Billets pour la catégorie Chatwin, Bruce :

En Patagonie, de Bruce Chatwin

Arrivée au milieu de la lecture d'En Patagonie, j'en ai vérifié la date de publication (1977), prise d'un doute: dans la Patagonie de Chatwin, la légende de l'Ouest croise les révolutions européennes des années 10 à 30, il n'y a qu'une ou deux allusions aux années postérieures à 1940.

En Patagonie est la quête d'une touffe de poils roux dans une grotte loin au sud, la poursuite obstinée d'un rêve d'enfant. C'est l'exposition éclatée, de témoin en témoin, de l'histoire de l'Europe venue s'exiler là, directement ou en passant par la case Western. Les témoignages oraux sont recoupés par la littérature et sont évoquées toutes les épopées, d'Ulysse à Gulliver; soudain des sectes qui paraissaient nées de l'imagination de Borgès trouvent une confirmation dans les légendes locales. Toutes les vies deviennent légendaires. C'est une errance terrestre — de la marche à pied sur un terrain difficile — terriblement littéraire, maritime et onirique.
Il ne reste plus d'indiens, ou bien peu. Chatwin déteste Darwin, l'homme blanc qui se croyait supérieur.
L'indien, nomade et chasseur, sédentarisé de force par les missionnaires afin qu'il se plie à la malédiction divine "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front".
L'homme blanc, incapable d'apprécier une liberté qui ne se soucie pas de confort.

Si j'ai finalement décidé de faire un billet sur ce livre, c'est à cause de ces quelques lignes sur le langage que j'aimerais conserver et qui m'ont rappelé Ezra Pound sur les idéogrammes.
Bridges a travaillé toute sa vie à un dictionnaire anglais-yaghan :
Le dilemme de Bridges est assez commun. En constatant dans les langues «primitives» une pénurie de mots pour les idées morales, nombreux furent ceux qui en conclurent que ces idées n’existaient pas. Mais les concepts de «bon» ou «beau», si essentiels dans la pensée occidentale, sont sans signification s’ils ne plongent pas leurs racines dans les choses. Les premiers locuteurs d’une langue prenaient les matériaux bruts de leur milieu et les transposaient en métaphores pour exprimer des idées abstraites. Le langage yaghan — et par déduction toute langue — agit à la manière d’un système de navigation. Les choses nommées sont les points fixes, alignés ou comparés, qui permettent à celui qui parle de préparer l'étape suivante. Si Bridges avait découvert la portée de la métaphore yaghan, son travail n'aurait jamais été achevé. Il nous en est parvenu cependant suffisamment pour ressusciter la subtilité de leur entendement.
Que penser d'un peuple qui définissait la «monotonie» comme une «absence de camarades»? Ou qui utilisait pour «dépression» le mot qui décrivait la phase vulnérable du cycle saisonnier du crabe, celle où l'animal, dépouillé de sa vieille carcasse, attend que la nouvelle se forme? Ou qui faisait dériver «paresseux» du nom du manchot? Et «adultère» du nom du hobereau, un petit faucon qui volette ça et là pour s'arrêter, immobile, au-dessus de sa prochaine victime?

Bruce Chatwin, En Patagonie, p.171-172 (in Œuvres complètes chez Grasset)

Slumgullion

mélange d’huile, de sang et d’eau qui inonde le pont pendant le dépeçage des baleines.

Bruce Chatwin, En Patagonie, chapitre 12, note du traducteur

Inadaptés

Dans les années 1890, une version sommaire de la théorie de Darwin – dont l’idée avait germé en Patagonie – retourna en Patagonie et sembla encourager la chasse aux Indiens. Une formule, « la survivance des mieux adaptés », une Winchester et une cartouchière donnèrent à certains organismes européens l’illusion d’être supérieurs aux organismes indigènes, pourtant beaucoup mieux adaptés qu’eux.

Bruce Chatwin, En Patagonie, chapitre 56

Caïn bourgeois

L’histoire des anarchistes ne représente que le dernier avatar de la même vieille querelle entre Abel, le vagabond, et Caïn, le thésauriseur de biens. Secrètement, je soupçonne Abel d’avoir provoqué Caïn aux cris de « Mort à la bourgeoisie ! ». Il est donc dans l’ordre des choses que le héros de cet histoire ait été juif.

Bruce Chatwin, En Patagonie, chapitre 60

L'amoureuse des fleurs

Elle avait vu le veld sud-africain embrasé de fleurs ; les lis et les forêts de madrones de l’Oregon ; les pins de la Colombie britannique ; et la flore de l’Australie occidentale, miraculeursement préservée de toute hybridation, isolé par le désert et par la mer. Les Australiens ont donné des noms si amusants à leurs plantes : patte de kangourou, plantes des dinosaures, plantes à cire de Gerardtown et Billy Black Boy.

Elle avait vu les cerises et les jardins zen de Kyoto, et les couleurs de l’automne à Hokkaidô. Elle adorait le Japon et les Japonais. […]

Miss Starling envisageait de partir pour les azalées du Népal, « pas ce mois de mai mais celui d’après ». Elle espérait voir son premier automne nord-américain. Elle s’était promenée dans les forêts de Nothofagus antartica. On en vendait dans la pépinière.

«C’est beau, dit-elle en portant son regard vers la ligne noire qui marquait la fin des prés et le début des arbres. Mais je n’aimerais pas y revenir.

— Moi non plus», dis-je.

Bruce Chatwin, En Patagonie, chapitre 58

Le brontosaure

Dans la salle à manger de ma grand-mère il y avait un petit meuble vitré et derrière la vitre un fragment de peau. Ce dernier n'était pas bien grand, mais d'un cuir épais et couvert de touffes de poils roux. Une punaise rouillée le fixait à une carte postale. Sur cette carte figuraient aussi quelques lignes d'une encre décolorée, mais j'étais alors trop jeune pour lire.

«Qu'est-ce que c'est, maman?
— Un morceau de brontosaure.»

Bruce Chatwin, En Patagonie, incipit
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