Billets pour la catégorie Cavafy, Constantin :

En attendant les barbares

— Pourquoi nous être ainsi rassemblés sur la place ?

     Il paraît que les barbares doivent arriver aujourd'hui.

— Et pourquoi le Sénat ne fait-il donc rien ?
Qu'attendent les sénateurs pour édicter des lois ?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui.
     Quelles lois pourraient bien faire les Sénateurs ?
     Les barbares, quand ils seront là, dicteront les lois.

— Pourquoi notre empereur s'est-il si tôt levé, et s'est-il installé, aux portes de la ville, sur son trône, en grande pompe, et s'est-il ceint de sa couronne?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui.
     Et l'empereur attend leur chef
     pour le recevoir. Il a même préparé
     un parchemin à lui remettre, où il le gratifie
     de mains titres et appellations.

— Pourquoi nos deux consuls et les prêteurs arborent-ils
aujourd'hui les chamarrures de leur toges pourpres ;
pourquoi ont-ils mis des bracelets tout inscrustés d'améthystes
et des bagues aux superbes émeraudes taillées ;
pourquoi prendre aujourd'hui leurs cannes de cérémonie
aux magnifiques ciselures d'or et d'argent ?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui ;
     et de pareilles choses éblouissent les barbares.

— Et pourquoi nos dignes rhéteurs ne viennent-ils pas, comme d'habitude,
faire des commentaires, donner leur point de vue ?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui ;
     et ils n'on aucun goût pour les belles phrases et les discours.

— D'où vient, tout à coup, cette inquiétude
et cette confusion (et les visages, comme ils sont devenus graves !)
Pourquoi les rues, les places, se vident-elles si vite,
et tous rentrent-ils chez eux, l'air soucieux ?

     C'est que la nuit tombe et que les barbares ne sont pas arrivés.
     Certains même, de retour des frontières,
     assurent qu'il n'y a plus de barbares.


Et maintenant qu'allons-nous devenir, sans barbares.
Ces gens-là, en un sens, apportaient une solution.

Constantin Cavafis, "En attendant les barbares" dans En attendant les barbares, Poésie Gallimard, traduit par Dominique Grandmont p.43 à 45

Depuis neuf heures...

Minuit et demi. L'heure a passé vite,
depuis qu'à neuf heures j'ai allumé la lampe,
et suis venu m'assoir ici. Je suis resté sans lire,
et sans parler. À qui aurais-je pu parler,
moi qui vis seul dans cette maison.

Le fantôme de ma jeunesse,
depuis qu'à neuf heures j'ai allumé la lampe,
est venu me trouver et me remettre en mémoire
le parfum des chambres fermées
et le plaisir passé — un plaisir d'une telle audace!
De même m'a-t-il remis sous les yeux
des rues qu'on ne pourrait pas reconnaître aujourd'hui,
des rendez-vous très fréquentés qui n'existent plus,
et des théâtres et des cafés qui ont fait leur temps.

Le fantôme de ma jeunesse
est venu m'apporter aussi sa part de chagrin;
deuils de famille, séparations,
opinion de proches, volontés
des morts si peu respectées.

Minuit et demi. Comme l'heure a passé.
Minuit et demi. Comme les années ont passé.

Constantin Cavafis in En attendant les barbares traduit par Dominique Grandmont (Gallimard poésie)

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