Le poisson rouge (nom vulgaire du carasson doré (nom prétentieux de la carpe dont il est une variété naine)) pourrait bien m'entraîner très loin de de notre passionnante histoire, dans sa ronde amnésique. Je rêve d'un tel héros sans aventure qui accomplirait le réel exploit de remplir ses journées sans les occuper à rien —car enfin le mérite est moindre d'arriver jusqu'au soir en affrontant des géants tout le jour, distraction puissante qui ne laisse guère le loisir d'éprouver le vide, le temps pur et la répétition, j'ai nommé les trois abîmes qu'une existence consciente doit pouvoir sonder sans défaillir: le poisson rouge est le ludion qui nous accompagne dans ce voyage dépourvu de péripéties, il est notre seul animal vraiment familier; en échange d'une pincée quotidienne de daphnies, il nous démontre que le néant de toute chose est non seulement habitable mais qu'il n'est pas impossible d'y atteindre une forme de béatitude, laquelle on s'emploiera dès lors à perpétuer en décrivant inlassablement des 8, épousant ce mouvement jusqu'à faire corps avec lui puisque le signe de l'infini figure aussi un poisson, schématique, tête et queue indifférenciées, mais ainsi tout à fait suffisant.

Il était une fois un poisson rouge.
Et le lendemain?
Aussi.

Eric Chevillard, Le vaillant petit Tailleur