«Mais pourquoi donc y aller à cette saison-là?» me demanda un jour mon directeur de collection, alors que nous étions attablés dans un restaurant chinois de New York avec ses mignons, ses jeunes poulains anglais. «Mais oui, pourquoi donc?» reprirent-ils en écho à ce bienfaiteur en puissance. «À quoi ça ressemble en hiver?» Je pensai leur parler de l'acqua alta, des nuances diverses de gris que l'on voit à la fenêtre quand on prend son petit déjeuner à l'hôtel, entouré de silence et du blême linceul matinal des visages de jeunes mariés; des pigeons qui, dans leur affinité sommeillante pour l'architecture, soulignent chaque courbe et chaque corniche du baroque de l'endroit; d'un monument solitaire à Francesco Querini et ses deux chiens de traîneau sculptés dans cette pierre d'Istrie de la même couleur, je crois, que ce qu'il vit juste avant de mourir lors de son périple maudit vers le pôle nord, lui qui écoute maintenant le bruissement éternel du feuillage toujours vert des Giardini en compagnie de Wagner et de Carducci; leur parler d'un courageux moineau perché sur l'aile dansante d'une gondole avec pour toile de fond une infinité moite rendue trouble par le sirocco. Non, me dis-je devant leurs visages veules mais avides, non, ça ne marchera pas. «Eh bien voilà, dis-je, c'est comme Greta Garbo nageant.»

Joseph Brodsky, Acqua alta, pp.83-84