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Source camusienne

J'ai lu Le Détroit de Behring à la recherche de «Les Kirghizes lisaient Fénelon en sanglotant», phrase d'Antoine Blondin citée par Carrère cité par Renaud Camus p.159 dans Demeures de l'esprit - France Sud-Ouest. (Dans Le Détroit de Behring, elle se trouve p.115.)

J'y ai trouvé la source d'un expression que l'on croise de temps à autre chez Renaud Camus: «Je sais bien, mais quand même» :
Passé un certain seuil de secret, d'invérifiable, l'uchroniste est à l'aise dans le confort d'une certitude que rien ne peut entamer, et du même coup, il cesse d'être uchroniste. La tension s'est perdue qui l'affontait au monde, au réel, en un combat dont l'enjeu se définit par l'équilibre impossible des forces, le mouvement pendulaire qui fait successivement épouser l'une et l'autre, le réel, la lubie, sans pouvoir jamais s'arrêter à aucune. «Je sais bien, mais quand même…»: l'uchronie tient tout entière dans ce va-et-vient et s'étiole pour peu qu'on se fixe du côté de la lubie — auquel cas on est fou et c'est beaucoup plus simple — ou du côté du réel avec qui on peut transiger, dont la richesse en données invérifiables permet de dorloter, sans dommage ni scandale, une petite conviction intime que rien ne vient heurter et qui ne heurte rien.

Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, p.38. P.O.L 1986

Bibliographie de l'uchronie

En s'interrogeant sur le manque de succès de l'uchronie (comparé à celui de l'utopie), Emmanuel Carrère analyse un certain nombre d'ouvrages sur le thème en en résumant certains de façon fort intéressante.
En voici la liste (sans garantie d'exhaustivité) :

Charles Renouvier (1876) : Uchronie, sous-titre 1 : Esquisse apocryphe du développement de la civilisation européenne, tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être, sous-titre 2 : L'utopie dans l'histoire - livre dit fondateur du genre.
Jacques van Herp : Panorama de la science-fiction : un chapitre consacré à l'uchronie.
Pierre Versins : Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction: idem, "un chapitre magistral".
Alexandre Dumas : Le vicomte de Bragelonne : le mystère du masque de fer.
Pierre Veber (1924) : Seconde vie de Napoléon Ier.
Louis Millanvoy (1913) : Seconde vie de Napoléon (1821-1830).
Louis-Napoléon Geoffroy-Chateau (1836) : Napoléon ou la conquête du monde. 1812 à 1832, publié anonymement en 1836, réédité en 1841 avec nom d'auteur sous le titre Napoléon apocryphe. Histoire de la conquête du monde et de la monarchie universelle.
Whateley : Historical doubts about Napoléon Bonaparte : existe-t-il des sources vérifiables?
Bertrand Russel, Analysis of mind : l'illusion collective de la mémoire collective.
Edgar Morin, article Le camarade Dieu paru dans France-Observateur en décembre 1961. Staline n'est pas mort en 1953.
Borges, Lovecraft (sans précision. Pierre Ménard et Herbert Quain.)
Marcel Thiry (1938) : Echec au temps : la bataille de Waterloo gagnée par Napoléon.
René Barjavel (1943) : Le voyageur imprudent : les paradoxes temporels.
Jorge Luis Borges, L'autre mort : la rédemption par le remords.
Rodolphe Robban, Si l'Allemagne avait vaincu…. (mauvais livre).
Philip K.Dick, Le Maître du Haut château. Les Japonais ont gagné. Une mise en abyme.
Roger Caillois (1961) : Ponce Pilate.
Borges : Trois versions de Judas.
André Maurois : Si Louis XVI… publié en 1933 en France dans Mes songes que voici.
Keith Roberts, Pavane : l'Inquisition règne dans l'Angleterre contemporaine.
Kingsley Amis (1976) : The Alteration : idem.
Norman Spinrad (1974) : Le rêve de fer : Hitler dessinateur de BD. A lire, visiblement.
André Maurois : Fragment d'une histoire universelle.
Gilles Lapouge (1973) : Utopies et civilisations : "livre splendide".
Léon Bopp (1945) : Liaisons du monde.
Antoine Blondin (1955) : Les enfants du Bon Dieu, enfin une uchronie heureuse.
Marcel Numeraere (1978) : Vers le détroit de Behring.

Théorie de l'histoire :
Plekhanov (1898) Le rôle des individus en histoire.
Patrick Gardiner (1955) : The nature of historical explanation.

Le détroit de Behring

L'histoire, dans les régimes totalitaires notamment, a parfois adopté le mode uchronique et montré davantage d'audace que n'en requièrent les timides tentatives de «désinformation» dénoncées de nos jours par des polémistes libéraux. On sait, par exemple, quels minutieux découpages ont permis, dès 1924, de faire disparaître Trotsky des photos où ils figurait aux côtés de Lénine et, en règle générale, de toute l'épopée révolutionnaire. On sait moins, peut-être, que lorsque Béria fut arrêté en juillet 1953, la grande Encyclopédie soviétique dont les membres du Parti recevaient chaque mois de nouveaux fascicules comportaient encore une notice longue et louangeuse concernant cet ardent ami du prolétariat; dans le mois qui suivit sa disgrâce, les abonnés reçurent avec la nouvelle livraison une circulaire les priant de découper à l'aide d'une lame de rasoir la notice sur Béria et de la remplacer par une autre notice, incluse dans l'enveloppe, qui concernait le détroit de Behring.

On peut rêver sur cette dérive spatiale, cette substitution d'un lieu — plutôt d'un intervalle — à un homme, et se figurer, tant qu'on y est, les étendues de ce détroit peuplées par des paysans et des villages d'opérette, semblables à ceux que fit placer Potemkine, deux siècles plus tôt, sur le passage de l'impératrice Catherine II: elle avait exprimé le désir de visiter ses campagnes et l'on craignait qu'en vrai, elles ne lui fassent trop mauvaise impression.

Ces revirements, ces coups de gomme, ces trompe-l'œil constituent des instruments de pouvoir et Simon Leys, qui en a dénoncé de spectaculaire dans la Chine de Mao, cite Orwell à ce propos:

«Si vous jetez un coup d'œil sur l'histoire de la Première Guerre mondiale dans, par exemple, l'Encyclopedia Britannica, vous remarquerez qu'une bonne partie des informations est basée sur des sources allemandes. Un historien anglais et un historien allemand peuvent différer dans leurs vues sur bien des choses, et même sur des points fondamentaux, mais il n'en reste pas moins que sur une certaine masse de faits pour ainsi dire neutres, ils ne contesteront jamais sérieusement leurs positions mutuelles. C'est précisément cette base commune d'accord, avec son implication que les êtres humains forment une seule et même espèce, que le totalitarisme détruit. La théorie nazie nie spécifiquement l'existence d'une notion de "vérité". Il n'existe par exemple pas de "science" au pur sens du mot, mais seulement une "science allemande", une "science juive", etc. L'objectif qu'implique une telle ligne de pensée est un monde de cauchemar dans lequel le Chef ou la clique dirigeante contrôlent non seulement le futur mais le passé. Si le Chef déclare à propos de tel ou tel événement que celui-ci ne s'est jamais produit, eh bien il ne s'est jamais produit.» (Hommage à la Catalogne, 1943)

Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, p.32-34. P.O.L 1986
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