J'ai récupéré ce livre lors de la soirée Oulipo, soigneusement dissimulé dans un sac plastique opaque pour ne pas provoquer la jalousie de ceux qui, n'ayant pas été assez rapides pour le réclamer à temps, n'auraient pas leur exemplaire tout de suite (rupture de stock chez l'auteur).

Ce livre oscille entre érudition et plaisanterie, enfin, il n'oscille pas, il est les deux à la fois. Il est à la fois une initiation aux poèmes courtois en langue d'oc pour les lecteurs néophytes, une bibliographie de poèmes occitans avec leurs références en bas de page pour les lecteurs avertis, et un exercice à contraintes qui consiste à écrire une histoire cohérente permettant de lier entre eux les quelques poèmes ou bribes de poème laissés par un poète inconnu ou presque.

Qui est Guilelm? C'est l'énigme qu'il s'agirait de résoudre. (Mais s'agit-il vraiment de résoudre l'énigme ou de profiter de tout ce flou pour mener l'histoire à bride abattue et faire de l'amour courtois, que j'imaginais si sage et plutôt platonique, une aventure galante très délurée?)
Guillems de Balaon si fo un gentil castelans de la encontrada
de Monspelier, mout adreich e mout enseignat e bons trobaire.
(p.26)

Tant pis pour Guilelm qui de plus n'a pas eu l'heur de laisser dans les débris de documents qui nous sont parvenus la moindre trace de son existence, rien dans les cartulaires, rien dans les recueils d'archives, les catalogues d'actes, rien du moins qui ait été détecté à notre connaissance et qui l'inscrive dans la vraie histoire, celle où se sédimentent les parchemins poussiéreux, les naissances, les mariages, les donations, les contrats, les démêlés et les sentences, toutes choses qui sont d'irréfutables preuves. Mais là, rien! Du moins, c'est ce qu'on suppose, à cette étape du récit. (p.27)
Maurice Chamontin se charge donc de reconstituer la vie de ce seigneur, non sans citer (et traduire) maints autres troubadours. Parfois d'ailleurs Guilelm proteste, il lui semble que trop de citations d'autres que lui-même lui vole la vedette (il y a dans ce Guilelm un peu de la grogne des Six personnages en quête d'auteur):
Dieus fe Adam et Eva carnalamens,
ses tot pechat, l'un ab l'autre ajustar
e'n totz aquels que d'els fes derivar
Dieus volc fos faitz carnals ajustement!
E pus Adam fon de tots la razitz,
senes razitz nuhs arbres es floritz,
per c'amans fis et amairitz complida
cant s'ajuston dic que non fan falhida
1.

Dieu fit Adam et Eve de chair pour, sans aucun péché, l'un à l'autre s'ajuster. Et en tous ceux qu'il fit dériver d'eux, Dieu voulut que soit fait charnel ajustement. Puisque Adam fut de tous la racine — sans racine, nul arbre ne fleurit — quand amant pur et amante accomplie s'ajustent, ils ne font aucune faute, je le dis.

«Zut, zut et merde» se dit Guilelm. Encore ce faussaire mal embouché de Bertran Carbonel. Mais il ne me lâchera donc jamais les chausses, celui-là. Il faudrait tout de même savoir, une bonne fois pour toutes s'il s'agit ici de raconter MON histoire (dont d'ailleurs, à l'heure actuelle, j'ignore la fin) ou bien, par une manœuvre perverse, de m'utiliser comme un pauvre prétexte, pour étaler sans vergogne un florilège des écrits de ce misérable Bertran. S'il devait s'avérer que je ne suis là que pour lui servir de faire-valoir, je le dis tout net, j'aimerais mieux renoncer à cette affaire, même sans dédommagement. Pour qui me prend-on, à la fin? Si l'on s'imagine qu'une mesquine figuration, voire même un second rôle puisse me satisfaire, on se trompe, et lourdement. Ou alors, essaierait-on délibérément de me porter telle injure? Pour moins que ça, d'autres… etc. Son ire s'enfle et s'auto-entretient. Il faut intervenir sinon, c'est sûr, la colère l'enflamme et, pour un parchemin, c'est très dangereux.

Allons, allons, un peu de calme, ce n'est qu'un malentendu. Je vous assure Guilelm, il est clair pour tous que c'est bien votre histoire — et elle seulement — qui est le fil rouge, le squelette de cet écrit. (pp. 59 et 60)
Qu'ajouter pour ne pas trop en dire, sans tomber dans la facilité de citer les passages les plus paillards? C'est un livre étonnant, offrant peintures naturalistes, analyse de formes littéraires, expériences amoureuses (au sens propre: Guilelm tente une expérience pour vérifier une hypothèse, expérience qui finit par le dépasser), reportage historique sur les guerres, la médecine, l'art de la construction, etc. au Moyen-Âge.
A lire pour rire et s'instruire.


Note
1 : TR, Bertran Carbonel: Dieus fe Adam et Eva carnalamens.