façon tout à fait nouvelle. On pense à Nietzsche, qui affirmait qu'il fallait une nouvelle aristocratie, et demandait: «Qu'est-ce qui est noble?»
A cela Proust répond: «la noblesse d'esprit», la pensée liée à une forme du langage dans un corps convenable.

Odette trompe et soigne M. de Guermantes sans charme et sans grâce:

Or, ayant entendu dire que les écrivains se plaisent auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter des histoires d'amour, elle redevenait maintenant simple cocotte pour m'intéresser.[7]

Ainsi la boucle est magnifiquement bouclée. Rappelons qu'elle a été entretemps la maîtresse du docteur Cottard, liaison évoquée ainsi: «comme les bonnes maisons fournissent pour rien des boutons»

Une autre cocotte, c'est Rachel. On se rappelle que c'est Bloch qui emmène le narrateur dans une maison de passe : «ce fut lui qui me conduisit pour la première fois dans une maison de passe.» Le narrateur entend parler de Rachel:

La patronne qui ne connaissait pas l’opéra d’Halévy ignorait pourquoi j’avais pris l’habitude de dire : « Rachel quand du Seigneur ». Mais ne pas la comprendre n’a jamais fait trouver une plaisanterie moins drôle et c’est chaque fois en riant de tout son cœur qu’elle me disait : – Alors, ce n’est pas encore pour ce soir que je vous unis à « Rachel quand du Seigneur » ? Comment dites-vous cela : « Rachel quand du Seigneur ! » Ah ! ça c’est très bien trouvé. Je vais vous fiancer. Vous verrez que vous ne le regretterez pas.
Une fois je faillis me décider, mais elle était « sous presse », une autre fois entre les mains du «coiffeur»
[8]

On remarque bien sûr l'énigmatique position de ce narrateur qui est dedans/dehors de l'aristocratie, de la judéité, de l'homosexualité; qui est en train de construire "l'aristocratie de l'esprit".

Plus tard le narrateur découvre que la maîtresse de Saint-Loup, c'est Rachel:

Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l’amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l’objet encore sur lequel travaillait sans cesse l’imagination de mon ami, qu’il sentait qu’il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu’elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus à l’instant « Rachel quand du Seigneur », celle qui, il y a quelques années – les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent – disait à la maquerelle : « Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu’un, vous me ferez chercher.»
[...]
Je comprenais que ce qui m’avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m’avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe, où c’était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu’un million, [...][9]

Puis dans Sodome et Gomorrhe, Saint-Loup évoque une maison de passe avec des jeunes filles :

Tu verras, il y a même des jeunes filles, ajouta-t-il d’un air mystérieux. Il y a une petite demoiselle de... je crois d’Orgeville, je te dirai exactement, qui est la fille de gens tout ce qu’il y a de mieux ; la mère est plus ou moins née La Croix-l’Évêque, ce sont des gens du gratin, même un peu parents, sauf erreur, à ma tante Oriane.[10]

ce qui nous rappelle que tout le monde est cousin.

Je voudrais vous indiquer un deuxième livre, Les comtesses de la Gestapo, qui explique certains aspects de la spoliation des juifs en France sous Vichy.
Les biographes de Sarah Bernhardt se sont peu renseignés, la passe était à un prix exhorbitant.

                                           ***

Sollers a fini. Antoine Compagnon amorce une conversation:
A.C. : La maison de passe, c'est la littérature. Il y avait déjà eu un livre sur le sujet, Le troisième sexe, de Laure Murat[11], dans lequel figure un rapport de police: «M. Proust, rentier,...»
Je voudrais que vous nous parliez de vos Fleurs, c'est un livre de mémoires, c'est finalement votre herbier, dans la tradition des mémoratifs de Rousseau...

(j'ai très mal noté les réponses de Sollers. Son dilettantisme commençait à sérieusement m'agacer)
Sollers: Oui... D'ailleurs chez Proust, ça commence avec une orchidée... choix sur lequel il y aurait beaucoup à dire quand on sait que les deux fleurs françaises sont le lys et la rose...
Je me suis beaucoup amusé à écrire ce livre; comme ma bibliothèque est à la fois paradisiaque et infernale, les fleurs ont commencé à sortir des livres...

Est-ce Compagnon ou Sollers qui a finalement cité Premier amour de Beckett et l'épisode de la jacinthe sur la cheminée? Je ne sais plus. Et je n'ai pas ce livre de Beckett pour reconstituer la citation. Cela commence par «Un jour, je lui demandai d'apporter une jacinthe.» La jacinthe se fâne, on entend du bruit derrière la cloison. La citation se terminait par «le jour que la nuit».[12]


Ajout le 29/01/2007 : La version de sejan

Notes

[1] Du côté de chez Swann, Pléiade, Clarac t1 p.34/ Tadié t1 p.34

[2] la Prisonnière Clarac t3 p.299/ Tadié

[3] Du côté de chez Swann Clarac p.75-79/ Tadié t1 p.75-79

[4] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.313/ Tadié t1 p.307-308

[5] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.367/ Tadié t1 p.362

[6] la Prisonnière Clarac t3 p.301/ Tadié

[7] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1020/ Tadié

[8] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p.576/ Tadié t1 p.566

[9] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.157/ Tadié t2 p.455

[10] Sodome et Gomorrhe Clarac, t2 p.694/ Tadié t3 p.93

[11] la loi du genre: une histoire culturelle du troisième sexe, de Laure Murat

[12] citation donnée par Guillaume dans les commentaires (merci à lui)

mardi 23 janvier 2007

cours n°5 : l'aristocratie est une bibliothèque vivante

Suite au retard que j'ai pris, il s'agit du cours d'il y a exactement une semaine. Ce fut un cours passionnant, de cette sorte qui éclaire les textes en faisant exactement cela: éclairer, mettre sous le projecteur ce qui était depuis toujours sous nos yeux. Compagnon a mis de la malice dans la lecture des passages souvent moqueurs envers "les bourgeois" (ie, les non-aristocrates).


Les deux sortes de mémoires

Nous avons vu comment selon Bergson il y a deux sortes de mémoire : la mémoire habitude, qui est acquise. C'est une activité volontaire, tournée vers le présent et l'avenir et la mémoire souvenir, spontanée, unique, qui est la contemplation du passé.
Selon Albert Thibaudet, il en est peut-être de même pour la mémoire collective, qui se partagerait entre tradition et histoire.
Si pour Bergson, les deux mémoires sont incompatibles, pour Thibaudet les deux se réconcilient, chez Proust par exemple, dans le souvenir transformé en action. Il s'agit du projet de faire quelque chose du temps perdu.
On constate le même phénomène avec la mémoire collective : le XIXe siècle est le siècle de l'histoire (Michelet, Lavisse) transformée en énergie nationale (sous-titre d'une trilogie de Barrès[1]) et le siècle de l'action.

La mémoire aujourd'hui est employée dans le sens de la tradition, cependant on n'utilise pas le mot de tradition car il est connoté passéiste. La mémoire (comme dans Les lieux de mémoire, dirigé par Pierre Nora), c'est la tradition sans le traditionnalisme. D'ailleurs on le voit dans l'intitulé même de ce cours, où j'ai utilisé un euphémisme: "la mémoire de la littérature". Cet intitulé est incontestable, alors que vous auriez eu plus de réticences devant "Proust et la tradition littéraire" connoté vieillot ou Proust et l'intertextualité", à quoi on aurait reproché d'être trop technique, tandis que personne ne conteste le mot de mémoire. Je me suis pliée à la convention actuelle.

La mémoire comme lieu de reconnaissance

La mémoire est une chambre d'échos. on a encore peu étudié l'histoire et la mémoire de la littérature. Heinrich Walras que nous avons évoqué la dernière fois distinguait la mémoire littéraire de l'histoire littéraire. Il a démontré que le travail de E.R. Curtius est une entreprise de retour à la romanité, de rattachement de la littérature européenne à la romanité contre l'Orient du nazisme. Curtius s'intéressait au patrimoine présent dans toute la littérature de l'Europe. Les topoï était les lieux où l'on trouvait des arguments, des briques pour construire des histoires.
A plusieurs reprises, Proust oppose à l'histoire de la littérature, dans laquelle le nouveau supplante l'ancien (dimension éliminatoire), une littérature qui transmet la mémoire littéraire (dimension transmissive qui procède par accumulation).
L'un des premiers livres sur Proust sera d'ailleurs écrit par Curtius en 1928.[2] Il s'agit d'un livre sur les anvant-gardes françaises dans les années 20: Barrès, Péguy, Proust. Il faut relire se livre en l'inscrivant dans une mémoire de la littérature (et non une histoire de la littérature).

Cassirer a fait l'étude des symboles et des mythes, du rôle des formes symboliques, (cf. le mythe d'Orphée); tandis que Warburg dressait une iconologie en relevant l'utilisation des images de la Renaissance italienne.
La littérature ne consiste pas en une évolution des styles mais dans une permanence. Il faut évoquer l'entreprise un peu folle de Warburg qui souhaite organiser une base de données (dirait-on aujourd'hui) de toute la mémoire iconographique de l'Occident.Il a rassemblé des milliers d'images organisées selon des topoï.
Derrière Cassirer et Warburg on devine Nietzsche et sa Seconde considération intempestive: de l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie. Il s'agit d'un sujet sensible, il suffit de penser à l'école aujourd'hui et à l'enseignement de l'histoire à qui l'on reproche de ne plus donner de chronologie. J'ai l'air de défendre la mémoire contre l'histoire. En tout cas c'est ce que font ces trois-là, qui préfèrent la mémoire à une échelle historique: on ne lit pas la littérature dans l'ordre chronologique. Cela ne veut pas dire qu'il faut ignorer les repères chronologiques, mais que la littérature ne s'organise pas selon la chronologie. Elle s'organise selon la tradition et le talent individuel. T.S. Eliot est un exemple de la façon dont un auteur réorganise toute la littérature déposée jusqu'à lui.

L'aristocratie est une bibliothèque vivante

Il s'agit de mémoire floue. C'est ce qui est mis en scène au début de La Recherche:

Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint.[3]

Il y a une fusion entre le lecteur et la matière du livre: «j'étais moi-même» s'oppose à quelque chose d'appris par coeur. «Une église, un quatuor» : voilà qui nous rappelle le traité d'architecture monumentale présent dans les brouillons. On est bien dans une architecture de mémoire.

Dans la constitution de cette mémoire floue l'oubli et le hasard joue un grand rôle. Il y a des trous dans la bibliothèque. Il suufit de se rappeler la façon dont Proust parle des livres de la Bibliothèque nationale: sans elle, certains livres n'existeraient pas.
Mais il y a également des bibliothèques à trou, qui ressemblent à la conversation de la duchesse de Guermantes:

Pour toutes ces raisons, les causeries avec la duchesse ressemblaient à ces connaissances qu’on puise dans une bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une intelligence,

Ce qui est plutôt un compliment, car on se rappelle que Proust est anti-intelligence

dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d’une belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la préface de Balzac à la Chartreuse ou des lettres inédites de Joubert, tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont nous oublions, pour cette aubaine d’un soir, la frivolité stérile.[4]

On voit qu'il s'agit de bibliothèques capricieuses: «La préface de Balzac à La Chartreuse» est un lapsus, car il n'y a pas de préface de Balzac à La Chartreuse, il y a en appendice de certainses éditions de La Chartreuse de Parme cet article dans lequel Balzac conseillait à Stendhal de réécrire tout le premier chapitre. Quant à Joubert, on ne le connaît plus que comme ami de Chateaubriand. La mémoire de la littérature n'est pas exhautive.

La bibliothèque est privée de la révélation du Temps retrouvé. L'aristocratie est une mémoire, une mémoire vivante. Elle est dépositaire de la langue, comme le peuple: la langue de Françoise et celle de l'aristocratie sont les mêmes. On se rappelle de

j’avais appris de la deuxième [Françoise], dès l’âge de cinq ans, qu’on ne dit pas le Tarn, mais le Tar ; pas le Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu’à vingt ans, quand j’allai dans le monde, je n’eus pas à y apprendre qu’il ne fallait pas dire, comme faisait Mme Bontemps : Madame de Béarn.[5]

(Et d'ailleurs il se dessine deux tendances dans les intervenants à cette chaire, entre Charlus et Charlu' [Compagnon dit Charlus, Tadié disait Charlu'])

Il n'est pas surprenant que Proust associe à l'aristocratie le genre des Mémoires. Les mémoires, ce sont la mémoire des ducs.
Marc Fumaroli a écrit un article sur le genre littéraires des mémoires[6] Les mémoires sont liés à l'aristocratie.
Cette histoire vécue et vivante est à opposée à l'histoire froide, distancée, de l'historien présent dans le salon de Mme de Villeparisis, historien qui lui fréquente la Bibliothèque nationale et non les bibliothèques privées. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard qu'il est historien de La Fronde [sourire de Compagnon pour souligner le sens du détail de Proust]. L'historien est ridiculisé, on s'en souvient, par un jeune baron et le duc de Châtellerault qui ont laissé son chapeau par terre. Le baron de Guermantes s'informe : [la lecture de Compagnon soulignera le mépris ironique du baron devant l'homme sans titre. Sourires dans la salle.]

– Comment s’appelle ce monsieur ? me demanda le baron, qui venait de m’être présenté par Mme de Villeparisis.
– M. Pierre, répondis-je à mi-voix.
– Pierre de quoi ?
– Pierre, c’est son nom, c’est un historien de grande valeur.
– Ah !... vous m’en direz tant. [7]

Cette remarque cruelle est exemplaire du rapport de l'aristocratie à l'histoire. On est l'histoire quand on est aristocrate. On retrouvera le même rapport, le même contraste entre Charlus et Brichot, d'un côté l'aristocrate, de l'autre l'historien, d'un côté l'histoire vivante, de l'autre l'histoire de l'aristocratie.

Une mémoire de la langue

On se souvient que le français pur de Françoise sera peu à peu corrompu par paris et les conversations qu'elle a avec sa fille. Pour reprendre le passage de La Prisonnière cité un peu plus tôt:

J’écoutais sa conversation comme une chanson populaire délicieusement et purement française,

Ce qui est une référence tout à fait nervalienne, s'il y a intertextualité c'est bien là

je comprenais que je l’eusse entendue se moquer de Maeterlinck (qu’elle admirait d’ailleurs, maintenant, par faiblesse d’esprit de femme, sensible à ces modes littéraires dont les rayons viennent tardivement), comme je comprenais que Mérimée se moquât de Baudelaire, Stendhal de Balzac, Paul-Louis Courier de Victor Hugo, Meilhac de Mallarmé. Je comprenais bien que le moqueur avait une pensée bien restreinte auprès de celui dont il se moquait, mais aussi un vocabulaire plus pur. Celui de Mme de Guermantes, presque autant que celui de la mère de Saint-Loup, l’était à un point qui enchantait. Ce n’est pas dans les froids pastiches des écrivains d’aujourd’hui qui disent : au fait (pour en réalité), singulièrement (pour en particulier), étonné (pour frappé de stupeur), etc., etc., qu’on retrouve le vieux langage et la vraie la vraie prononciation des mots, mais en causant avec une Mme de Guermantes ou une Françoise;

Cette mémoire de la langue n'est pas celle des érudits (les célibataires de l'art)

dès l’âge de cinq ans, qu’on ne dit pas le Tarn, mais le Tar ; pas le Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu’à vingt ans, quand j’allai dans le monde, je n’eus pas à y apprendre qu’il ne fallait pas dire, comme faisait Mme Bontemps : Madame de Béarn.

Il s'agit d'une mémoire domestique, privée, opposée à celle de l'école. On se rappelle que de même, le Duc prononce «Comment allez-vous?», sans faire la liaison: faire les liaisons est ce qu'on apprend à l'école de la IIIe République.

Je mentirais en disant que, ce côté terrien et quasi paysan qui restait en elle, la duchesse n’en avait pas conscience et ne mettait pas une certaine affectation à le montrer. Mais, de sa part, c’était moins fausse simplicité de grande dame qui joue la campagnarde et orgueil de duchesse qui fait la nique aux dames riches méprisantes des paysans, qu’elles ne connaissent pas, que le goût quasi artistique d’une femme qui sait le charme de ce qu’elle possède et ne va pas le gâter d’un badigeon moderne. C’est de la même façon que tout le monde a connu à Dives un restaurateur normand, propriétaire de « Guillaume le Conquérant », qui s’était bien gardé – chose très rare – de donner à son hôtellerie le luxe moderne d’un hôtel et qui, lui-même millionnaire, gardait le parler, la blouse d’un paysan normand et vous laissait venir le voir faire lui-même, dans la cuisine, comme à la campagne, un dîner qui n’en était pas moins infiniment meilleur et encore plus cher que dans les plus grands palaces.
Toute la sève locale qu’il y a dans les vieilles familles aristocratiques ne suffit pas, il faut qu’il y naisse un être assez intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l’effacer sous le vernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et Parisienne et qui, quand je la connus, ne gardait plus de son terroir que l’accent, avait, du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune fille, trouvé, pour son langage (entre ce qui eût semblé trop involontairement provincial, ou au contraire artificiellement lettré), un de ces compromis qui font l’agrément de la Petite Fadette de George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe. Mon plaisir était surtout de lui entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces rapprochements entre le château et le village quelque chose d’assez savoureux. Demeurée en contact avec les terres où elle était souveraine, une certaine aristocratie reste régionale, de sorte que le propos le plus simple fait se dérouler devant nos yeux toute une carte historique et géographique de l’histoire de France. S’il n’y avait aucune affectation, aucune volonté de fabriquer un langage à soi, alors cette façon de prononcer était un vrai musée d’histoire de France par la conversation. « Mon grand-oncle Fitt-jam » n’avait rien qui étonnât, car on sait que les Fitz-James proclament volontiers qu’ils sont de grands seigneurs français, et ne veulent pas qu’on prononce leur nom à l’anglaise.[8]

«un vrai musée d’histoire de France» : il s'agit bien de la bibliothèque de l'aristocratie et non de l'enseignement des manuels scolaires. C'est là qu'est la vraie mémoire de la France. On remarque également le rapport à l'espace géographique du pays et l'importance des noms de lieux.

On se rappelle encore de Charlus (Charlu' [sourire]) possédant des Raphaël et des Velasquez peignant ses ancêtres déclarant qu'il visitait un musée en parcourant ses souvenirs de famille[9]. De même, mais un autre niveau et non sans une certaine ironie, est évoqué l'appartement des Iéna, musée vivant meublé Empire[10].

Les rapprochements qui se font dans la mémoire aristocratique reprennent souvent la métaphore de la forêt. (cf. Curtius et la forêt). Dans la forêt aristocratique on ne peut pas se perdre, on se retrouve toujours:

Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirée j’entendis les mots de cousin et cousine. D’une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu’on prononçait, s’écriait : « Mais c’est un cousin d’Oriane ! » avec la même joie qu’un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches, disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d’un chiffre fort petit de kilomètres : « Belvédère Casimir-Perier » et « Croix du Grand-Veneur », et comprend par là qu’il est dans le bon chemin.[11]

Une note de la Pléiade nous apprend qu'il s'agit d'un croisement dans la forêt de Fontainebleau.
Il y a donc ceux qui ont besoin d'une flèche pour s'orienter (les républicains) et ceux qui sont tous cousins/cousines.
On se rappelle combien la difficile hiérarchie aristocratique génère de gaffes et de quiproquos dans Sodome et Gomorrhe. Seule la mémoire aristocratique permet de s'orienter dans cette forêt. Ainsi Mme Verdurin place le marquis de Cambremer à sa droite et le baron de Charlus à sa gauche : la mémoire des rangs est impossible à la bourgeoisie.

M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit: «Mais voyons ! Cela n’a aucune importance, ici!» Et il eut un petit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venait probablement de quelque grand’mère bavaroise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique, d’une aïeule, de sorte qu’il sonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles, dans de vieilles petites cours de l’Europe, et qu’on goûtait sa qualité précieuse comme celle de certains instruments anciens devenus rarissimes. [...] «Mais, expliqua M. Verdurin, blessé, c’est à dessein. Je n’attache aucune importance aux titres de noblesse, ajouta-t-il, avec ce sourire dédaigneux que j’ai vu tant de personnes que j’ai connues, à l’encontre de ma grand’mère et de ma mère, avoir pour toutes les choses qu’elles ne possèdent pas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire, à l’aide d’elles, une supériorité sur eux. Mais enfin puisqu’il y avait justement M. de Cambremer et qu’il est marquis, comme vous n’êtes que baron... – Permettez, répondit M. de Charlus, avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes. D’ailleurs, cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas, ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s’épanouit sur ces derniers mots : J’ai tout de suite vu que vous n’aviez pas l’habitude.»[12]

«L'habitude», c'est-à-dire la mémoire de la tradition. Que M. de Charlus soit le frère du duc de Guermantes est incompréhensible pour Mme Verdurin. Il lui est totalement impossible de faire le lien.

Comment est-ce que je ne le connaîtrais pas ? – Mais puisque c’est mon frère », dit négligemment M. de Charlus en laissant Mme Verdurin plongée dans la stupéfaction et l’incertitude de savoir si son invité se moquait d’elle, était un enfant naturel, ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du duc de Guermantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit.[13]

Il faut une mémoire aristocratique pour connaître les conventions. A défaut, la littérature peut constituer une aristocratie. La mémoire de la littérature qui joue de l'allusion est donc exclusion. La connaissance permet la reconnaissance.
Mais à la différence de la bibliothèque de l'aristocratie, qui est innée (héréditaire), la mémoire de la littérature est acquise.


PS : La version de sejan

Notes

[1] exactement: Le roman d'une énergie nationale : Les Déracinés, L'appel au soldat, Leurs figures

[2] E.R. Curtius, Marcel Proust, Edition de la Revue Nouvelle, 1928

[3] premier paragraphe de Du côté de chez Swann

[4] Du côté de Guermantes'', Pléiade Clarac t2 p.550/ Tadié t2 p.838

[5] La Prisonnière Pléiade Clarac t3 p.34/ Tadié

[6] « Histoire et mémoires », in Chateaubriand Mémorialiste. Colloque du cent cinquantenaire (1848-1998), textes réunis par Jean-Claude Berchet et Philippe Berthier, Genève, Droz, 2000, pp. 11-34.

[7] Le côté de Guermantes Clarac t2 p212/ Tadié t2 p.507-510

[8] La Prisonnière Pléiade Clarac t3 p.34/ Tadié

[9] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p756/ Tadié t2 p115

[10] Du côté de Guermantes Pléiade Clarac t2 p.519/ Tadié t2 p.808-809

[11] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.534/ Tadié t2 p.823-824

[12] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.942/ Tadié t3 p.236-237

[13] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.968/ Tadié t3 p.358

vendredi 12 janvier 2007

séminaire n°4 : Pierre-Louis Rey : Proust et le mythe d'Orphée

Je dois avouer qu'intérieurement j'ai bien ri durant cette heure de cours. Pour résumer, il s'agissait de montrer que si finalement Proust ne semblait pas avoir accordé plus d'importance que cela au mythe d'Orphée, il aurait pu le faire, s'il l'avait choisi.
Je crois que ça n'a pas été du goût de tous dans l'assistance. J'ai trouvé cela très amusant, il y a un humour dans cette démarche, une légèreté, qui gagnerait à être mise en scène par des masques un peu moins sérieux.
En somme, nous avons assisté en live à l'émergence du projet de Pierre Ménard. C'était bien. Surprenant, un peu incroyable, mais bien.


Antoine Compagnon commence par présenter Pierre-Louis Rey: «Je le connais depuis que nous avons travaillé côte à côte dans la réserve du cabinet des manuscrits rue Richelieu, lui préparait la copie de A l'ombre des jeunes filles en fleurs, moi celle de Sodome et Gomorrhe. Je n'étais pas encore proustien, je le suis devenu alors.
Pierre-Louis Rey a quitté Paris III où il était professeur et a accepté la charge de la direction de La Revue d'histoire littéraire de la France.
Pierre-Louis Rey prend alors la parole.

Je vais traiter de "Proust et le mythe d'Orphée.

Les mythes ne sont pas connus que par les livres, et Orphée est sans doute davantage connu par la pièce puis le film de Cocteau. En 1959 le mythe sera réactivé par Marcel Camus qui transpose le mythe au Brésil dans Orfeu Negro. Les mythes présentent une grande capacité d'adaptation.
A l'époque de Proust, beaucoup ne connaissent qu'Orphée aux Enfers, d'Offenbach.

La présence des mythes chez Proust a été plus particulièrement étudiée par Marie Miguet-Ollagnier dans Mythologie chez Marcel Proust.
On trouve quatre références explicites à Orphée dans La Recherche:
- la première dans Un amour de Swann quand Swann cherche Odette parmi les ombres du boulevard :

D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.[1]

- la deuxième durant la soirée chez Mme de Saint-Euverte. On peut d'ailleurs se demander si la référence à Orphée est valorisante pour Orphée. En effet, on sait que la référence à Parsifal, présente sur les brouillons, a soigneusement été enlevée de la copie finale par Proust qui ne voulait pas dévoiler de façon trop explicite l'analogie avec le narrateur. A contrario, il faut donc supposer que si Orphée apparaît explicitement, c'est qu'il est de moindre importance.

Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte et pour entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, [...][2]

- la troisième à l'époque des jeux avec Gilberte. Il y a là d'ailleurs un peu d'ironie envers le goût de l'adolescent, pour qui un décor de carton-pâte présente l'idéal de la beauté. Le jeune homme a encore besoin de référence extérieure pour admirer.

Une seule fois un des palais de Gabriel me fit arrêter longuement; c’est que la nuit étant venue, ses colonnes dématérialisées par le clair de lune avaient l’air découpées dans du carton et me rappelant un décor de l’opérette: Orphée aux Enfers, me donnaient pour la première fois une impression de beauté.[3]

- la quatrième à l'occasion d'une absence d'Albertine, l'amour a disparu mais la jalousie subsiste :

La décroissance du jour me replongeant par le souvenir dans une atmosphère ancienne et fraîche, je la respirais avec les mêmes délices qu’Orphée l’air subtil, inconnu sur cette terre, des Champs-Élysées.[4]

A vrai dire, la présence des Champs-Elysée à cet endroit du texte est sans doute due au hasard, mais le hasard est généreux avec les grands créateurs. Les mythes offrent suffisamment de ressources pour qu'on puisse y puiser même inconsciemment.
Plus tard, les Champs-Elysées évoqueront autant Gilberte qu'Albertine; ces deux noms si proches ne paraissent ne plus faire qu'une dans les souvenirs du narrateur. Elles fusionnent, le narrateur nous apprend que finalement nous n'aimons toujours qu'une seule femme. Il s'agit finalement d'un retournement du mythe, Orphée triomphant et oublieux d'Eurydice.

Nous avons vu que le narrateur était une sorte d'Orphée oublieux d'Eurydice. Dans la plupart des versions du mythe, Orphée se retourne pour vérifier si Proserpine tient sa promesse. Ce n'est pas le cas dans la version de Gluck: ici, Orphée se retourne dans un geste d'amour, il ne peut plus supporter les cris d'angoisse d'Eurydice qui ne comprend pas pourquoi il ne se retourne pas.
Nous avons un cas d'un amour semblable dans La Recherche: il s'agit de l'amour que porte le narrateur à sa grand-mère (ou sa mère, car elles aussi se confondent). Le téléphone est l'obstacle qui empêche le narrateur de voir sa grand-mère, et il s'inquiète pour elle. La grand-mère est la véritable image d'Eurydice dans le livre.

Ma grand’mère ne m’entendait plus, elle n’était plus en communication avec moi, nous avions cessé d’être en face l’un de l’autre, d’être l’un pour l’autre audibles, je continuais à l’interpeller en tâtonnant dans la nuit, sentant que des appels d’elle aussi devaient s’égarer. Je palpitais de la même angoisse que, bien loin dans le passé, j’avais éprouvée autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je l’avais perdue, angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu’elle me cherchait, de sentir qu’elle se disait que je la cherchais; angoisse assez semblable à celle que j’éprouverais le jour où on parle à ceux qui ne peuvent plus répondre et de qui on voudrait au moins tant faire entendre tout ce qu’on ne leur a pas dit, et l’assurance qu’on ne souffre pas. Il me semblait que c’était déjà une ombre chérie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l’appareil, je continuais à répéter en vain: «Grand’mère, grand’mère», comme Orphée, resté seul, répète le nom de la morte.[5]

De la même façon, on peut voir une allusion à Orphée lorsque le narrateur rêve de sa grand-mère, et qu'il a oublié sa grand-mère, dans Sodome et Gomorrhe. Le rêve se finit ainsi: «Mais déjà j’avais retraversé le fleuve aux ténébreux méandres, j’étais remonté à la surface où s’ouvre le monde des vivants, [...]».[6] Il s'agit d'une allusion qui peut être interprétée de diverses façons, et il y a sans doute de ma part surinterprétation.
De même, l'épisode des trois arbres d'Hudimesnil évoque les ombres des Enfers: «Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie.» [7] On sait combien cet épisode est important, il fait pendant à l'épisode des trois clochers de Martinville selon une même structure : l'analyse du trouble du jeune homme puis la récapitulation des point qui ont menés le narrateur à écrire.

Dans l'interprétation intervient la liberté du lecteur. Les mythes s'interpénètrent, la descente aux Enfers n'est pas un motif exclusif d'Orphée. Homère ne connaissait pas ce mythe (si véritablement il date de Pindare), pourtant, Ulysse descend aux Enfers. Ajoutons Virgile, Dante,... On en vient à se féliciter qu'il y ait quelques références explicites à Orphée (cette réflexion me fait rire, car s'il n'y en avait pas eu, Rey aurait tout simplement choisi un autre sujet de conférence, or il réfléchit comme s'il aurait traité ce sujet malgré tout..), cela nous sert de balises, de points d'identification : Proust connaissait et a utilisé le mythe d'Orphée. La mémoire des mythes est indissociable de la mémoire de la littérature (Pindare, Cocteau, Gluck,...)

On peut distinguer trois formes de mémoire chez les écrivains :
- la mémoire diffuse/confuse : la source précise est insaisissable, peut-être même n'existe-telle pas: "ça me dit quelque chose". Virgile, Dante, Homère, tous ont pu servir de référence, consciente ou inconsciente, d'ailleurs. On ne le saura pas.
- la mémoire ordonnée : la référence est précise. Lorsque Proust évoque l'amour de Phèdre, il songe à Racine. Il a des souvenirs précis de Mme de Sévigné, Nerval, Saint Simon,...
- la mémoire immédiate, qui est la mémoire des livres que l'auteur lit dans le même temps qu'il écrit. On prendra pour exemple le livre cité au début, sur la rivalité entre François Ier et Charles Quint.
Cette influence dépend des écrivains. Dans une lettre à Robert de Billy en mars 1910, Proust écrit à propos de La bien aimée de Thomas Hardy: «Une très belle chose qui ressemble malheureusement (en mille fois mieux) à ce que je fais.» La lettre procède à une véritable lecture orphique de La bien-aimée, décrivant l'ancienne image qui reparaît puis se dérobe, et le requiem qui suit cette disparition.
Attention : je ne suis pas en train de dire que parce qu'il a lu Hardy et en a fait une interprétation orphique, Proust a réactivé le mythe d'Orphée dans La Recherche.

Un autre auteur que Proust lisait attentivement à eu une grande importance. Il s'agit de Nerval. Proust lui a consacré un article célèbre, mais il n'a pas évoqué Aurélia. Or c'est dans Aurélia qu'apparaît le mythe d'Orphée et dès la première page fait référence à Dante et Swedenborg. L'épigraphe exclamative de la seconde partie est «Eurydice! Eurydice!» et éclaire une phrase de la première page: «Une dame que j'avais aimée longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia, était perdue pour moi.»
Admettons que Proust n'ait pas lu Aurélia. Mais il est certain qu'il a lu El Dedichado qui fait explicitement référence à Orphée dans son second tercet:

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.»

Peut-on deviner la présence d'Orphée dans Sylvie?
Gérard poursuit Aurélie, figure de la nuit. L'ayant perdue, il part à la recherche de Sylvie, figure du jour, mais justement la seule nuit où elle ne dort pas et se couche à l'aube. Gérard perd deux fois deux femmes, Aurélie et Sylvie, Aurélie et Adrienne. Il conclut à l'échec de l'expérience : «Les illusions tombent l'une après l'autre, comme les écorces d'un fruit, et le fruit, c'est l'expérience.»[8]

Chez Proust il n'y a pas échec de l'expérience. Il distingue la porte basse de l'expérience et la porte haute de l'imagination. Le narrateur réussit le deuil que Gérard n'a pas su mener à bien. Dans le mythe traditionnel, Orphée continue à chanter après la disparition d'Eurydice, mais le chant se fait plaintif. De même le héros de La bien-aimée connaît une modeste victoire.

Proust conclut un article sur Flaubert par un éloge de Nerval. Jamais il ne désigne l'œuvre de Proust comme orphique. Mais était-ce nécessaire? Proust conclut sur la folie qui termine Sylvie et qui annonce Aurélia:«Sa folie [de Nerval] est alors comme un prolongement de son œuvre ; il s'en évade bientôt pour recommencer à écrire.» Proust écrit sur Sylvie en prévoyant Aurélia, qui n'était pas encore écrit. C'est aussi cela, connaître véritablement un écrivain; c'est moins connaître ses écrits que ce qu'il aurait pu écrire, et qu'il a peut-être écrit, sans qu'on le sache.

L'article "le regard d'Orphée"[9] de Maurice Blanchot commence par ces mots: «Quand Orphée descend vers Eurydice, l'art est la puissance par laquelle s'ouvre la nuit.» En allant chercher Eurydice aux cœur de la nuit, Orphée transgresse les lois du jour. Ce faisant il perd les deux, et le jour, et la nuit. L'erreur d'Orphée est l'impatience. Il a voulu posséder Eurydice au lieu de continuer à la chanter. Blanchot interroge l'inspiration: «L'œuvre est tout pour Orphée, à l'exception de ce regard désiré où elle se perd, de sorte que c'est aussi seulement dans ce regard qu'elle peut se dépasser, s'unir à son origine et se consacrer dans l'impossibilité.»[10] L'œuvre en somme doit être perdue pour être retrouvée. Elle naît (ou renaît) d'un mouvement d'insouciance, le regard est le mouvement du désir qui traduit l'impatience et l'oubli quelques secondes de l'œuvre à accomplir. L'œuvre naît de l'oubli de l'œuvre:

Ecrire commence avec le regard d'Orphée, et ce regard est le mouvement du désir qui brise le destin et le souci du chant et, dans cette décision inspirée de l'insouciance, atteint l'origine, consacre le chant. Mais pour descendre vers cet instant, il a fallu à Orphée déjà la puissance de l'art. Cela veut dire: l'on écrit que si l'on atteint cet instant vers lequel l'on ne peut toutefois se porter que dans l'espace ouvert par le mouvement d'écrire. Pour écrire, il faut déjà écrire.[11]

Dans Le livre à venir, Blanchot se penche sur l'expérience de Proust. Il réconcilie les deux visions de la vocation, celle qui veut la vocation soit un déclic au moment où l'on devient écrivain, et celle qui veut que la vocation existe depuis toujours au sein de l'écrivain. Pour Blanchot, il fallait que Proust fut déjà écrivain pour le devenir.
La mort est la limite de l'œuvre, au sens le plus matériel: la mort peut empêcher de finir l'œuvre. Proust a fait preuve d'une étonnante patience en se détournant de Les Plaisirs et les jours si vite publié, en interrompant Jean Santeuil, et en attendant la maturité. C'est la quête de l'origine qui assure la réussite de La Recherche, quête symbolisée par la recherche de la source de la Vivonne ou l'origine du nom de Guermantes. Proust a pris soin de l'annoncer dès les premières pages du livre. C'est cette annonce, cette construction, qui est méconnue par Paul Valéry lorsqu'il écrit, dans un article qui se veut un hommage à Proust, qu'on peut ouvrir La Recherche où on veut, on comprendra toujours. Pour Paul Valéry, c'est la caractéristique du poème et c'est donc un compliment.
Pour Blanchot, l'espace de La Recherche est une sphère, un monde complet et fermé sur lui-même. Blanchot éclaire la façon dont Proust revivifie le mythe.

La parentée avec Parsifal nous est dérobée, de la même façon que la source, l'origine (ce n'est pas la même chose, mais ici, oui) n'est jamais réellement atteinte: ainsi la source de la Vivonne s'avère décevante, un lavoir avec des bulles :

Un de mes autres étonnements fut de voir les «sources de la Vivonne», que je me représentais comme quelque chose d'aussi extra-terrestre que l'Entrée des Enfers, et qui n'était qu'une espèce de lavoir carré où montait des bulles.[12]

Proust joue avec le mythe et se réfère à Offenbach; il cache toute référence à Wagner et au Graal, à l'art et à la religion, mais il ne se gêne pas avec le mythe antique.

Il n'y a pas si longtemps, il était à la mode de soutenir que le livre que nous étions en train de lire (La Recherche) était celui que le narrateur décidait d'écrire à la fin du livre.
Non : cette analyse est réductrice. Je préfère imaginer le livre suivant (Le livre à venir) qui n'aurait pas à passer par la porte basse de l'expérience.


PS : La version de sejan

Notes

[1] Du côté de chez Swann, Clarac p.230 t1/ Tadié p.225-229 t1

[2] Du côté de chez Swann, Clarac p.328 t1/ Tadié p.322-323 t

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac p.489 t1/ Tadié p.480 t

[4] La Prisonnière Clarac p.30 t3/ Tadié p.

[5] Du côté de Guermantes Clarac p.136 t2/ Tadié p.433-437 t2

[6] Sodome et Gomorrhe, Clarac p.762 t2/ Tadié p.158-159 t2

[7] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac p.719 t1/ Tadié p.114-118 t2

[8] Sylvie, dernier chapitre

[9] L'espace littéraire, p.225, édition Folio

[10] Ibid, p.230

[11] Ibid, p.232

[12] Le temps retrouvé Clarac p.693 t3/ Tadié p.

jeudi 11 janvier 2007

cours n°4 : spatialisation de la littérature

Rappel: table de correspondance entre les éditions proustiennes de la Pléiade ici.

Nous avons vu la dernière fois les rapports de la mémoire et de la reconnaissance, la façon dont nous avons nos points de repère, dont nous nous reconnaissons, en art (Vinteuil, Elstir).
Cela provoque un comportement ambivalent: la reconnaissance nous incite à aller vers ce qui nous est familier, elle favorise une méconnaissance des niveaux inconnus.
Aujourd'hui nous n'allons toujours pas entrer dans le vif du sujet (c'est-à-dire comment la littérature transmet la littérature).

La boussole intérieure, une notion d'Albert Thibaudet

Je vais ajouter encore quelques réflexions sur la spatialisation du roman. Je voudrais parler d'une image qui concentre la mémoire, il s'agit de la boussole intérieure. L'orientation dans la vie et dans la littérature est possible grâce à la boussole intérieure. Je tire ces réflexions d'un travail que je suis en train d'effectuer sur Albert Thibaudet — d'ailleurs je me demande parfois si tout ce que je dis ici ne vient pas d'Albert Thibaudet —, et plus particulièrement d'un article paru dans la NRF en octobre 1923, "La ligne de vie". Thibaudet y parle des romans, russes, anglais, français; il décrit l'expérience d'égarement dans un roman nouveau.

Il oppose le roman français (La Princesse de Clèves, Adolphe) aux romans de Tolstoï, Thomas Hardy, George Eliot. Il remarque qu'il manque à ces romans le déterminisme français, la logique froide du post hoc ergo propter hoc (la logique de cause à conséquence). Ce sont des romans courbes, sinueux, lents, qui suivent "la ligne de vie", par opposition aux romans français construits sur une logique de drame, de crise, comme une tragédie, avec un nœud et un dénouement.
Thibaudet remarque que le grand roman est sans doute le plus lent des styles littéraires. Le roman doit être lent car il doit durer le temps de la vie (et l'on songe à la discussion entre Proust et Thibaudet à propos de la fin de L'Éducation sentimentale et aux blancs de cette fin).
On pense bien sûr à Bergson, pour qui la lenteur et la durée sont deux notions clé.

Le roman est le lieu où les choses se passent comme dans la vie. Albert Thibaudet parlait de "l'épaisse forêt du roman" dans laquelle on s'égare comme dans la vie. Dans la vie comme dans le roman on se retourne pour contempler la vie passée comme "une ampleur de paysage". Dans ce paysage nous traçons des chemins et nous nous émerveillons du rôle du hasard dans ce "jardin des sentiers qui biffurquent", comme disait Borges. Il s'agit d'étudier cette bifurcation, de voir à quel point le clinamen — l'accident, l'écart qui empêche la verticalité — a introduit le changement.
Mais l'explication par le hasard seul n'est pas satisfaisante. Nous changeons alors le hasard en chance (ou malchance); nous nous livrons à une interprétation rétrospective qui permet de lire une prédestination dans les événements.
Enfin, dans un troisième temps nous faisons intervenir la destinée: trois temps, donc, hasard, chance, destinée.

Il y aura donc trois types de romans rattachés à ces trois types d'interprétation de ce qui s'est passé :
- le roman du hasard, roman où tout arrive sans logique et sans explication;
- le roman de la chance (les romans de Dumas ou Le Capitaine Fracasse)
- le roman d'une destinée.
Albert Thibaudet fait référence à Schopenhauer (on aurait pu penser à Nietzsche) : il y a un sens caché de direction, une boussole intérieure, grâce à quoi chacun se trouve sur sa voie, ce dont ont ne s'aperçoit que de façon rétrospective, après avoir parcourue cette voie.
Schopenhauer, dans ses Aphorismes qui ont tant compté dans la société de la fin du XIXe siècle, écrit (à peu près. Non seulement il est difficile de tout noter, mais en plus à l'oral je ne discerne pas toujours où et quand la citation se termine): «Le voyageur alors seulement qu'il arrive sur une éminence reconnaît le chemin et ses courbes, de même aussi nous voyons comment nous avons suivi la seule route vraie parmi les chemins possibles, comme prédestinée.»

Remarquons au passage l'importance des images du voyage, du chemin...
La reconnaissance ne peut avoir lieu qu'après coup. L'injonction «Deviens qui tu es» de Nietzsche (après Pindare) n'est possible qu'après avoir vécu. On ne peut savoir qui on est avant de l'être devenu.

La boussole intérieure chez Proust

Aujourd'hui on parlerait de boussole interne plutôt que de boussole intérieure. [rires] Cette notion est employée à propos des oiseaux migrateurs. Ceux-ci pourraient être sensibles au champ magnétique terreste et retrouver ainsi leur chemin.
Voyons les occurrences de l'image chez Proust. Il n'y en a que deux.

Elle apparaît la première fois au moment de la rupture avec Gilberte, quand le narrateur cesse de la voir.

Un chagrin causé par une personne qu’on aime peut être amer, même quand il est inséré au milieu de préoccupations, de joies, qui n’ont pas cet être pour objet et desquelles notre attention ne se détourne que de temps en temps pour revenir à lui. Mais quand un tel chagrin naît – comme c’était le cas pour celui-ci – à un moment où le bonheur de voir cette personne nous remplit tout entiers, la brusque dépression qui se produit alors dans notre âme jusque-là ensoleillée, soutenue et calme, détermine en nous une tempête furieuse contre laquelle nous ne savons pas si nous serons capables de lutter jusqu’au bout.

On remarque la métaphore météorologique : la brusque dépression dans une âme ensoleillée.

Celle qui soufflait sur mon cœur était si violente que je revins vers la maison, bousculé, meurtri, sentant que je ne pourrais retrouver la respiration qu’en rebroussant chemin, qu’en retournant sous un prétexte quelconque auprès de Gilberte. Mais elle se serait dit : « Encore lui ! Décidément je peux tout me permettre, il reviendra chaque fois d’autant plus docile qu’il m’aura quittée plus malheureux. » Puis j’étais irrésistiblement ramené vers elle par ma pensée, et ces orientations alternatives, cet affolement de la boussole intérieure persistèrent quand je fus rentré, et se traduisirent par les brouillons de lettres contradictoires que j’écrivis à Gilberte.[1]

Il y a jusqu'au moment de la rupture une direction, une attirance; puis il y a désorientation au moment de la crise amoureuxe, il y a affolement de l'aiguille.

La deuxième occurrence se situe pendant l'attente d'Albertine par le narrateur après le dîner chez la princesse de Guermantes. Le narrateur est angoissé, d'autant plus que Françoise l'agace. L'angoisse ne disparaît pas avec l'arrivée d'Albertine:

D’ailleurs, si j’étais un peu calmé, je ne me sentais pas heureux. La perte de toute boussole, de toute direction, qui caractérise l’attente persiste encore après l’arrivée de l’être attendu, et, substituée en nous au calme à la faveur duquel nous nous peignions sa venue comme un tel plaisir, nous empêche d’en goûter aucun. Albertine était là : mes nerfs démontés, continuant leur agitation, l’attendaient encore.[2]

Là encore il y a sentiment de désorientation. C'est d'ailleurs un cliché de la langue: être déboussolé, c'est perdre la tête, être désorienté. Comme souvent chez Proust, le cliché de langue est sous-jacent.

Les œuvres nouvelles produisent la même angoisse qu'un chagrin d'amour. Elles provoquent une perte de repère, c'est l'angoisse ressentie devant une esthétique nouvelle.
La boussole est une notion importante chez Schopenhauer. La lecture constitue une boussole de substitution pour les personnes sans génie. La lecture sert à montrer tous les chemins qu'il faut éviter. Celui qui pense par lui-même n'en a pas besoin. Un homme devrait lire s'il manque de boussole interne.

Retour à Albert Thibaudet, détour par Bergson

Je reviens à Albert Thibaudet. C'est à cause de lui que j'ai insisté sur cette spatialisation de la littérature, car pour lui, le critique habite la littérature comme on occupe le terrain. Après tout, Thibaudet appartenait à cette discipline très française qu'est la géographie, il était géographe.
On trouve donc chez Albert Thibaudet une spatialisation de la littérature identique à celle de Proust.
On les fait alors disciples de Bergson. Or tout Bergson est fondé sur l'idée que le temps n'est pas spatialisé. Le temps n'est pas spatial.
A l'inverse, pour Albert Thibaudet et Proust, le temps est spatial.

Bergson introduit deux types de mémoire. Dans Matière et Mémoire, il distingue la mémoire habitude, qui s'appuie sur les répétitions et entraîne des automatismes, et la mémoire pure, spontanée, qui se souvient. La mémoire habitude est celle de la leçon qu'on apprend par cœur, c'est une mémoire volontaire. La mémoire souvenir se souvient de toutes les lectures qui ont précédé le moment où l'on sait la leçon. Elle enregistre tous les moments de la durée.
Chronologiquement, la mémoire souvenir intervient avant la mémoire habitude.

La première enregistrerait, sous forme d'images-souvenirs, tous les événements de notre vie quotidienne à mesure qu'ils se déroulent; elle ne négligerait aucun détail; elle laisserait à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date. Sans arrière-pensée d'utilité ou d'application pratique, elle emmagasinerait le passé par le seul effet d'une nécessité naturelle. Par elle deviendrait possible la reconnaissance intelligente, ou plutôt intellectuelle, d'une perception déjà éprouvée; en elle nous nous réfugierions toutes les fois que nous remontons, pour y chercher une certaine image, la pente de notre vie passée. Mais toute perception se prolonge en action naissante; et à mesure que les images, une fois perçues, se fixent et s'alignent dans cette mémoire, les mouvements qui les continuaient modifient l'organisme, créent dans le corps des dispositions nouvelles à agir. Ainsi se forme une expérience d'un tout autre ordre et qui se dépose dans le corps, une série de mécanismes tout montés, avec des réactions de plus en plus nombreuses et variés aux excitations extérieures, avec des répliques toutes prêtes à un nombre sans cesse croissant d'interpellations possibles. Nous prenons conscience de ces mécanismes au moment où ils entrent en jeu, et cette conscience de tout un passé d'efforts emmagasiné dans le présent est bien encore une mémoire, mais une mémoire profondément différente de la première, toujours tendue vers l'action, assise dans le présent et ne regardant que l'avenir.[3]

Nous avons donc une mémoire habitude tendue vers le présent, l'action, et une mémoire tournée vers le passé.
Il est clair que la mémoire proustienne a peu à voir avec la mémoire habitude.

Pour Albert Thibaudet il existe une mémoire imagination. La mémoire sociale est une mémoire habitude. On connaît le livre fondateur de Maurice Halbwachs, Les codes sociaux de la mémoire. Pour Albert Thibaudet il existe un type qui n'est ni l'habitude ni le souvenir. La société peut se passer plus ou moins de la mémoire souvenir, l'histoire est un produit de luxe. Albert Thibaudet oscille entre Bergson et Proust. L'incompatibilité entre les deux mémoires habitude/souvenir est résolue par l'art. Par l'art ou dans l'exercice de l'art, la mémoire souvenir est transformée en action. Chez Proust, il y a une inaptitude pratique absolue. L'art est une façon de transformer la mémoire souvenir (inutile) en mémoire action. Dans la société l'art joue le même rôle. Le XIXe siècle transforme l'histoire en moyen, il n'y a pas d'incompatibilité entre la mémoire habitude (la tradition) et la mémoire souvenir (l'histoire).

Albert Thibaudet penche pour la tradition. Il croit à une mémoire organique tournée vers l'action. La mémoire de la littérature est tournée vers l'action tandis que l'histoire de la littérature est tournée vers la contemplation.
Je citerai à nouveau Harald Weinrich, cette fois pour son article "Histoire littéraire et mémoire de la littérature." Il s'agit d'un article qui traite de E.R. Curtius et de son livre La littérature européenne et le Moyen-Âge latin. Curtius s'intéressait à la rémanence de la tradition antique dans toutes les littératures européennes, à la permanence de l'ancien dans le nouveau. Il s'oppose à une vision historiciste. Weinrich trouve chez Curtius le modèle d'une mémoire de la littérature — qui est aussi une géographie.
Le modèle de Curtius était un atlas. Weinrich appelait de ses vœux une nouvelle démarche critique qu'il appelait l'hodologie littéraire, c'est-à-dire l'analyse des chemins. Le patron de l'hodologie aurait été Curtius.

L'histoire se déroule de date à date. La mémoire enregistre la façon dont l'histoire est organisée dans notre tête.

La semaine prochaine nous entrerons dans le vif du sujet en commençant un atlas littéraire, ou une Légende des siècles. (Après tout, c'est la même chose).


PS : La version de sejan

Notes

[1] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac p.585 t1/ Tadié p.573-574

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac p.738 t2/ Tadié p.135-136 t3

[3] Henri Bergson, Matière et Mémoire, p.86, Puf coll. Quadrige

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