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Comment écrire une carte postale?

Lors des longs étés chez mes grands-parents, je lisais donc tout ce qui me tombait sous la main. En particulier, il y avait chez ma tante — vieille fille qui vivait chez ses parents — un livre des éditions Selection du Reader's Digest, Parlez mieux, écrivez mieux.
J'ai beaucoup lu ce livre. Il m'horrifiait (comment apprendre à lire vite (c'était de l'arnaque, on ne lisait pas plus vite, on lisait en diagonale: cela me choquait beaucoup), il me ravissait (Comment s'adresser à une abbesse (Révérendissime Mère ou Madame la Prieure) ou à un Contre-amiral (les hommes écriront Amiral, les femmes écriront Amiral ou Monsieur), il était très instructif (Lettre d'un jeune homme pour demander à une jeune fille s'il peut la revoir).
J'ai cherché, et acheté, ce livre il y a environ un an. (Peu à peu je peuple ma bibliothèque de tous les fantômes qui ont enchanté mon enfance.)

Finalement, c'était davantage un guide des bons usages qu'un livre de syntaxe. Il était écrit dans un style délicieusement désuet, bien que datant seulement de 1974.

Il donnait donc quelques règles de politesse et de bon sens dans un chapitre intitulé "Petits secrets d'une lettre réussie":

- L'installation : «Attendez d'avoir le temps d'écrire, attendez d'être installé correctement chez vous : à une table ou à un bureau, avec un éclairage suffisant [...]»

- Le papier à lettre : «Le choix d'un papier à lettres s'apparente, toutes proportions gardées, à celui d'un vêtement. Outre qu'il témoigne de votre goût, votre papier à lettres doit s'harmoniser avec votre écriture; si elle est large et tassée, vous choisirez un format presque carré; si au contraire elle est haute et pointue, mieux vaudra adopter un format franchement rectagulaire. [...]
La sobriété est de rigueur, surtout pour les hommes : sobriété du format, sobriété de la couleur. Proscrivez les papiers lignés, parfumés, dentelés ou de forme bizarre.[...]
Lorsque vous avez trouvé le papier qui vous convient, restez-y fidèle; ce sera déjà la marque de votre personnalité, et votre correspondant ne sera pas insensible à cette constance.[...]»
(Du papier à lettres comme du parfum...) It's so cute.

- Avec quoi écrire ? : «Si vous n'avez qu'un simple crayon à portée de la main, remettez votre lettre à plus tard.
Le stylo à bille peut, au pis aller, convenir si l'on est sûr de ne pas choquer son correspondant. [...] Le stylo à pointe de feutre, ou de nylon, est utilisable [...]. Reste le stylo à plume, recommandable sans réserve et qui peut-être employé avantageusement dans tout les cas.»

- L'encre : «Il n'y a guère que quatre possibilités, à moins de vouloir étonner par son audace (et par son goût) : noir (le plus classique), bleu-noir (un peu triste), bleu (le plus moderne, le plus gai), violet (un peu désuet).»

Suivait un ensemble de règles et de recommandations sur la pagination, l'écriture («une belle écriture est un don du ciel qui se fait, semble-t-il, de plus en plus rare; la faute en est peut-être au stylo à bille, plus sûrement à notre hâte chaque jour accrue [...]»), la date, l'adresse et le nom, l'en-tête, la marge...



Il y avait un chapitre sur la correspondance rapide : "Les secrets d'une carte postale bien tournée", qui commençait par une ode à la carte postale :

La carte postale est d'un emploi aisé, on la trouve presque partout, elle n'exige pas d'enveloppe (nous y reviendrons). Le peu d'espace qu'elle concède à notre inspiration justifie l'absence d'en-tête ou de formule compliquée et proscrit le roman fleuve. Elle porte en elle-même son message implicite : «Nous sommes en vacances (ou en voyage), mais vous voyez, nous ne vous oublions pas.»
Si bien qu'elle est entrée dans les mœurs, comme les vœux de bonne année, à cette différence près qu'elle obéit à notre bon plaisir, non aux convenances ou aux servitudes sociales et professionnelles, et que sa forme est libre.
Ainsi n'enverrons nous de cartes postales qu'à ceux qui nous sont chers, à un titre ou à un autre. C'est là un joli symbole d'amitié et une coutume à cultiver dans un monde où les gestes gratuits sont si rares.

Suivaient des conseils :
- le choix de la carte postale

Vous commencez par la choisir. Attention ! Votre goût est en cause.
Evitez donc les cartes postales dites humoristiques ou grivoises, généralement bêtes à pleurer, à moins que l'un de vos amis ne collectionne ces chefs d'œuvre de vulgarité : en ce cas, vous pourrez écrire au verso «à titre de curiosité»... et mettre sous enveloppe. [...]

- le texte : «Cinq écueils majeurs guettent le texte» :

-La banalité grossière des «Meilleurs souvenirs» [...] Non! Faites un effort, un détail vécu, croqué sur le vif, même si vous parlez du temps, vous sauvera de cette désolante médiocrité:
La chaleur nous condamne à la sieste : tant mieux ! [...]
- La prétention. Trop de gens considèrent la carte postale comme un signe extérieur de richesse; ils en écrivent beaucoup s'ils vont au Mexique, peu s'ils passent leurs vacances en Dordogne.[...]
- Le pédantisme. Vos cartes postales doivent plaire et non vous faire valoir.
- La tristesse. Si le mauvais temps vous rend maussade et grognon, remettez votre courrier de vacances à plus tard. Ayez pitié de vos amis; n'écrivez pas :
Nous comptons les jours, c'est notre seule distraction. Nous serions mieux à la maison par ce temps; Pierrot a même attrapé un rhume...
Il est préférable de rester gai, optimiste, même s'il pleut des cordes et si le menu de l'hôtel laisse à désirer :
Nous concentrons nos efforts sur la cueillette des champignons et la chasse aux escargots...
L'Irlande a un charme prenant sous la pluie. Chaussés de bottes, sanglés dans nos imperméables, nous allons partout!
- La négligence ou la paresse, que traduit le style télégraphique.

[...] Enfin, n'écrivez pas n'importe quoi : n'oubliez pas que votre prose voyage «à visage découvert» sous d'innombrables yeux dont certains peuvent n'être pas discrets. Alors pas d'épanchements sentimentaux, pas de secrets intimes, sinon en mettant votre carte sous enveloppe.



Et voilà: simple, non?
Vous pouvez m'envoyer des cartes postales, je réponds toujours, c'est une manie contractée jeune, à cause d'un livre : Parlez mieux, écrivez mieux.

complément

voir au 14 août

La lecture pour se connaître

C'était absurde, cette foi d'Owler en l'efficacité publique de la littérature. La littérature est intransitive. Interpréter un texte, c'est interpréter ce texte. Et rien d'autre. Ceux d'entre nous qui pratiquaient l'art de lire n'étaient nullement meilleurs, plus sages, plus heureux ou plus réconciliés que quiconque. Au contraire. Nous étions au mieux plus ironiques, plus cyniques, plus irrévérencieux. Plus désarmés aussi, plus proches de la folie. Je pensai à la bande à Fagan, au «dernier verre» que j'avais manqué en route. Nous étions tous de bons lecteurs, nous nous adonnions tous à la littérature, chacun à notre manière. Mais quoi de nos vies? Nous étions tous, chacun à sa façon, inadaptés, égarés, sur de nombreux points méprisants de nous-mêmes. Nous pouvions être aussi mesquins ou arrivistes que les autres. Qu'avait-elle fait pour nous, la littérature? Elle nous avait détachés, nous avait dégoûtés de la société, nous avait exclus d'une certaine manière. Elle nous avait rejetés dans une position défensive et nous avait donné le sentiment impuissant de la futilité de l'aspiration et de l'ambition. Elle nous avait entretenus dans l'idée que nos concitoyens étaient décidément bien cons, sûrs d'eux, puérils à s'énerver pour un rien – des aveugles combattants dans un trou noir. Qu'avait-elle fait pour nous, la littérature? Elle nous avait au moins donné des mots pour répondre au monde, pour le neutraliser, pour nous protéger. Au mieux elle nous avait averti d'une chose, rien de bien important en vérité, la relativité et l'instabilité des catégories par lesquelles nous prétendons nous définir. Elle nous a évité, je suppose, de prendre dramatiquement à la lettre le cœur de tragédie plus ou moins futiles. Nous étions au moins des métaphores les uns pour les autres. «Ah, tu me connais! avait dit un jour Fagan quand je m'étonnais de sa réconciliation avec Logan après une brouille, je pardonne la folie.» Était-ce à quoi Owler voulait en venir? Que la littérature peut nous aider à pardonner la folie et à nous défier des ruses de notre aveuglement à nous prendre pour les masques que nous portons? Je n'en étais pas sûr.

Robert Harrison, Rome, la pluie (sous-titré A quoi bon la littérature?), p.157

Ce que n'a pas prévu ce texte, c'est l'inverse : l'impossibilité de pardonner à ceux qui ne sont pas fous...


la relativité et l'instabilité des catégories par lesquelles nous prétendons nous définir : quelques lignes avant ce passage se trouve cette phrase : «Il nous faut apprendre l'art de la lecture pour devenir meilleurs lecteurs de nous-mêmes.»

Cela me fait penser que j'ai trouvé une piste qui pourrait me permettre de "mieux me lire". Il y a deux jours, lisant Ricardou pour la première fois, je suis tombée sur ce passage :

Il s'ensuit, plus généralement, que tout refus de la stricte dénomination porte atteinte au récit. Or, nous le savons, le refus de dénommer est une des caractéristiques principales des textes de Nathalie Sarraute. Aspirant à transmettre ce qu'elle appelle l'innommé, elle en fait un innommable. Elle prend grand soin de ne pas lui donner de nom : ce serait le figer, perdre sa spécificité au profit de la banalisation d'un langage convenu.
[...] Si cette procédure est systématique chez Nathalie Sarraute, elle est loin d'être absente chez plusieurs autres Nouveaux Romanciers. Claude Simon l'a utilisée à sa façon, par exemple dans La route des Flandres, en multipliant les rafales de participe présents et d'adjectifs qualificatifs : «le canon sporadique frappant dans les vergers déserts avec un bruit sourd monumental et creux comme une porte en train de battre agitée par le vent dans une maison vide, le paysage tout entier inhabité vide sous le ciel immobile, le monde arrêté, figé s'effritant se dépiautant s'écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livré à l'incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps» (p.314)
On le voit, sarrautiennes ou simonniennes, telles séries qualificatives rejoignent le phénomène des variantes.

Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Points-seuil, p.141 et suiv

Sarrautiennes ou simonniennes : mes nouveaux romanciers préférés, ou plus exactement les seuls que je lis avec plaisir, uniquement par goût, et non "pour les avoir lus". Il faut donc croire que je suis du côté de l'innommable. Amusant, cela corrobore mon goût pour le style sans ponctuation de L'Inauguration de la salle des Vents.
(Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire d'un tel constat ?)

D'un autre côté, comment expliquer mon goût pour Proust, celui qui me paraît capable de tout nommer, celui à qui les mots ne paraissent jamais manquer ?

Les explications de textes, quel intérêt ?

Certains me demandent quel est l’intérêt de lire ainsi que je le fais, de décrypter ainsi les mots, de chercher les références, de faire de l’analyse de texte et de se poser des questions encore et toujours.

Honnêtement, je ne sais pas. D’une certaine façon, ça n’a pas d’intérêt en soi, ça n’a aucune importance.
Peut-être.

La question que je me pose, moi, qui n’est pas la même mais qui rejoint celle-ci, est : Quel est l’intérêt d’exposer sur le net mes petites découvertes ? Qui cela peut-il bien intéresser, cela ne paraît-il pas un peu ostentatoire, n’est-ce pas mortellement ennuyeux ?

A cela, deux ou trois lecteurs de RC ont eu la gentillesse de répondre (je les remercie d’avoir pris ma question au sérieux et de ne pas l’avoir prise pour un geste de coquetterie). Leur réponse, sans qu’ils se soient concertés (d’ailleurs ils ne se connaissent pas), est la même, à peu près : parce que je ne lis pas comme eux, parce que je cherche des choses qu’ils ne cherchent pas, et que cela les intéresse de prendre connaissance de mes petites découvertes sans avoir à chercher, surtout qu’ils ne chercheront pas (dans la mesure où ils sont moins fous et moins obsessionnels que moi, ajouté-je in petto).


Ce que ne peuvent savoir ceux qui me demandent « quel intérêt ? », c’est qu’ils me reposent le sujet d’une dissertation de première. A cette question, j’avais répondu à peu près : « aucun », et pour remplir les quatre pages requises, j’avais parlé de démembrement, écartèlement, dépeçage et autre torture, au grand désarroi de ma professeur de français (Madame Squinabol, merveilleuse professeur de français, à qui je dois d’avoir appris à lire) qui s’ingiénait à nous apprendre l’analyse de texte linéaire.

En y repensant, je crois que c'est son obstination qui a fini par me convaincre, non pas que cela présentait un intérêt, mais que c'était intéressant. Je me souviens de mon progressif émerveillement (non, ce ne fut pas une révélation, ce fut une lente persuasion) à m'apercevoir que tout passage d'un "grand" auteur présentait une unité interne telle qu'il se suffisait à lui-même. Je me souviens du corrigé d'un commentaire de texte qui portait sur le repas qu'offre Gervaise exactement au milieu de L'Assommoir, ou de l'étude de l'incipit de l'Education sentimentale, je me souviens des "trucs" (car ce sont des "trucs", des ficelles), de la façon de passer le texte à travers plusieurs filtres, d'abord les sensations (quelles couleurs, quels bruits, quelles odeurs, quels goûts?), puis le narrateur, les temps employés, la présence ou l'absence de dialogues, je me souviens de l'interdiction absolue de "sortir" du texte, c'est-à-dire de faire référence à l'avant ou l'après, sauf en troisième partie, sauf en conclusion... C'était magique, on arrivait toujours à dire quelque chose, à pondre quelques pages!

La clé de tout cela, "l'intérêt", je l'ai compris par hasard, deux ans plus tard, en écoutant une conversation à la cantine entre deux khâgneuses. J'étais assise à leur table. L'une expliquait à l'autre qu'on venait de leur rendre un devoir sur Stendhal, et que tout le monde avait de mauvaises notes :
— Mais enfin, avait tempêté la professeur, personne n'a vu que ce texte était drôle?
— Et c'était vrai, ajouta la khâgneuse, j'avais eu envie de rire. Mais je n'avais pas osé l'écrire.»
Ça m'a fait un choc. Stendhal drôle? On avait le droit de trouver Stendhal drôle? On n'était pas obligé de l'entourer de déférence? Et on avait le droit, et même le devoir, de l'écrire?

Et c'est ainsi que j'ai compris "l'intérêt" de l'analyse, ou plutôt son but. L'analyse n'est que seconde. En premier vient la sensation. L'analyse permet dans un second temps, doit permettre dans un second temps, de cerner d'où naît la sensation, et le sens.

Finalement, je dirais en souriant, car il ne faut pas prendre ces mots trop au sérieux, que l'analyse de texte est peut-être davantage une analyse du lecteur que du livre (sans compter que le lecteur parle davantage de lui que du livre), elle est peut-être davantage l'analyse de ce qui nous fait hommes capables de comprendre les mêmes sentiments et les mêmes sensations derrière les mêmes mots, et donc l'analyse du sens, de la naissance, de l'émergence, du sens.
L'analyse de texte, j'en ai le soupçon persistant, n'est que l'astuce qu'ont trouvé des amoureux de littérature pour parler de littérature. C'est une lettre à l'aimée, c'est une lettre qui parle de l'aimée, c'est la possibilité d'écrire et encore écrire en sortant du simple bavardage, en s'appuyant sur le texte pour en faire le témoin et la dernière preuve de tout ce qu'on avance.

Quid de la liguistique et de la structure? Je me souviens de la première fois, en cours de philosophie, où j'ai entendu parler de signifiant et de signifié, et de la première fois où j'ai entendu parler d'analyse structurelle des contes (le gentil, le méchant, la quête, la récompense, etc), je me souviens d'avoir réellement compris ce qu'était un narrateur et des personnages grâce à des cours de cinéma donnés par Jean Collet,...
Il s'agit sans doute moins de comprendre une esthétique, "le beau", davantage de comprendre les structures de nos pensées et de nos sentiments. Cela me convient parfaitement.

Comment dire? Vous pouvez dépecer votre poste de radio, le décomposer en transistors, résistances et condensateurs, être capable de le construire ou de le réparer, savoir qu'il décode des ondes : jamais vous ne répondrez exactement à la question "Pourquoi, comment, retransmet-il des paroles émises à des kilomètres de là?". Il reste toujours de l'inexplicable. Toutes les explications de texte du monde n'ont finalement comme ambition que de faire reculer, mais également de rendre plus évident, plus inatteignable, ce reste.


A quoi bon chercher les références des Eglogues?
Imaginons que vous vous promeniez dans Paris sans rien connaître de l'histoire de Paris. Paris vous plaira sans doute, s'il fait beau, si les filles ou les garçons sont jolis, si vous pouvez rêver à la terrasse d'un café.
Si vous savez qui est Jeanne d'Arc quand vous êtes place des Pyramides, si vous savez ce que représente l'Arc-de-Triomphe, si vous avez une idée de ce que sont le Val-de-Grâce ou les vestiges de l'enceinte de Philippe-Auguste, si vous pensez aux tableaux que contient un musée en passant devant sa façade, Paris n'en sera pas plus beau objectivement, et pourtant, vous l'aimerez davantage. Il vous appartiendra un peu, vous serez devenu complice. Vous ne penserez pas à tout ce que vous savez, mais vous le saurez.
Si vous ajoutez à toutes ces connaissances des souvenirs personnels, si un café, une rue, rappelle un souvenir, si vous connaissez parfaitement les moindres ruelles d'un quartier, le plaisir de se promener dans ce quartier, inexplicablement, sera accru. Il y a un plaisir de la reconnaissance, de la connivence, de la possession ("mon" quartier).
C'est cela que je tente avec les Eglogues: j'en dresse la cartographie. J'explore, je découvre, je comble quelques blancs de la carte, en sachant parfaitement qu'il en restera. Mon plaisir est celui des explorateurs. Mon plaisir est d'accroître ma complicité avec l'œuvre, de la connaître en ses méandres.
Je mets mes petites découvertes sur le Net pour le cas, dans l'espoir, que cela puisse être utile à quelques autres, dans l'espoir que nous soyons plus nombreux à être plus heureux (une bonne dose d'idéalisme dans tout cela, c'est exact.)


Il y a une autre raison, plus secrète, à mon amour des Eglogues : je crois aux coïncidences. J'expérimente régulièrement les coïncidences; je ne peux que croire aux coïncidences. Comment pourrait-il en être autrement alors que rédigeant plus ou moins mentalement ce billet, j'entends à midi ce passage qui évoque la puissance d'une citation, le besoin compulsif d'en retrouver la source :

Mais justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de quarante-huit heures à la force qui les conduisaient vers le volume où étaient reliés les Orientales et les Chants du Crépuscule. Je maudis le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon exemplaire des Feuilles d'Automne, et je l'envoyai sans perdre un instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre, et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités Mme de Guermantes.

Du côté de Guermantes p.549 - Pléiade tome 2 (1954)

Une levée supplémentaire

En vérifiant l'orthographe de "s'époumoner" dans le TLFi pour le billet sur Jack Bauer (étrange verbe : un "n" ou deux, avec apparemment la recommandation d'en mettre deux si c'est un "e" qui suit, sans que cette règle soit obligatoire), j'ai trouvé une définition de trick, ce qui ajoute à ma perpléxité : trick au sens camusien est-il dérivé de l'anglais ou du français?

Le mot appartient à la sphère du jeu, avec des connotations d'habileté, de succès et de tricherie.
Qu'il puisse se prononcer "tri" est un cadeau inattendu et non sans humour pour les camusiens.


Je recopie ici la définition du trick donné par le TLFi:

TRICK, subst. masc.
JEUX (whist, bridge). Levée supplémentaire, que l'on fait en plus des six levées qui constituent le devoir. Les levées se nomment aussi Tricks: chaque trick que l'on fait au-dessus de six fait gagner un point (M. LEBRUN, Manuel des jeux de Calcul et de Hasard, 1827 ds Fr. mod. t. 16 1948, p. 212).
- Compter trois de trick. "Faire trois levées supplémentaires" (Lar. 20e).

Prononc. et Orth.: [TRIK]. Homon. trique. LITTRÉ: tri, tric; Lar. Lang. fr.: trick "on rencontre parfois la forme altérée tri"; ROB. 1985: trick ou tric. Prop. CATACH.-GOLF. Orth. Lexicogr. 1971, p. 311: trik, tri. Plur. des tricks. Étymol. et Hist. 1773 (Mercure de France, janv., 44 ds HÖFLER Anglic.), attest. isolée; 1814 ([Ch. BOUVARD], Nouvelle Académie des jeux, ou Règles des jeux du wisth, du boston... etc., 68, ibid.); 1872 (LITTRÉ, s.v. tri: Au jeu de whist, faire le tri, avoir le tri, faire une levée de plus que la partie adverse. On dit quelquefois tric). Empr. à l'angl. trick « ruse, artifice frauduleux » d'où « astuce, moyen habile » att. comme terme de jeux de cartes dep. 1599 (NED) pour désigner une main puis une levée, notamment une levée supplémentaire permettant d'assurer le point, appelée odd trick ou overtrick (v. NED, s.v. odd A I 1 et NED Suppl.2, s.v. overtrick). L'angl. est empr. au Moy. Âge à une forme normanno-pic. corresp. au fr. triche*. Bbg. ARNOULD (Ch.). Termes de jeu. Fr. mod. 1948, t. 16, pp. 211-212. BONN. 1920, p. 160.

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