Ce n'est pas sans un certain plaisir que j'ai découvert la dernière page du numéro d'octobre 2005 du Monde diplomatique:

Titre : Edgar Morin, juste d'Israël ? par Esther Benbassa, directrice d'études à l'Ecole pratique des hautes études, titulaire de la chaire d'histoire du judaïsme moderne.

«Hannah Arendt condamnée le 27 mai 2005 par la cour d'appel de Versailles pour diffamation raciale après la publication de son Eichmann à Jérusalem... Inconcevable, mais possible. Aujourd'hui, rien n'empêcherait qu'elle connaisse l'humiliation infligée aux signataires de l'article «Israël-Palestine : le cancer», Edgar Morin, Sami Naïr et Danièle Sallenave, et à Jean-Marie Colombani, directeur du Monde, où cet article avait paru le 4 juin 2002.

[...] Or, traînés devant les tribunaux par Avocats sans frontières, représenté par Me Gilles William Golnadel, et par l'association France-Israël, dont le même est vice-président, les signataires de l'article «Israël-Palestine : le cancer» ont été condamnés pour ne pouvoir s'imaginer «qu'une nation de fugitifs issus du peuple le plus longtemps persécuté dans l'histoire de l'humanité (...) soit capable de se transformer en deux générations en peuple dominateur et sûr de lui, (...) [que] les juifs qui furent victimes d'un ordre impitoyables imposent leur ordre impitoyable aux Palestiens.» Tel est le genre de passages cités à l'appui du verdict qui les frappe.

[...] Entre conscience victimaire cultivée et identification à Israël, les juifs de la diaspora risquent d'oublier qu'ils sont aussi des citoyens du monde, ce qu'étaient Hannah Arendt, et comme Edgar Morin se plaît à se définir lui-même. Dans le climat de terrorisme intellectuel qu'on cherche à faire régner, il n'y a plus de place pour l'exercice libre de la pensée, notre bien commun, fondement de notre condition d'intellectuels, juifs ou non, à défendre coûte que coûte. Edgar Morin et ses amis l'ont fait, et Le Monde a rempli son rôle en publiant leur texte. Les journaux devront-ils désormais censurer les articles ne se situant pas dans l'axe «officiel» de la communauté? Tous les juifs de France sont loin de s'y reconnaître, beaucoup refusant de céder devant le spectre de l'antisémitisme renaissant, agité dès que l'image d'Israël s'écorne dans l'opinion publique. Cette instrumentalisation politique de l'antisémitisme mène en effet inéluctablement à sa banalisation. A un certain moment, il finira par ne plus alarmer grand monde.

[...] Mais Edgar Morin et ses amis ne sont pas des antisémites. On peut ne pas souscrire à l'ensemble de leurs propos, de leurs écrits, à leur manière de présenter leurs idées. Fallait-il pour autant les traîner au tribunal?

[...] La France est le seul pays où L'Industrie de l'Holocauste, de Norman G.Finkelstein, a valu un procès à son auteur, à son éditeur et au journal Libération, qui en avait rendu compte. A sa sortie aux Etats-Unis, le même ouvrage a recueilli des critiques parfois musclées, mais personne n'a songé à lancer une procédure. Qu'est-ce donc qui pousse la France à de tels errements? La peur de ne pas débusquer l'antisémitisme à temps ni assez clairement? La culpabilité du génocide? Une ancienne tradition de terrorisme intellectuel? Je n'ai pas de réponse, mais je sais comment on fait marcher la peur.

[...] Notons en passant que le héros de la lutte contre l'antisémitisme, Me Golnadel lui-même, n'hésitait pas, en 1999, à signer aux côtés d'Alain de Benoist une pétition contre l'attaque de la Serbie. Mais les temps changent, n'est-ce pas?

[...]»

Je crois que je vais écrire quelques mots gentils à cette dame.

Car cet homme [Maurice Maschino, du Monde diplomatique] qui, dans son article, s'était montré tellement injuste, sommaire, approximatif et agressif, il n'était pas un mot de ce qu'il émettait ce soir-là, à propos de l'école, auquel je n'eus souscrit des deux mains. Le meilleur est qu'il devait constamment se défendre, comme tous ceux qui se battent encore un peu pour une école qui enseigne vraiment, contre le reproche d'être réactionnaire : or l'article où il prenait si violemment à partie Finkielkraut et quelques autres était précisément intitulé, sans la moindre ironie, "Les nouveaux réactionnaires".
Renaud Camus, Outrepas, p.477