2 heures et demie. Encore une journée bien commencée qui capote sur ma faiblesse : à dix heures je me préparais à répondre enfin à la lettre d'un lecteur des Manières du temps. Il me parlait de certains passages que j’ai voulu relire avec son œil. J’ai donc pris le livre, et m’y suis abîmé deux heures. Comme ce lecteur-là était extrêmement bienveillant et que j’ai toujours tendance à me rallier aux opinions, bonnes ou mauvaises, qu’on m’exprime, j’ai trouvé qu’en effet certaines pages n’étaient pas trop mauvaises. Il y a là trop de préciosité, sans doute, et l’auteur se sort mal de l’exaspérante question du subjonctif imparfait : il y est attaché en principe, et aux règles en général ; mais l’application stricte de celle-ci a quelque chose d’affecté (c’est du moins mon avis).

Renaud Camus, Journal romain, extrait de l'entrée du 14 février 1986

A m'essayer aux joies du subjonctif imparfait depuis deux ans, j'ai fait quelques constatations. Tout d'abord, il devient assez rapidement naturel, et il faut faire attention à ne pas le suremployer: la concordance des temps dépend du sens et ne doit pas être appliquée mécaniquement. D'autre part, l'esthétique du subjonctif imparfait dépend du groupe auquel appartient le verbe: assez laid pour les verbes du premier groupe, sans intérêt car quasi invisible pour les verbes du deuxième groupe , le subjonctif imparfait révèle des trésors utilisé pour les verbes du troisième groupe. C'est souvent plus joli à l'oreille et à l'âme que le subjonctif présent.

En écoutant le révérend Dusseroy mercredi dernier, je pris conscience que le passé simple était sans doute autant en danger, voir plus, que le subjonctif imparfait. Il est peut-être davantage en danger car prendre l'habitude d'utiliser le passé simple à l'oral à la place du passé composé est très difficile.

Voici un extrait que j'aime beaucoup de la leçon inaugurale d'Harald Weinrich au Collège de France le 29 janvier 1993, extrait fort en suspense et que l'accent de Weinrich rend absolument charmant:

[...] Le passé simple ne doit être employé que pour des événements éloignés dans le temps de plus d'une journée. Si en revanche ils sont d'un temps plus récent, le passé composé en prend la place. Exemple: il partit hier. Il est parti aujourd'hui.
[...] Madame de Sévigné se conforme méticuleusement à cette règle. Ainsi par exemple l'adverbe hier est un déclencheur presque automatique du passé simple: "Je fus hier à un service de M. le chancelier à l'oratoire." Inversement, l'adverbe aujourd'hui déclenche presque infailliblement le passé composé : "Aujourd'hui 17 novembre 1664 Monsieur Fouquet a été pour la seconde fois sur la sellette."
[...] La mort du duc de La Rochefoucauld nous permettra d'être plus précis encore. En fait, nous apprenons par une lettre de Mme de Sévigné qu'il est mort exactement à minuit entre le 16 et le 17 mars 1680. Mme de Sévigné, qui communique cet événement d'ailleurs très douloureux pour elle dans une lettre du 17 mars, se trouve alors devant un choix assez difficile du temps verbal adéquat: mourut-il à 24 heures du 16 mars ou est-il mort à 0 heure le 17 mars? Elle se décide à mettre le passé composé. [...]

(Dans la suite de son exposé, H. Weinrich expose toutefois ses doutes quant à l'opportunité d'utiliser les règles de l'âge classique pour parler et écrire aujourd'hui.)


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Rodolphe m'a répondu :

Chère Valérie, ce qui rend peut-être difficile l'emploi du subjonctif imparfait, ce n'est pas tant les sonorités prétenduement cocasses ou desagréables qu'une réputation désastreuse. Ainsi, "chantassions" vous dérange. Vous devrez donc vous passer de "fascination", d' "addition", etc. (Je reprends ici la démonstration de Gide.)

"Le passé simple ne doit être employé que pour des événements éloignés dans le temps de plus d'une journée. Si en revanche ils sont d'un temps plus récent, le passé composé en prend la place. Exemple: il partit hier. Il est parti aujourd'hui".

Cette règle est trop rudimentaire, ou même simpliste. Pour bien comprendre la valeur des temps verbaux, il faut garder à l'esprit qu'une forme verbale exprime à la fois le temps chronologique et un "aspect" de l'action. Comme le passé simple, le passé composé situe l'action, ou un état, sur la partie gauche de l'axe chronologique. Mais par le jeu de l'auxiliaire, le passé composé précise que les conséquences de l'action se font sentir jusque dans le présent. Bien sûr, plus l'action est lointaine, plus ses conséquences risquent de s'estomper. Dans ces conditions, la règle de Weinrich est validée.


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ma réponse

Comme vous y allez... Il n'en faudrait guère plus pour que je m'émusse de vos insinuations. Je n'ai pas parlé de la première personne du pluriel, j'emploie davantage la première du singulier, la deuxième du pluriel et les troisièmes personnes. Ce qui me dérange dans les verbes du premier groupe, c'est le "a" de l'affixe. Le troisième groupe propose des affixes en i et en u que je trouve plus jolis, plus discrets (comparez que vous brouillassiez et que vous bouillissiez, que je peignasse et que je peignisse). Je préfère les verbes qui condensent leur radical au passé simple (radical sur lequel se forme le subjonctif imparfait )(venir, prendre, mettre, etc), il y a également des considérations de longueur du mot. Il s'agit selon les moments d'employer discrètement le subjonctif imparfait parce qu'il doit s'employer, ou de le mettre en relief dans une volonté rieuse ou batailleuse ou par esbrouffe. (Le subjonctif imparfait n'est plus obligatoire depuis 1905, je crois).

"Le passé simple ne doit être employé que pour des événements éloignés dans le temps de plus d'une journée. Si en revanche ils sont d'un temps plus récent, le passé composé en prend la place. Exemple: il partit hier. Il est parti aujourd'hui".

Cette règle est trop rudimentaire, ou même simpliste.

'' Vous êtes plus affirmatif qu'Harald Weinrich. Cette règle est citée par Friedrich Diez dans la Grammaire des langues romanes''. On en trouve l'origine chez Henri Estienne au XVIe, certains grammairiens du XVIIe la diffusent tandis que d'autres contestent un usage mécanique, purement chronologique, des temps.

Dans sa leçon inaugurale, Weindrich rappelle la structure dissymétrique des temps, quatre temps pour le passé en grec, trois en latin, à nouveau quatre dans les langues romanes. La multiplicité des temps pour évoquer le passé serait dû à la valeur narrative de la langue. Il note l'effacement progressif du passé simple à partir du XIXe dans toutes les langues romanes, qu'il lie, en citant un essai de Walter Benjamin, Le Narrateur, à la prépondérance accordée progressivement à l'information (le journaliste) contre l'expérience (le sage). Il remarque d'ailleurs que le passé simple recule moins en Italie du Sud, moins industrialisée, qu'en Italie du Nord. Il note d'autre part que si le passé composé tend à remplacer le passé simple dans les récits oraux de tous les jours, c'est plutôt le présent qui est utilisé dans les récits oraux plus formels.

Enfin, Weindrich souligne que l'usage du passé simple par Madame de Sévigné reste une caractéristique du style de Madame de Sévigné, et que ce style est également la marque d'une mentalité. Il paraît déconseiller l'application systématique de cette règle aujourd'hui.

Tout cela reste une question de choix.


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réponse de Henri

Mais si le journaliste occupe le devant de la scène en tant qu'informateur, ne serait-il pas plus logique que "son" temps soit le passé simple, propre au récit des événements? Et le "temps du sage", est-ce que ce ne serait pas plutôt le présent de vérité générale, ou le passé composé actualisant le passé dans le présent? La remarque de W. Benjamin me surprend. En tous cas, l'effacement du passé simple semble coïncider avec une certaine modernité, avec "l'heure Adler", comme dit Renaud Camus dans son Journal. L'heure Adler, c'est l'heure du présent perpétuel de l'énonciation...


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ma réponse

Oups. Benjamin ne parle pas du passé simple, ce n'est pas sa préoccupation, c'est Weindrich qui s'appuie sur les observations de Benjamin pour étayer ses hypothèses. Je ne possède qu'une cassette, ce qui m'oblige à des transcriptions extrêmement fastidieuses, j'ai donc choisi de résumer. Or les citations de Benjamin par Weindrich et les hypothèses de Weindrich à partir de Benjamin s'entremêlent étroitement.

Benjamin prédit la fin de la narration avec l'avènement de l'information : "l'art de narrer touche à sa fin". Il s'agit de la narration orale, celle qui consiste à transmettre son expérience. C'est Weinrich (et non Benjamin) qui, reprenant cette hypothèse de Benjamin à son compte, y lit une explication possible de la disparition du passé simple, le passé simple étant à son avis le temps narratif par excellence, celui qui dépeint l'action (premier plan) sur l'arrière-plan de l'imparfait.

Pour ma part, je ferais un autre détour que Weinrich, mais j'arriverais aux mêmes conclusions. Le passé simple me semble-t-il est un temps de la surprise, de l'action, de l'enthousiasme, de la nervosité. Je lierais sa disparition au "désenchantement du monde" (ce qui revient à remplacer Benjamin par Max Weber), le passé composé étant un temps plus détaché et plus blasé. Il me semble que le passé simple implique davantage le narrateur dans l'action qu'il décrit tandis que le sujet de la phrase est davantage dans l'action. (Ils défilèrent devant le cercueil papal. Ils ont défilé devant le cercueil papal. Nous connûmes. Nous avons connu.) Il y aurait une façon simple de vérifier cette hypothèse: si elle est vraie, L'Equipe, dernier journal enthousiaste et angoissé, devrait utiliser nettement plus de passé simple que la moyenne. Il faudrait demander une étude à Anton ou Finkielkraut.

(Avez-vous noté les passés simples amusants d' Outrepas, avec leurs erreurs d'affixe?)


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réponse de Rodolphe

Le Bétis commença par péter les plombs. [...] Le très vétuste stade Manuel Ruiz de Lopéra fut en effet plongé dans le noir [...]. Ses joueurs réussirent pourtant dix bonnes première minutes [...]. Monaco vit ainsi Maicon [...]. Sorlin trouva ensuite Chevanton, qui remit judicieusement [...]. Ce début encourageant mais inefficace piqua le Betis au vif, et les Andalous se mirent à développer des mouvements plus dangereux.
L'Equipe, le 10 août 2005

La suite de l'article est essentiellement rédigée au passé simple. Pour les comptes rendus d'événements, je confirme que L'Équipe fait un sort au passé simple.

"Je lierais sa disparition au "désenchantement du monde"." Cette remarque me semble un peu naïve.

" Il me semble que le passé simple implique davantage le narrateur dans l'action qu'il décrit tandis que le sujet de la phrase est davantage dans l'action." D'un point de vue purement linguistique, c'est faux. Le passe simple présente, comme il l'indique assez bien, une action située sur la partie avant de l'axe chronologique, mais de façon distanciée, froide, objective. C'est encore la notion d'aspect qui est ici déterminante. Si vous employez le passé composé, vous présentez la même action, cette fois dans sa relation avec le présent. Avec le passé simple, le "procès", comme disent les savants, s'étale nûment, si j'ose dire, en dehors de tout contexte (Est-ce clair?). Cependant, et là vous avez raison, quoique confusément, employer le passé simple aujourd'hui, c'est prendre un ton épique, raconter avec fougue et passion un fait, important ou banal.

"Le sujet de la phrase est davantage dans l'action." Rien dans la langue, je crois, ne peut étayer ce sentiment.


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ma réponse

Merci d’avoir pris la peine de valider (à son petit niveau) mon hypothèse. Il est d’ailleurs paradoxal que vous parveniez d’un même mouvement à la valider et à la mettre en doute… (Suprême bathmologie ?)

Cela vous paraîtra sans doute étrange, mais je n’échangerais pas ma naïveté contre votre assurance. Elle est sans doute l’un de mes biens les plus précieux, la source justement d’un enchantement du monde. Lorsque vous dites « D'un point de vue purement linguistique, c'est faux » ou « Rien dans la langue, je crois, ne peut étayer ce sentiment. », vous indiquez précisément la source de notre divergence (si cela doit s’appeler divergence). Je ne m’appuie pas spécialement sur la linguistique, mais effectivement sur le sentiment, ou plus exactement sur le ressenti (et là, comme vous brandîtes Gide, je pourrais exhiber Proust). Le ressenti est pour moi la grande affaire. Vous êtes-vous amusé, vous amûsâtes-vous, vous amusez-vous, à transposer tout un texte (très simple, une lettre personnelle fait l’affaire) de la seconde personne du singulier à la seconde du pluriel, à transformer tous les passés composés en passés simples, à utiliser strictement tous les imparfaits du subjonctif là où ils étaient (sont, auraient été) nécessaires, jouâtes-vous à goûter une phrase pour le (s) d’un verbe qui transformait un espoir (conditionnel) en promesse (futur) ? Essayâtes-vous de déterminer le plus précisément le moment, l’endroit de la phrase, où la sensation bascule, où le fait d’avoir changé un temps, une personne, change le sens, et essayâtes-vous de comprendre pourquoi, ce que cela touchait en vous ?

Lorsque tu disais « D'un point de vue purement linguistique, c'est faux » ou « Rien dans la langue, je crois, ne peut étayer ce sentiment. », tu indiquais précisément la source de notre divergence (si cela doit s’appeler divergence). Je ne m’appuie pas spécialement sur la linguistique, mais effectivement sur le sentiment, ou plus exactement sur le ressenti (et là, comme tu as brandi Gide, j’exhiberai Proust). Le ressenti est pour moi la grande affaire. T’es-tu amusé, t’amusas-tu, t’amuses-tu, à transposer tout un texte (très simple, une lettre personnelle fait l’affaire) de la seconde personne du singulier à la seconde du pluriel, à transformer tous les passés composés en passés simples, à utiliser strictement tous les imparfaits du subjonctif là où ils eussent été nécessaires, jouas-tu à goûter une phrase pour le (s) d’un verbe qui transforme un espoir (conditionnel) en promesse (futur) ? Essaieras-tu de déterminer le plus précisément le moment, l’endroit de la phrase, où la sensation bascule, où le fait d’avoir changé un temps, une personne, change le sens, essaieras-tu de comprendre pourquoi, ce qui est touché en toi ?

Ressentir et goûter me sont bien plus chers que la linguistique. Vous pouvez trouver cela puéril, ce n’est pas grave, je le supporterai.


«Avec le passé simple, le "procès", comme disent les savants, s'étale nûment, si j'ose dire, en dehors de tout contexte».
Il se trouve que j’ai précisément l’expérience inverse : je trouve très difficile d’utiliser un passé simple sans ajouter un contexte ou une précision.
Exemple : je découvris hier soir votre message sur le site.
Ne pensez-vous pas qu’on attend davantage, que le passé simple condamne le sujet à l'action (c'est en ce sens que je dis que le sujet est davantage dans l'action)? (et j’allai me coucher. Et je décidai de répondre le lendemain)
Ou : j’ai découvert hier soir votre message sur le site.
Sentez-vous le même besoin de précision supplémentaire ? (Laissez tomber la linguistique. Que sentez-vous ? (C’est important, c’est fondamental : un seul auteur, des milliers de lecteurs : comment savoir ce que l’on transmet, ce qui est ressenti, quel miracle de faire ressentir ce que l’on souhaitait, quel drame ou quel étonnement de faire ressentir autre chose.))


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réponse de Rodolphe

Excusez-moi, Valérie, je crois que j'ai commis une erreur! Effectivement, "le sujet est davantage dans l'action dans le passé simple": à la différence des temps composés, les temps simples présentent l'action dans leur globalité. Le passé composé, comme le plus-que-parfait d'ailleurs, insiste plutôt sur l'accomplissement, sur l'instant d'achèvement, qui peut être passé, présent ou futur.

En revanche, le narrateur s'efface quand il sélectionne le passé simple. Remarquez d'ailleurs que ce temps est l'une des caractéristiques du récit (voir Benvéniste) à la troisième personne, celui du narrateur omniscient, "hétéreodiégétique". Ici, le ressenti n'entre pour rien; les mots et les formes expriment. Le passé simple, c'est l'absence d'angle.

Vous dites éprouver le besoin de préciser le passé simple en plaçant des adverbes ici et là. Besoin légitime. Le passé simple situe quelque part dans le passé, ignorant à la fois le présent (à la différence du passé composé) et ces tranches de temps qui lui sont antérieures (que le plus-que-parfait ou le passé antérieur sauront décrire). Il lui faut donc de petits adverbes ou de longues descriptions.