Je découvre l'un des plaisirs des biographies : croiser de livres en livres les mêmes personnages, plus ou moins connus, ou qu'on croyait inconnus.
Ainsi, en lisant la biographie de René Char, L'éclair au front de Laurent Greilsamer, j'ai croisé Louis Parrot, que je connaissais par son livre sur les écrivains de la résistance, L'intelligence en guerre.
C'est grâce à ce livre que je connais Jean Cassou, que j'ai eu la surprise de retrouver parmi les invités à la remise de l'ordre de Balboa à René de Obaldia dans Exobiographie.

Le livre de Louis Parrot, emprunté à la bibliothèque de Levallois-Perret en 1993, présentait l'un des sonnets des 33 sonnets composés au secret. Ce sonnet m'avait tant enthousiasmée que j'avais voulu me procurer la plaquette de poèmes publiée aux Cahiers du Rhône. Je ne sais plus comment je m'étais retrouvée à la librairie Champion et Slatkine, sur les quais, sans doute étaient-ils les diffuseurs de cette minuscule maison d'édition. Cette librairie était un miracle vivant, elle a déménagé, je n'ose aller à sa nouvelle adresse.
Toujours est-il qu'après un assez long délai, j'obtins la plaquette.

Je l'ai rouverte après avoir lu la biographie de René Char. Je ne me souvenais de rien, ni qu'il s'agissait du dix-huitième exemplaire d'un tirage de mille, ni que la préface était d'Aragon, ni que l'original était paru en 1944 aux éditions de Minuit. Je n'ai même pas reconnu tout de suite le poème qui m'avait tant plu, c'était le XXV, je pense : Paris, ses monuments de sang drapés, son ciel...

Extraits de la préface :

Le manuscrit que j'ai sous les yeux porte en titre: «33 Sonnets composés au secret», et en épigraphe: «A mes compagnons de prisons». Il peut paraître d'abord difficile d'en parler, puisque j'ai beau en connaître l'auteur, il me faut n'en rien dire avant que le temps en soit venu et qu'ici me sont enlevées toutes les facilités de la critique, qui aime à lier un écrit à ceux qu'elle connaît déjà de la même main. Qu'il s'appelle Jean Noir, je dois m'en contenter.
«33 Sonnets composés au secret»... Il me sera pourtant permis de dire que le sonnet, ce bizarre défi à la pensée et au chant, quatre siècles polis par les plus habiles chanteurs, semblait avec Mallarmé à la pointe éclatante de sa course, et que c'est à l'instant le plus imprévu qu'il nous revient quand on le croyait usé de finesse et d'âge; et d'étrange sorte, d'étrange lieu, avec un prestige nouveau. Voici que le sonnet nous revient de la nuit des cachots, non point un sonnet académique enfanté de loisirs ignorants. Non. Un sonnet qui s'inscrit dans la ligne mystérieuse des messages français, où prend rang celui d'un écrivain et d'un poète qui n'est point un rimeur improvisé, mais un homme dont la pensée même ne pouvait qu'avoir à connaître cette cellule obscure, où se reconnaît notre France, que tout prédestinait à être ici comme l'écho sensible d'un monde profond, puisque... et j'allais parler de tout ce qu'il y a de prévision frémissante dans l'œuvre de cet homme qui doit rester anonyme, de ce courant en elle retrouvé qui passa par le cœur combattant du peuple à chaque étape de la Liberté, et qui nourrit les Misérables, et ces martyrs de juin que le jeune Flaubert vit enchaîner dans Paris, et ceux-là qui refusèrent l'armistice de 71 et qui chantaient Le Temps des cerises, de ce courant qui réchauffe les profondeurs d'un art purement français, l'œuvre d'un artiste, dirai-je, car parmi les écrivains de notre pays il en est peu qui soient précisément comme lui artistes; et dans tout ce qu'il écrit, Jean Noir, même quand il semble le plus s'éloigner des voies communes, résonne toujours un diapason populaire, comme si le chant savant se souvenait du refrain de deux sous; et cette singulière dualité est comme le reflet aussi d'une autre dualité, de cet homme qu'on rencontrait, à qui je serrais la main, qui avait son nom dans l'annuaire du téléphone, et du personnage différent que ces livres révèlent, qui aura beau blanchir mais sera toujours un jeune homme ardent, un être de passion, qu'il soit avec les femmes ou avec la patrie; et je ne pourrais l'expliquer, mon Jean Noir, que par des comparaisons avec la musique, Chopin ou Mozart, non, ce n'est pas cela, ce feu caché, cette disponibilité aux événements tragiques... Oui, tout s'est passé comme s'il avait dissimulé dans la vie sa vraie nature que révélaient ses livres, et qui devait faire de lui dès la première heure, au lendemain de juin 40, ce soldat du refus de l'armistice, pareil à ses propres héros, ce soldat de la libération... mais j'oubliais qu'il ne fallait parler que du sonnet.
Ce n'est pas le hasard qui a fait choisir à ce prisonnier dans sa cellule le sonnet, et un sonnet qui aux pierres de la prison peut-être (Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres) a pris cet accent nervalien. Il n'avait rien pour écrire, ce prisonnier, rien que sa mémoire et le temps. Il n'avait que la nuit pour encre, et le souvenir pour papier. Il devait retenir le poème, comme un enfant au-dessus des eaux. Il devait le retenir jusqu'au jour problématique où il sortirait de la prison. Il ne fallait pas que l'écrire, il fallait l'apprendre. Les quatorze vers du sonnet, leur perfection d'enchaînement, la valeur mnémotechnique de leurs rimes, tout cela pour une fois imposait au poète non pas le problème acrobatique que résout un Voiture, mais le cadre nécessaire où se combinent à la vie intérieure les circonstances historiques de la pensée. Désormais il serait presque impossible de ne pas voir dans le sonnet l'expression de la liberté contrainte, la forme même de la pensée prisonnière. Comment n'en avions-nous encore rien su? «33 Sonnets composés au secret»... Aux confins de la poésie la plus voilée et de l'histoire, un document sans pair de l'homme et de ses rêves, et dans les chaînes, de ce qui ne peut s'enchaîner.



Je copie deux sonnets :

I.
La barque funéraire est, parmi les étoiles,
longue comme le songe et glisse sans voilure,
et le regard du voyageur horizontal
s'étale, nénuphar, au fil de l'aventure.

Cette nuit, vais-je enfin tenter le jeu royal,
renverser dans mes bras le fleuve qui murmure,
et me dresser, dans ce contour d'un linceul pâle,
comme une tour qui croule aux bords des sépultures?

L'opacité, déjà, où je passe frissonne,
et comme si son nom était encor Personne,
tout mon cadavre en moi tressaille sous ses liens.

Je sens me parcourir et me ressusciter,
de mon front magnétique à la proue de mes pieds,
un cri silencieux, comme une âme de chien.



XIV.
Comme le sens caché d'une ronde enfantine,
qui n'a rêvé d'entendre un jour sa propre voix
et de voir son propre regard et de saisir le signe
que fait en s'éloignant la ligne de nos pas?

O mal aimée, le temps, cet imposteur insigne,
nous volait notre temps et s'envolait, narquois,
nous laissant un lambeau de sa chanson maligne
pour nous bercer. Pourtant il me semblait parfois

que cette vie n'était pas tout à fait la nôtre.
Mais non, vois-tu, c'était bien elle et non une autre.
La fille errante, aux mains brisées, venue s'asseoir,

un soir de vent, au coin de la cheminée froide,
mais regarde-la donc, regarde son regard
terrible d'oiseau triste et d'étoile malade.