— Pourquoi nous être ainsi rassemblés sur la place ?

     Il paraît que les barbares doivent arriver aujourd'hui.

— Et pourquoi le Sénat ne fait-il donc rien ?
Qu'attendent les sénateurs pour édicter des lois ?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui.
     Quelles lois pourraient bien faire les Sénateurs ?
     Les barbares, quand ils seront là, dicteront les lois.

— Pourquoi notre empereur s'est-il si tôt levé, et s'est-il installé, aux portes de la ville, sur son trône, en grande pompe, et s'est-il ceint de sa couronne?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui.
     Et l'empereur attend leur chef
     pour le recevoir. Il a même préparé
     un parchemin à lui remettre, où il le gratifie
     de mains titres et appellations.

— Pourquoi nos deux consuls et les prêteurs arborent-ils
aujourd'hui les chamarrures de leur toges pourpres ;
pourquoi ont-ils mis des bracelets tout inscrustés d'améthystes
et des bagues aux superbes émeraudes taillées ;
pourquoi prendre aujourd'hui leurs cannes de cérémonie
aux magnifiques ciselures d'or et d'argent ?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui ;
     et de pareilles choses éblouissent les barbares.

— Et pourquoi nos dignes rhéteurs ne viennent-ils pas, comme d'habitude,
faire des commentaires, donner leur point de vue ?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui ;
     et ils n'on aucun goût pour les belles phrases et les discours.

— D'où vient, tout à coup, cette inquiétude
et cette confusion (et les visages, comme ils sont devenus graves !)
Pourquoi les rues, les places, se vident-elles si vite,
et tous rentrent-ils chez eux, l'air soucieux ?

     C'est que la nuit tombe et que les barbares ne sont pas arrivés.
     Certains même, de retour des frontières,
     assurent qu'il n'y a plus de barbares.


Et maintenant qu'allons-nous devenir, sans barbares.
Ces gens-là, en un sens, apportaient une solution.

Constantin Cavafis, "En attendant les barbares" dans En attendant les barbares, Poésie Gallimard, traduit par Dominique Grandmont p.43 à 45