L'histoire, dans les régimes totalitaires notamment, a parfois adopté le mode uchronique et montré davantage d'audace que n'en requièrent les timides tentatives de «désinformation» dénoncées de nos jours par des polémistes libéraux. On sait, par exemple, quels minutieux découpages ont permis, dès 1924, de faire disparaître Trotsky des photos où ils figurait aux côtés de Lénine et, en règle générale, de toute l'épopée révolutionnaire. On sait moins, peut-être, que lorsque Béria fut arrêté en juillet 1953, la grande Encyclopédie soviétique dont les membres du Parti recevaient chaque mois de nouveaux fascicules comportaient encore une notice longue et louangeuse concernant cet ardent ami du prolétariat; dans le mois qui suivit sa disgrâce, les abonnés reçurent avec la nouvelle livraison une circulaire les priant de découper à l'aide d'une lame de rasoir la notice sur Béria et de la remplacer par une autre notice, incluse dans l'enveloppe, qui concernait le détroit de Behring.

On peut rêver sur cette dérive spatiale, cette substitution d'un lieu — plutôt d'un intervalle — à un homme, et se figurer, tant qu'on y est, les étendues de ce détroit peuplées par des paysans et des villages d'opérette, semblables à ceux que fit placer Potemkine, deux siècles plus tôt, sur le passage de l'impératrice Catherine II: elle avait exprimé le désir de visiter ses campagnes et l'on craignait qu'en vrai, elles ne lui fassent trop mauvaise impression.

Ces revirements, ces coups de gomme, ces trompe-l'œil constituent des instruments de pouvoir et Simon Leys, qui en a dénoncé de spectaculaire dans la Chine de Mao, cite Orwell à ce propos:

«Si vous jetez un coup d'œil sur l'histoire de la Première Guerre mondiale dans, par exemple, l'Encyclopedia Britannica, vous remarquerez qu'une bonne partie des informations est basée sur des sources allemandes. Un historien anglais et un historien allemand peuvent différer dans leurs vues sur bien des choses, et même sur des points fondamentaux, mais il n'en reste pas moins que sur une certaine masse de faits pour ainsi dire neutres, ils ne contesteront jamais sérieusement leurs positions mutuelles. C'est précisément cette base commune d'accord, avec son implication que les êtres humains forment une seule et même espèce, que le totalitarisme détruit. La théorie nazie nie spécifiquement l'existence d'une notion de "vérité". Il n'existe par exemple pas de "science" au pur sens du mot, mais seulement une "science allemande", une "science juive", etc. L'objectif qu'implique une telle ligne de pensée est un monde de cauchemar dans lequel le Chef ou la clique dirigeante contrôlent non seulement le futur mais le passé. Si le Chef déclare à propos de tel ou tel événement que celui-ci ne s'est jamais produit, eh bien il ne s'est jamais produit.» (Hommage à la Catalogne, 1943)

Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, p.32-34. P.O.L 1986