Un jour que je m'étais trompée de références plusieurs fois de suite sur le site de la Société des Lecteurs.

Madame de Véhesse fatigue, mon cher Guillaume. Voilà donc deux fois en deux jours qu'elle confond les lieux, les personnes, les mots employés. Madame de Véhesse soupire. Oui, certes, il faudrait se reposer, mais que fait -elle donc d'autre, son plaid et son chat sur les genoux (pas un couverture de cheval, un plaid écossais, gris et rouge)?

Madame de Véhesse songe, elle regarde les toits, la lumière particulière du ciel sur les toits en zinc, elle se sent lasse, cette sortie à la banque ce matin, pour plaider sa cause, que le chèque d'adhésion au parti de l'in-nocence ne soit pas rejeté, l'a épuisée (et Madame de Véhesse rit : voilà qui aurait eu du panache, un chèque impayé pour adhérer à l'in-nocence! Si cela n'est pas vivre en camusien!).

Madame de Véhesse est sereine. Oui, certes, cet abonnement à l'ADSL ponctionne fortement sa pension de veuve, mais quelle importance, c'est désormais la seule chose qui la relie au monde, elle a si peu envie de sortir dans la rue, ce sixième étage est si haut (oui, il y a bien l'ascenceur, mais Madame de Véhesse est têtue, deux étages à pied au moins, on ne peut pas se confier entièrement à un ascenceur (et son médecin qui regrette tant qu'elle ne soit pas plus docile, qu'elle ne prenne pas ses médicaments sans faire d'histoire, comme tout le monde)). Elle fera des économies sur la nourriture, de la Floraline et des yaourts à la vanille, c'est bien suffisant, à son âge.

Madame de Véhesse est pensive. Il est bien gentil, ce petit Camus, de l'imaginer dans un grand domaine. Il lui semble soudain vivre dans une nouvelle de Maupassant, ou dans ce château de Virieu qu'elle a visité il y a quelques années. Elle pense aussi à Autant en emporte le vent, ce film qu'elle a tant aimé quand elle était jeune, à cette aristocratie déchue, au courage qu'il faut pour vivre après.

Madame de Véhesse feuillette Retour à Canossa. Oui, la grand-mère de Renaud Camus s'insurgeant contre les infirmières, elle le comprend si bien, ce qu'il faut de force pour se faire respecter quand on est vieille ou malade, comme tout le monde a tôt fait de ne plus prendre garde à vous en tant que personne. Elle songe avec chagrin qu'elle a beaucoup choqué sa petite-fille, lors de son dernier passage à l'hôpital, en s'étonnant que toutes les infirmières fussent noires. Qu'avait-elle besoin de dire cela, elles avaient de si beaux prénoms, Honorine, Eugénie, Hélène, comme s'il n'y avait plus que les département d'outre-mer pour aimer encore les prénoms français. Quelle détresse que ces derniers faire-parts reçus, Killian ou Cerise ou Gwendal...

Madame de Véhesse pense qu'elle a bien de la chance, dans sa solitude, d'avoir découvert Renaud Camus, elle qui ne pensait ne plus pouvoir lire que Yourcenar ou Claude Simon parmi les auteurs français contemporains. Elle sait que grâce à lui elle garde à distance la sénélité, la mémoire des dates lui revient, elle reprend goût à la grammaire, et se demande même s'il est encore temps de reprendre le latin ou l'allemand. Et pourquoi pas, le temps ne lui est plus compté que par la mort.
Et elle pense à cette omniprésence de la mort dans l'œuvre de Renaud Camus. Il est peut-être là, le secret de cet attachement à la forme. C'est si peu de choses, une vie, les années qui passent. Mais c'est tout ce que nous avons.

Madame de Véhesse somnole. Il est quatre heures et demi, bientôt elle dormira profondément. Encore une nuit de veille en perspective, ça ne la dérange pas, elle aime la nuit, son silence, le ralentissement de la vie et la plus grande acuité de l'esprit.
Mais il faut dormir, maintenant, sinon Dieu sait quelle confusion elle fera, la prochaine fois.