Amis, ouvrons ce noir alcool
Le coronavirus nosocomial

Elisabeth Chamontin
Le blog perspectives ukrainiennes nous a appris la mort de Laurent Chamontin, spécialiste de la Russie au XXIe siècle, dans la nuit du 14 au 15 avril 2020. Il souffrait d'un cancer, il est mort du Covid-19.
Dans notre petit cercle d'amis, il était une voix nécessaire pour lutter contre la désinformation, pour nous traduire des articles russes ou ukrainiens, pour décrypter une conséquence que nous n'apercevions pas.
Il a été enterré vendredi au cimetière de Pantin.

Le Diploweb remet à la une un entretien avec lui.

Laurent Chamontin parlait couramment russe et a travaillé tant en Russie qu'en Ukraine. Peu après l'annexion de la Crimée en mars 2014, il a publié L'empire sans limite. La problématique du livre était exposée ainsi :
En bref, approcher le monde russe reste encore aujourd'hui une aventure, qui conduite parfois ceux qui s'y hasardent dans des situations qu'on croirait sorties des lettres de Custine ou des pages les plus absurdes des Âmes mortes de Gogol. Cette permanence, qui signale, comme nous le verrons, une résistance à la modernisation particulièrement spectaculaire, ne laisse pas de surprendre, tant il est peu banal d'être la patrie de Gagarine, de Tolstoï, de Chagall, de Tchekhov, d'Akhmatova et de tant d'autres, et tout à la fois d'avoir si peu à offrir à ses enfants. La fureur de Vladimir Vyssotski, découvrant combien l'Allemagne fédérale vaincue était oppulente en comparaison de l'URSS1, ne serait pas aujourd'hui apaisée, après une transition économiques qui figure sans conteste parmi les plus brutales de l'histoire humaine, avec une dégringolade de l'ordre de 40% du PIB en parité de pouvoir d'achat par habitant dans toutes les républiques de l'ancien espace soviétique1.
Chercher à comprendre un tel paradoxe […] est le propos de cet ouvrage […].

Laurent Chamontin, L'empire sans limite, éditions de l'aube, p.34


Le livre est une promenade exploratoire dans l'histoire et la géographie, la géographie influençant l'histoire et les mentalités. La frontière est cette ligne qui ne doit pas être franchie pour ne pas mettre à mal le mensonge et une vie en vase clos.
Dans un premier temps, au XVIe et XVIIe siècles, tant que l'Empire des tsars est capable d'anéantir lors de son expansion des formes étatiques inférieures ou comparables aux siennes, la préoccupation du pouvoir en matière de contrôle frontalier est surtout d'empêcher le contribuable de s'enfuir; apparaît à cette occasion, comme nous l'avons déjà noté, un lien étroit entre l'impossibilité pratique d'assigner une frontière au monde russe et celle d'ébaucher un contrat social. En effet, dans un espace capable d'engloutir toute croissance démographique, la notion de propriété n'a pas grand poids, pas plus que celle de garantie juridique qui lui est intimement liée; quant au processus de conquête, il est inséparable de la fuite devant l'avancée d'un pouvoir dont, précisément, l'impossibilité de contrôler ses confins est l'un de ses problèmes majeurs.

Dit autrement, là où l'Europe connaît un cadre territorial précocement fixé — par la Manche, les Pyrénées, les frontières du traité de Verdun…—, cadre qui va évoluer mais non disparaître, et une densité de population élevée, la Russie connaît à l'inverse une absence de cadre fixe et une densité faible dont on voit bien comment ils conduisent à un destin sans équilavent. Il revient au poète et diplomate Fiodor Tiouttchev d'exprimer la démesure inhérente à celui-ci et son caractère inaccessible à la raison dans ses œuvres:

«Moscou, la ville de Pierre, celle de Constantin,
Telles sont du règne russe ls villes sacrées,
Mais où en est la fin? Où sont les limites,
Au Nord, à l'Est, au Sud et au Couchant?
[…]
Sept mers intérieures et sept grands fleuves…
Du Nil à la Neva, de l'Elbe à la Chine,
De la Volga à l'Euphrate, du Gange au Danube…
Tel est le royaume russe2
[…]

Cet imaginaire hérité de l'histoire russe n'empêche pas qu'après plusieurs siècles d'incubation confinée, la question des frontières change de nature pour l'Empire, quand celui-ci est confronté à l'émergence de l'Etat-nation européen, forme d'organisation qui le surpasse visiblement en matière d'efficacité, à partir du XVIIIe siècle.

Quand Custine visite la Russie en 1839, il peut mesurer, à l'aune des contrôles tatillons qu'il subit à l'entrée du territoire russe, combien le système patrimonial mâtiné de prussianisme affirme son irréductible différence vis-à-vis du système juridique fondé sur la propriété qui lui est familier […]
[…]
Notons auparavant en la matière une extraordinaire continuité à laquelle la Révolution ne met pas fin, bien au contraire; après tant d'autres voyageurs — par exemple Dominique Lapierre à l'occasion de son voyage de 1956 dans l'URSS en cours de déstalinisation3 ou Primo Levi lors de ses tributalions d'ingénieur nomade4 —, l'auteur de ces lignes a pu constater par lui-même en 1987 combien le camp socialiste, menaçant jusqu'à son crépuscule, était sur ce point le digne héritier de l'autocratie, depuis la frontière sino-soviétique jusqu'au Rideau de fer.

En quittant la gare chinoise de Manzhouli, après un contrôle débonnaire réalisé au son d'une musique guillerette, le voyageur avait soudain l'occasion de voir en face le visage du socialisme réel, incarné après quelques centaines de mètres par les gardes-frontières armés faisant irruption dans les wagons avec leurs chiens de guerre, dans un paysage soudain hérissé de barbelés. Arrivant à la gare de Zabaïkalsk après plusieurs heures d'immobilisation en pleine steppe à des fins de contrôle, il pouvait alors contempler sa conversion à l'humour soviétique en contemplant une banderole tournée vers la Chine qui annonçait triomphalement «Notre politique est une politique de paix», qu'il était comme de juste, interdit de photographier. La lenteur des trains laissait environ six jours pour se remettre de ce premier contact, avant la découverte de la frontière polonaise. Le naïf qui croyait qu'une frontière interne au camp socialiste offrirait un visage plus avenant était alors contraint de réviser ses illusions, au vu du garde-frontière armé en faction à l'entrée du pont sur le Boug à Brest-Litovsk. La gare de Francfort-sur-Oder, point d'entrée en République démocratique allemande, couverte de drapeaux rouges portant l'inscription «Amitié» en plusieurs langues, atteinte après franchissement d'un pont gardé par une sentinelle flanquée d'une kalachnikov, permettait de parachever le déniaisement des plus endurcis. On était alors prêt pour l'apothéose berlinoise: les rails se perdant dans les herbes folles, au bout du quai de la gare de Friedrichstrasse, au-delà de la verrière dont les travées étaient parcourues, faut-il l'écrire, par des gardes-frontières en armes5.

Aux émotifs qu'un contrôle inquisitorial déstabilise, le passage des frontières dans les républiques issues de l'URSS peut encore aujourd'hui réserver quelques sensations fortes — rien cependant de commun avec les pratiques passées; il faut voir dans cette atténuation un signe, modeste mais univoque, de la normalisations assurément fort lente du monde russe dans le domaine des libertés individuelles.
[…]
[…] il nous faut nous interroger sur les déterminants profonds de la tradition de contrôle frontalier tatillonne et soupçonneuse dont nous venons de mettre en évidence la permanence à travers les âges. Pour ce qui concerne le cas des étrangers entrant sur le territoire de l'Empire, la confiscation des livres de Custine6 — qui n'est pas tout à fait une relique du passé, puisque la déclaration des imprimés à la douane ukrainienne était toujours de mise cent soixante-dix ans plus tard — nous aide à progresser vers une réponse, qu'on peut d'ailleurs trouver chez le même auteur. Quand on lit sous sa plume qu'en Russie «dire la vérité, c'est menacer l'Etat», […], on comprend immédiatement quel type de problème peut poser un écrit non contrôlé par la censure impériale, ce qui est est par définition le cas des livres d'origine étrangère.[…]
[…] Quant à l'URSS, elle se situe évidemment dans la continuité de cette attitude soupçonneuse en tant qu'incarnation en marche de l'idéal communiste, mythe fondateur qui explique la profonde défiance du pouvoir à l'égard des soldats qui avaient vu l'autre côté du miroir quand ils avaient combattu à l'Ouest7. De même, tout Soviétique revenant de l'étranger était ipso facto un facteur de subversion potentielle; quant à ceux qui partaient à jamais, ils rappelaient, comme les Allemands de l'Est avant 1961, que l'on pouvait choisir de ne pas être thuriféraire, ce qui était encore plus insupportable.
[…]
Il n'est donc pas étonnant que le franchissement ou le démantèlement des frontières se retrouve en bonne place parmi les figures emblématiques du démontage du vase clos: la possibilité de sortir de chez soi et d'y revenir en rapportant un peu d'air frais est l'un des plus sûrs remèdes dontre la folie de l'enfermement.

Laurent Chamontin, L'empire sans limite, les édition de l'Aube, 2014, pp.171-182

Durant tous les mois de sa maladie, je n'ai jamais cessé de penser à son commentaire sur cette photo (14 février 2019: comme c'est allé vite):






Notes
1 : Marina Vlady, Vladimir ou le vol arrêté, Paris, Fayard, 1987.
2 : D'après les sources journalistiques citées par la version russe de Wikipedia.
3 : Dominique Lapierre, Il était une fois l'URSS, Paris, Robert Laffont, Pocket, 2005
4 : La Clé à molette, traduction de Roland Stragliati, Paris, Robert Laffont, Pavillons, 2006
5: Revenir en ce lieu après l'avoir connu dans de telles circonstances, le retrouver trépidant et banal au milieu d'une ville ressuscitée, tout cela produit une impression digne des rêves les plus baroques.
6 : opus cité, lettre onzième du 14 juillet 1839
7 : Nicolas Werth, La terreur et le désarroi : Staline et son système, Paris, Perrin, 2007