Cette retranscription sera frustrante: en effet, Nathalie Mauriac Dyer a déroulé le cheminement d'un paragraphe des brouillons jusqu'au texte final en montrant ses transformations successives, or je n'ai pas pris en note la citation de départ. Le premier brouillon était une sorte de contraposée d'un passage de Madame Bovary, le dernier n'en gardait que la trace de la trace, "un écho en absence du son l'ayant fait naître", dira-t-elle avec justesse.

Comme je n'ai pas pu noter les citations tirées des brouillons (je n'ai même pas essayé, car elles n'auraient valu qu'exactes) et que je ne possède pas d'exemplaire des brouillons, la démonstration perd beaucoup de sa force.
J'essaie quand même.
Mise à jour le 8 février 2007: J'ai écrit à Nathalie Mauriac Dyer qui m'a fort aimablement envoyé l'extrait des brouillons à partir duquel elle a travaillé.

                                   ***

Antoine Compagnon commence par présenter Nathalie Mauriac Dyer.
Celle-ci est chercheuse au CNRS, à l'ITEM (institut des textes et manuscrits modernes). Elle a fait paraître en 1987 une nouvelle édition surprenante d'Albertine disparue à partir d'une copie dactylographiée corrigée par Proust. À partir de cette édition, La Recherche ne pouvait plus être lue comme avant.
Une édition de la Prisonnière suivie de cette édition d'Albertine disparue paraîtra au Livre de Poche en 1993, suivie d'une édition plus traditionnelle de La Fugitive, toujours au Livre de Poche. (voir ici)

Elle a entrepris aujourd'hui avec son équipe la reproduction en fac-similés de soixante-quinze cahiers de brouillon accompagnés de leur transcription diplomatique (sic. Je ne sais pas ce que cela veut dire) et d'annotations.
Le premier cahier, le cahier n°54, est actuellement sous presse.

Elle a choisi de nous parler aujourd'hui de l'effacement d'une source flaubertienne.

Nathalie Mauriac Dyer commence:
La mémoire de la littérature, ce sont les brouillons; la mémoire de La recherche du temps perdu, ce sont les cahiers. Les cahiers sont en quelque sorte spatialisés, les mémoires s'y sont déposées en couches successives, comment déplier les couches du palimpseste?

J'ai choisi un passage qui me semble exemplaire, qui fait appel aussi bien à Chateaubriand qu'à Baudelaire, mais aussi à Flaubert, de façon cryptée. Il va s'agir d'une micro-lecture, c'est-à-dire, selon Pierre Richard, de faire «vœu de myopie». Mon ambition se limite au commentaire d'une page, elle est limitée mais réelle. La particularité de cette lecture est qu'elle sera génétique, elle partira des brouillons pour aboutir au texte.
Ce passage provient de deux pages du cahier 54 de 1914 (donc celui qui est sous presse? je n'avais pas réalisé en écoutant.) Ce cahier est consacré à Albertine, à la fuite, la mort et l'oubli d'Albertine. Mais il y a également des passages concernant la vie avec Albertine.

Une allusion à Chateaubriand

Folio 54 verso: l'extrait raconte une sortie en voiture sous la lune, les bouteilles de champagnes bues, la récitation de vers de poètes célèbres, Albertine demi-ivre qui se rapproche du narrateur et se serre contre lui:

Quelquefois après dîner quand il faisait beau nous voyions le clair de lune étendu sur le sol comme un tapis qui paraîtrait plus brillant dans l’obscurité des bois […] elle disait d’un air joyeux : Si on allait faire un tour à la Coudrée (changer le nom). Nous emportions une bouteille de champagne et nous prenions une voiture. Je connaissais trop, je regardais surtout d’un œil trop froidement observateur, les bois où nous allions, les découpures du clair de lune sous les branches pour y trouver une grande beauté. Albertine n’était pas comme moi. Elle trouvait cela merveilleux. [..] Puis je lui disais qu’elle aurait beaucoup plus de plaisir à tout cela si elle connaissait les œuvres des peintres et des poètes et lui disant que la couleur du clair de lune avait beaucoup changé dans la littérature du dernier siècle, je lui citais négligemment comme si ce n’avait été que quelques perles au hasard tirée du coffret innombrablement rempli de ma mémoire les vers d’Hugo où le clair de lune devient bleu « Sous les arbres bleuis par la lune sereine » « Le clair de lune bleu qui baignait l’horizon » Puis on revenait avec Baudelaire à la lune « comme une médaille neuve » avec Leconte de Lisle à la lune « large et jaune », je citais des phrases de Chateaubriand, de Flaubert dans Madame Bovary, des vers de Bourget sur la lune rose, la fameuse faucille d’or; elle me disait je vous écouterais pendant des heures, mais désireux de la laisser vite sur cette bonne impression je proposais qu’on s’assît dans l’herbe et qu’on bût la bouteille de champagne. On entendait par moments le cri étrange d’un oiseau de nuit. Puis tout se taisait. S’il y avait un peu de vent et si un nuage passait sur la lune nous la regardions diminuer, le nuage s’opâliser et elle enfin reparaître. Elle disait « il fait un temps merveilleux ». Je ne voulais pas attendre qu’elle trouvât quelque chose d’incomplet à ce bonheur. Je disais que c’était l’heure de rentrer. Nous remontions en voiture. Sa voix était toute changée, hardie et enrouée. Et en effet elle était une autre personne, car à peine entrée dans la voiture elle jetait sa main autour de mon cou, rapprochait nos têtes, sous sa jupe de toile serrait ses jambes contre les miennes, me caressait les genoux, semblait ne pas pouvoir supporter entre nous ce grand intervalle qui n’avait jamais à d’autres moments paru la gêner. J’apercevais vaguement qu’elle avait cette peau blême, avec les pommettes enflammées comme chaque fois qu’elle avait bu du champagne et de fait comme j’en avais bu très peu elle en avait presque pris une bouteille. J’aurais bien voulu voir cette peau pâlie qui faisait d’elle un être tout différent, presque crapuleux, mais il faisait trop sombre, tout au plus je mettais ses joues dans la lumière quand une éclaircie d’arbres laissait le clair de lune entrer vivement dans la voiture; mais nous rentrions aussitôt dans l’ombre. Albertine mettait tout le temps sa tête sur mon cou, je sentais en les embrassant combien ses joues étaient chaudes et son haleine avait une délicieuse odeur de vin.[1]

La Coudrée: c'était un but de promenade de Proust. Il a noté d'effacer le nom: «Un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés»

Nous sommes en plein cliché, avec Albertine qui s'émerveille tandis que le narrateur reste froid. Ce narrateur est à comparer avec le jeune Proust des Plaisirs et les Jours.
La scène se déroule sur fond de clair de lune, et Proust s'en moque dans ce passage des brouillons, mais deux passages importants de La Recherche se déroulent sur fond de clair de lune, le baiser de maman au début et le baiser refusé par Albertine.
La littérature est abondamment citée et récitée dans ce passage (il manque à la citation les mots par lesquels le narrateur se vante d'éblouir Albertine en lui servant des citations toutes préparées de grands auteurs, en faisant comme si elles lui venaient juste à l'esprit), c'est un véritable florilège: Hugo, Baudelaire, Leconte de Lisle, Flaubert, Bourget. Il y a une dimension moqueuse à cet étalage: «comme s'il s'agissait de quelques perles négligemment tirées du coffret de ma mémoire». On a déjà vu Mme de Villeparisis se moquer de ces évocations du clair de lune, quand elle raconte comment M. de Chateaubriand récitait toujours les mêmes vers à propos du clair de lune.[2]
Proust prend ses distances avec Mme de Villeparisis qui confond jugement moral et jugement esthétique.

Écrire, c'est peut-être d'abord se souvenir de ce qu'on a écrit pour le faire varier. Ainsi, il existe quatre versions de la fameuse nuit américaine de Chateaubriand.

On entendait par moments le cri étrange d’un oiseau de nuit. Puis tout se taisait. S’il y avait un peu de vent et si un nuage passait sur la lune nous la regardions diminuer, le nuage s’opâliser et elle enfin reparaître.

Ces lignes porte la trace d'un précédent texte paru en 1894, "Sonate au clair de lune", dans Les Plaisirs et les Jours: «Par moments, de légers nuages passaient sur elle, mais ils se coloraient alors de nuances bleues dont la pâleur était profonde comme la gelée d'une méduse ou le coeur d'une opale.» L'autocitation se complique d'une référence baudelairienne, puisque l'opale apparaît dans le sonnet de Baudelaire "Tristesses de la lune": «Aux reflets irisés comme un fragment d'opale».
On peut y voir également une référence à Chateaubriand: «on entendait par moment le cri étrange d'un oiseau de nuit» (Proust) est à rapprocher du «gémissement de la hulotte» dans Essai sur la Révolution (ou plutôt Le génie du christianisme?) On songe également aux lignes de Proust à propos de Chateaubriand dans Contre Sainte-Beuve:

J'aime lire Chateaubriand parce qu'en faisant entendre toutes les deux ou trois pages (comme après un intervalle de silence dans les nuits d'été on entend les deux notes, toujours les mêmes, qui composent le chant de la chouette) ce qui est son cri à lui, aussi monotone mais aussi inimitable, on sent bien ce que c'est qu'un poète. Il nous dit que rien n'est sur la terre, bientôt il mourra, l'oubli l'emportera ; nous sentons qu'il dit vrai, car il est un homme parmi les hommes; mais tout d'un coup parmi ces événements, ces idées, par le mystère de sa nature il a découvert cette poésie qu'il cherche uniquement, et voici que cette pensée qui devait nous attrister nous enchante et nous sentons non pas qu'il mourra, mais qu'il vit, qu'il est quelque chose de supérieur aux choses, aux événements, aux années, et nous sourions en pensant que ce quelque chose est le même que nous avons déjà aimé en lui.

Ces lignes sont étranges, car elles donnent à penser que Chateaubriand n'est Chateaubriand que par intervalles.
Chateaubriand n'est pas cité parmi le florilège de poètes cités, mais on retrouve des allusions assez précises qui pointent vers lui. Il en est de même pour les allusions à Madame Bovary: elle n'est jamais citée, mais on peut reconstituer une série d'allusions progressivement effacées.

L'invisible allusion à Flaubert

1/ 1ère hypothèse, à partir des brouillons

Elle disait « il fait un temps merveilleux ». Je ne voulais pas attendre qu’elle trouvât quelque chose d’incomplet à ce bonheur. Je disais que c’était l’heure de rentrer. Nous remontions en voiture. Sa voix était toute changée, hardie et enrouée. Et en effet elle était une autre personne, car à peine entrée dans la voiture elle jetait sa main autour de mon cou, rapprochait nos têtes, sous sa jupe de toile serrait ses jambes contre les miennes, me caressait les genoux, semblait ne pas pouvoir supporter entre nous ce grand intervalle qui n’avait jamais à d’autres moments paru la gêner. J’apercevais vaguement qu’elle avait cette peau blême, avec les pommettes enflammées comme chaque fois qu’elle avait bu du champagne et de fait comme j’en avais bu très peu elle en avait presque pris une bouteille. J’aurais bien voulu voir cette peau pâlie qui faisait d’elle un être tout différent, presque crapuleux, mais il faisait trop sombre, tout au plus je mettais ses joues dans la lumière quand une éclaircie d’arbres laissait le clair de lune entrer vivement dans la voiture; mais nous rentrions aussitôt dans l’ombre. Albertine mettait tout le temps sa tête sur mon cou, je sentais en les embrassant combien ses joues étaient chaudes et son haleine avait une délicieuse odeur de vin.

Il n'y a là aucune allusion apparente à Flaubert. Pour retrouver la trace d'une allusion, il faut rechercher dans Madame Bovary les scènes relatives à la lune. Il y en a plusieurs, et celle qui me paraît la plus pertinente est la première phrase du troisième chapitre de la troisième partie:

Ce furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune de miel.
[...]
Une fois, la lune parut ; alors ils ne manquèrent pas à faire des phrases, trouvant l’astre mélancolique et plein de poésie ; même elle se mit à chanter:
Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions, etc.
Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le vent emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme des battements d’ailes, autour de lui.
Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de la chaloupe, où la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les draperies s’élargissaient en éventail, l’amincissait, la rendait plus grande. Elle avait la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel. Parfois l’ombre des saules la cachait en entier, puis elle réapparaissait tout à coup, comme une vision, dans la lumière de la lune.[3]

La situation décrite dans ce passage est comparable à celle décrite par Proust dans son brouillon, il s'agit à la fois d'une promenade sentimentale et d'une mise à distance du poncif. Flaubert utilise une citation de lamartine, que paraît-il il détestait.
«Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le vent emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme des battements d’ailes, autour de lui»: cette description est l'antithèse de la voix d'Albertine, enrouée, rendue hardie par l'ivresse. Proust semble reprocher à Flaubert de ne pas se libérer du poncif. Il fait chuter Emma par la pose d'Albertine. Le motif de la voix chez Flaubert avait déjà été pastiché par Proust dans L'affaire Lemoine. On songe également au dernier chapitre de L'Education sentimentale, quand madame Arnoux retrouve Frédéric: «Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d'une cloche apporté par le vent; [...]»

Pour revenir à Madame Bovary: «Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de la chaloupe, où la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les draperies s’élargissaient en éventail, l’amincissait, la rendait plus grande. Elle avait la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel.» : la posture sublime ou pseudo-sublime est reprise en négatif dans la posture d'Albertine, presque crapuleuse.
De même, l'éclairage des scènes chez Flaubert et Proust est inversée, chez Flaubert Emma est en pleine lumière, parfois cachée («Parfois l’ombre des saules la cachait en entier, puis elle réapparaissait tout à coup, comme une vision, dans la lumière de la lune.»), tandis que chez Proust, Albertine est dans l'ombre, parfois éclairée («mais il faisait trop sombre, tout au plus je mettais ses joues dans la lumière quand une éclaircie d’arbres laissait le clair de lune entrer vivement dans la voiture; mais nous rentrions aussitôt dans l’ombre.») On trouve la même alternance de l'ombre et de la lumière, mais inversée. C'est un jeu symétrique, à l'Emma sulpicienne en pleine lumière correspond l'Albertine dans l'ombre dont seules les joues, objet du désir, apparaissent parfois dans la clarté de la lune.
Il semblerait que nous assistons à un bref "Contre Flaubert".

2/ 2ième hypothèse, à partir du texte définitif
Curieusement la scène éclate. Dans le cahier 55, le florilège des poêtes cités est très raccourci et Flaubert a disparu. La seconde partie de la scène, Albertine à demi-ivre, se retrouve dans le cahier 72 (ou 77?). La capotte est rabattue ("fermée" est rayé sur les brouillons, remplacé par "rabattue"). Il s'agit d'une promenade de ferme en ferme avec Albertine lors du voyage à Balbec, promenade au cours de laquelle les deux promeneurs demandent du cidre. Proust a noté: «mettre ici le passage écrit dans le cahier vert sur sa demi-ivresse». Les effets de lune ont disparu. La scène se passe sans équivoque avant le coucher du soleil. Il y a effacement des jeux d'ombres et de lumières.
Cependant, on s'aperçoit que la scène emprunte à un autre passage de Madame Bovary.

Voici le passage définitif dans Sodome et Gomorrhe, passage que vous avez déjà cité lors de votre cours (dit-elle en se tournant vers Antoine Compagnon):

En quittant Marcouville, pour raccourcir, nous bifurquions à une croisée de chemins où il y a une ferme. Quelquefois Albertine y faisait arrêter et me demandait d’aller seul chercher, pour qu’elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du cidre, qu’on assurait n’être pas mousseux et par lequel nous étions tout arrosés. Nous étions pressés l’un contre l’autre. Les gens de la ferme apercevaient à peine Albertine dans la voiture fermée, je leur rendais les bouteilles; nous repartions, comme afin de continuer cette vie à nous deux, cette vie d’amants qu’ils pouvaient supposer que nous avions, et dont cet arrêt pour boire n’eût été qu’un moment insignifiant; supposition qui eût paru d’autant moins invraisemblable si on nous avait vus après qu’Albertine avait bu sa bouteille de cidre ; elle semblait alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elle et moi un intervalle qui d’habitude ne la gênait pas; sous sa jupe de toile ses jambes se serraient contre mes jambes, elle approchait de mes joues ses joues qui étaient devenues blêmes, chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d’ardent et de fané comme en ont les filles de faubourgs. À ces moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle changeait de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie, presque crapuleuse. Le soir tombait.[4]

Désormais la voix est devenue point d'orgue. On ne peut trouver de références flaubertiennes que dans la ferme et le cidre. On sait que Proust avait copié la phrase dans laquelle Binet arrose ses voisins avec du cidre [5]
La seule trace de l'allusion que l'on puisse trouver, c'est la minuscule imperfection "les gens de la ferme/voiture fermée", qui attire l'attention et qui bien entendu rappelle la scène fameuse de Madame Bovary, scène censurée en 1856 lors de la parution en feuilleton pour délit d'outrage aux bonnes mœurs et qui fut publiée l'année suivante après l'acquittement de Flaubert. Cette scène fut lu par l'avocat de Flaubert durant le procès afin que chacun puisse juger de son caractère outrageant.
(Nathalie Mauriac Dyer commence à lire. La scène est longue, comique par son accumulation de noms, le désarroi du cocher et l'étonnement des passants, les rires fusent, tout cela confirme ma conviction que Madame Bovary ne doit pas être lue, mais écoutée):

– Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.
– Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture.
Et la lourde machine se mit en route.
Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.
– Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.
– Non, tout droit ! cria la même voix.
Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et, longtemps, du côté d’Oyssel, au delà des îles.
Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisième halte devant le jardin des plantes.
– Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars et derrière les jardins de l’hôpital, où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet jusqu’à la côte de Deville.

Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillard-bois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, – devant la Douane, – à la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière Monumental. De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.
[6]

L'hypothèse que je fais repose sur ses «stores tendus» qui rappellent la «voiture fermée». On retrouve le jeu d'inversions entre les deux auteurs, les gens de la ferme supposent à tort une vie d'amants au couple narrateur/Albertine, tandis que chez Flaubert, les bourgeois ne comprennent pas. Jamais Proust ne précise que la voiture est une automobile.

3/ Peut-on valider cette lecture? A priori, oui, si l'on se reporte à un "poteau indicateur" laissé par Proust quelques pages plus haut, passage auquel vous avez déjà fait allusion ici (dit-elle en se tournant vers Antoine Compagnon). Rétrospectivement, on comprend que Proust a voulu nous préparer à cette lecture flaubertienne:

Mais l’automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, dont j’avais encore les maisons dans les yeux, comme nous descendions la côte de traverse qui aboutit à Parville (Paterni villa), apercevant la mer d’un terre-plein où nous étions, je demandai comment s’appelait cet endroit, et avant même que le chauffeur m’eût répondu, je reconnus Beaumont, à côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenais le petit chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville. Comme un officier de mon régiment qui m’eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement d’une grande famille, et dont j’aurais appris qu’il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville, ainsi Beaumont, relié tout d’un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverina m’eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées ailleurs que dans l’atmosphère close d’un roman.[7]

Ici Madame Bovary est le personnage et non le roman, et l'on peut voir dans l'atmosphère close du roman une analogie avec la voiture. Les héroïnes de roman se répondent et se ressemblent, elles sont cousines.
On remarque la multitude des lieux géographiques, nommés par Flaubert, et l'on sait que les toponymes flaubertiens sont autant de métonymies du corps féminins.

La Sanseverina est également citée. Donc si ma lecture est juste, si le nom de madame Bovary est un poteau indicateur qui prépare l'allusion à venir, nous devrions également trouver dans les pages suivantes une allusion à La Chartreuse de Parme.
Et c'est effectivement le cas dans un passage où le narrateur et Albertine déjeunent à Rivebelle après l'épisode de la voiture close. Un jeune serveur a remarqué Albertine:

Il fut un moment à côté de nous. Albertine répondit distraitement à ce que je lui disais. Elle le regardait avec des yeux agrandis. Pendant quelques minutes je sentis qu’on peut être près de la personne qu’on aime et cependant ne pas l’avoir avec soi. Ils avaient l’air d’être dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par ma présence, et suite peut-être de rendez-vous anciens que je ne connaissais pas, ou seulement d’un regard qu’il lui avait jeté – et dont j’étais le tiers gênant et de qui on se cache. Même quand, rappelé avec violence par son patron, il se fut éloigné, Albertine, tout en continuant à déjeuner, n’avait plus l’air de considérer le restaurant et les jardins que comme une piste illuminée, où apparaissait çà et là, dans des décors variés, le dieu coureur aux cheveux noirs. Un instant je m’étais demandé si, pour le suivre, elle n’allait pas me laisser seul à ma table.[8]

Ce contexte triangulaire se retrouve exactement au chapitre 7 de La Chartreuse de Parme. Le comte Mosca souffre en présence de Fabrice et de la Sanserevina qui semblent à peine avoir conscience de sa présence:

"Ici même que suis-je autre chose que le terzo incomodo?"(Cette belle langue italienne est toute faite pour l'amour!) Terzo incomodo (un tiers présent qui incommode)! Quelle douleur pour un homme d'esprit de sentir qu'on joue ce rôle exécrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s'en aller!"

Ainsi on retrouve exactement dans les deux textes la même structure du désir et ce même mot de "tiers".
On a ici la démonstration d'une méthode de lecture; il existe un système proustien, une signalétique proustienne de l'allusion.

Où nous mène cette constation? Le texte ne fait-il jamais que référence à d'autres textes, est-il coupable du plus impardonnable des crimes, le crime d'autotélie? La littérature ne se souviendrait-elle que d'elle-même?
Je crois que Proust veut nous montrer que nos comportements sont tissus de scénarios littéraires. Nous ne faisons que reproduire à l'identique ou par antinomie.

Il me semble que bien plus que la voix d'Albertine, c'est la voix de Proust habitée par la voix de Flaubert que nous entendons dans ce passage.

                                   ***

Comme d'habitude, je n'ai pas bien suivi l'échange qui a suivi. Compagnon ne s'est pas montré convaincu par la démonstration concernant la Sanseverina. Mauriac Dyer a répondu que cette citation ne servait qu'à valider l'hypothèse du "poteau indicateur". Compagnon a renchéri en approuvant l'hypothèse d'une signalisation de l'allusion, «comme le dit Michael Riffaterre», l'allusion n'est jamais complètement cachée.

C'est également à ce moment-là que Nathalie Mauriac Dyer a parlé de l'effacement de la source dont il resterait une trace dans le texte comme un écho dont il manquerait le son originel.


Ajout le 07/02/07: la version de sejan.

                                   ***

trouvaille le 4 février 2007

J'ai retrouvé en feuilletant La Recherche un passage qui raconte une promenade au clair de lune dans le bois de Chantepie, où le visage reste dans l'ombre et où la boisson est du champagne, et non du cidre. Il s'agit de deux passages de La Fugitive (Clarac t3), le narrateur se souvient:

L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. (p.481)
[...] ou bien, les soirs où nous avions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la voix provocante, changée, avec cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair de lune et que j'essayais maintenant en vain de me rappeler, de revoir, dans l'obscurité qui ne finirait plus. (p.488)

Ici l'effet de la nuit et de la mort se confondent, voir et se souvenir deviennent également impossibles.

Selon la méthode de lecture de N. Mauriac Dyer, il faudrait trouver un poteau indicateur Flaubert. Je propose la phrase qui suit celle que je viens de citer p.481:

L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il m'arrivait d'isoler sur le dos d'un banc, de recueillir la pureté naturelle d'un rayon de lune... (p.481)

Ce «dos de banc» rappelle furieusement le "banc Frédéric" de la fin de L'éducation sentimentale... (j'exagère, je sais. Mais puisque Tlön paraît trouver cela évident...)

Notes

[1] Cahier 54, ff. 54 v°, 55 v°, 85 v° ; transcription linéarisée et simplifiée (F. Goujon, N. Mauriac Dyer, Ch. Nakano) (aimablement transmis par N. Mauriac Dyer que je remercie.)

[2] À l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p.721/ Tadié t2 p.80

[3] Madame Bovary, partie III, chapitre 3

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p1015/ Tadié t3 p.403

[5] Madame Bovary, partie II, chapitre 14

[6] Madame Bovary, partie III, chapitre 1

[7] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.1005/ Tadié t3 p.393

[8] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.1016/ Tadié t3 p.404-405