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Billets pour la catégorie Compagnon, Antoine :

samedi 28 août 2010

Principes d'indexation

Dans mon dernier livre, par exemple, j'ai souvent appelé Napoléon III «l'empereur», et Léon XIII ou Pie X «le pape», mais j'ai pris soin que toutes les occurrences où «l'empereur» désigne Napoléon III, et «le pape» Léon XIII ou Pie X, figurent dans l'index des personnes sub verbo Napoléon III, Léon XIII ou Pie X. Un «index des noms de personnes» doit inclure les contextes où ces personnes sont désignées, non seulement par leur nom propre, mais aussi par des périphrases descriptives ou dénotantes.

Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, p.80

jeudi 4 octobre 2007

Proust entre deux siècles, chapitre par chapitre

Finalement, Antoine Compagnon nous démontre peut-être que La recherche est un roman raté, et que c'est pour cela que nous l'aimons et que nous pouvons continuer à le lire, un peu comme Swann pouvait aimer Odette parce qu'elle n'était pas son genre.

Introduction

Le roman : début et fin écrits ensemble. "deux piles" "si puissamment fondées" "qu'à peu près n'importe quoi pouvait s'insérer au milieu".
Symétrie dans la symétrie Temps perdu/Temps retrouvé, côté de chez Swann/Côté de Guermantes. Point d'inflexion: Sodome et Gomorrhe I. l'entre-deux.

A la recherche du temps perdu est le roman de l'entre-deux, pas de la contradiction résolue et de la synthèse dialectique, mais de la symétrie boiteuse ou défectueuse, du déséquilibre et de la disproportion, du faux pas [...]
Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.13

Une œuvre classique n'est pas une œuvre qui transcende le temps, c'est au contraire une œuvre déconcertante dans tout présent, dont le sien.
Ibid, p.16

Voici donc une série d'études sur l'entre-deux de la Recherche du temps perdu [...] Comment l'écriture fait verser la doctrine, voilà ce que chaque chapitre voudrait faire sentir, étant entendu que ce dévers définit la littérature.
Ibid, p.19

I. Le dernier écrivain du XIXe siècle et le premier du XXe siècle

première version de ce chapitre dans Equinoxe n°2, 1988.

La place de Proust en littérature est analogue à celle de Manet en peinture: fut-il le dernier des grands classiques ou le premier des révolutionnaires?
Ibid, p.27

Classicisme ne signifie donc pas intemporalité d'une œuvre, mais peut-être discordance dans tout présent, le sien et le nôtre, par opposition à l'œuvre qui passe de mode.
Ibid, p.29

Les plus grands écrivains du XIXe siècle ont raté leur œuvre, dit Proust. Compagnon rejoint ici la réflexion de ce cours-là Pages équivoques voire contradictoires de Proust sur l'unité des grandes œuvres: l'unité trouvée ou donnée après coup est-elle meilleure ou pire que l'unité a priori?

Les pages équivoques sinon contradictoires de La Prisonnière sur l'incomplétude ou l'insuffisance des grandes œuvres du XIXe siècle, que Proust ne paraît pas confirmer après l'avoir dénoncée, qu'il semble au contraire excuser au nom de l'authenticité, définissement, plus encore que la fin du Temps retrouvé, l'unité idéale de la Recherche du temps perdu comme une aporie. S'oposant à l'ensemble du XIXe siècle, Proust prend la parti d'une unité préméditée, mais qui soit pourtant aussi vitale, réelle et organique que l'unité rétrospective, projetée après coup sur l'œuvre faite par Balzac ou Wagner. [1]
Ibid, p.37

La décadence fin de siècle: goût du détail, idôlatrie, nostalgie des valeurs perdues. En théorie, la vision organiciste de Proust s'oppose à cet éclatement.

Proust ne peut pas venir à bout du problème de l'unité de l'œuvre. Il n'est pas philosophe. À la recherche du temps perdu n'est pas un ouvrage de philosophie appliquée. Mais les contradictions irrésolues du point de vue de la doctrine rendent compte de la forme même du roman. Si les œuvres du XIXe siècle sont incomplètes parce que leur unité est rétrospective et en ce sens fortuite, mais si une unité préalable reste dogmatique et artificielle, quelle sera l'unité de la grande œuvre de l'entre-deux des siècles, sinon du XXe siècle? Elle devrait être à la fois préalable et postérieure, prospective et rétroactive, conscient et inconsciente, préméditée et cependant méconnue: ainsi l'œuvre serait à la fois organique et formelle, vitale et en même temps logique. Est-ce une utopie, une aporie? Non, mais voilà pourquoi la Recherche du temps perdu devait se boucler sur elle-même. Elle devait raconter l'histoire d'une vocation afin que la découverte après coup de l'unité de la vie par le héros fût le principe déjà mis en œuvre par le narrateur durant tout le livre, à l'insu du lecteur.
Ibid, p.49

Le roman proclame qu'il veut dégager des lois mais en réalité est totalement probabiliste.

II. Fauré et l'unité retrouvée

première version de ce chapitre dans The Romanic Review, t.LXXVIII, n°1, 1987.
analyse des mélodies de Fauré. sources de la sonate de Vinteuil.
Fauré : exemple de l'œuvre "multiple et qui conserve un sens de 'lunité et de la totalité"

III. « Racine est plus immoral »

première version de ce chapitre dans la Revue des sciences humaines, n°196, 1984.
Compagnon démontre que les allusions à Racine, véritable leitmotiv dans Sodome et Gomorrhe, évoquent des situation d'inversion. Racine est lié à l'homosexualité.
Compagnon démonte les texte en remontant à leur genèse grâce à l'exploration des brouillons.
Réévaluation de Racine au tournant du siècle : Racine romantique
Quelques commentaire sur la la dissertation de Gilberte

Le réalisme de Racine, devait encore dire Brunetière , ne tient pas à la ressemblance de son théâtre avec les mœurs de la cour, mais à sa peinture de la femme et à son immoralisme.
Ibid, p.96

IV. Huysmans, ou la lecture perverse de la Renaissance italienne

première version de ce chapitre dans André Guyaux, Christian Heck et Robert Kopp (éd.), Huysmans. Une esthétique de la décadence.
Réflexions s'appuyant sur la Vierge à l'enfant entre deux saints attribuée à Francesco Marmitta, sur une copie de ce tableau par Gustave Moreau, sur un passage de Certains de Huysmans.
Recherche dans les brouillons pour voir se développer et se modifier le thème du "caoutchouc" d'Albertine, armure moulante. Dans le texte final il restera des allusions aux versions précédentes, scories qui paraissent des erreurs quand on ne connaît pas l'évolution des brouillons.
thème de la jeune fille garçonne et du jeune homme femme. Inversion.

V. Tableaux vivants dans le roman

première version de ce chapitre dans Michel Contat (éd) L'auteur et le Manuscrit, 1989.
Etude des notations personnelles de Proust sur les pages vides de ces brouillons.

VI. « Ce frémissement d'un cœur à qui on fait mal »

première version de ce chapitre dans la Nouvelle Revue de psychanalyse, n°33, 1986. Réflexions sur le sadisme de Proust. Baudelaire et le mal. La mère du narrateur dans Contre sainte Beuve n'aime pas Baudelaire parce qu'il a des jugements méchants.
Toute jouissance profane les mères.

Si l'idée de méchanceté le [le narrateur] fait souffrir, c'est qu'elle existe quand même, qu'on peut agir par méchanceté. Or, personne ne semble le faire dans le roman. Mlle Vinteuil fait mal par amour, Rachel par bêtise. Seul le héros conçoit la vraie et joyeuse méchanceté , celle de son grand-oncle et la sienne, mais le narrateur le couvre.
Le mal est l'un des lieux où la distinction du héros et du narrateur s'impose, car jamais l'éventuelle méchanceté de celui-là n'est analysé par celui-ci, d'habitude si prolixe.
Ibid, p.176

Quelle est la nature du mal dans La recherche? Le désir.

VII. « Le soleil rayonnant sur la mer », ou l'épithète inégale

Analyse du style. Qu'est-ce qu'un style réussie? Un vers de Baudelaire: «le soleil rayonnant sur la mer». Revient comme un leitmotiv dans l'œuvre proustienne, exemple du vers parfait.
Qu'est-ce qu'un beau style pour Proust? Contre l'épithète rare (Goncourt) ou inattendu (Mme de Cambrener ou Sainte-Beuve)). Le beau style, c'est l'anomalie syntaxique.
Quelques beaux exemples chez Racine.
Une page d'analyse du vers de Baudelaire:

Mais le « soleil rayonnant sur la mer » n'est guère séparable du « rien ne me vaut » qui le régit :
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.
Le statut du pronom personnel fait hésiter, selon que l'on donne au verbe « valoir» un sens transitif, celui de « faire obtenir quelque chose à » un sens transitif, celui de « faire obtenir quelque chose à quelqu'un », ou intransitif, celui de « coûter, correspondre à, être équivalent à ». Or le sens transitif est le plus courant avec le pronom personnel - comme dans « Qu'est-ce qui me vaut cet honneur ? » -, tandis que le sens intransitif est habituel sans le pronom - comme dans « Tout cela ne vaut pas... ». Mais les deux locutions sont ici croisées, embouties dans un tour venu de la syntaxe latine, le dativus ethicus ou pronom expressif d'intérêt atténué, familier en français, indiquant un rapport intime entre l'action et la personne qui parle, comme dans le : « Qu'on me l'égorgé tout à l'heure » de Molière.
Le pronom déconcertant et l'audace, le charme syntaxique du vers reposent ainsi sur un emprunt au latin : le fait ne surprendra pas chez Baudelaire, il justifie que Proust voie en lui un classique. S'il en fallait une preuve encore, une variante de la publication préoriginale de Chant d'automne l'apporterait, la seule variante significative du poème : reposant sur une épithète banale et manquant du datif éthique, elle rend du coup éclatante la beauté du vers et saisissant son déhanchement syntaxique, elle révèle que la beauté du vers est inséparable du déhanchement syntaxique. Baudelaire avait écrit d'abord, et publié dans la Revue contemporaine en 1859 :
Et rien, même l'amour, la chambre étroite et l'âtre,
Ne vaut l'ardent soleil rayonnant sur la mer.
« L'ardent soleil rayonnant sur la mer » est sans aucune magie. Même si l'« ardent soleil » n'était pas un cliché, l'adjectif qualificatif antéposé figerait la combinaison et produirait une épithète de nature au lieu de suggérer une impression subjective. « Ardent » anticipe « rayonnant » et le réduit à un synonyme redondant. L'épithète de nature antéposée attire le substantif du côté du premier hémistiche, ce qui marque la césure ; le participe présent postposé est immobilisé dans le second hémistiche, ce qui oriente la lecture vers une valeur explicative du participe. En l'absence du pronom personnel, « valoir » est dépourvu d'ambivalence, limité à « Tout cela ne vaut pas... », une carte postale. Mais l'éviction de l'adjectif et l'addition du pronom, sans toucher au second hémistiche déjà achevé, déplaceront la coupe entre le battement des monosyllabes et la procession du participe. De la version de la Revue contemporaine au vers des Fleurs du Mal - 99 degrés et 100 degrés-, le contraste est si frappant qu'il illustre à lui seul la conception qu'a Proust de l'originalité du style comme inégalité syntaxique, parfaitement fondue dans l'épithète baudelairienne.
Ibid, p.227

VIII. Brichot : étymologie et allégorie

Recherche des sources de connaissance de Proust: quels auteurs a-t-il lu ou consulté? Enqête à partir des brouillons et de la correspondance.
A quoi bon ces trois passages sur l'étymologie? Fait éclater la cohérence du roman, n'appartient pas à l'ensemble. Collage, en cela, moderne.

Les étymologies de Brichot représentent ainsi, dans la Recherche du temps perdu, la mise en cause la plus violente du modèle de l'œuvre organique, cohérente, autonome, où la partie et le tout s'impliquent l'un l'autre de toute nécessité. Elles relèvent de la liste ou du catalogue, non de l'intrigue et du développement. On peut en ajouter ou en retirer à plaisir, ce que fait Proust. Leur agencement arbitraire tient du montage et non de la composition, et elles sont elles-mêmes le produit de montages. Proust juxtapose les analyses de Cocheris pour vadum, vetus et vastatus, il chipe une anecdote de-ci de-là pour expliquer tel ou tel nom, il obtient des noms de lieux inédits en combinant des radicaux celtiques et norois. L'effet provocateur est indissociable de la forme du montage.
La toponymie procède du collage d'une matière étrangère dans le roman. Arbitraire, ce collage dépend du hasard. Nulle part ailleurs l'œuvre de Proust n'appartient aussi manifestement à un univers probabiliste tout en prétendant à un déterminisme supérieur. Elle mime ou parodie de grandes lois, ici celles de la phonétique historique. Les étymologies, prélevées dans un système où elles font sens, celui de l'histoire et de la philologie, sont de purs fragments détachés d'une totalité organique, des curiosités. Comme telles, elles deviennent des signes vides, et illustrent une fois de plus la tension qui règne partout dans le roman entre les intermittences irréductibles et les réminiscences régies par la loi de la mémoire involontaire, entre le vain détail et l'ensemble organique, entre l'oubli et la mémoire.
[...]
Une donnée importante de l'œuvre allégorique selon Benjamin est aussi en jeu dans les fragments étymologiques : la mélancolie qui s'attache à la fascination pour le fragment isolé et insignifiant. Le sens s'est perdu, le sens qui était présent à l'origine, pour qui entendait « Eudes le Bouteiller » dans Dou-ville ou « ruisseau de la vallée » dans Balbec. L'histoire est vécue comme une perte du sens, un déclin. La leçon personnelle du héros, passant de « L'âge des noms » à « L'âge des choses », se double d'une leçon historique. L'histoire est un paysage primordial pétrifié. À la recherche du temps perdu se présente comme une œuvre circulaire et typologique, mais, au long du grand arc qui relie « Combray » et Le Temps retrouvé, il n'est pas toujours donné au lecteur d'aller des parties au tout afin de constituer un sens au travers d'un cercle herméneutique. L'interprétation bute par exemple sur ces intermittences, ces aspérités que sont les étymologies. Elles constituent l'un des moments les plus mélancoliques du roman, avec l'intrusion massive d'un indécidable savoir, une sorte d'équivalent des kyrielles de « soit que... » où les phrases proustiennes se défont dans la recherche exhaustive des motifs d'une action, là où l'extrême déterminisme rencontre un probabilisme généralisé, un indéterminisme absolu. L'analyse étymologique, comme l'enquête psychologique, s'émiette en détails, se détache de toute finalité dans un souci obsédé et fatalement déçu de l'origine. Ainsi les étymologies, tout en constituant une tumeur du roman, confirment son fonctionnement, où la loi s'abîme dans le hasard, où les intermittences de l'oubli se donnent pour des faits de mémoire. À la recherche du temps perdu est un roman de l'oubli plutôt qu'un roman de la mémoire, notait d'ailleurs Benjamin.
Ibid, p.253-254

rapprochement de l'érudition et de l'inversion : deux cercles fermés, deux coteries. En être ou pas.

IX. Mme de Cambremer, née Legrandin, ou l'avant-garde à rebours

L'inversion constitue une race, il y a transmission de caractères familiaux. Réincarnation d'un ancêtre féminin dans un corps d'homme (Mme de Marsantes/Charlus : une ressemblance)

Pourquoi insister sur la définition par Proust de l'inversion comme réincarnation d'un ancêtre ou la résurgence de la race dans l'individu? [...] L'inversion demeure dans l'œuvre de Proust le meilleur modèle de l'intersection de ces deux temporalités hétérogènes, la race et le moment, selon les termes de Taine, ou l'imitation et l'innovation, pour revenir à Darwin et au darwinisme social. [...] Or, Proust conçoit d'autres entre-deux temporels comme l'inversion, en particulier le temps de l'art, et cela permet de comprendre la situation paradoxale de son propre roman entre les deux siècles. [...] Entre la temporalité évolutionniste et la temporalité révolutionnaire, il [Proust] croit à une temporalité intermittente de l'art, une temporalité critique, en fin de compte indéterministe.
Ibid, p.277

L'article rejoint les idées développées dans ce cours : l'art ne progresse pas de façon linéaire, ou même, il n'y a pas de progrès en art.

Cette mise en question de l'avant-garde ne revient nullement, il faut y insister, à une défense de l'arrière-garde. Il s'agit au contraire de n'identifier le moderne ni au décadent ni au futuriste mais au critique par essence. J'ai évoqué Barrès. Mais Proust ne partage pas le déterminisme de Barrès, selon lequel il n'y a point de début qui ne soit le prolongement du passé et pour qui l'histoire est un tout indivisible. L'œuvre n'est jamais dépassée si elle est critique, dans son présent et dans notre temps. Tradition, rupture : la tradition est faite d'œuvres rompues, non en rupture mais rompues. Ou, comme l'exprima Proust dans l'une de ses dernières prises de position en juillet 1922, une réponse à une enquête sur le renouvellement du style :
1° La continuité du style est non pas compromise mais assurée par le perpétuel renouvellement du style. [...]
2° Je ne « donne nullement ma sympathie » (pour employer les termes mêmes de votre enquête) à des écrivains qui seraient « préoccupés d'une originalité de la forme ».
Où je retrouve les deux propositions que j'ai tenté d'avancer. C'est son défaut de sens historique qui a sauvé Proust du XIXe siècle - et aussi du XXe siècle.
Ibid, p.297, conclusion du chapitre

Notes

[1] Qu'est donc en train de faire Compagnon si ce n'est reconstituer une cohérence après coup en rassemblant divers articles dont le seul point commun est de commenter Proust?

mardi 2 octobre 2007

Proust entre deux siècles

Ce livre rassemble des articles le plus souvent parus dans diverses revues. Il propose des analyses de La Recherche à partir de différents points de vue et éclaire la genèse de l'œuvre à travers une critique génétique impressionnante de précision. Il s'agit de démontrer à la fois comment ou combien Proust appartient au XIXe siècle, par sa formation et ses références (qui peuvent être des modèles ou des repoussoirs), et de montrer par quoi il échappe à cette esthétique pour créer son propre style et sa propre langue.
Ces différents articles permettent un mise en perspective des cours et des séminaires du Collège de France, qui s'inscrivent dans la continuité d'une réflexion entreprise depuis des années par l'ensemble des chercheurs. Chaque chapitre pourrait être rattaché à un séminaire de l'an passé.

Antoine Compagnon développera plus tard certaines de ces analyses, et notamment la thèse que l'on retrouvera dans Les Antimodernes: ce sont les conservateurs qui font les révolutionnaires, le classique, c'est celui qui n'appartient à aucune époque, et qui donc peut se lire à toutes:

Quel sens Proust donne-t-til au classissisme, sinon celui de la tradition des œuvres qui, en leur temps, firent scandale en dépit d'elles-mêmes? C'est la «suite presque continue» à laquelle on reconnaît à présent que Baudelaire et Manet appartiennent: un seuil est équivoque, l'enchaînement l'emporte avec le recul, la continuité efface les traces de rupture. Classissisme ne signifie donc pasintemporalité d'une œuvre, mais peut-être discordance dans tout présent, le sien et le nôtre, par opposition à l'œuvre qui passe de mode.
Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.29

Proust veut échapper au reproche d'inachèvement ou d'accumulation sans ordre: son œuvre est une œuvre construite, dont l'ordonnance ne peut se comprendre qu'à la fin. Il s'agit de ne pas ressembler aux grandes œuvres "ratées" du XIXe siècle. Son idéal est un idéal de poussée organique, comme en témoigne ce compliment à Anna de Noailles «...vous grandissez comme un arbre[1]» : l'œuvre doit avoir une nécessité et une cohérences internes.


Sous l'éclairage de Compagnon, le texte de La Recherche apparaît comme un étrange champ archéologique, des traces ça et là incompréhensibles étant le signe d'anciennes versions effacées. A plusieurs reprises un mot, un nom, n'a de sens que par rapport aux brouillons, le texte définitif ne permettant pas de comprendre les allusions.
Exemple: une phrase semble indiquer qu'Albertine était présente au dîner de La Raspelière, ce qui était vrai dans une version antérieure du texte :

Enfin, comme l'indique cette note de régie, c'était Albertine, et non le héros, qui, dans le manuscrit, s'intéressait aux étymologies et interrogeait Brichot: elle était présente dans le train vers La Raspelière et au dîner Verdurin. Il en reste une trace non corrigée dans la troisième leçon, où on lit que les noms ont perdu leur charme «depuis le soir où Brichot, à la prière d'Albertine, nous en avait plus complètement expliqué les étymologies», ce qui n'est plus le cas dans le roman.
Ibid, p.241

Le chapitre consacré à l'influence de Huymans sur Proust met en lumière les évolutions d'un motif proustien, en l'occurrence le "caoutchouc" d'Albertine, de sa première apparition dans les brouillons à son utilisation finale. Au départ, la description d'Albertine rappelle la description de la Vierge à l'enfant entre deux saints de Marmitta dans Certains, de Huysman. Puis ce brouillon évolue, fait appel à Saint-Georges, à la Méduse, à Nessus, à Mantegna. Finalement, la plupart de ces allusions disparaissent dans le texte définitif:

«Et, devant le caoutchouc d'Albertine [...] qui, collé, malléable et gris en ce moment, semblait moins devoir protéger son vêtement contre l'eau qu'avoir été trempé par elle et s'attacher au corps de mon amie comme afin de prendre l'empreinte de ses formes par un sculpteur, j'arrachai cette tunique qui épousait jalousement une poitrine désirée...»[2]
La dynamique de la métaphore n'a pas changé, c'est celle du vêtement qui masque et cependant découvre, à la fois ductile et sculptural, figeant le corps comme un modelage. Plus d'armure ni de bouclier, de saint Georges ni de Mantegna, mais dans le manuscrit on lit bien encore, au lieu de «tunique», «tunique de Nessus» que le dactylographe n'a pas déchiffrée et que Proust a omis de restituer. [...]
Ibid, p.123

L'analyse se poursuit, démontrant que les deux femmes prévues à l'origine, une jeune filles aux roses rouges et la femme de chambre de la baronne Putbus, disparaîtront quand Albertine sera inventée, Morel devenant son alter ego:

Albertine et Morel, à la place de saint Georges et de la Gorgone, les deux côtés vivement contrastés de l'androgyne décadent, seront, eux, impénétrables: voilà comment Proust à la fois se rattache au XIXe siècle et s'en détache, déplace la lecture perverse de la Renaissance italienne, exemplaire chez Huymans.
Ibid, p.126


Incidemment, Compagnon éclaire les réévaluations critiques dont font l'objet Racine et Baudelaire au tournant du siècle, Racine dont on célèbre la peinture des passions est tiré vers le romantisme tandis que Proust s'escrime à démontrer le classissisme de Baudelaire.


Enfin, l'idéal du style selon Proust est montré comme l'altération de la syntaxe :

Il [Proust] caractérise la façon d'écrire de Bergotte par «ces altérations de la syntaxe et de l'accent qui sont en relation nécessaire avec l'originalité intellectuelle»[3], ou celle de Flaubert par «les singularités immuables d'une syntaxe déformante[4]» : «Comme il a tant peiné sur la syntaxe, c'est en elle qu'il a logé pour toujours son originalité. C'est un génie grammatical.[5]»
Ibid, p.221-222


Notons pour finir cette formule inattendue de Compagnon :

Le grand style réside toujours du côté de l'atténuation, de l'euphémisme et de la litote. Proust se montre ici fidèle à une poétique de la brevitas ou de la brièveté. Cela ne veut pas dire qu'il fait court, et il est plutôt connu pour la longueur de ses phrases, mais bien qu'il fait bref, c'est-à-dire non périodique.
Ibid, p.224


Au total, il se dégage de ce livre un style et une méthode Compagnon, fondés sur une connaissance à la fois large et précise des brouillons et d'une vaste bibliographie des contemporains et des amis de Proust, style et méthode qui se dévelopent et se résolvent dans des démonstrations rigoureuses. Au-delà de Proust, la réflexion porte sur les critères de l'œuvre destinée à rester, à devenir «un classique».

Je voudrais avoir montré qu'une œuvre reste présente et vivante par ses failles ou ses disparités, que ses malfaçons sont les indices de son enracinement dans le temps. Elle suscite des interprétations renouvelées parce qu'elle ne répond pas aux questions qu'elle pose et qui demeurent irréductibles.
Ibid, p.299, début de la conclusion

Notes

[1] lettre de février 1913

[2] A la Recherche du temps perdu, Pléiade Tadié t.III, p.258-259

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, t.I, p.545

[4] «A propos du "style" de Flaubert», Contre Sainte Beuve, Pléiade p.593

[5] «A ajouter à Flaubert», Contre Sainte Beuve, Pléiade p.299

mercredi 12 septembre 2007

La sonate de Vinteuil

Dans une dédicace du Côté de chez Swann à Jacques de Lacretelle en 1918, Proust énumère une longue série de modèles: la Première Sonate pour piano et violon opus 75 (1885) de Saint-Saëns; Wagner, pour L'Enchantement du Vendredi saint de Parsifal; la Sonate pour piano et violon de Franck (1886) par Enesco; le prélude de Lohengrin; une chose de Schubert; enfin «un ravissant morceau de piano de Fauré1». Selon une lettre à l'automne de 1915 à Antoine Bibesco, il s'agirait de la ''Ballade'':
…la Sonate de Vinteuil n'est pas celle de Franck. Si cela peut t'intéresser (mais je ne pense pas!) je te dirai l'exemplaire en mains, toutes les œuvres (parfois fort médiocres) qui ont «posé» [pour] ma Sonate. Ainsi la «petite phrase» est une phrase d'une sonate [pour] piano et violon de Saint-Saëns que je te chanterai (tremble!) l'agitation des trémolos au-dessus d'elle est dans un Prélude de Wagner, son début gémissant et alterné est de la Sonate de Franck, ses mouvement espacés Ballade de Fauré, etc. etc. etc.2
Proust songe peut-être à la Ballade lorsque Swann, entendant la Sonate chez les Verdurin, dans «Un amour de Swann», se souvient de la première audition qu'il en a faite un an auparavant:
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet…3
L'analyse paraît fidèle au rytme lent de la Ballade, à la course imprévue du premier thème, exposé trois fois, la troisième en un simple rappel après l'exposition du deuxième thème. Le rapprochement permet en outre de comprendre que la sonate de Vinteuil est le plus souvent jouée au piano seul dans la Recherche du temps perdu. En effet, avant la version de 1881 de la Ballade, pour piano et orchestre, Fauré avait composé en 1879 une version pour piano seul.
Or, la Ballade est sans aucun doute l'œuvre la plus originale de la jeunesse de Fauré. Dans son intérêt pour elle, il faut croire que Proust fut sensible à sa structure formelle. Voici de que Fauré en disait à son amie Mme Clerc en septembre 1879, sur le chemin de Munich, au cours d'un voyage où il devait entendre la Tétralogie:
…les morceaux de piano n°2 et n°3 ont pris une importance plus considérable grâce à un n°5 qui est un trait d'alliance entre le 2 et le 3. C'est-à-dire que par des procédés nouveaux quoique anciens j'ai trouvé le moyen de développer, dans une sorte d'intermède, les phrases du n°2 et de donner les prémices du n°3 de façon que les trois morceaux n'en font qu'un. Cela est donc devenu une Fantaisie un peu en dehors de ce qui se fait, je voudrais du moins en être sûr.4
L'équivoque de l'ancien et du nouveau est de celles que Proust soulignera souvent, chez Baudelaire par exemple. Mais le plus important est le souci d'unité dont témoigne le musicien, en des termes voisins de ceux auxquels Proust aura recours pour définir l'unité de son roman. Fauré rend compte de la construction élaborée de la Ballade: il y eut d'abord une suite de fragments ou de morceaux séparés, avant que ceux-ci trouvent leur unité. Les trois morceaux disjoints auxquels il fait allusion correspondent aux trois thèmes, un point d'orgue subsistant dans l'œuvre entre les deux premiers.
Le premier mouvement, andante cantabile, introduit lentement le thème A: souple, gracieux, ingénu, sur accompagnement d'accords, il serait celui que Proust décrit lorsque Swann se remémore, chez les Verdurin, sa première audition de la sonate de Vinteuil. Le thème B, allegro moderato, apparaît après un point d'orgue. «C'est un motif descendant, une sorte de gamme qui emprunte tout à coup des contours compliqués très "fin de siècle", écrit Jean-Micle Nectoux5. Les thèmes A et B sont ensuite développés. Suit une brève transition, andante, sur un thème d'appel C, servant à introduire le second mouvement, l'allegro central de la pièce. Son thème C' est une variation rythmique et une transformation expressive du thème d'appel C, et il le développe avec le thème B: c'est la «sorte d'intermède» qu'évoque Fauré dans sa lettre. Un court andante réintroduit alors le thème C, qui sera véritablement développé dans le troisième mouvement, l'allegro moderato final, où il s'épanouit dans des trilles, qui, bien que nullement réalistes ni descriptifs, suggèrent des chants d'oiseaux et des feuilles agitées. A cause de cette impression de forêt, l'œuvre fut rattachée à l'esthétique impressionniste. Proust ne l'ignore pas, et la première description de la sonate de Vinteuil, ou plutôt de son effet sur Swann, rappelle évidemment l'impressionnisme, en particulier dans la comparaison coloriste entre la partie de piano et «la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune6». Mais Swann va au-delà de l'impression fin de siècle et pénètre la composition élaborée de la pièce: «Il s'en représentait l'étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui cette chose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l'architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique7». De l'impressionnisme au formalisme: sachant apprécier le chef-d'œuvre de jeunesse de Fauré, datant de 1879, Proust annonce en fait les goûts de l'entre-deux-guerres, période avant laquelle la conception neuve de la Ballade de Fauré resta incomprise, ainsi que le fait remarquer Jean-Michel Nectoux8. Appartenant au XIXe siècle, présentée par Fauré lui-même avec modestie, peut-être pusillanimité et sûrement ambiguïté, comme le résultat de «procédés nouveaux quoique anciens», la Ballade n'en est pas moins l'une des premières œuvres annonçant le XXe siècle: elle invente sa propre forme sans schéma préconçu, elle adopte une stucture convergente, A-B-C'-B'-C, le mouvement central développant les thèmes exposés dans les mouvements extrêmes. Ainsi l'exposition du thème C dans le finale succède à son développement dans l'allegro central. La Ballade de Fauré échappe résolument aux critiques de Proust contre l'absence de conception et d'unité des œuvres du XIXe siècle, telles qu'il les exprime dans La Prisonnière.

Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.58 et suivantes.



Notes :

1 : Contre Sainte-Beuve, Pléiade p.565
2 : Correspondance, t.XIV, p.234-236)
3 : Pléiade Tadié, t.I, p.207
4 : Fauré, Correspondance, Flammarion, p.96
5 : Fauré, Seuil, p.38
6 : RTP, Tadié, t.I p.205
7 : Ibid, p.250
8 : Fauré, op.cit., p.40

vendredi 3 juin 2005

La méthode de Thibaudet

A sa mort en 1936, Albert Thibaudet s'était imposé comme l'un des observateurs le plus avisé de la vie littéraire et politique de la Troisième République. En ce temps-là on croyait encore que la condition humaine ne pouvait être comprise sans la littérature, qu'on vivait mieux avec la littérature, et la critique littéraire faisait figure de discipline souveraine, rendait légitime de parler de tout sans être spécialiste de rien.

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.253

Je n'avais jamais entendu parler de Thibaudet avant de lire ce livre. Je crois que Thibaudet me plaît beaucoup:

Certes, concédait Thibaudet, pour « repérer les empreintes » et « restituer le mouvement » de la création, «il y faudrait des sens et une finesse de Peau-Rouge», ce nez qui manquait à Taine et que Bergson appelait intuition: «[…] supposer l'œuvre non encore faite, l'œuvre à faire, entrer dans le courant créateur qui est antérieure à elle, qui la dépose et qui la dépasse.» Pour cette critique « qui épouserait la genèse même de l'œuvre », l'intelligence ne suffisait pas, et la «sympathie de sentiment» devenait vitale. C'est pourquoi Thibaudet estimait, dans une maxime qui le définit tout entier, que « la muse véritable de la critique c'est l'amitié », à l'œuvre dans les meilleures pages de Sainte-Beuve et indispensable pour réaliser la «création continuée de l’artiste par la critique». Bergson reconnaissait son idéal: «l’auteur qu’on étudie ne sera plus comparé à d’autres, ou ne le sera qu’accessoirement ; on le comparera plutôt à lui-même, en adoptant pour un instant son mouvement, en définissant ainsi sa direction, ou mieux sa tendance.»
Thibaudet n’a jamais été plus fidèle à cette méthode que dans son Flaubert (et dans son Montaigne posthume), suivant le fil de la biographie, mais sans la moindre psychologie, combinant intelligence et instinct à la recherche de l’unicité d’un être dans les méandres de l’œuvre. Ramon Fernandez pensait qu’entre ses premiers ouvrages un peu denses, le livre sur Mallarmé, et surtout Trente ans de vie française qui a, suivant une image de leur auteur, la consistance d’ «une soupe d’Auvergnat où la cuillère tient toute seule», et les alertes essais plus tardifs, les Valéry, Amiel, Mistral et Stendhal, Thibaudet avait trouvé son équilibre dans le Flaubert, où il « "épouse" la vie, la durée de son auteur, le rythme et les nuances intérieures du génie de celui-ci.» Sa démarche, ni objective ni subjective, repose sur l’identification avec l’écrivain, parcouru comme un paysage ou un territoire: «Ce qu’il faut envisager, disait Thibaudet, ce n’est pas une ligne avec des hauts et des bas, c’est un ensemble, un pays moral et littéraire dans sa durée et sa complexité.» Voir une vie et une œuvre comme un pays, c’est casser la linéarité de l’histoire par la multiplicité de l’instant.»

Ibid., p.269

lundi 23 mai 2005

Un peuple nain

La souveraineté populaire était depuis longtemps la bête noire de De Maistre. A propos de «l'admirable Burke», il demandait à un ami dès janvier 1791 : «Comment trouvez-vous que ce rude sénateur traite le grand tripot du Manège et tous les législateurs Bébés? Pour moi j'en ai été ravi, et je ne saurais vous exprimer combien il a renforcé mes idées anti-démocrates et anti-gallicanes. Mon aversion pour tout ce qui se fait en France devient de l'horreur.»
La «canaillocratie» et les «législateurs Bébés»: de Maistre ne perd jamais l'occasion de ces pointes assassines ironisant sur le peuple souverain. Suivant le Petit Robert, la première attestation de bébé en français, de l'anglais baby, daterait de 1841. Suivant le Grand Robert, cependant, qui se réfère à Dauzat, la date serait 1793. Comme la citation de De Maistre le montre, les choses sont imprécises et plus compliquées. Suivant Littré, en effet, «Bébé», avec la majuscule — or de Maistre met, semble-t-il, cette majuscule —, était le surnom du nain du roi Stanislas, duc de Lorraine (1739-1764), diminutif et pauvre d'esprit, avant que le substantif ne désignât une personne de petite taille, puis un tout petit enfant. Parlant de «législateurs Bébés», de Maistre pense donc vraisemblablement à des nains plutôt qu'à des nouveaux-nés, au peuple diminué, rabougri déchu, plutôt au peuple enfant, en puissance, prêt à grandir [...]»

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.139

samedi 21 mai 2005

Paradoxe des antimodernes

«Les Royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques», apprend Lousteau à Rubempré dans Illusions perdues: «par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui donnent des formes convenues à notre littérature, tandis que les Libéraux veulent maintenir les unités, l'allure de l'alexandrin et le thème classique[1].» C'est le début d'un chiasme dont Baudelaire se moquait : pas plus conservateurs en art que les adeptes du progrès social, «des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu'en société[2]» — précoce anticipation de la thèse de Thibaudet sur le tempérament dextrogyre des lettres en face d'une vie politique d'inclination sinistrogyre.
L'ambiguïté de Chateaubriand, modèle de l'antimoderne, est exemplaire. Rêvant à son destin si la Révolution n'avait pas eu lieu, il voyait un médiocre portrait dans un grenier oublié: «[...] si l'ancienne monarchie eût subsisté [...], je ferais dans quelque corridor abandonné la consolation de mes petits-neveux. "C'est votre grand-oncle François, le capitaine du régiment de Navarre: il avait bien de l'esprit! il a fait dans le Mercure le logogriphe qui commence par ces mots: Retranchez ma tête, et dans l'Almanach des Muses la pièce fugitive: Le Cri du cœur[3].» En lui, nageur entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves[4]»,s'accomplit une alliance étrange de penchants conservateurs et progressistes; son romantisme politique combine une révolution spirituelle et esthétique avec une réaction politique; il réclame silmutanément l'autorité (du roi) et la liberté (de la presse); il est à la fois authentiquement ultra et véritablement libéral; avec lui commence l'esthétisation de la politique.

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.127


Notes

[1] Balzac, Illusions perdues, Pléiade t.V, p.337

[2] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, Pléiade, t.I, p.691

[3] Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe, Pléiade, t.II, p.654

[4] Ibid, p.1027

mercredi 11 mai 2005

Citation d'une citation d'une citation

Pas de meilleure description de l'antimoderne qu'à la faveur du portrait croisé de de Maistre, et de Bonald par Emile Faguet, qui souligne combien «[l]eurs natures intellectuelles sont opposées.1». De Maistre «est un pessimiste» qui exagère à plaisir l'existence du mal, tandis que Bonald est «un optimiste» qui «voit l'ordre et le bien immanents au monde». «L'un est extrêmement compliqué, et captieux, et a mille détours. L'autre […] a le système le plus simple, le plus court et le plus direct. — L'un est est paradoxal à outrance, et croit trop simple pour être vraie une idée qui n'étonne point. L'autre voudrait ne rien dire qui ne fût absolument traditionnel et de toute éternité […]. — L'un est mystificateur et taquin, et risque scandale au service de la vérité. L'autre, grave, sincère et d'une probité intellectuelle absolue.» Bref, «l'un est un merveilleux sophiste, et l'autre un scolastique obstiné.2»
Notre préférence va au premier: pessimiste, compliqué, paradoxal et taquin.»

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.19
Ce "taquin" m'enchante.



Note
1 : Emile Faguet, «Joseph de Maistre», Politiques et moralistes du XIXe siècle. Première série, Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1891, p. 69.
2 : Idid, p. 69-70.

mardi 26 avril 2005

Les antimodernes d'Antoine Compagnon

L'antimoderne est souvent réactionnaire, bien sûr, mais pas toujours. Il se situe, selon la formule que le dernier Barthes utilisa pour lui-même, «à l'arrière-garde de l'avant-garde». C'est un «mécontemporain» façon Péguy qui vitupère en général, donne rendez-vous au pire et se distingue du traditionaliste ou du conservateur en ceci qu'il n'ignore rien de ce qui est mort dans le passé — qu'il se dispense donc de chérir en vain. […] Du coup, le profil de l'antimoderne se précise: c'est un moderne non dupe, un homme de droite qui vient de gauche, un pessimiste qui ferraille contre les aficionados de l'Avenir radieux, un esprit gyrodextre mal vu par les notables des deux camps, et toujours en délicatesse avec son temps. Or il se trouve que ce genre d'individu — le sous-titre de cet ouvrage suggère qu'on en rencontre «de Joseph de Maistre à Roland Barthes» — fut sans cesse l'aiguillon et le sel de notre histoire littéraire. Sans cet «agent double», sans sa manie d'avancer en liberté et à reculons, de résister au credo du jour, le moderne se calcifie. […]

extrait de la critique de Jean-Paul Enthoven dans Le Point du 21 avril 2005 portant sur Les Antimodernes d'Antoine Compagnon

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