Je voudrais poursuivre notre étude des Vices et des Vertus. Revenons à la Charité et l'envie, Caritas et Invidia.
Nous avons vu les deux faces de l'Envie, celle qui éprouve de la peine au bonheur d'autrui, et celle du Suave Mari magno, un sentiment complémentaire, qui éprouve de la joie devant le malheur d'autrui.
J'avais utilisé le nom d'épicaricatie pour désigner ce sentiment, mais une fois que j'eus quitté cette salle, je me suis dit qu'il y avait une expression qui convenait: la joie mauvaise. La Shadenfreude, c'était la joie mêlée de méchanceté:

Quand Sarah m'annonça que Gisèle s'était foulé le pied je sentis une mauvaise joie. (Gide)

On trouve également dans le journal d'Amiel de nombreux passages où celui-ci dénonce la tartufferie genevoise. (Je cite à peu près) : «Ceux qui devraient donner l'exemple sont souvent encore plus dénigreurs, il oublient le commandement "ne jugez pas"». Ils sont pleins «d'acrimonie vigilante, d'inventions gratuites et de commisération hypocrite.» Ces trois traits définissent la méchanceté genevoise. On voit que Genève est à Amiel ce que Grenoble est pour Stendhal. Amiel dit encore : «Quand j'ai passé la frontière, je remplace la défiance par la cordialité», il y a quelque chose «d'astringeant et d'agressif» dans le comportement des Genevoix, un «soupçon ironique», une parole perfide, de la mauvaise joie, un venin hypocrite confit en badinage,...
Pour survivre à Genève, il faut de la «défiance et de la mordacité». «Le Genevoix est un loup pour le Genenevoix.» Amiel reproche aux Genevois leur caractère agressif, soupçonneux et ricaneur. «On est aumônier à Genève mais on est méchant».
La mauvaise joie est résumé par le terme "avenaire". C'est un terme roman qui vient de ad-venarius, l'étranger : la mauvaise joie, c'est ce sentiment de supériorité que l'on ressent à l'égard de l'étranger. Cela rappelle "le rire diabolique" chez Stendhal et les auteurs anglais.
Dans cette mauvaise joie, il n'y a pas de sympathie pour l'autre. On est séparé de l'autre.

Bloch est le grand représentant de l'envie sous ses deux formes. Lorsque le héros publie un article dans le Figaro, on assiste au déplaisir de Bloch: il éprouve de la peine devant le bonheur de son ami, ce qui est l'une des formes de l'envie, l'autre étant le bonheur devant la souffrance d'autrui.
Le narrateur évoque les être généreux et inconnus qui lui écrivent pour le féliciter, Mme Goupil et M. Sauton, qu'il ne reconnaîtra pas tout de suite mais s'avèrera être Théodore (dans Le Temps retrouvé) le modèle du mauvais garçon, tandis que Bloch ne dit rien :

Ainsi, quand quelque chose vous arrive dans la vie qui retentit un peu, des nouvelles nous viennent de personnes situées si loin de nos relations et dont le souvenir est déjà si ancien que ces personnes semblent situées à une grande distance, surtout dans le sens de la profondeur. Une amitié de collège oubliée, et qui avait vingt occasions de se rappeler à vous, vous donne signe de vie, non sans compensation d’ailleurs. C’est ainsi que Bloch, dont j’eusse tant aimé savoir ce qu’il pensait de mon article, ne m’écrivit pas. Il est vrai qu’il avait lu cet article et devait me l’avouer plus tard, mais par un choc en retour. En effet, il écrivit lui-même quelques années plus tard un article dans le Figaro et désira me signaler immédiatement cet événement. Comme il cessait d’être jaloux de ce qu’il considérait comme un privilège, puisqu’il lui était aussi échu, l’envie qui lui avait fait feindre d’ignorer mon article cessait, comme un compresseur se soulève; il m’en parla, mais tout autrement qu’il ne désirait m’entendre parler du sien: «J’ai su que toi aussi, me dit-il, avais fait un article. Mais je n’avais pas cru devoir t’en parler, craignant de t’être désagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des choses humiliantes qui leur arrivent. Et c’en est une évidemment que d’écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des five o’clock, sans oublier le bénitier.»[1]

Voilà un commentaire assez étrange. Bloch écrit exactement ce qu'il n'a pas envie d'entendre sur son propre article. Il tente de convertir la peine que lui a fait le bonheur de l'autre. En même tent il prend le risque de ternir sa propre joie en dénigrant le journal où il vient de publier.

Le ricanement

Le terme de "mauvaise joie" n'apparaît pas dans La Recherche, mais celui de ricanement. Le Trésor de la langue française définit ainsi le ricanement: «Action de ricaner; rire forcé ou contenu qui traduit la joie mauvaise, la moquerie ou le cynisme.»
On en trouve plusieurs exemple. Après l'exécution de Charlus, Mme Verdurin ricane:

«Ski dit qu’il avait des larmes dans les yeux, as-tu remarqué cela? Je n’ai pas vu de larmes. Ah! si pourtant, je me rappelle, corrigea-t-elle dans la crainte que sa dénégation ne fût crue. Quant au Charlus, il n’en mène pas large, il devrait prendre une chaise, il tremble sur ses jambes, il va s’étaler», dit-elle avec un ricanement sans pitié.[2]

Le même ricanement accompagne l'exécution de Saniette par les Verdurins (dans Sodome et Gomorrhe).
Un autre exemple est fournit par Gilberte, et qui tient directement à sa double nature, généreuse par son père, mesquine par sa mère. Gilberte est ainsi décrite dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs:

[...] il y avait au moins deux Gilberte. Les deux natures, de son père et de sa mère, ne faisaient pas que se mêler en elle ; elles se la disputaient, et encore ce serait parler inexactement et donnerait à supposer qu’une troisième Gilberte souffrait pendant ce temps-là d’être la proie des deux autres. Or, Gilberte était tour à tour l’une et puis l’autre, et à chaque moment rien de plus que l’une, c’est-à-dire incapable, quand elle était moins bonne, d’en souffrir, la meilleure Gilberte ne pouvant alors, du fait de son absence momentanée, constater cette déchéance. Aussi la moins bonne des deux était-elle libre de se réjouir de plaisirs peu nobles. Quand l’autre parlait avec le coeur de son père, elle avait des vues larges, on aurait voulu conduire avec elle une belle et bienfaisante entreprise, on le lui disait, mais au moment où l’on allait conclure, le coeur de sa mère avait déjà repris son tour ; et c’est lui qui vous répondait ; et on était déçu et irrité – presque intrigué comme devant une substitution de personne – par une réflexion mesquine, un ricanement fourbe, où Gilberte se complaisait, car ils sortaient de ce qu’elle-même était à ce moment-là.[3]

Cette fourberie se manifeste par le ricanement. Bloch quant à lui est comparé à l'hyène, ce qui n'est pas très sympathique.
Andrée non plus ne supporte pas le bonheur des autres:

Il y avait maintenant chez elle, à fleur de peau, une sorte d’aigre inquiétude, prête à s’amasser comme à la mer un «grain», si seulement je venais à parler de quelque chose qui était agréable pour Albertine et pour moi. Cela n’empêchait pas qu’Andrée pût être meilleure à mon égard, m’aimer plus – et j’en ai eu souvent la preuve – que des gens plus aimables. Mais le moindre air de bonheur qu’on avait, s’il n’était pas causé par elle, lui produisait une impression nerveuse, désagréable comme le bruit d’une porte qu’on ferme trop fort. Elle admettait les souffrances où elle n’avait point de part, non les plaisirs; si elle me voyait malade, elle s’affligeait, me plaignait, m’aurait soigné. Mais si j’avais une satisfaction aussi insignifiante que de m’étirer d’un air de béatitude en fermant un livre et en disant: «Ah! je viens de passer deux heures charmantes à lire tel livre amusant», ces mots, qui eussent fait plaisir à ma mère, à Albertine, à Saint-Loup, excitaient chez Andrée une espèce de réprobation, peut-être simplement de malaise nerveux. Mes satisfactions lui causaient un agacement qu’elle ne pouvait cacher.

Andrée en veut à l'autre pour tout plaisir éprouvé sans elle, y compris le plaisir solitaire de la lecture.

Ces défauts étaient complétés par de plus graves : un jour que je parlais de ce jeune homme si savant en choses de courses, de jeux, de golf, si inculte dans tout le reste, que j’avais rencontré avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à ricaner: «Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une instruction ouverte contre lui. Ils veulent crâner d’autant plus, mais je m’amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu’ils m’attaquent en dénonciation calomnieuse. Quelle belle déposition je ferais.»[4]

On a là la forme ordinaire de l'envie et sa forme complémentaire. Andrée souffre physiquement des plaisirs que prend le héros. Au passage, le héros fait la liste des personnes non envieuses, heureuses de sa joie: «à ma mère, à Albertine, à Saint-Loup». Ainsi, ces trois personnes sont épargnées par l'envie, y compris Saint-Loup même si on a vu son comportement par ailleurs.
Quant à Albertine, il est possible qu'elle n'éprouve jamais d'envie. Ce serait à vérifier. (Antoine Compagnon a l'air tout surpris, comme s'il venait de découvrir quelque chose à laquelle il ne s'attendait pas).

La supériorité

Le ricanement peut s'accompagner du sentiment de supériorité évoqué par Amiel.

Certes il est légitime que l’homme qui rédige des rapports, aligne des chiffres, répond à des lettres d’affaires, suit les cours de la bourse, éprouve, quand il vous dit en ricanant: «C’est bon pour vous qui n’avez rien à faire», un agréable sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci s’affirmerait tout aussi dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville, l’homme occupé le fait aussi), si votre divertissement était d’écrire Hamlet ou seulement de le lire.[5]

Il s'agit de la supériorité de l'homme d'affaires qu'on retrouve chez Bloch.

Ayant, par exemple, à dire dans une lettre que le vin qu’on buvait chez lui était un vrai nectar, il écrivait un vrai nektar, avec un k, ce qui lui permettait de ricaner au nom de Lamartine.[6]

Si Albertine n'est jamais envieuse, c'est peut-être pour cela que Bloch et elle ne s'entendent pas. Pourtant le narrateur semble en imputer la faute à un défaut d'Albertine:

Mais il ne pouvait pas plaire à Albertine. C’était peut-être du reste à cause des mauvais côtés de celle-ci, de la dureté, de l’insensibilité de la petite bande, de sa grossièreté avec tout ce qui n’était pas elle. D’ailleurs plus tard quand je les présentai, l’antipathie d’Albertine ne diminua pas. Bloch appartenait à un milieu où, entre la blague exercée contre le monde et pourtant le respect suffisant des bonnes manières que doit avoir un homme qui a «les mains propres», on a fait une sorte de compromis spécial qui diffère des manières du monde et est malgré tout une sorte particulièrement odieuse de mondanité. Quand on le présentait, il s’inclinait à la fois avec un sourire de scepticisme et un respect exagéré, et si c’était à un homme disait: «Enchanté, Monsieur», d’une voix qui se moquait des mots qu’elle prononçait, mais avait conscience d’appartenir à quelqu’un qui n’était pas un mufle.

Bloch est de ces gens qui se débrouille pour vous offenser même en vous disant bonjour.

Cette première seconde donnée à une coutume qu’il suivait et raillait à la fois (comme il disait le premier janvier: «Je vous la souhaite bonne et heureuse»), il prenait un air fin et rusé et «proférait des choses subtiles» qui étaient souvent pleines de vérité mais «tapaient sur les nerfs» d’Albertine. Quand je lui dis ce premier jour qu’il s’appelait Bloch, elle s’écria: «Je l’aurais parié que c’était un youpin. C’est bien leur genre de faire les punaises.»[7]

L'envie est décrite sous ses deux faces, mais on voit également apparaître la lâcheté. C'est le revers du Suave mari magno, qui est l'impuissance devant ce qu'on voit.
La lâcheté, c'est de refuser de voir, de détourner les yeux, devant ce qu'on pourrait empêcher.

Bonté locale, bonté universelle

Françoise incarne la lâcheté. Elle refuse de voir la souffrance, elle agit de manière contraire à la charité. Elle agit avec une morale fermée, à la genevoise. Sa compassion est abstraite tandis que sa cruauté est concrète.

Je m’aperçus peu à peu que la douceur, la componction, les vertus de Françoise cachaient des tragédies d’arrière-cuisine, comme l’histoire découvre que le règne des Rois et des Reines qui sont représentés les mains jointes dans les vitraux des églises, furent marqués d’incidents sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parenté, les humains excitaient d’autant plus sa pitié par leurs malheurs, qu’ils vivaient plus éloignés d’elle. Les torrents de larmes qu’elle versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se tarissaient vite si elle pouvait se représenter la personne qui en était l’objet d’une façon un peu précise.

On voit de nouveau apparaître le journal comme signe de la commisération hypocrite. Françoise éprouve de la sympathie pour les siens et de la sympathie pour l'humanité. Entre les deux, elle n'a qu'indifférence. L'exemple nous est donné par la nuit qui suit l'accouchement de la fille de cuisine.

Une de ces nuits qui suivirent l’accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise d’atroces coliques : maman l’entendit se plaindre, se leva et réveilla Françoise qui, insensible, déclara que tous ces cris étaient une comédie, qu’elle voulait «faire la maîtresse». Le médecin, qui craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecine que nous avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait dit de nous reporter pour trouver l’indication des premiers soins à donner. Ma mère envoya Françoise chercher le livre en lui recommandant de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d’une heure, Françoise n’était pas revenue ; ma mère indignée crut qu’elle s’était recouchée et me dit d’aller voir moi-même dans la bibliothèque. J’y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait la description clinique de la crise et poussait des sanglots maintenant qu’il s’agissait d’une malade-type qu’elle ne connaissait pas. À chaque symptôme douloureux mentionné par l’auteur du traité, elle s’écriait: «Hé là! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine? Hé! la pauvre!»
Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler ; elle ne put reconnaître ni cette agréable sensation de pitié et d’attendrissement qu’elle connaissait bien et que la lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir de même famille; dans l’ennui et dans l’irritation de s’être levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine, et à la vue des mêmes souffrances dont la description l’avait fait pleurer, elle n’eut plus que des ronchonnements de mauvaise humeur, même d’affreux sarcasmes, disant, quand elle crut que nous étions partis et ne pouvions plus l’entendre: «Elle n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça ! ça lui a fait plaisir ! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant.

ce qui est l'équivalent de la formule "bien fait pour elle, elle n'a que ce qu'elle mérite".
Françoise est-elle exceptionnelle, ou ne représente-t-elle nos fautes ordinaires, selon la formule de Montaigne? Elle est insensible à l'autre si ce n'est pas un proche et si ce n'est pas l'humanité. Nous avons là une analyse du conflit entre loyauté et équité, ou pour reprendre les termes de Bergson, entre morale fermée (loyautée) et morale ouverte (charité).

La fille tombe entre les deux catégories, pour son plus grand malheur, elle n'est ni de la famille, ni une partie de l'humanité diffuse:

Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s’il n’avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d’être rentrée pour son travail, en revanche ce même amour des siens et son désir d’assurer la grandeur future de sa maison se traduisait dans sa politique à l’égard des autres domestiques par une maxime constante qui fut de n’en jamais laisser un seul s’implanter chez ma tante,

La loyauté de Françoise envers sa famille est monstrueuse, instinctive, animale:

[...] Et comme cet hyménoptère observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient de la viande fraîche à manger, appelle l’anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons et des araignées, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centre nerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais non les autres fonctions de la vie, de façon que l’insecte paralysé près duquel elle dépose ses oeufs, fournisse aux larves, quand elles écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de résistance, mais nullement faisandé, Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous les jours des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d’asthme d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’en aller.[8]

Nous avons ici une analyse aussi fine que celle des philosophes analytiques contemporains qui distingue entre compassion abstraite et sympathie tendant à l'identification.
Dans le conflit entre loyauté et équité, nous sommes en principe censés le résoudre en faveur de l'équité. Mais ici, c'est la loyauté qui est choisie systématiquement.

Prenons un dernier exemple, celui de la reine de Naples, afin de parcourir toute l'échelle sociale. La reine de Naples est véritablement bonne. Venue par hasard chercher son éventail oublié, elle protège son cousin Charlus après l'exécution par les Verdurins:

La Reine, en femme pleine de bonté, concevait la bonté d’abord sous la forme de l’inébranlable attachement aux gens qu’elle aimait, aux siens, à tous les princes de sa famille, parmi lesquels était M. de Charlus, ensuite à tous les gens de la bourgeoisie ou du plus humble peuple qui savaient respecter ceux qu’elle aimait et avoir pour eux de bons sentiments.

Il s'agit d'une morale qui s'étend par cercles concentriques. Bergson réprouvait cette conception de la morale. Il fallait dès lors une conversion pour passer à la charité véritable.

C’était en tant qu’à une femme douée de ces bons instincts qu’elle avait manifesté de la sympathie à Mme Verdurin. Et, sans doute, c’est là une conception étroite, un peu tory et de plus en plus surannée de la bonté. Mais cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente chez elle. Les anciens n’aimaient pas moins fortement le groupement humain auquel ils se dévouaient parce que celui-ci n’excédait pas les limites de la cité, ni les hommes d’aujourd’hui la patrie, que ceux qui aimeront les États-Unis de toute la terre.

Voilà une réflexion très kantienne, qui oppose la bonté conservatrice, ancienne, à la bonté moderne et démocratique.

Tout près de moi, j’ai eu l’exemple de ma mère que Mme de Cambremer et Mme de Guermantes n’ont jamais pu décider à faire partie d’aucune oeuvre philanthropique, d’aucun patriotique ouvroir, à être jamais vendeuse ou patronnesse. Je suis loin de dire qu’elle ait eu raison de n’agir que quand son coeur avait d’abord parlé et de réserver à sa famille, à ses domestiques, aux malheureux que le hasard mit sur son chemin, ses richesses d’amour et de générosité ; mais je sais bien que celles-là, comme celles de ma grand’mère, furent inépuisables et dépassèrent de bien loin tout ce que purent et firent jamais Mmes de Guermantes ou de Cambremer.[9]

On assiste à un débat sur la nature de la morale ouverte et de la morale fermée, à l'opposition entre la morale traditionnelle et la bonté philanthropique. Le narrateur ne nie pas la valeur de cette dernière bonté mais ne cache pas qu'il préfère la bonté plus ancienne qui s'intéresse aux malheureux croisés par hasard.
Parmi les cas de bonté , on a vu aussi celle des Verdurins, qui prennent soin de Saniette à condition que cela ne se sache pas:

Merci, je n’ai pas envie que nous soyons obligés de devenir les bienfaiteurs du genre humain. Pas de philanthropie![10]

C'est encore une condamnation de la philanthropie.

Personne n'échappe à l'ambiguïté de la charité, sauf la mère et la grand-mère, et peut-être Albertine.

Et le narrateur, qu'en est-il? Il s'accuse au moment de l'exécution de Charlus:

Lâche comme je l’étais déjà dans mon enfance à Combray, quand je m’enfuyais pour ne pas voir offrir du cognac à mon grand-père et les vains efforts de ma grand’mère, le suppliant de ne pas le boire, je n’avais plus qu’une pensée, partir de chez les Verdurin avant que l’exécution de Charlus ait eu lieu.[11]

Il éprouve de la compassion mais ne fait rien. Le plus souvent, il excuse ceux qu'il appelle les bourreaux.


la version de sejan.


Notes

[1] La Fugitive, Clarac t3, p.590

[2] La Prisonnière, Clarac t3, p.320

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.564

[4] La Prisonnière, Clarac t3, p.59

[5] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1036

[6] Ibid, p.836

[7] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.880

[8] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.122-123

[9] La Prisonnière, Clarac t3, p.320

[10] Ibid., p.325

[11] Ibid., p.309