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Billets pour la catégorie Conférences et colloques :

vendredi 28 octobre 2016

Dernier colloque des Invalides

Jean-Jacques Lefrère, l'organisateur parisien, est mort en 2015 (tandis que Michel Pierssens est au Canada et Jean-Paul Goujon à Séville… cela ne simplifie pas l'organisation); d'autre part le centre culturel canadien ferme pour deux ans et rouvrira ses portes dans le VIIIe: plus d'organisateur et plus de site parisiens, c'est a priori le dernier "colloque des Invalides", sorte de Blitz-discours sur un thème imposé. Les actes des années précédentes sont disponibles aux éditions du Lérot.

Je tente moi-même de faire un Blitz-billet en résumant ce que j'ai compris des interventions en une phrase (il m'en manque une ou deux, somnolence d'après déjeuner, quelle honte).

Olivier Bessard-Banquy: Les « fous de livres » de Charles Nodier à Léo Larguier : une intervention sur les bibliophiles et les bibliomanes, ceux qui cherchent des trésors et ceux qui amassent;

Julien Bogousslavsky: Apollinaire et ses intimes : autour d’une "Offrande" : une lettre très intéressante (impressionnante) au dos de laquelle se trouvent griffonés plusieurs portraits d'Apollinaire et ses deux amis les plus proches (je n'ai pas noté les noms);

Élisabeth Chamontin: Aurel, femmes de lettres: c'est le nom sur une plaque dans la rue où habite le petit-fils de l'intervenante, qui regrette de ne pas s'être renseignée davantage avant de proposer ce sujet, car la littérature de cette femme est insupportable (car E Chamontin, vaillamment, a lu deux opus de cette écrivain);

Marc Decimo: Croatioupipiskiousi ! intervention drôlatique qui a dû nécessiter de l'entrainement, à propos d'un auteur (Dupont de Nemours?) qui a traduit les chants et cris des animaux;

Philippe Di Folco: Thomas Chatterton : la construction du mythe et sa récupération par Vigny qui l'a enjolivé à sa façon;

Philippe Didion: Les auditeurs ont la parole : synthèse de la gestion du temps et des thèmes par les différents intervenants depuis quinze ans que P.Didion assiste au colloque;

Éric Dussert: Séductions d’HSF: lecture durant cinq minutes (le temps de l'intervention) d'Au mouton pourrissant dans les ruines d'Oppède d'Henri-Simon Faurt;

Aude Fauvel: Tous zoophiles! Morceaux choisis de folies animales: le mot ne désignait au départ que l'amour des animaux, pour glisser vers la description par les hommes de comportements qu'ils jugent excessifs chez les femmes au XIXe et XXe

Jean-Pierre Goldenstein: Le troisième homme. Marius Hanot et Blaise Cendrars: Hanot, celui que personne ne connaît, sauf d'un point de vue politique (et quelqu'un que personne ne connaisse, devant cet auditoire, c'est très très très rare, comme le soulignait Philippe Didion un peu plus tôt);

Michel Golfier: Jeanne Marni, une irrégulière si discrète : ce fut surtout l'exposé de ses ascendants, sans que je comprenne si c'était l'intention de l'intervenant ou si celui-ci s'est fait surprendre par le temps;

Olivier Justafré: Jules Ravier : de la Patache (physique) au père Lachaise: biographie d'un gardien d'octroi qui avait la folie de la description en vers (à retrouver sur Gallica?)

Henri Béhar: Marcel Proust parlait-il yiddish, comme tout le monde ?: pas très probant, mais cette question curieuse: bordel se traduit-il par "pièrdac" en yiddish?

Alain Zalmanski: Contribution à l’étude d’un système usuel d’unités de mesures, valorisant le jugement et l’approximation: du pouyem au froid de canard, un exposé rapide de tout ce qui à mon sens rend une langue impossible à apprendre quand on n'est pas né dedans (mon dieu que de raffinements); Jean-Paul Morel : La serendipity, ou comment trouver ce qu’on ne cherche pas: histoire du mot, de son apparition en France, de son étude;

Paul Schneebeli: L’aérostière de Pierrot le Fou: j'ai décroché un peu. Il me semble que cette femme a eu de multiples activités;

Alain Chevrier : une couronne de sonnets haïtienne: de la rareté des couronnes en général, et des couronnes doubles en particulier. Présentation de la métrique et de la thématique de la couronne d'Emile Roumer;

Martine Lavaud: Lièvres et tortues: éloge de la lenteur, regret de l'époque moderne qui va trop vite;

Benoît Noël: Claudine, Louÿs, Damia et le sirop de la rue: un peu confus, entre les petites-filles et les nièces de Louÿs, qui est qui, quand les parentèles ne sont pas sûres. J'ai retenu par ailleurs (un intervenant dans la salle) que Claude Farrère a écrit un roman à clé où Narcisse Cousin est Pierre Louÿs;

Jacques Ponzio: Ce que disait Leborgne: je ne spoile pas, mais mais mais… des photos très intéressantes et vaguement répugantes;

Julien Schuh: Jarry à la carte: (je ne me souviens pas)

Éric Walbecq: Quelques nouvelles ducasseries: chasse aux évocations de Lautréamont, qui se terminent par une carte postale (Vendée ou Normandie) et un modèle de tricot, le paletot Maldoror;

Marc Zammit: Le rideau de la Méduse: (une histoire de théâtre et de fantômes? je ne me souviens pas)

Daniel Zinszner: Le titre c’est le titre: une méthode mnémotechnique pour se souvenir des titres d'un auteur en composant un seul long titre avec les titres de ses œuvres.


J'ai oublié, déformé, et autres, j'en suis navrée (j'espère qu'aucun intervenant ne tombera sur ce billet en googueulisant), tout cela est entièrement subjectif.
Nous nous sommes bien amusés et nous avons beaucoup ri.
Rendez-vous dans un an ou moins pour les actes aux éditions du Lérot.

mardi 10 novembre 2015

Oubliettes et Revenants, XIXe colloque des Invalides

Tandis que commençait le colloque des Invalides (le XIXe), je pensais à cette phrase de Micheline Tison-Braun: «La critique universitaire consiste en grande partie à mettre les farfelus à la portée des innocents.» Quelque chose de ce genre se joue ici: ce colloque consiste à mettre les farfelus dans la même pièce, en laissant l'entrée libre aux innocents de ma sorte.

Le programme est ici, le thème de cette année était "Oubliettes et Revenants" ou les fluctuations de la gloire et la reconnaissance littéraire. Trois vidéos sont en ligne (1, 2, 3) et le texte de l'intervention d'Elisabeth Chamontin est ici.

Ces vidéos vous permettront d'attendre la sortie des actes aux éditions du Lérot.


En attendant, voici quelques anecdotes (je n'ai pris que quelques mots en notes, sachant que tout était filmé), toutes retrouvables dans les vidéos.

Lors de la première discussion (trois à quatre intervenants exposent leurs travaux, puis la salle discute un quart d'heure à vingt minutes. Ce qui est impressionnant, c'est qu'alors qu'on a l'impression que l'intervenant vient de parler d'un parfait inconnu, toute la salle paraît connaître celui-ci — sauf vous (les farfelus et l'innocent))— lors de la première intervention, donc, Françoise Gaillard rappelle l'heureux temps où les recherches ne se faisaient pas sur internet mais à la bibliothèque Richelieu et que le chercheur était à la merci des erreurs des manutentionnaires qui vous apportaient les livres.
C'est ainsi qu'elle a eu entre les mains la brochure d'un chimiste de génie : il avait découvert la formule de l'odeur de sainteté, et même des odeurs de sainteté, celles-ci variant d'un saint à l'autre (ce qui paraît logique quand on y pense).
J'ai cru comprendre que ce chimiste avait déposé un brevet. Qu'attend-on pour fabriquer ce précieux parfum?

L'intervention de Bérengère Levet porte sur Adolphe d'Ennery. D'une certaine manière nous lui devrions Proust puisque c'est lui qui a développé Cabourg et les bains de mer. Nous lui devons également la thématique des deux orphelines, tant exploitée par le cinéma et le théâtre américain. C'était un homme très fin, nous dit-on, qui prenait garde de trop faire état de sa finesse. Il avait épousé une fort belle actrice qui le surveillait jalousement. On rapporte l'échange suivant au sortir du théâtre ou d'un salon, alors que son épouse vieillissante l'apostrophait ainsi:
— Viens donc, vieux cocu!
— Plus maintenant.

Dans la salle se tenait le président de l'association des amis d'Adolphe d'Ennery, un tout jeune homme très proustement vêtu. L'association n'a que cinq mois d'existence et déjà dix adhérents venus spontanément, sans aucune publicité. A bon entendeur…
(Ceci sera l'occasion pour Michel Pierssens1 de dire plus tard à propos de Georges Ohnet : «il n'existe pas d'association, sinon le président serait dans la salle».)

David Christoffel émettra l'hypothèse (très entre autres) que le mari d'Angela Merkel soit le dernier avatar en date du fantôme (d'un des fantômes) de l'opéra (puisqu'on l'aperçoit parfois accompagnant sa femme à des représentations de Wagner).

Laure Darcq plaidera pour la redécouverte du "vrai" Peladan, Joséphin de son prénom, écrasé par l'image du Sar Peladan, rosicrucien.

Eric Walbecq nous présente un livre trouvé par hasard aux puces, L'homme-grenouille de Max Lagrange: un livre de nouvelles fantastiques sur des phénomènes de foire. (Typiquement un livre pour Tlön.)
En poursuivant ses recherches, Walbecq a trouvé un autre livre de Lagrange: Carnet secret de l'amour à Paris, recueil de petites annonces avec lexique des abréviations.

Le mot le plus long de la langue française est dévoilé par Paul Scheebeli : la peur du chiffre 666 (hexakosioihexekontahexaphobie). Il y a quelques autres mots très longs, à chercher en particulier du côté de Rabelais.

Aude Fauvel nous présente l'autre Mae West, la Mae West inconnue, celle qui écrivait ses textes, peu traduits car caractéristiques d'un certain langage et d'une certaine Amérique. Elle fut scandaleuse dans ses attitudes mais aussi (ou surtout: le premier scandale permettant aux censeurs de mieux dissimuler le second) par ses combats d'avant-garde, les droits des femmes, des noirs, des homosexuels. Le code Hays qui prit effet à la fin de la prohibition, un puritanisme chassant l'autre, a été écrit sur mesure contre elle. (A l'époque, elle était la deuxième personne la mieux payée des Etats-Unis.)
Soit la phrase de Che Guevara : «la révolution c'est comme une bicyclette, si elle n'avance pas elle tombe». Remplacez "révolution" par "sexe" et c'est une citation de Mae West. Che Guerava le savait-il, est-ce une citation malicieuse ou inconsciente?
Aude Fauvel nous raconte que ce code tomba progressivement en désuétude à partir de 1965, à la suite d'un film de Sydney Lumet (La colline des hommes perdus?) dans lequel une poitrine dénudée ne fut pas censurée: c'était une poitrine noire, cela ne "comptait" pas…
Les cinéastes s'engouffrèrent dans la brèche et le code fut aboli peu après.

Liste d'auteurs publiée par Breton et Aragon, établie par vote : Lisez, ne lisez pas.




Note
1 : Je n'ai pas osé lui dire combien j'étais heureuse de croiser en chair et en os l'auteur de La tour de babil.

vendredi 23 novembre 2012

Une heure au colloque des Invalides le 16 novembre

Je dédie ce post à Pierre Cormary qui semble tombé dans l'absinthe depuis quelques jours.

Vendredi dernier (une semaine, déjà), je ne suis restée qu'une heure au colloque des Invalides, le temps de glaner quelques notes que je livre en vrac, avec quelques recherches google mais sans remise en forme.

Le thème de cette année était l'alcool.
La particularité de ce colloque est la durée des interventions: cinq minutes, égrenées par un minuteur. Lorsque retentit la sonnerie, l'intervenant devrait en théorie s'arrêter. En pratique, une tolérance lui permet de montrer en accéléré ses dernières images ou de lire ses cinq phrases de conclusion.
Je ne sais pourquoi, peut-être parce que j'avais entendu à son propos le mot de blitzkrieg, je m'attendais à quelque chose d'assez remuant et controversé, limite potache; mais en fait, pour le peu que j'en ai vu, il s'agit d'interventions très sérieuses et très documentées, et par la force des choses très ramassées (les intervenants ont la possibilité de développer dans les Actes tout ce qu'ils n'ont pas dit durant leur cinq minutes.) C'est le royaume de l'érudition fine, des domaines étranges et inétudiés (l'année dernière, à propos de "Films et plumes", une intervention a traité... des coiffes des indiens d'Amérique dans les films), des savants inconnus, des auteurs sans succès.

Quelques notes en vrac (c'est décousu et sans lien logique, au fil de la plume):

J'arrive alors que l'intervention de Marie-Claude Delahaye est commencée. Elle fait défiler des affiches vantant l'absinthe. C'est très beau. J'apprendrai plus tard qu'elle a ouvert à Auvers-sur-Oise le musée de l'absinthe «à partir de ses collection personnelles», dit-elle.


Henri Béhar nous livre quelques statistiques sur la fréquence du mot "absinthe" dans la base de texte Frantext. Il apparaît dès 1600 et est le plus utilisé après 1800, quand l'absinthe devient un spiritueux.
L'absinthe est interdite en 1915, les cadres de l'armée ayant décrété que l'on ne pouvait rien faire avec des soldats qui avaient trop bu.

Je tente de noter quelques-unes des fréquences qui apparaissent derrière le dos de Béhar, mais je suis un peu loin et ce n'est pas facile car elles sont représentées par des étoiles que je n'arrive pas à compter. Celui qui utilise le plus le mot est Raoul Ponchon.
Je remarque avec un peu de surprise le nom de Robbe-Grillet: ah, il ne faisait pas que dans le SM, il s'intéressait aussi à l'absinthe?
La sonnerie retentit. Henri Béhar énumère très vite les contextes dans lesquels apparaît le mot "absinthe": la plante, son amertume, le rituel de préparation de la boisson, l'ivresse, la maladie, les thèmes poétiques.


Denis Saint-Amand nous parle du zutisme en commençant par citer Max Weber qui avait analysé les critères permettant d'appartenir à certains cercles au XiXe siècle: éthique, maîtrise de soi et fidélité étaient plus importants que l'excellence dans tel ou tel domaine auquel le cercle se consacrait. Il s'agissait de conduite de vie.
Les zutistes, eux, étaient un cercle potache. Pour y appartenir, il faut savoir rire, de certaines têtes de turcs (François Coppée, Napoléon III), mais aussi de soi-même.
Denis Saint-Amand projette à l'écran Propos du Cercle, poème cacophonique de Léon Valade et J Kech, et le commente.

Propos du Cercle
(Mérat) Cinq sous ! C'est ruineux ! Me demander cinq sous ?
Tas d'insolents !... (Penoutet) Mon vieux ! je viens du café Riche ;
J'ai vu Catulle... (Keck) Moi, je voudrais être riche. —
(Verlaine) Cabaner, de l'eau d'aff !... (H. Cros) Messieurs, vous êtes saoûls !

(Valade) Morbleu, Pas tant de bruit ! La femme d'en dessous
Accouche... (Miret) Avez-vous vu l'article sur l'Autriche
Dans ma revue ?... (Mercier) Horreur ! Messieurs, Cabaner triche
Sur la cantine ! (Cabaner) Je ... ne .. pu..is répondre à tous !

(Gill) Je ne bois rien, je paye ! Allez chercher à boire,
Voilà dix sous ! (Ane Cros) Si ! Si ! Mérat, veuillez m'en croire,
Zutisme est le vrai nom du cercle ! (Ch. Cros) En vérité,

L'autorité, c'est moi ! C'est moi l'autorité...
(Jacquet) Personne au piano ! C'est fâcheux que l'on perde
Son temps, Mercier, jouez le Joyeux Viv....... (Rimbaud) Ah ! merde !


Jean-PierreJean-Paul Morel a mené l'enquête sur les Chansons toxiques, chansons créées entre 1907 et 1946.
Il fait défiler les illustrations accompagnons les chansons à l'écrans et me laisse pantoise en précisant en pensant qu'il possède chacune de ces illustrations («les illustrations s'appauvrissent quand apparaît la photo»).
Il nous montre un tableau qui trônait derrière le bureau de Cocteau mais «si vous allez aujourd'hui à Milly-la-Forêt, vous le verrez par terre près d'une cheminée», ce qui n'est pas du tout ce qu'aurait souhaité Cocteau.
Jules Jouy: un monologue sur la manière de préparer l'absinthe.
Une fois que l'absinthe fut interdite, elle fut remplacée par d'autres substances: cocaïne, morphine, éther.
Sonnerie.
Morel termine très vite en évoquand Saint-Saëns qui aurait commis un texte en 1907 parlant de l'absinthe «source d'inspiration».


Ces quatre interventions sont suivies d'un temps de questions. J'ai appris les choses suivantes:
Jean Lorrain a donné une recette de fraises à l'éther, ce qui n'est peut-être pas si étonnant si l'on considère que les grand-mères se servaient de l'absinthe dans la préparation des cornichons;
en 1988, Michel Rocard a de nouveau autorisé les spiritueux à partir de la plante absinthe, en 2011 le décret de 1915 a été totalement abrogé;
Marie-Claude Delahaye a acheté une licence IV pour son musée de l'absinthe;
la molécule dangereuse de l'absinthe est la tuyone, elle est présente à 60% dans la plante. Aujourd'hui, on autorise les spiritueux dosés à 35 mg/l (aux Etats-Unis 10 mg/l), avant 1915 c'était de l'ordre de 500 mg/l! (un homme de Pontarlier a fait analyser des bouteilles lui restant de son grand-père: elles titrent à 400 mg/l un siècle plus tard). On amis beaucoup de choses sur le compte de l'absinthe, mais l'alcool aussi est hallucinogène;
Robbe-Grillet, Annie Ernaux, Jacques Lanzmann repérés dans Frantext comme utilisant le mot absinthe: il n'y a pas que le spiritueux, mais aussi la plante (sa couleur, son amertume);
Caradec la cite dans La Compagnie des zincs, pour préciser que l'écriture d'une chanson se commence après la deuxième absinthe, puis qu'il faut compter un pernod par couplet;
la couleur de l'absinthe: pratique, car en fait on ne sait pas vraiment ce qu'elle est.


Cela sert de transition à l'intervention d'Alain Chevrier qui nous parle des monochromies en peinture et littérature. Il allait un peu trop vite pour que je puisse noter (deux stratégies s'affrontent: en dire peu, montrer des photos, se dire qu'on développera dans les Actes, ou se dépêcher, essayer d'en dire le maximum en cinq minutes). Alain ralentira ensuite, ayant trouvé son rytme. J'ai noté Charles Cros, L'heure verte (et la lecture du poème me fait penser à un tableau de Monet dans les verts), filtres photographiques, blanc, Gautier, jaune, rouge, Mallarmé, Cros, «le comble étant atteint par le rectangle vert d'Alphonse Allais: "Des souteneurs, encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe, boivent de l’absinthe."»
Sonnerie. Et Alain Chevrier de terminer par un royal «Ah tant mieux, je ne savais pas comment conclure».


Que s'est-il passé ensuite? Il me semble qu'Elisabeth aurait dû prendre la suite, mais il y a eu un problème d'ordinateur (je crois, mes souvenirs sont flous).



Alain Chevrier lisant, Elisabeth Chamontin concentrée

Paul Schneebeli a intitulé son intervention "La mélancolie du dypsomane".
Le dypsomane n'est pas un alcoolique. Il est aliéné avant de boire, l'alccolique est aliéné après avoir bu.
Le dypsomane boit par intervalle avec excès.
Paul Schneebeli nous présente un poème de Georges Fourest, l'auteur de la Négresse blonde.

Vin! Hydromel! Kummel! Whisky! Zythogala!
j'ai bu de tout! parfois saoul comme une bourrique!
l'Archiduc de Weimar jadis me régala
d'un vieux Johannisberg à très-cher la barrique!

Dans le crâne scalpé du sachem Ko-Gor-Roo Boo-Loo,
j'ai puisé l'eau des torrents d'Amérique!
Pour faire un grog vire l'Acide Sulfurique !
Tout petit je suçai le lait d'un kanguroo !

(Mon père est employé dans les pompes funèbres;
c'est un homme puissant! J' attelle quatre zèbres
à mon petit dog-car et je m'en vais au trot!)

Or aujourd'hui, noyé de Picons et d'absinthes,
je meurs plus écœuré que feu Jean des Esseintes
Mon Dieu ! n'avoir jamais goûté de vespetro !

Schneebeli s'est lancé dans la recherche des allusions et des sources contenues dans ce poème (zythogala: mélange de bière et de lait donné contre le choléra (cholé-ra noir, de cholé, bile; et noire, méla, même racine que mélancolie)); Johannisberg: il me semble que cela se rapporte à Nerval à Johannesbourg, mais il faudra attendre les Actes.)
Un travail fouillé et intrigant, comme chaque fois que quelqu'un s'attache à chercher — et trouver — les clés d'un texte, surtout d'un poème qui paraît aussi décousu et fantaisiste que celui-ci (comment lui soupçonner des origines solides?).


Puis vint le tour d'Elisabeth Chamontin qui a intitulé son intervention L'alcool de la comtesse, sachant que nous penserions tous à l'album.
Ce titre mystérieux cache une analyse de l'alcool dans les romans de la Comtesse de Ségur, et je soupçonne Elisabeth de n'avoir choisi ce thème que pour se donner une excuse pour relire tout «Rostopchin-tchin-tchin» (sic).
Elisabeth a préparé évidemment des anagrammes que je n'ai pas eu le temps de noter (toujours ce temps de surprise, d'immobilité, devant une anagramme), sauf «Et sage sur le Médoc» (la comtesse de Ségur).

Il y a beaucoup d'alcool chez la comtesse, de l'eau-de-vie, du vin, du cidre, des liqueurs, tant et si bien qu'il faut se demander si cela procède d'un projet pédagogique.
L'eau-de-vie, la vraie, est bonne. D'ailleurs Nanon (ou Nanou?) en frictionne les bébé.
le cidre est bon aussi, et les enfants de trois et six ans en boivent dans L'Auberge de l'ange gardien ou dans Jean qui rit et Jean qui grogne (les références seront à vérifier dans les Actes, j'ai noté très vite). Mais on peut le couper, alors il devient affreux.
Le vin est excellent (Le Général Doukarine, Mme Fichini (Un bon petit diable) en boivent. Aux enfants on donne de l'eau rougie.
Le champagne est bon.
Quand le vin est fin, les domestique le volent.

Ce qui est mauvais: l'excès, le mélange, le frelatage.
On pardonne à Dilois le cheminot et à Gaspard d'avoir bu (je ne sais plus pourquoi). Mais l'excès est mauvais et l'acool tue, dans Les bons enfants, le père tue des poules avec de l'avoine imbibée d'alcool à titre de démonstration pour ses enfants.
Les mélanges ne tuent pas; ils rendent malades. Le vin rouge et le vin blanc dans Les bons enfants, Alcide se saoûle à l'esprit-de-vin, c'est-à-dire de l'alcool industriel, et d'ailleurs il sera exécuté (Pauvre Blaise?)
Et Elisabeth Chamontin de terminer royalement par: «Y a-t-il un projet pédagogique chez la comtesse de Ségur? je pense que oui, car mon premier livre sans image à quatre ans était un comtesse de Ségur, et depuis, je bois!»

Elle présente quelques anagrammes sur l'intitulé du colloque, mais je n'ai rien noté.


Vient le temps des questions et débats. Quasi-dispute autour de la définition de l'esprit-de-vin (métanol? esprit de bois? alcool de betterave?)

Je note très vite cette remarque intéressante: pendant des siècles, l'absinthe a servi aux peintres à lutter contre le saturnisme dû au plomb contenu dans la peinture (céruse): absinthe et élébore étaient les seules remèdes permettant aux peintres de retrouver un peu de leur allant.
L'absinthe fut un apéritif en Suisse (en 1700? 1800?) et il ne faut pas oublier que c'est grâce à l'absinthe que les Français on conquis l'Algérie: c'était un médicament contre la dysenterie.

Alain Chevrier refuse de donner son avis sur le "projet pédagogique" de la comtesse de Ségur. Je mets cela sur le compte de sa timidité et de sa réserve, mais à la fin du temps des questions, nous nous apercevrons qu'il avait tout bonnement la tête ailleurs, en train de rédiger une chanson en trois couplets et un refrain sur le colloque des Invalides, où on ne «boit que de l'eau-ho-ho», ou «du Canada-dry, aïe aïe». (J'espère que nous la verrons arriver sur le net un de ces jours).

vendredi 25 mars 2011

Potins lesbiens

Margaret Caroline Anderson fonda The Little Review en 1914.
Le numéro de mai 1919 contient le début du chapitre d'Ulysses qui deviendrait plus tard, avec quelques corrections et aménagements, le chapitre des Sirènes.

On y trouve une publicité pour les chocolats Crane, illustrée par une photographie de Mary Garden :





Mary Garden fut la créatrice de Pelléas et Mélisande, opéra de Debussy sur un livret de Maurice Maeterlinck, qui se fâcha lorsque le rôle ne fut pas confié à sa femme Georgette Leblanc.
Or Madame Anderson éprouvait un fort penchant pour Georgette Leblanc. Accueillir ainsi dans sa revue une photo de la cantatrice rivale devait provoquer quelques tensions...

(Mais la revue n'a jamais craint les atmosphères électriques, accueillant par exemple des textes aussitôt sévèrement critiqués par d'autres contributeurs.)

vendredi 18 mars 2011

A partir des Sirènes, réflexions sur la genèse d'Ulysses

Compte rendu pour Valérie qui n'a pu assister au dernier cours de Daniel Ferrer qui porte cette année sur le chapitre "Les Sirènes" d' Ulysses (édition Gabler).

Daniel Ferrer reprend durant un quart d’heure ce que nous avions fait la fois précédente.

Puis :

Miss Kennedy sauntered sadly from bright light, twining a loose hair behind an ear. Sauntering sadly, gold no more, she twisted twined a hair. Sadly she twined in sauntering gold hair behind a curving ear.

Phrase sonore. Pas de progression du sens. Avant ce point, dans Ulysses, on ne trouve jamais quelque chose de cet ordre: «manipulation ostentatoire des effets de langage».

A man

Déplacement de caméra. Pourquoi est-il question d’un homme? Retour à la genèse:
— Premier brouillon : il n’y a pas de Bloom. Par la suite non plus : dans tout le premier manuscrit de ce chapitre Bloom n’est pas cité.
— Deuxième brouillon : Mr. Bloom.
— Version définitive : A man. Bloowho.
Au fur et à mesure des révisions sur épreuves le jeu sur les noms propres est de plus en plus important. Les corrections ultérieures sont plus ou moins importantes au début d' Ulysses. Puisque la nature du texte change au fur et à mesure qu’il écrit Ulysses, il reprend le début.

A man

Il l'a rajouté. Avant nous sommes dans le lieu des barmaids, des femelles, des sirènes. Ricanement des filles. Puis, tout d’un coup apparition masculine.
Ici on a une instance narrative manipulatrice. Cette instance prend un mot dit par la barmaid plus haut pour le détourner : «Aren't men frightful idiots?»
Syllogisme: Tous les hommes sont des idiots (barmaid). Bloom est un homme (instance narrative). Donc Bloom est un idiot.

«A man.» C’est comme si l’on passait à une autre partie d’une partition musicale, changement de rythme.

«Bloowho», plus loin on trouve «Bloowhose» (traduits par Blooqui et Bloodont)
Une sorte de devinette. [Ici débat sur la signification de ce Bloowho.]

«went by by». Répétition. Rappel de la première ligne, plus haut: «Bronze by gold, Miss Douce's head by Miss Kennedy's head».
«By» est un mot très polysémique: agent; proximité. L’un corrige l’autre: bronze corrige gold, gold corrige bronze.
Bronze by gold fait penser à Northwest by Northwest.
Cela ouvre à une métonymie généralisée, nous nous trouvons dans un univers de glissement, de contiguïté.
«De proche en proche on va partout.» [Je retranscris quasi littéralement ce qu’a dit DF.]

Exemple de métonymie, de glissement. Une anecdote : un jeune homme croise Joyce dans la rue et veut serrer la main qui a écrit Ulysses. Joyce répond au jeune homme: «Si j’étais vous je m’abstiendrais car cette main n’a pas fait qu’écrire Ulysses
En déduire ce qu’on veut sur l’écriture et les sécrétions.

Glissement : présence des éléments liquides, eau de Nil, wept, wetlips, sécrétions humaines. Le liquide lubrifie. On est dans un chapitre où tout glisse. Le discours des barmaids contamine le discours de l’instance narrative.

Bloowho went by by Moulang's pipes, bearing in his breast the sweets of sin, by Wine's antiques in memory bearing sweet sinful words, by Carroll's dusky battered plate, for Raoul.

Dans le chapitre précédent, titre du roman porno qu’il achète pour sa femme (un peu moins de la moitié du chapitre):

He read the other title: Sweets of Sin. More in her line. Let us see.
[…]
Sweets of Sin, he said, tapping on it. That's a good one.

Raoul : deux occurrences dans le chapitre précédent, au même endroit :
(«For him! For Raoul!»)
Raoul est le nom du séducteur français typique [?]. On retrouve Raoul dans "Nausicaa", dans "Circé".
On notera que sweet of sins, le titre du livre, est cité ici sans capitales ni italiques.

Topographie. [DF nous montre un plan avec le parcours de Bloom dans ce chapitre, je ne trouve rien de bien sur Internet.]
Le Essex Bridge a été débritannisé après l’indépendance, il s’appelle désormais Grattan Bridge. Le Osmond Hotel a été complètement transformé.
Les boutiques : Moulang, Wine, Carroll, ne sont pas dans l’ordre de la topographie des lieux réels. Joyce qui disait que l’on pourrait reconstruire Dublin après un cataclysme grâce à Ulysses… L’erreur est-elle volontaire?
Importance du mot memory.
Ulysses comme lieu de mémoire. On peut se poser la question, justement de l’interversion (inhabituelle chez Joyce) de l’ordre des magasins au moment où apparaît la mémoire.

Deux parenthèses. 1. Opéré des yeux Joyce se récitait par cœur le long poème de Walter Scott: The lady of the lake. Il se désolait que ses enfants ne l’aient pas suivi dans ce domaine. Il s’était forgé une sorte de mnémotechnique, d’art de la mémoire, d' ars memoria. Ici référence à Frances Yates et à Giordano Bruno.

2. Simonide de Céos, un rhapsode, lors du mariage de la fille d’un grand personnage, engagé pour chanter, ne chante que la moitié de l’ode au riche personnage, comme il a oublié la deuxième partie, il finit par une ode à Apollon. Le riche personnage ne veut lui payer que la moitié de la somme promise. À ce moment un mystérieux inconnu (probablement un envoyé d’Apollon) fait demander Simonide à l’extérieur. Il sort et à ce moment des rochers écrasent tous les convives.
Puis il faut rendre les honneurs aux morts, tous écrasés, méconnaissables. Et Simonide se souvient de la disposition spatiale et où chacun d’eux était placé. La mémoire par les lieux.

Memoria fait partie des cinq catégories de la rhétorique : Inventio (invention); Dispositio (disposition, ou structure); Elocutio (style et figure de style); Memoria (apprentissage par cœur du discours et art mnémotechnique); Actio'' (récitation du discours).

Idée de mettre chaque idée en un lieu différent, une idée dans la cafetière, une idée dans l’aquarium, une idée sur une chaise ; et ainsi les objets nous font retrouver les idées (cf. Simonide).

Là-dessus nous passons à Éole:

Better phone him up first. Number? Same as Citron's house. Twentyeight. Twentyeight double four.

Pour retrouver le numéro de téléphone Bloom fait un peu la même chose que Joyce pour retrouver son Dublin.
Mais c’est plus compliqué si l’on tire le fil Citron.

Dans Calypso (le chap.4)

Orangegroves and immense melonfields north of Jaffa. You pay eight marks and they plant a dunam of land for you with olives, oranges, almonds or citrons.

Le tract produit la rêverie de Bloom, et avant il y avait une rêverie orientale. Traduction française de citron: cédrat.
Le citron mène à son ami Citron.

Oranges in tissue paper packed in crates. Citrons too. Wonder is poor Citron still alive.

Dans Calypso c’est le mécanisme de la mémoire olfactive.

Retour à Éole (chap. 7) :

Heavy greasy smell there always is in those works. Lukewarm glue in Thom's next door when I was there. (au début)

Ces smells lui font penser à une autre odeur : next door.
L’annuaire descriptif de Dublin servit beaucoup et fut important pour Joyce (Thom’s Directory of the United Kingdom of Great Britain and Ireland for the Year 1904).

Citronlemon? Ah, the soap I put there. Lose it out of that pocket. Putting back his handkerchief he took out the soap and stowed it away, buttoned into the hip pocket of his trousers. (à la suite)

Le mouchoir imprégné de l’odeur du savon qu’il oubliera d’aller chercher. Toute la journée ce savon va se balader d’une poche à l’autre.

What perfume does your wife use? (à la suite) D’où Marthe (Évangile), d’où adultère.

Freud : la mémoire pue. Relation archaïque au passé. Quand notre nez était proche du derrière du voisin. Il s’agit de désodoriser la mémoire. Simonide se souvient de l’emplacement où étaient les morts, ainsi on va les enterrer, les mettre à leur place de cadavres, afin qu’ils n’aient plus d’odeur. Dans un univers apollinien la mémoire est propre, les choses sont rangées.

— Au début de Charybde et Scylla (chap. 9) Les statues sans anus [je pense que c’est ce passage (?)]:

Glittereyed, his rufous skull close to his greencapped desklamp sought the face, bearded amid darkgreener shadow, an ollav, holyeyed. He laughed low: a sizar's laugh of Trinity: unanswered. [.] Orchestral Satan, weeping many a rood.
Tears such as angels weep.
Ed egli avea del cul fatto trombetta.[1].

— Ça reviendra dans Circé.
— Enfin dans Ithaque, à la fin, il y a les baisers dans les melonus :

He kissed the plump mellow yellow smellow melons of her rump, on each plump melonous hemisphere, in their mellow yellow furrow, with obscure prolonged provocative melonsmellonous osculation.

Retour aux Sirènes

Ce passage (de Bloowho à Raoul) n’était pas là du tout dans le premier brouillon.
Il y a eu un changement de projet esthétique. C’est vrai de tout texte, la durée de l’écriture implique des modifications du début à la fin de l’écriture, mais encore plus dans Ulysses.
On trouve les projets esthétiques en couches : le début a été partiellement réécrit pour harmoniser, mais pas tant que ça.
Où sont les limites, les frontières ?
Déjà dans les Rochers flottants il y a basculement. Mais dans les Sirènes il y a encore la présence de monologues intérieurs. Mais c’est vraiment là que ça bascule. Référence : Budgen : James Joyce and the Making of Ulysses. Budgen est le premier qui a distingué les trois étapes.

Ce basculement génère des tensions, des réticences chez les joyciens dès 1919 :

— la lettre à Miss Weaver (20 juillet 1919).
Miss Weaver était une quakeresse. elle avait sa revue: The Egoist. Joyce a reçu pendant plusieurs années des sommes anonymes. Il a fantasmé, il a cru que c’était quelqu’un d’autre, jusqu’à ce qu’elle révèle son identité. Elle l’a soutenu. Mais le 20 juillet 1919 il y a des réticences.
[ici lecture de la lettre à Miss Weaver, que je ne trouve pas sur le Net]

— Idem, lettre de Pound à Joyce, du 10 juin 1919.
[ici lecture de la lettre de Pound, elle est sur Internet, je ne la retrouve pas]
C’est Pound qui a fait connaître Joyce à Miss Weaver. Citation de Pound (?) : « votre travail est trop anal, pas assez phallique. »

— Autre exemple : la lettre à Miss Weaver du 6 août 1919.

Pourquoi y eut-il ces réticences ?
– Le style initial.
Les huit ou neuf premiers chapitres. Trame romanesque classique. Monologues intérieurs, mais loin d’être exclusifs. C’est la suite du Portrait et de Dubliners. Galerie de personnages. Balzacien, pas forcément original. Stephen commence à écrire quelques lignes. Apparition d’un nouveau personnage : Bloom.

— Le style intermédiaire.
Il est présent un peu avant mais disons qu’il se met en place avec les Sirènes. La trame narrative conventionnelle passe au second rang. On a une sorte d’encyclopédie. On suit les actions des différents personnages mais ces actions sont soumises à quelque chose qui les dépassent.
Structure labyrinthique (dès les Rochers flottants), parodies, cocasseries, grotesques : le langage prend son autonomie. Dans le même temps les correspondances symboliques sont de plus en plus visibles.

— Le style final. À partir de 1920. Circé. libération de l’autonomie du langage. Le texte se nourrit de sa propre substance. Ici aussi il est difficile de déterminer une limite claire. Le troisième style est présent dans la deuxième partie.

L'Ulysses que nous connaissons résulte d’une refonte des premières parties à la lumière de ces trois styles, notamment pas le travail sur les épreuves.

Quatre heures. Fin. Nous avons fait cinq lignes.

Notes

[1] le dernier vers est de Dante

samedi 5 février 2011

Bibliographie Chine-Japon

Je ne fais pas de compte rendu puisqu'il s'agit de conférences en accès réservé.
Cependant je mets en ligne les bibliographies distribuées par les intervenants.


L'Europe et l'Asie (XVIIIe siècle à nos jours)
Bibliographie indicative de Frédérice Mantienne (professeur et éditeur des Indes savantes)
  • Europe et Asie, cultures et contacts
- Jack Goody, L'Orient en Occident, Le Seuil, 1999
- Etiemble, L'Europe chinoise, Gallimard, 1988, 2 volumes (une étude fouillée de l'interaction culturelle et politique de la Chine et de l'Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles)
  • Europe et Asie, la rencontre commerciale
Philippe Audrère, Les Compagnies des Indes orientales. Trois siècles de rencontre entre Orient et Occident, Desjonquères, 2006
  • Europe et Asie, la rencontre politique et militaire: colonisation et impérialisme
- Nora Wang, L'Asie orientale du milieu du XIXe siècle à nos jour, Armand Colin, 1993 (la meilleure synthèse historique. Plusieurs éditions plus récentes l'ont remis à jour)
- Karl Trocki, Opium, Empire and the Global Political Economy, Routledge, 1999
  • Europe et Asie : les grands bouleversements et la naissance de la mondialisation
- André Gunder Frank, ReOrient. Global Economy in the Asian, University of California Press, 1998
- Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l'Europe et la construction de l'économie mondiale, Albin Michel, 2010 (original paru en 2001, P.U. Princeton)



Chine ou Japon, quel leader pour l'Asie ?
Bibliographie sélective par Claude Meyer
  • Chine et Japon
Claude Meyer, Chine ou Japon, quel leader pour L'Asie ?, Presses de Sciences Po, 2010
  • Chine
- Jean-Pierre Cabestan, La politique internationale de la Chine, Presses de Sciences Po, 2010
- Jean-Luc Domenach, La Chine m'inquiète, Perrin, 2008
- Françoise Lemoine, L'économie de la Chine, La Découverte, 2006
- Jean-Louis Rocca, Une sociologie de la Chine, La Découverte, 2010
  • Japon
- Collectif (dir. J M Bouissou), Le Japon contemporain, Fayard, 2007
- Karyn Poupée, Les Japonais, Taillandier, 2009

samedi 4 septembre 2010

Fatum et téléologie - bibliographie

Je n'aurais jamais dû laisser s'écouler un temps si long sans écrire, il y a toujours un moment, après un long silence, où l'à-quoi-bon est bien près de prendre le dessus. Après tout...

Mon silence reflète aussi mon embarras. Je souhaite écrire quelques lignes à propos d'un colloque auquel j'ai participé, Fatum et téléologie dans le tissage des récits de soi, et je sais déjà que je vais être partielle, partiale et injuste: d'abord pour les interventions en italien, desquelles je ne peux rien dire puisque je ne comprends pas l'italien; ensuite pour les interventions de l'après-midi, ou plutôt celles ayant eu lieu dans la salle de cinéma de Bovino, peu pratique pour prendre des notes; enfin de façon générale, ayant désormais une sorte de paresse à prendre des notes, comme si mes années de notes sur Proust et mon actuel retard concernant Joyce me rendait inapte à noter davantage.

Voici donc des notes sur quelques interventions en français qui sont plutôt une bibliographie et une invitation à la lecture. C'est fragmentaire et incomplet, sans aucune liaison logique, je n'ai jeté souvent que quelques mots sur ma feuille n'y tenant plus, au moment où je me disais que j'allais regretter d'avoir laissé filer tout cela innoté, mais il était déjà trop tard.
J'espère qu'aucun intervenant qui lira ces pages ne m'en voudra, je ferai part de la publication des actes du colloque quand j'en aurai connaissance.

  • May Chehab : Marguerite Yourcenar

Depuis Homère on représente la généalogie par des arbres. Métaphore de l'arborescence.
May Chehab a tenté de dresser une généalogie de la généalogie (une généalogie des représentations littéraires des généalogies, supposé-je en reprenant ces notes).

L'hérédité, la fatalité: biologie, sociologie, don du ciel => que ce soit social ou biologique, rattache l'individu mortel à son passé.

L'hérédité selon Zola est aussi inévitable que les lois de la pesanteur (préface aux Rougon-Macquart? à vérifier).
Au XXe siècle l'hérédité est devenue la nouvelle Parque: on ne peut y échapper.

Yourcenar (dans Labyrinthe du monde, trilogie) va tenter de remonter le plus loin dans ses ancêtres, puis de faire le chemin inverse, de partir du plus général pour revenir à elle-même.
Il faut boucher les trous de la tapisserie, ce qui implique ou signifie
- un devoir de mémoire;
- un certain régime de vérité historique;
- la métaphore du tissage (et non plus de l'arbre).

Tissage = réseau. May Chehab nous projette cette représentation de Mille plateaux de Deleuze et Guattari par Marc Ngui. Il s'agit d'un rhizome sans centre qui met en question la structure causale et hiérarchique de l'art.

May Chehab termine en parlant des blogs et de Facebook, avec cette conclusion qui m'a fait sourire: et si notre prochaine évolution serait de ressembler à notre avatar?

Je remercie May qui par cette première intervention m'a incitée à me pencher sur le lien généalogie/destin et (re)découvrir la généalogie rêvée de Camus (je la connaissais mais n'avais pas fait le lien avec le nom) et me souvenir de cette phrase de L'élégie de Chamalière: «Mais à quoi servirait la littérature, is what we want to know, si ce n'est à corriger les généalogies déplaisantes?»



  • Nicolas Denavarre : Paul Léautaud

Rémy de Gourmont à Paul Léautaud: «Vous serez fonctionnaire, c'est écrit dans votre destinée.»
En fait, cette prédiction ne se réalisera pas. Il deviendra chroniqueur dramatique, d'abord au Mercure de France, puis à la NRF.

Léautaud avait alors écrit trois textes autobiographiques et n'avait plus rien à écrire. Qu'écrire? Le 23 janvier 1907 il rencontre Berta Staub. Il venait chercher des souvenirs d'enfance, il trouve sa vieillesse. Le destin de Léautaud, c'est être vieux. C'est l'anti-Rimbaud.

Léautaud va écrire sous le nom de Boissard, qui va se révéler bien plus qu'un pseudonyme: un super-Moi qui tranche.
Faute de faire des livres, il fait des mots, puis avec les mots, il fait des livres.

Je n'ai rien noté de plus. Nicolas Denavarre nous a décrit le style et le fonctionnement de ces chroniques et nous a dressé un portrait saisissant de Léautaud.



  • Emmanuel Mattiato : Irène Némirovsky (David Golder) et Paul Morand (L'homme pressé)

salle de cinéma: je n'ai rien noté et je suis maintenant bien ennuyée. De mémoire:

Présentation d'Irène Némirovsky. Bien sûr j'en avais entendu parlé mais je n'avais pas compris qu'elle était morte en déportation et que sa fille avait publié en fait un roman posthume. Elle était très connue dans l'entre-deux guerres. Présentation très intéressante, décrivant finalement l'émigration russe comme une sorte de pendant oriental de la "génération perdue" d'Hemingway.

Irène Némirovsky et Paul Morand se connaissaient, on peut imaginer que Paul Morand aurait pu sauver son amie (ou l'a pu et en aurait été empêcher par sa femme? Toutes les suppositions sont possibles et invérifiables).

Je me souviens de la présentation de L'homme pressé, l'impression angoissante d'un homme qui remonte le temps vers sa mort, via la naissance de son futur bébé.



  • Valérie Scigala : Renaud Camus

Comment être heureux en amour, avoir du succès en littérature, pour faire mentir le nom et la mère? Peut-on réellement tromper l'origine?
De la prédiction «Vous finirez sous les ponts» à la promesse indirecte trouvée dans Etc. (p.108) «Sa famille [de Jean Puyaubert] avait reconnu, plus tard, que tous les artistes – amis, relation, ou simplement objets d'admiration de sa part – dont jeune homme il lui avait parlé étaient devenus célèbres: Masson, Breton, Vitrac, Artaud, Crevel, Lecomte, etc».

À la sortie j'échange quelques mots avec un intervenant qui a lu quelques journaux camusiens. «Oh moi, je lis plutôt les Eglogues. — Les Eglogues? Mais quel intérêt? C'est illisible! Pourquoi lisez-vous les Eglogues?» Je suis prise de court, j'essaie de condenser en quelques mots ce que je ressens: «Parce que ça me fait rêver.» Ce qu'il aurait fallu expliquer, c'est l'impression de rapidité spatiale et temporelle, l'impression de multi-dimensions comme dans une ville dont on parcourrait les rues en sachant à la fois ce qu'il y a derrière les murs et le passé de chaque demeure, de chaque boutique.



  • Yves Ouallet : Michel Leiris et La règle du Jeu

Ici la perspective s'inverse: tandis que la plupart d'entre nous ont profité du sujet pour présenter leur auteur favori ou l'objet actuel de leur étude, Yves Ouallet utilise Michel Leiris pour illustrer ses hypothèses sur le destin, l'oubli, l'écriture, le temps, avec une problématisation du sujet (que je n'ai pas notée).

L'écriture du soi : on pense s'être débarrassé du destin.

Michel Leiris : écriture de soi et journal; un ethnographe; un poète.
Toute ligne qu'une plume a tracé doit être une chiromancie.
L'écriture de soi: une tentative de se débarrasser du destin => le risque est de se débarrasser de soi-même.
S'écrire c'est poser le problème de son identité; de ses identités.

Le destin, c'est ce qui a été écrit avant nous, sans nous (le fatum, c'est ce qui a été dit).

La règle du jeu: quatre tomes d'autobiographie, Biffures, Fourbis, Fibrilles, Frêle bruit.
BIFUR = panneau indiquant la bifurcation de la voie ferrée . On pense à la fourche, à Œdipe Roi''. Question: entre liberté et destin, qui suis-je? C'est une vieille question.
Ecrire pour se changer soi-même (une vieille idée: Marc Aurèle, etc.)
Au milieu du quatrième tome, constat d'échec => suicide. échec de la littérature. Et pourtant écriture du quatrième tome = littérature. Ça continue malgré tout.

Finalement écriture de trois soi, de trois types d'identité:
1/ identité descriptive. identité destin. identité idem
2/ on s'en débarrasse. identité nattative. J'écris ma vie (Ricœur). identité ipse. écriture de soi moderne.
3/ identité poétique, créée.



  • Maja Saraczynska : le théâtre du XXe siècle

salle de cinéma de nouveau. J'ai noté quelques mots avant d'abandonner. Tous les grands noms du théâtre du XXe siècle ont été convoqués.

Paul Valéry: la vérité est impossible en littérature; l'écriture de soi (ou le journal? c'est plus vraisemblable) est une prostitution d'un point de vue communication.

autofiction: concept inventé par Serge Doubrovsky.

La question de la mort : inséparable de l'auto-fiction (j'ai découvert l'existence de Sarah Kane, dont le travail m'a rappelé Suicide de Levé)



  • Claire Leforestier : B. Traven et Le Vaisseaux des morts.

On ne sait pas qui se cache derrière ce pseudonyme.
La présentation que nous fait Claire Leforestier est envoûtante. Mais tous les récits de mer m'envoûtent.

Le Vaisseau des morts. Seuls renseignements sur le narrateur: sa nationalité et son métier.
Identité: le narrateur change plusieurs fois de noms. Il donne celui de Pip (Pippin) qui renvoie à Melville. (Nature heureuse, ce qui le rend d'autant plus sensible au coup du sort).
Nom du bâteau: La Yorick. Omniprésence de la mort, tentation de la mort.

Embarquer sur un bateau fragile pour échapper à une superstition, c'est choisir un danger patent contre un danger latent. Être sûr plutôt que douter.

destin: lien avec la généalogie, l'hérédité.
destin: lien avec l'identité.



  • Noémie Suisse : André Breton et Najda

Très intéressant dans cette présentation: l'analyse des photos, du sens des photos et la façon dont elles sont utilisées dans des buts précis.

Projet de Breton: "laisser surnager ce qui surnage". Mais en fait il y a bien une structure. récit déchronologisé mais logicisé, disait Roland Barthes.

«Tu écriras un roman sur moi» ou peut-être Tu écriras un roman surmoi.
irruption de la merveille qui était la maîtresse d'Emmanuel Berl, futur éditeur de Najda.

Le Plan, le Point et la Ligne: analyse topographique. cf. Le surréalisme et la peinture, d'André Breton.
On trouve la notion de "point de fuite dans l'avant-dire de Najda. métaphore du chemin, même si ce qui est avoué est l'errance.

Deleuze: lisible=ligne. œuvre striée. ligne qui relie des points.

Gracq: André Breton, quelques aspects de l'écrivain (1948) : «une grille qui permette de lire le sens de la vie» (p.109)

point de fuite: point du jour, point de convergence, point d'intersection.

Najda: le début du mot espérance en russe.
"La poésie tient du prodige non seulement en ce qu'elle transfigure le passé mais surtout en ce qu'elle préfigure l'à venir". Casarian (citation de mémoire, à vérifier).

Portrait (photo) de Breton à la fin du livre, ce qui n'a pas le même sens qu'un portrait au début. Le livre est peut-être éclaté, mais l'auteur a acquis une unité narrative, "ceci est mon corps". Le portrait constitue un écho à la photographie "L'hôtel des grands hommes". Il s'inscrit dans la fama.

Michel Beaujour: Qu'est- ce que Najda?



  • Aurélia Hetzel : Jacques Borel et Grégoire Hetzel

Ce qui fut troublant, ce sont les histoires en miroir du grand-père et du petit-fils, renforçant l'impression de prédestination, de malédiction à laquelle on ne peut échapper.

Jacques Borel a reçu le Goncourt en 1965 pour L'Adoration: «Je n'ai pas connu mon père, j'avais quatre mois quand il mourut.» Le fils de la folle, internée.

Grégoire Hetzel. Vert paradis. Histoire de ma mère. Pour ma mère, l'important c'est la profondeur. L'apparence ne compte pas. Ma mère ressemblait à une souillon.

Borel : phrase du père à la naissance: «Il en a un tarin»[1].
Borel: l'être = la mémoire. avoir été.

Pas de séparation entre la souffrance individuelle et la souffrance humaine. cf. Crime et Châtiment. Raskolnikov s'agenouille devant Sonia: «Ce n'est pas devant toi que je m'agenouille, mais devant toute la souffrance humaine.»

Rousseau: « Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin, moi, de le lui dire.»

Comme des vêtements, les paroles se transmettent. Une famille où tout s'hérite.



  • Massimo Lucarelli : Dante

Mention spéciale pour Massimo qui est intervenu en italien mais a eu la gentillesse de résumer son intervention en français au cours du déjeuner qui a suivi. (De l'italien, je n'ai noté que la phrase "Béatrice est une figure du Christ", que je me suis fait expliquer au repas tant cela m'avait paru étrange. Cela signifie tout simplement que c'est elle qui guide vers le Paradis.)

Il en ressort que si Dante s'est révolté contre le destin à un moment de sa vie (dans la Vita nova? Je ne me souviens plus), La Divine Comédie intervient comme une acceptation de celui-ci, tout étant finalement pour le mieux, l'exil ayant finalement permis une vie plus bénéfique et plus chrétienne que l'absence d'exil.

J'ai eu la surprise d'apprendre qu'on possédait des lettres de Dante à son fils. Dante ne parle jamais de son père, l'une des raisons pourrait être que son père aurait eu la profession infamante d'usurier.



Et deux films extraordinaires :
. Loredana Bianconi, La vie autrement, Belgique, 2005 : interview de quatre (femmes) Belges d'origine marocaine, ayant rompu avec leur famille pour suivre leur propre voie (opéra, théâtre, écriture...) Quatre tempéraments très différents. La plus tourmentée dira «Comme je n'arrivais plus à peindre, je me suis mise à l'escrime. En fait c'est la même chose» (était-ce peindre ou écrire? dans tous les cas, c'est une citation très à peu près).

. Anna Buccheta, Die Traüme Neapels (Dreaming buy numbers), Italie, 2006 : la passion napolitaine pour la loterie. Il existe un livre, le livre des Grimaces, qui permet de convertir tout fait, tout objet, en nombre, et donc de le jouer à la loterie. La réalisatrice commence par nous montrer une échoppe où se vendent les billets, puis choisit quelques personnes et leur fait raconter leur histoire et leur passion.
Jouer à la loterie, ce n'est pas vivre, c'est décider de vivre.
Un vieux monsieur, historien en train de devenir aveugle, raconte: «Moi je suis un bourgeois (borghese). J'ai recueilli Maria, je lui ai dit: "Maria, pourquoi tu joues comme ça? Tu pourrais économiser, mettre quelques sous de côté, pour l'avenir". Elle m'a répondu: "Monsieur, je joue parce que je veux pouvoir dormir la nuit". Et je me suis dit que j'avais des réflexes de bourgeois, économiser, c'était se construire un avenir, elle, elle ne pouvait qu'espérer vivre encore un jour».

Notes

[1] en bonne obsessionnelle, je relève la phrase pour l'inscrire dans la lignée des Tristram Shandy et Lionnerie.

vendredi 10 avril 2009

Jean-Yves Pranchère : Une extension de la sociologie bonaldienne ? La guerre des sexes dans la relation conjugale selon Balzac

Le lieu avait été changé au dernier moment, conséquence des manifestations étudiantes, sans doute.
Le public était nombreux pour un colloque se tenant le samedi matin, et pour une fois, plutôt jeune: la plupart des présents étaient étudiants (j'ai cru comprendre que cela faisait partie de leur cursus obligatoire: désillusion).
Quoi qu'il en soit, ce fut une très bonne journée, les intervenants se comportant enfin en professeurs, c'est-à-dire s'adressant à l'auditoire plutôt que s'enfonçant dans leurs notes.

Comme d'habitude, il s'agit de notes plus ou moins renarrativisées. Comme d'habitude, les erreurs sont à m'imputer en attendant les actes du colloque (s'il y en a. Mais je suppose qu'il y en aura.)


Comment utiliser la sociologie bonaldienne pour lire les romans de Balzac sur le mariage, la sociologie bonaldienne s'applique-t-elle?
Concernant les biens1, Balzac partage pleinement les vues de Bonald, mais quand on en vient au mariage, les opinions balzaciennes s'écartent de l'épure bonaldienne au point que la tension atteint la rupture!
Pour Bonald, l'indissolubilité du mariage est le fondement le plus important de notre société. Il a fait voter l'abolition du divorce en 1816.
Car le divorce, c'est la polygamie. On peut envisager que la polygamie soit possible en cas d'une grande austérité de mœurs, mais dans une ambiance de confort et de facilité morale, cela conduit inévitablement à une dissolution morale de la société.
Or il est difficile quand on lit Balzac de soutenir que la première des leçons de La Comédie humaine soit l'horreur du divorce et l'indissolubilité du mariage! Pour Balzac, l'adultère est un phénomène nécessaire dans une société bourgeoise. Il en fait la description à parodique dans la Physiologie du mariage, démontrant par des statistiques fantaisistes qu'il n'y a qu'une femme disponible pour trois hommes : l'adultère est donc inévitable, ce qui permet à une dame très décolletée de soutenir dans Petites misères de la vie conjugale «qu'il n'y a d'heureux que les ménages à quatre.» (Ton malicieux de l'intervenant: je viens de vérifier, la "dame décolletée" apparaît telle quelle dans le texte balzacien.)
Balzac envisage deux solutions aux maux du mariage afin de garantir l'indissolubilité du mariage :
- la fin des dots, qui transforme le mariage en échange de marchandises;
- l'émancipation des jeunes filles: il s'agit de permettre aux jeune filles de vivre librement avant le mariage, d'avoir des expériences sexuelles, afin qu'elles se marient en connaissance de cause et sachent rester fidèles une fois mariées.
Dans La Comédie humaine, la passion est mortifère, en ce qu’elle ne laisse aux individus d’autre choix que de déchoir après elle ou de mourir: voir La Femme abandonnée. Le mariage indissoluble dans les conditions de la société bourgeoise est une fiction ou un mensonge ou une torture2: «Le fait social est qu’il est à peu près inévitable qu’un lien indissoluble, formé entre deux personnes qui n’ont pas eu la possibilité de se connaître et de s’éprouver avant le mariage, et qui doivent s’entendre toute une vie dans le cadre légal d’une stricte hiérarchie qui subordonne la femme au mari, s’avère n’être qu’une fiction, un mensonge ou une torture».
Cela tient au déséquilibre dans les positions des époux: politiquement et socialement, la femme est mineure. Du côté masculin, la fidélité est un luxe inutile. Du point de vue de la femme, l'adultère est le moyen de se venger de son infériorité sociale. C'est ce que l'on voit en suivant Félix Vandenesse dans Une fille d'Eve après l'avoir vu à l'œuvre dans Le Contrat de mariage.
Dans Le Contrat de mariage, Paul a été perdu car il n'a pas su comprendre qu'il fallait mener une véritable politique conjugale. Comme le dit Balzac dans La physiologie du mariage, «la femme mariée est un esclave qu'il faut savoir mettre sur un trône». Tous les mariages balzaciens apparaissent sur fond de guerre civile larvée, la guerre civile étant une guerre menée avec civilité, et «la victoire demeure au plus adroit» (Physiologie du mariage). Bonald peut être considéré comme le premier des sociologues structuralistes. Il est sociologue au sens d’Auguste Comte qui a inventé ce mot: la sociologie suppose un point de vue holiste qui comprend la société à partir de ses structures formelles.
Balzac et Bonald se rejoignent dans le reconnaissance de l'existence d'inégalités fondamentales. Pour Bonald, ces inégalités peuvent être instituées (reconnues et organisées par les institutions) ou désinstituées. La conséquence des régimes de l'inégalité désinstituée, c'est la guerre de tous contre tous.
Bonald attaque violemment le commerce. Il existe des textes bonaldiens datant de 1796 qui rappellent certains textes de Marx et Engels dans les Annales franco-allemandes de 1844.
Cette condamnation du commerce est appliquée par extension au mariage: en désinstituant l'inégalité entre l'homme et la femme, on transforme le mariage en guerre permanente, les femmes deviennent des marchandises en circulation dans un monde où le divorce est possible et le commerce roi.

Balzac éclate les différents cas de mariages possibles et les décrit.
Finalement, le mariage heureux, c'est celui de la petite-bourgeoisie, quand le mariage est conçu comme une unité économique. Balzac peut ainsi dés-idéologiser Bonald. Le mariage ne peut se fonder sur le sentiment, il doit se fonder sur des règles sociales. Le héros idéaliste et passionné doit mourir par suicide, et celui qui défend la vérité bonaldienne, c'est le cynique du Marsay (qu'en aurait pensé Bonald?!)

Balzac ne pense pas, à la différence de Bonald, que la loi naturelle recoupe la loi sociale. Le corps est le lieu où lutte la nature, comme il est dit dans Mémoires de deux jeunes mariées. Voilà une idée impossible à trouver dans Bonald.

Balzac et Bonald se rejoignent donc dans la reconnaissance d'une inégalité fondamentale entre l'homme et la femme, et tous deux préfèrent le pacifisme des hiérarchies aux compétitions effrénées de l’individualisme.
Mais à la différence de Bonald, Balzac reconnaît l'existence d'un mouvement spiritualiste, d'une aspiration surnaturelle, il reconnaît également la pression d'une libido que la société n'arrive pas à contenir.
D'autre part, la soumission aux lois sociales entraîne une vie médiocre et plate, tandis que les cruels délices de l'idéal procurent la grandeur.
Bonald a sociologiquement raison, mais le tout de l'existence humaine n'est pas la sociologie. Balzac a dédicacé un peu malicieusement les Mémoires de deux jeunes mariées à Sand, qui l'en a chaleureusement remerciée: (citations très à peu près, je restitue le sens)
Sand : — Je suis très heureuse de cette dédicace, c'est sans doute ce que tu as écrit de plus beau. Cependant, je ne suis pas sûre de partager tes conclusions.
Balzac: — Chère, soyez tranquille, nous sommes d'accord: je préfèrerais passer une heure avec Louise qu'une vie avec Renée!



Notes
1 : La propriété est garante de l'indépendance de la famille, chaque famille cherche à agrandir sa propriété, la famille est la base de la société qui ne fait que la réfléter en plus grand, tandis qu'elle-même est un reflet de la Trinité. (principes exposés durant l'intervention précédente).
2 : phrase exacte fournie par Jean-Yves Pranchère

jeudi 12 mars 2009

22 et 23 janvier 2009 : colloque Poe à Nice

Ce colloque était organisé dans les locaux de l'université de Nice, durant la période scolaire. Une fois de plus j'ai eu la surprise de constater que le grand absent de ces colloques, c'est le public: nul élève dans la salle, tout se passe comme si la recherche en littérature, les études en littérature, fonctionnaient en circuit fermé: par les professeurs et pour les professeurs. Une fois de plus j'ai eu bien du mal à définir mon statut. A quel titre étais-je là? J'ai tenté une réponse déjà utilisée, "lectrice", mais cela prêta à confusion, mes interlocuteurs comprenant que je travaillais en université. «Non, non, simple lectrice, amateur, quoi.»

D'un point de vue matériel, nous avons été fort bien reçu par Nicole Biagioli, l'organisatrice du colloque.
Comme souvent, les conversations au café et aux repas ont été passionnantes, couvrant les champs du possible, de la neige à Marseille (le premier jour j'ai déjeuné en face de Katleen A. Riley, consul des Etats-Unis en France et résidant à Marseille (elle nous a fait une émouvante description de sa prise de poste en 2003, parcourant des milliers de kilomètres en deux mois pour assister aux cérémonies fêtant le débarquement allié sur la Côte-d'Azur)) à nos auteurs préférés en passant bien entendu par le roquefort.

Je commence à distinguer des "genres" dans les communications: il y a ceux qui en tiennent pour l'exposé académique, avec introduction, annonce de plan, développement, conclusion, contre ceux qui vous emmènent en promenade, ceux qui s'attachent au texte (close-reading), contre ceux qui généralisent, dressent des panoramas et opèrent des rapprochements. Aucune méthode n'est un gage de réussite (ou d'échec), tout dépend à la fois du contenu présenté et de la performance orale du professeur.


Le thème précis du colloque était «L’influence de Poe sur les théories et les pratiques des genres dans le domaine français du XIXe au XXI e siècle», et d'un certain point de vue, j'ai été plutôt déçue: je m'attendais à une exploration inattendue de l'influence de Poe chez les auteurs français (j'avais un peu réfléchi au sujet sans vraiment trouver d'exemples ailleurs que dans la BD), beaucoup d'interventions ont porté avant tout sur les traductions de Baudelaire et de Mallarmé.
Trois communications ont réellement traité le sujet: l'une sur Vercors (le dessinateur-graveur Jean Bruller devenu l'auteur du Silence de la mer), l'autre sur Alphonse Allais, la dernière sur le théâtre grand-guignol (début en 1898).

Cela ne m'a pas empêché d'accumuler les remarques que je serais désormais incapable de réattribuer à leurs auteurs dans la mesure où j'ai griffonné dans les marges du programme et que mes marginalia chevauchent plusieurs résumés d'interventions: je ne sais plus quoi attribuer à qui.


Je les livre donc, en l'état, plus ou moins (dés)organisées et décousues. Comme souvent, j'ai pris davantage de notes au début qu'à la fin. (Prendre des notes des notes est paradoxal; d'une certaine façon, c'est comme prendre des photos: pendant qu'on photographie on ne regarde pas, pendant qu'on prend des notes on n'écoute pas. On voit quand on regarde les photographies, on découvre quand on relit ses notes.) Souvent je prend des notes au début, le temps de trouver un équilibre, puis j'abandonne et j'écoute, sachant qu'il y aura des actes de colloque (de la même façon que les cartes postales valent toujours mieux que mes photos).

- J'ai découvert lors de la première intervention (celle de Stephen Rachman) qu'il existait une controverse Jacques Derrida/Jacques Lacan à propos de La Lettre volée. Rachman s'appuie sur l'article de Barbara Johnson analysant cette controverse. Visiblement, cette controverse a contribué à relancer l'étude de Poe aux Etats-Unis. Finalement, les Américains éprouveraient sans doute un intérêt à étudier les traductions de Baudelaire comme une œuvre à part entière, avant de revenir à Poe dans un mouvement circulaire.

- Henri Justin, qui prépare une nouvelle traduction de Poe, a étudié la façon dont Baudelaire a systématiquement "personnalisé" sa traduction de Poe. Poe a écrit des fictions closes sur leur propre espace, pratiquant "la mort de l'auteur" avant l'heure. Baudelaire a réintroduit de la transitivité dans de nombreux cas (le "tu" et le "il"). Tandis que Poe externalise le sujet humain et s'attache aux abstractions, Baudelaire réintroduit un élément personnel et concret dans ses traductions.
Les exemples donnés étaient très convaincants. J'en donne deux: Message found in a bottle. Poe: «I awaited fearlessly the ruin that was to overwhelm.»; Baudelaire: «j'attendis sans trembler la catastrophe qui devait nous écraser.». Ligeia. Poe: «Of her family — I have surely heard her to speak»; Baudelaire: «Quant à sa famille, — très certainement elle m'en a parlé».
Ainsi, les traductions de Baudelaire sont plus accessibles que les contes originaux de Poe. (Baudelaire était-il conscient de cet infléchissement donné aux contes de Poe? Le faisait-il pour des raisons commerciales, ces traductions étant aussi un gagne-pain? Les intervenants du colloque n'étaient pas d'accord entre eux sur ce point.)
La conclusion de cette étude minutieuse portait sur le statut de la traduction de Baudelaire dans la littérature française: soit on considère que c'est une œuvre à part entière en la détachant de Poe, soit on considère que ce n'est qu'une traduction et dans ce cas elle doit être soumise à révision comme toute traduction.

- J'ai découvert avec surprise des jeux translinguistiques sur les lettres: Raven/Never est un presque palindrome, Mon cœur mis à nu vient de «My heart led bare», soit une sorte de palindrome phonétique de Baudelaire, Bedloe (Les souvenirs d'Auguste Bedloe) est un jeu sur doble, double, mais que Baudelaire lira aussi comme Baudelaire + Poe, etc.

- Baudelaire va s'attacher à faire connaître Poe en France. Lui-même connaîtra Poe à travers la nécrologie vengeresse du critique Griswold. Poe ne supportait pas l'alcool, Griswold en a fait un alcoolique, il est fort possible que Baudelaire ait cru Griswold qui voulait que l'alcoolisme de Poe soit une méthode pour stimuler l'imagination.
Baudelaire ressent Poe comme un frère, par son œuvre et par sa vie.

- Baudelaire n'a pas traduit tous les contes: pourquoi? Comment s'est fait son choix? (réapparition des arguements "commerciaux").

- Il existe à ce jour dix-sept traductions de The Raven, dont dix en vers.

- Poe: engendra Baudelaire qui engendra Mallarmé qui engendra Valéry...
Mallarmé, dans sa correspondance: «Si je fais quelque chose qui vaille, je le lui devrai.»

- Le docteur Blanche invita Mirande dans sa maison de Passy, à un dîner avec six personnes, dont un fou. Mirande devait trouver le fou parmi les invités. Il désigna Balzac.[1]

- Rapport de Poe avec la science de son temps, l'électrécité, le magnétisme, le mesmérisme.

Au total, nous eûmes beaucoup plus de communications sur l'œuvre de Poe que sur l'influence de Poe.


Une magnifique surprise du colloque fut une version au piano d'un opéra de Bruno Coli sur le texte (fidèle, lu mot-à-mot) de The tell-tale heart. Le chanteur était Marcello Lippi.


Notes

[1] Merci à sejan d'avoir retrouvé la source de l'anecdote.

vendredi 6 février 2009

Journée Queneau le 31 janvier 2009

Voir le compte rendu sur Blog O'Tobo (mémotechnique: blague à tabac).

Note de bas de billet de blog (NBBB): AVB dans le billet d'Elisabeth Chamontin signifie "Amis de Valentin Brû". Celle-ci a écrit dans le dernier bulletin une critique de Zazie dans le métro en BD par Clément Oubrerie qu'elle a développée au cours de cette journée.

vendredi 16 janvier 2009

Un train traverse la nuit

Oulipo jeudi soir. Queval et l'alexandrin de longueur variable.

Avouons que cette séance ne m'aurait été d'aucune utilité si Elisabeth n'avait expliqué:
«Tout l'art des alexandrins de longueur variable est de jouer sur les diérèses et les synérèses: Un té èr a i èn traverse la nu-it.»

Et de douze. C'est tout simple, en fait.

jeudi 11 décembre 2008

Un peu de poésie sonore

Camille Bloomfield a invité Jean-Pierre Bobillot à venir déclamer (si c'est le mot) quelques poèmes dans son cours sur les groupes et mouvements littéraires au XXe siècle. [1]

Ce fut une performance qui se méritait: il fallut d'abord affronter la redoutable épreuve de la ligne 13, et seule beaucoup d'obstination me permit d'être à l'heure. Elisabeth & co m'attendait.

Camille nous avait dit que sa salle se trouvait contre l'autoroute, elle n'avait pas menti. Garée sur le bas-côté, une BMW avait le nez plié.
Jean-Pierre Bobillot a commencé par décorer la salle de quelques longues banderolles de papier, tracts assemblés, Karaboudjan et rats, Mickeys. Lectures et explications se sont entrecroisées, la salle a été amenée à participer, sans montrer ma foi trop de surprise.

Je vais m'attacher aux données factuelles (histoire et bibliographie). Un document sur youtube devrait être bientôt disponible, je donnerai le lien dès que possible.

Jean-Pierre Bobillot a commencé par Karawane d'Hugo Ball (1917). Le poème était répété sur plusieurs feuilles scotchées en un parchemin de plusieurs mètres, qu'il lisait en paraissant avoir des repères, montant et descendant parmi les pages. J'ai trouvé en ligne un exemple de lecture (assez doux: les lectures de J-P Bobillot sont bien plus énergiques).
Devant un tel texte, chacun doit inventer sa lecture.

Jean-Pierre Bobillot nous a ensuite lu un de ses propres poèmes, Crever le matelas de mots (1978). Il a précisé que cela se traduisait soit par matress of words ou par matress with words: soit nous étouffons sous les mots, et il faut crever cette épaisseur de mots pour réussir à respirer, soit nous étouffons sous la chappe des conventions et il faut la crever avec des mots. (Est-ce pour celui-ci qu'il se fit accompagner d'une jeune fille à l'accent étranger?)

Ensuite il nous a lu La prose des rats, long poème tournant d'abord autour de la syllable "ra" avant de dériver progressivement vers de la géo-politique.
L'origine du poème est une commande. J-P Bobillot habitait alors Arras, ville qui célèbre la fête des rats tous les deux ans. En effet, cette ville a subi tout au long de l'histoire de nombreux sièges, enjeu de batailles entre les Flamands (donc les Espagnols) et les Français, tant et si bien que le sous-sol est creusé de galeries, jusqu'à six étages de profondeur, un étage pour les vivres, un autres pour les chevaux, un autre pour les hommes, etc. Ces souterrains se visitent. Ils sont la raison pour laquelle l'armée anglaise installa son QG à Arras en 14-18, ce qui fit que la ville fut rasée.
J-P Bobillot décida donc de faire un poème sur les rats, qui évoquaient à la fois les rats des caves et les rats des tranchées. L'idée était également que nous sommes tous les rats de quelqu'un, tous pourchassés, tous faits comme des rats.
Le poème est illustré de dessins extraits de Ronge-maille vainqueur, un livre de Lucien Descaves, l'exécuteur testamentaire des Goncourt [2]. Ce livre aurait dû paraître en 1917 mais il fut interdit par la censure. Il ne parut qu'en 1920 et n'a jamais été republié depuis. Selon ce livre, les principaux vainqueurs de la guerre sont les rats. (D'autre part, Descaves, qui a créé le prix Goncourt, poussa un coup de gueule quand Céline n'eut pas le prix (1932)).

Ensuite Bobillot lut un poème apparemment composé de mot sans suite, demandant à cinq personnes de participer: elles eurent chacune en charge un mot et ses déclinaisons (son/sang, bruit/bribes, cube/tube/cuve, bloc/glotte/grotte, musique), et toutes les vingt secondes la première dit son mot, suivie des autres personnes à intervalles réguliers. C'était assez étonnant de sentir les personnes faisant l'écho (mais l'écho de rien puisque ça ne dépendait pas d'un son initial) se cadencer, on assistait presque à la naissance de la musique (et puis non: la cadence se perdait: c'est long, vingt secondes entre chaque intervention. Les mots tombent comme des gouttes. Une fois, le mot "musique" tomba au moment ou Bobillot prononçait lui-même "musique". Coïncidence.)

Il y eut également un Poème à crier et à danser, de Pierre-Albert Birot, 1917. Est-ce à son propos que Bobillot nous dit que «Pendant que Dada faisait du bruit à Zürich, d'autres faisaient du bruit à Paris»?
Nous lûmes ce poème en canon fou, poème composé d'onomatopées ou à peine (tzimm, drrrr, an, pfou, etc (si je puis dire))? Une espère d'exultation montait dans la salle au fur à mesure de la lecture, avec toujours cette espèce de jubilation mêlée d'ahurissement d'avoir le droit de faire les andouilles au nom de la littérature.

Puis Jean-Pierre Bobillot repris l'un de ses propres poèmes, sa découverte de l'Amérique, un hommage au poète noir-américain Langston Hughes qui a écrit I too sing America. Il s'agit d'un poème parlant des Français en France, des Américains en Amérique, des Français en Amérique, des Américains en France, des changements de lieux et de nationalité (je pensais à Gaston Lagaffe: «il y a des papas papous à poux et il y a des papas pas papous à poux. Mais chez les pas papas papous...»).
J'ai noté le vers: «Quand les choses ne sont pas simples, ne dit-on pas: c'est tout un poème?» Et plus tard: «C'est encore simple [...], trop pour faire un poème».


Au moment des questions, une étudiante posa la question suivante: pourquoi la poésie contemporaine nous fait-elle rire?
Bobillot reformula la question de deux ou trois façons, dont celle-ci : pourquoi a-t-on toujours minoré au cours de l'histoire les poèmes burlesques?
(Ici intervinrent des bribes entendues à Cerisy). Le désir de poésie existe dans toutes les civilisation, c'est un désir consubstantiel à l'homme, il naît avec le langage. Le bébé essaie déjà de s'exprimer: brrr, bleublbl, blaaa... (Apparté de Bobillot pour condamner la tétine qui empêche les bébés de s'axprimer. Je ris (au moins intérieurement).
En entrant dans le langage, on perd tout ça (cette entrée n'est pas à condamner: c'est elle qui nous fait entrer dans le symbolique, dans l'image, dans l'humain).
Il se produit alors le retour du refoulé: le refoulé, c'est ce qui revient, mais pas dans le même état, à un autre niveau: c'est le poème. La rime, c'est le retour du refoulé (le son primitif) maintenu sous contrôle. La rime fait plaisir mais ne va pas jusqu'à la jouissance.

Tous ces principes, ces belles mécaniques maintenus sous contrôle se cassent il y a un siècle exactement, avec les ancêtres du futurisme russe. A partir de la fin du XIXe siècle, il y a de la place pour une poésie qui joue avec les mots, une poésie purement phonétique. Jules Laforgue, dans ses lettres, dit à propos du recueil Sagesse de Verlaine qu'il s'agit d'un vagissement fait dans une langue inconsciente n'ayant même plus le souci de rimer.
Il faut croire qu'à cette époque-là la langue de Verlaine était proche du babil, ce que nous n'entendons plus aujourd'hui.

Il se passe quelque chose à ce moment-là. En 1908, Vélimir Khlebnikov produisait les premiers poèmes bizarres (Le Rire, poème néologico-phonétique autour de la racine du mot rire en russe) et la langue zaoum.
Ugo Ball, poète très engagé, annonçait une sorte de pré-dadaisme allemand tandis que Malevitch, avec La victoire sur le soleil, et les frères Bourliouk inventent le futurisme.
Il faut d'ailleurs remarquer que ce sont des mouvements transnationaux. Impossible ici de parler de poésie française ou allemande ou russe, ces mouvements dépassent les frontières.

Cette poésie a quelque chose de jubilatoire — pas forcément drôle, mais jubilatoire.

J'ai découvert (c'est J-P Bobillot qui parle, répondant à la question de l'étudiante) il y a peu de temps en lisant un psychanalyste qu'au Moyen-Âge, l'adoration de Dieu par les chants devait s'aligner sur la respiration, les syllables se cadençant sur le souffle: rien ne débordait, aucun bruit suspect (on était déjà dans le 5/5 de la communication actuelle).
C'est alors que les musiciens — et le peuple — ont inventé l'alléluia, le ahahah, la percée jubilatoire. Ce sera rejeté par les luthériens ou les calvinistes, mais trouvera sa place du côté catholique. (Tout cela se trouve dans un livre de Michel Poizat, La Voix du diable.)
Les adversaires de la poésie sonore emploient exactement les mêmes arguments que les adversaire de la musique sacrée. C'est extrêmement étonnant.

Et donc pourquoi la poésie contemporaine est-elle drôle? parce qu'elle est plus objective (terre à terre, bouche à bouche, corps à corps). C'est Rimbaud qui utilisait les mots de "poésie objective". Vous connaissez les vers de Mes petites amoureuses: «Un hydrolat lacrymal lave...» C'est jubilatoire, mais pas drôle.

C'est Julien Blaine qui arrive sur scène et dit "La langue, c'est quoi?" Et il tire la langue, il la montre, il montre tout ce qu'on peut faire avec une langue, se caresser les dents, etc. "La langue n'a pas d'os". C'est le lyrisme de la langue du point de vue organique. Puis il continue, et ce n'est plus drôle, par "Et ça, c'est ma cage", en montrant sa cage thoracique, et bien sûr c'est à double sens. Le souffle est dans la cage.

Est-ce Jean-Pierre Bobillot qui a parlé de poète méridional à la faconde tragique? Il me semble que l'intervention est venue de la salle. Je ne sais plus.

Apollinaire a été le premier à parler par onomatopées, avant Le Crabe aux pinces d'or (Ici, salut à Marc pour une private joke) (explication rapidement donnée: dans cet album de Tintin, le capitaine Haddock, complètement ivre, se fait voler son bateau. Il le retrouve plus tard amarré dans un port sous le nom de Karaboudjan. Il tente alors de téléphoner: «P..p...popo...police»).
(Cela donne raison à xxx (pas noté: Julien Blaine?) qui soutient que toutes les nouveautés, toutes les innovations, commencent d'abord dans la poésie.)


Autre question: pourquoi La prose des rats? Pourquoi Prose?
Je ne sais pas. Une autre poète travaillait sur Les vers de la mort, un terrifiant poème du XIIe siècle. Je trouvais que ça sonnait bien avec La prose des rats. Et puis il y a un clin d'œil à Prose pour Des Esseintes, aussi.
La difficulté finalement, c'est de se laisser porter. Je suis très peu oulipien, je ne travaille pas sous contrainte. On grapille des idées. Par exemple, les poètes du Bas -Rhin et du Barhein viennent de l'anecdote suivante: la maison de la poésie de Lyon avait invité des poètes du Barhein en pensant qu'il suffit d'inviter des poètes pour qu'il se passe quelque chose, ce qui n'est pas vrai. Et j'ai dit ils auraient mieux fait d'inviter des poètes du Bas-Rhin. Et voilà. (autre exemple: rats de Flin => les usines Renault; rats de Flynt => c'est la ville de Michaël Moore, qui a tourné son premier film en cherchant à rencontrer le patron de Ford).

Cela s'est terminé ainsi, un peu brusquement: il fallait laisser la place au cours suivant.

Notes

[1] Vous y trouverez ces notes enrichies des précisions de Camille Bloomfield et des photos d'Elisabeth Chamontin: cela devient du blogage en éclats, à reconstituer.

[2] Le site consacré à Descaves dit Huysmans.

vendredi 5 décembre 2008

Hervé Le Tellier au Petit Palais

Cela avait été annoncé lors du dernier jeudi de l'Oulipo, mais je l'aurais totalement oublié sans un "statut" d'Elisabeth dans FB (oui, je parle chinois, c'est fait exprès). Mercredi, je suis donc allée écouter Hervé Le Tellier au Petit Palais, ce qui m'a d'ailleurs donné très envie de revenir au Petit Palais, qui m'a paru superbe (— Où est l'auditorium? — A droite, puis à gauche de Dante, en face des icônes).

L'émission sera prochainement disponible sur France Culture, dans les sentiers de la création. Je vais en restituer des bribes, de mémoire (je crois que la transcription des cours de Compagnon m'a dégoûtée des notes pour longtemps), confiante en ce que vous pourrez tout vérifier et corriger en écoutant l'enregistrement le moment venu.

L'auditorium était plutôt vide, la plupart des gens ayant, je suppose, oublié, comme j'avais failli le faire. Jacques Roubaud devait être au deuxième rang, seul membre de l'Oulipo, avant que n'arrivent plus tard Michelle Grangaud et Frédéric Forte.
La salle était plongée dans l'obscurité, j'ai cru comprendre que ce n'était pas tout à fait volontaire, qu'il y avait quelques problèmes techniques. La "scène" était elle en pleine lumière. Je n'ai pas compris ni retenue (!) le nom de l'interviouveuse.

Les phrases d'Hervé Le Tellier trébuchent un peu, comme si l'émotion était sur le point de le faire bafouiller, et pourtant son élocution est parfaitement claire. Il n'hésite jamais, on dirait que toutes ses idées sont prêtes devant lui, qu'il n'a plus qu'à les choisir et à les exposer. Mais comment fait-il?
Ce fut une heure (et plus d'une heure) très agréable, j'aurais aimé prolonger ce moment, j'aurais aimé qu'il continue à parler et à lire, c'était drôle, c'était intéressant, c'était simple (opposé à pompeux), on était bien.
Il avait devant lui quelques livres, La Chapelle sextine, Je m'attache très facilement («il a eu le prix du roman d'amour, nous étions morts de rire», me glisse ma voisine), Les opossums célèbres, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, Esthétique de l'Oulipo. Malheureusement aucun ne serait proposé à la vente, suite à des problèmes de logistique (je n'ai décidément pas de chance (et je trouve ça vache pour l'auteur)).

Je ne me souviens plus très bien de l'ordre des questions, je vais raconter mes souvenirs, tirer un fil, parce que l'exercice m'amuse. Quelle était la première question, «Comment écrivez-vous?» ou «comment entre-t-on à l'Oulipo?» Je ne sais plus.

L'intervieweuse commence : «Vous écrivez page 47 de votre livre Esthétique de l'Oulipo...»
Oups, le piège. Hervé Le Tellier feuillette le livre de l'air de celui qui se demande ce qu'il a bien pu écrire page 47.
Ouf, rien de grave, il paraît encore d'accord avec lui-même.
— ... vous écrivez «on n'écrit pas pour emmerder les gens».
(J'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'une citation de Queneau). La question ne sera pas «pourquoi écrire» (puisque, répondra malgré tout Hervé Le Tellier, il y a autant de réponses que de personne. Cependant, ajoute-t-il, la réponse est celle de Queneau: on écrit parce qu'on est inspiré. Ceux qui vivent dans les mots savent qu'ils sont sans arrêt inspirés, qu'ils ont toujours quelque chose à écrire, même quand ils n'ont rien pour écrire.)
Est-ce à ce moment-là que Le Tellier parlera de ceux qui sont écrivains mais n'écrivent pas (car c'est encore un choix d'écrivain que de ne pas écrire, précise-t-il sous son souffle, en souriant) et de ceux qui ne sont pas écrivains mais écrivent? («malheureusement», ne pouvons-nous nous empêcher de commenter, ma voisine et moi (doucement, pour ne pas être enregistrées!).)

— Comment entre-t-on à l'Oulipo?
Première règle, il ne faut pas le demander. Ensuite, il faut savoir que c'est une cooptation à l'unanimité. «Vous comprenez, le groupe se réunit deux à quatre fois par mois, on se voit plus souvent qu'on ne voit ses parents — ou ses enfants, pour ceux qui ont des gardes partagées (ajoute-t-il très vite en ayant l'air de savoir de quoi il parle) — alors il faut être sûr qu'on a envie de se voir pendant quarante ou soixante ans, pour les plus jeunes...»
Car on ne quitte pas l'Oulipo. Tout au plus peut-on connaître des périodes "d'occultation" (ainsi Paul Braffort s'est occulté quelques années mais s'est désocculté à présent) ou peut-on être excusé pour cause de décès. Les Oulipiens sont actuellement 35 (il relève la tête: «d'ailleurs tout le monde n'est pas là, j'ai les noms»), avec peu à peu davantage d'excusés que de non-excusés, et de plus en plus d'oulipiens nés après la naissance de l'Oulipo.
Mais en fait, quand on entre à l'Oulipo, on se rend compte qu'on est depuis toujours dans la cage: je me suis rendu compte que j'appartenais à l'Oulipo depuis toujours, que toutes mes lectures, Tardieu, Desnos, Queneau, m'avaient préparé à ça.

(Tant pis, tant pis, j'abandonne toute idée de reconstitution chronologique, je livre en vrac). J'aimerais publier, nous avoue Hervé Le Tellier, un livre dont le titre serait Un livre dont j'ai oublié le titre et dont je ne connais pas l'auteur chez un éditeur qui s'appellerait "un petit éditeur" dans une collection nommée [j'ai oublié, j'invente, mais c'est le principe] "une collection pas très connue". Comme ça, on pourrait demander à son libraire Un livre dont j'ai oublié le titre et dont je ne connais pas l'auteur publié chez un petit éditeur dans une collection pas très connue.

Comment écrit-on? La contrainte est un moyen de faire face à la paresse, de la déjouer. Hervé Le Tellier est très feignant, c'est pour cela qu'il fixe ses rendez-vous le matin pour s'obliger à se lever, qu'il s'engage à écrire pour des amis, ou qu'à une époque (pour L'Evenement du jeudi ou Le Nouvel Obs?) il fournissait des textes de 2000 signes exactement, espaces comprises: ainsi il pouvait fournir son texte au dernier moment, le mardi matin. Le metteur en page le lui avait assuré: «Tu peux arriver le mardi matin, à condition que ton texte fasse deux mille signes exactement». Et ainsi, en respectant la contrainte des deux mille signes, il pouvait arriver au dernier moment, son texte s'inscrivait, exactement, dans l'espace laissé libre pour lui.

La contrainte est source d'inspiration, elle permet de dire ce qu'on aurait pas su dire sans elle. Prenons l'exemple de la contrainte d'un "Beau présent" (écrire un poème en n'utilisant que les lettres contenues dans le nom de la personne à qui l'on veut rendre hommage): on commence par constituer un stock de mots (plus amusant à faire soi-même que par ordinateur), puis on dégage des sphères sémantiques, etc. Ça devient obsessionnel. (Dans la salle, Jacques Roubaud hoche la tête avec approbation.) Mais on sait que c'est possible. On est intimement persuadé qu'il y a une solution. On est dans la situation d'un joueur d'échec à qui l'on dirait «il y a un mat au bout». On cherche le mat. Parfois on ne le trouve pas, mais on cherche. La contrainte permet d'exprimer le dicible.
On se pique des idées. Jacques Jouet a écrit à partir d'une contrainte où toutes les phrases commencent par à supposer que: «A supposer que nous nous retrouvions au Petit Palais malgré la pluie et le car de CRS dans un amphithéâtre sombre mais néanmoins...» (il s'est lancé impromptu dans une longue phrase tenant parfaitement la route et résumant exactement la situation. A écouter en podcast.)
Je voulais écrire un beau présent pour une amie qui n'a pas de U dans son nom, la pauvre (ce n'est pas de sa faute, ce sont ses parents, c'est ce qu'on appelle la désignation, on est désigné, on y est pour rien), donc on ne pouvait pas faire "amour". Mais j'avais mésange, lierre, songe. J'aurais pu faire comme la mésange songe au lierre — puisque c'est toujours l'animé qui songe à l'inanimé —, mais finalement j'ai retenu «comme le lierre songe à la mésange»: jamais je n'aurais trouvé ça si je n'avais pas eu la contrainte. Voilà: la contrainte permet de dire autrement ce qu'on ne savait pas dire. On s'aperçoit ensuite qu'on ne savait pas qu'on voulait le dire comme ça, mais que finalement, c'était comme ça qu'on voulait le dire.

Hervé Le Tellier explique la façon dont il travaille pour produire sa phrase quotidienne dans Le Monde. C'est une mécanique, les mille premières phrases sont les plus difficiles (mille ou cinq cents? je ne sais plus. La salle rit.). Ces phrases sont écrites sur le principe des Amnésiques (dans lequel toutes les phrases commencent par «A quoi tu penses? — Je pense que...) Hervé Le Tellier démonte le mécanisme d'une de ses phrasesqu'il prend pour exemple, nous explique la façon de la construire, de la faire naître, les associations en chaîne de son exemple, entre gondoles, deuil, moules, la phrase «les gondoles sont peintes en noire pour ne pas humilier les pauvres», etc.

C'est horrible, plus j'écris, plus je me souviens, je ne vais jamais y arriver. Je vais bâcler la fin me refaire un thé prendre un pull. J'ai froid.

L'humour?
L'humour est une forme de politesse. Tout est dérisoire. Nous sommes là pour si peu de temps et les traces que nous laissons... Je suis né en 1957, je devrais être mort en 2103 — vous voyez tout est déjà prévu — et si je suis encore en vie en 2103, je vous en prie, achevez-moi!

Tout le problème est de représenter un univers infini avec un ensemble de mots par définition fini. Comment représenter un univers continu grâce à une représentation discrète? La seule solution à ce problème, c'est le pavage: on recouvre la réalité de différentes tuiles. C'est la mosaïque.
C'est très difficile de réaliser un auto-portrait.
(Ce moment était magnifique, j'hésite à écrire et à le défigurer. Il faudra absolument écouter le podcast (mis en ligne dans une quinzaine de jours).)

Hervé Le Tellier lit quelques passages des Oppossums: l'homarylinMonroe (aucune idée de l'orthographe), l'escargogol et l'escargorki (dialogue de théâtre avec la tante Vania qui ne va plus si bien). C'est très drôle et je regrette d'autant plus que les livres ne soient pas en vente.
Il s'agit de mots-valises. L'idée initiale vient de Jacques Roubaud, avec les Sardinosaures, qui avait été reprise par Paul Fournel, qui a écrit Les animaux d'amour, illustré par Henri Cueco. Chacun pique des contraintes aux autres, les enrichit ou les déforme. Une contrainte ne naît jamais de rien. Par exemple, on ne sait pas d'où vient l'alexandrin, est-ce qu'il est sarde, Jacques Roubaud en parlerait mieux que moi... Et donc j'ai repris cette idée de mots-valises sur des noms d'animaux en y accolant des personnages célèbres. Mais on pourrait imaginer autre chose, deux célébrités, par exemple, le raspoutinaturner. (Et voilà, comme ça, au débotté).

Les femmes et le sexe.
C'est très fastidieux, d'écrire sur le sexe. Il y a très peu de beaux textes sur ce sujet, et j'ai trouvé que le livre de Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M. était de ce point de vue une réussite.
Généralement je ne parle pas de sexe dans mes livres, et puis, comme dirait Barthes, c'est un peu toujours la même chose. Alors j'ai mis toutes les scènes de sexe dans un seul livre, et j'ai décidé d'en faire une sextine (il n'explique pas ce qu'est une sextine), ou putôt une double sextine, à partir des 26 lettres de l'alphabet (Hervé Le Tellier a dit 23, Jacques Roubaud l'a corrigé en riant. Hervé Le Tellier, prenant l'air dégagé: «"Je songeais à un autre alphabet", c'est ce qu'on dit, dans ces cas-là, je crois?»), ce qui me faisait 72 poèmes et j'ai ajouté un poème par point de croisement pour obtenir 78 (je ne sais plus pourquoi. 78 doit avoir quelque chose de particulier). Donc j'avais treize femmes et treize hommes que je faisais tourner selon une combinatoire, j'avais une fellation, un cunnilingus, etc, mais qui tournaient dans des lieux prédéterminés, ce qui fait que c'était toujours la même chose, mais toujours un peu différent... comme dans la vie quoi.
Il lit deux poèmes extraits de La Chapelle sextine, l'un contenant un maximum de mots latins (c'est très joli à l'oreille, l'autre... l'autre je ne me souviens plus (j'espère que ce n'est pas freudien).)
Il ajoute : les personnages sont peu décrits, mais ils ne se rencontrent pas au hasard, dans la deuxième sextine ils sont présentés dans l'ordre de leur âge, les hommes en ordre croissant et les femmes décroissant (ou l'inverse, je ne sais plus). En fait, il y a là mes soirées télé, Sami Frey, Patrick Timsit, (etc, je ne sais plus). J'ai un peu oublié qui est qui avec le temps... il y a même PPDA, si vous venez me demander à la fin, je vous dirais qui c'est.
(Et hop, entretemps, oubliées, les femmes. (Cela m'a amusée, car j'avais eu des échos selon lesquels Hervé Le Tellier ne savait pas résister à un jupon. J'étais curieuse de voir comment il allait s'en sortir (car si je le savais, l'intervieweuse le savait sans doute aussi). Eh bien voilà, sorti.)

La fin? Je ne sais plus. La salle a eu la parole, un jeune homme a protesté contre la phrase qu'Hervé Le Tellier a écrite après la mort de Guillaume Depardieu. Celui-ci a répliqué calmement, faisant remarquer combien il était difficile de parler de certains sujets.

samedi 4 octobre 2008

Les jeudis de l'Oulipo

Chic, un compte-rendu déjà écrit.

(Bon, je vais quand même ajouter deux liens pour attirer l'attention vers les sites de mes voisins de table: Gilles Exposito-Farèse (dont j'ai appris qu'il l'était l'auteur de la célèbre carte de métro anagrammatique) et Nicolas Graner (dont je me demande ce matin si je vais oser envoyer la page sur la rétinite pigmentaire à ma belle-sœur:il en parle avec tant de légèreté que j'ai peur qu'elle ne le prenne mal).
Ces quelques réflexions socio-politiques m'ont beaucoup fait rire.)

edit

Et un deuxième compte-rendu, jour faste.

lundi 22 septembre 2008

La présence des Pères dans l’œuvre de Dante Alighieri, par Ruedi Imbach

Première conférence après le déjeuner, les notes sont courtes. Nous sommes arrivés en retard, la salle était trop petite, les surnuméraires se sont installés comme ils le pouvaient contre les murs.

Il s'agissait de partir à la recherche des Pères, et plus particulièrement d'Augustin, dans la Divine Comédie de Dante.

Dans le De Monarchia, on relève cinq allusions aux Pères. Dante s'élève contre une lecture allégorique de l'Ecriture et de la Genèse. Il cite littéralement Augustin à deux reprises pour étayer sa thèse. Les autres références sont tirées entre autres des De consideratione de Bernard de Clairvaux.

Dans le Convivio, Augustin est cité cinq fois:
- Personne ne naît sans faute: c'est tiré des Confessions d'Augustin.
- Parfois, nous dit Augustin, il est légitime de parler de soi, quand il s'agit de justifier son entreprise, pour éloigner une infamie ou lorsque c'est utile pour les autres. C'est cette raison qui poussa Augustin à parler de lui-même.
Le but est d'aller du bon au meilleur et du meilleur à l'excellent. Dante s'appuie sur Augustin pour légitimer sa propre démarche. Il se compare indirectement à Augustin. Sa rencontre avec la philosophie est exemplaire.

Dès lors, pourquoi ne rencontre-t-on aucune référence à Augustin dans La Divine Comédie ?
Certains ont supposé que Dante s'opposait à l'augustinisme politique, c'est-à-dire à l'absorption du matériel par le politique. Dante soutient que les deux domaines doivent être radicalement séparés.

La Divine Comédie fait référence à Denys l'Aréopagite, mais celui n'a finalement que peu d'influence. Les principales influences viennent d'Albert, de Thomas et d'Aristote.

Les doctores fournissent des perspectives doctrinales. La place des Pères dans l'oeuvre de Dante est relativement limitée. Le paradoxe, c'est qu'Augustin, qui légitime le Convivio, est absent de La Divine Comédie.

samedi 6 septembre 2008

Les représentations des Pères dans les cours de Paradis, par Véronique Germanier

Cette intervention très intéressante était un véritable cours d'histoire de l'art. Elle éclairait la mise en place progressive d'une hiérarchie parmi les élus au cours du Moyen-Âge.

Peu à peu s'est mise en place l'idée que le parcours terrestre conditionne la place au Paradis.

Chasteté, pureté morale et refus de la chair sont fondamentaux pour obtenir la qualité d'élus.

Selon Origène et Jérôme, tous les élus sont égaux et occupent les mêmes places que les anges.
Cependant, une autre conception suppose des places hiérarchisées au Paradis, une proximité des élus avec Dieu plus grande selon leur rang et leur mérite. C'est ce que soutiennent par exemple Hyppolyte de Rome, Philippe et Augustin, s'appuyant sur Jean-14,2 ou le premier épître aux Corinthiens.

Origène et Jérôme reprennent Matt-22,14, «à la résurection, […] on est comme des anges dans le ciel». «Comme des anges», c'est-à-dire asexués. Jérôme précise qu'il n'y aura plus ni romains, ni barbares, ni race, ni sexe.

Pour Augustin en revanche, l'identité sexuelle sera maintenue, mais il n'y aura plus de concupiscence. Le Paradis est hiérarchisé selon l'importance du sacrifice de la chair: d'abord le martyre, puis la virginité, le veuvage, le bon mariage. Les élus obtiennent une gloire différente dans un ciel commun.

Les élus ne sont représentés qu'à partir du XIIe siècle.

'Ici nous a été projeté une image dont je n'ai pas les références. Il s'agissait du corps de Christ. Les Saints sont présents dans la tête, l'Eglise dans le corps. Conformément à la pensée d'Hypolite de Rome et de Cyprien, la liturgie de la Toussaint distingue six catégories d'élus: appartenant à l'Ancien Testament, les patriarches et les prophètes, appartenant au Nouveau Testament, les apôtres, les martyres, les confesseurs (dont les quatres docteurs de l'Eglise).

L'identité sexuelle des vierges est non spécifiée dans les textes. Ce statut sera réservé aux femmes par l'iconographie à partir du XIIIe siècle.

Pour résumer
Le rapport au corps est fondamental.
Dans les représentations, l'ordre représente le Bien et le désordre le Mal. La clarté (luminosité) est proportionnelle au mérite. Au XIIIe, la légitimation d'une hiérarchie au paradis permet de légitimer une hiérarchie terreste.

L'iconographie présente un grand décalage temporel (je suppose: un grand retard par rapport aux textes qu'ils illustrent). Par exemple, la liturgie de la Toussaint était déjà présente en 834; elle avait été imposée par le pape en France et en Germanie.


La conférencière projette deux tableaux et les commente:

- le Sacramentaire de Metz, réalisé pour Charles le Chauve. Il représente le Christ sur un trône, tel un empereur. Il y a trois registres de Saints: les apôtres (Pierre qu'on reconnaît à sa clé), (les soldats? et) les maryrs (reconnaissables à la palme), les confesseurs (portant livre et rouleau d'écritures). Le dernier registre représente les Saintes.

- la chapelle de l'église San Pantalone à Venise. Elle présente la foule des Saints. Les quatre évangélistes sont au pied du trône. Les quatre docteurs sont très différenciés : Jérôme, Grégoire le grand (la tiare), Ambroise de Milan (fouet), Augustin.

mercredi 3 septembre 2008

Une trahison d'Augustin? Sur l'inspiration patristique de l'art médiéval, par François Bœspflug

Première communication du vendredi 13 juin (deuxième jour du colloque). Je m'en souviens avec précision, car François Bœspflug maîtrise si parfaitement les canons de l'exposé académique qu'il en fait un jeu. J'arrivai à sa conférence avec quelques préventions, car j'avais repéré la veille dans les livres proposés par les éditeurs présents son livre Caricaturer Dieu?: Pouvoir et danger de l'image, dont le titre m'avait paru trop opportuniste pour être sérieux. (Après cette communication, je l'ai feuilleté, il paraît très intéressant).


La pensée des Pères a nourri la pensée médiévale. Saint Augustin plane au-dessus du Moyen-Âge, il fut le Père préféré. Il semble avoir abordé tous les domaines, la théologie, la spiritualité, le droit, la philosophie… (il suffit de se rapporter à l'article de Goulven Madec). Mais Madec ne parle pas de l'art.
Qu'en est-il de l'art?
Contrairement à ce qu'on voit actuellement à Beaubourg1, le Moyen-Âge n'a jamais imaginé que la mission de l'art était d'innover.
Mon titre est provocateur: en effet, cette prétendue omniprésence de Saint Augustin présente le défaut de sous-estimer les autres Pères, notamment Ambroise, les Grecs (les Cappadociens), etc.


Dans quelle mesure la pensée d'Augustin a-t-elle été obéie, suivie, trahie? Il s'agit d'en finir avec une généralité paresseuse qui voudrait qu'Augustin ait eu la plus grande influence en toute chose.
Nous verrons donc dans un premier temps quelle influence Augustin a exercé sur l'art médiéval, puis, videtur quod non, ce qui s'oppose à cette analyse, enfin, sed contra, le respect de la pensée d'Augustin dans la forme.

Ici François Bœspflug a fait quelques restrictions de champs, que je n'ai pas notées.

L'influence très variée d'Augustin sur l'art médiéval
Cette influence se décèle sous une dizaine de modes.

1/ naissance de certains motifs, par exemple la comparaison entre la croix du Christ et un hameçon (apparaît au XIIe siècle).

2/ naissance de certains sujets :
classification des Vertus (en théologales et cardinales (Ambroise y prend également part),
liste des dix Sybilles (dont la Sybille Erythrée),
évocation des prophètes,
Emile Mâle a noté que le Contra judeos, paganos, attribué à Augustin, était lu à mâtines le jour de Noël : il s'agit donc d'un texte très connu, qui a donné naissance au sujet de l'Eglise face à la Synagogue,
la vision'Beati cinque, évoquée dans la fameuse lettre d'Augustin sur la vision, constituera un sujet pour l'art chrétien (cf. l'analyse d'Olivier Boulnois dans Au-delà de l'image).

3/ les scènes d'histoire : l'insistance d'Augustin pour qu'on s'attache au sens littéral de l'Ecriture fournit une base solide aux interprétations artistiques. Ainsi, l'hospitalité d'Abraham ou le bon Samaritain deviennent des sujets pour l'art.

4/ l'accréditation de Saint Augustin de certaines sources, comme le physiologus, le bestiaire (qui sera condamné par le pape Gélase). (En revanche, la légende de Saint Thomas en Inde est condamnée par Augustin.)

5/ l'importance prise par les chiffres: le nombre des poissons (153) lors de la multiplication des pains et des poissons, etc (rapport avec les parties du plafond d'une église je ne déchiffre plus mes notes).

6/ raisonnements analogiques : naissance d'Eve de la côte d'Adam à rapprocher de la naissance de l'Eglise du côté du Christ

mes notes s'arrêtent là : six et pas dix. Il manque quatre modes.

Limite de l'influence de Saint Augustin
1/ Certaines de ses interprétations ne se sont pas imposées.
- la Trinité créatrice (dans la Genèse) => ce thème est rare par rapport à celui d'une création jeune par Dieu le Père vieux.
- l'interprétation de l'hospitalité d'Abraham : l'ambivalence est visible à Sainte-Marie-Majeure, par exemple: le registre supérieur reprend la christologie traditionnelle tandis que le registre inférieur reprend l'interprétation trinitaire due à Saint Augustin. L'influence d'Augustin n'est réelle qu'en apparence.

2/théologie grégorienne de la légitimation didactique de l'image.
Augustin était contre les images et les représentations. Grégoire prend le contrepied de cette position et c'est lui qui va être suivi.

3/ Certains interdits fulminés par Augustin ont été contournés, par exemple, l'interdit du triangle : le triangle revient malgré tout au XIIe siècle, au XIIIe siècle il deviendra bouclier.v
D'autre part, pour Augustin l'image de Dieu en l'homme n'est pas le visage (il rejoint ici les Juifs et les Musulmans) mais l'âme: que peut-on représenter?

La tradition iconographique trahit Augustin au fond, mais pas dans la forme.
1/ création d'une image hiératique du Christ
Augustin se convertit en 386, à l'époque des premiers grands Christs d'abside. Augustin tenait que l'Eglise ne savait pas à quoi ressemblait le Christ, puisque les Evangiles sont muets sur le physique du Christ. La constitution d'une image d'un Christ-Dieu pourrait être une première trahison. (Augustin disait «l'image n'est qu'une image mais se donne pour ce qu'elle n'est pas». Cette phrase sera reprise plus tard.

2/ légitimation de la vénération de l'icône du Christ qui ne représente ni la nature divine, ni la nature humaine, mais est une hypostase des deux.
Les vrais disciples d'Augustin refuseront toujours les images: vénérer les images est illusoire, il n'y a pas de vera icona (cf. Boulnois).

3/ exploration systématique des ressources du visible pour représenter la Trinité, par exemple dans le psautier d'Utrecht, autour du VIIe et VIIIe siècle. per visiblia ad invisiblia: le visible peut venir au secours de l'intelligible, ce qui est tout à fait contraire à ce que pensait Augustin.

Les textes d'Augustin contre l'image : la lettre 120, un passage du De civitate Dei et plusieurs sermons. Dieu est amour. Quelle figure a l'amour? personne ne le sait.

Conclusion
La position d'Augustin sur les images a été trahie. Une preuve nous en est donnée a contrario au XVIIe siècle, quand le pape Alexandre VIII, pour sauver les arts, condamne le De Fide et Symbolo d'Augustin en 1683. (Dans ce texte, Augustin refuse d'imaginer un Dieu siégeant. (en fait, Alexandre VIII n'ose pas condamner Augustin: il condamne un père de Louvain, mais il s'agit d'une phrase reprise mot à mot d'Augustin.))

Nous atteignons ici les limites de mon augustinophilie: Augustin se trompait quand il soutenait que l'art ne crée pas. L'art médiéval lui a donné tort. Il a créé tout un monde d'images. Les réalités mentales ont un poids.

****
remarque lors des questions/réponses : Luther sera le premier à décrire les images qu'il détruit. Avant lui, quand des images sont détruites, on ne sait pas ce qu'elles représentent: des images matérielles, spirituelles? On ne le sait pas.



Note
1: allusion à l'exposition Traces du sacré

dimanche 31 août 2008

Judas et les moines. L'utilisation d'une image patristique dans les règles monastiques du Haut Moyen Âge, par Valentina Toneatto

De mémoire, le sujet de cette communication recoupait la thèse en cours de la conférencière.
Il s'agit d'un travail sur la richesse. Le lexique métaphorique utilisé dans la sphère économique rejoint la sphère escatologique.

L'apôtre Judas est symbole d'avarice et de manque de fidélité.
C'est également quelqu'un qui n'hésitent pas à voler les pauvres (Jean, 12-6).

Voici trois exemples d'utilisation de l'image de Judas dans les règles monastiques.

Il s'agit d'un stéréotype complexe.

1/ Pour Ambroise, l'avarice est proche du manque de foi. L'avarice est synonyme de perfidie, il s'agit d'un manque de fiabilité.
Le manque de fides spirituelle est équivalent au manque de fiabilité sociale. On assiste à un glissement sémantique.
On explore les liens entre l'utilitas (le bien commun, le bien public) et l'honestas (le respect et la soumission à la règle).

2/ Grégoire le Grand à la fin du VIe siècle fixe la liste des 7 péchés capitaux.
L'avaritia est fondamentalement contraire au Salut.

3/ Pierre Chrysologue Dans un (ou ses?) sermon, il rapproche Judas et les Juifs : ce sont deux images du refus de la foi.
Et tandis que j'écoutais Valentina Toneatto, je me disais que le latin devrait toujours être prononcé avec l'accent italien.

Les responsables des communautés chrétiennes ont en charge la bonne administration des biens matériels et spirituels au bénéfice des pauvres. Dans la première épître de Paul à Timothée, on passe des services à la communauté à l'administration des biens.
Selon la règle des IV Pères, le cellerier doit bien administrer et ne pas voler. L'avarus est également à proscrire: il ne faut pas donner la préférence à des désirs individuels aux dépens du bien de la communauté.
Selon la règle du Maître (chapitre XIII), il ne faut pas suivre sa volonté propre : règle de l'obéissance.
La règle espagnole pour les Vierges par Léandre établit une comparaison entre la possession d'un bien (ou le vol) et l'adultère. La possession d'un bien est une fraude, une faute, équivalente à l'adultère, car elle privilégie une préférence personnelle contre le bien de la communauté. Elle a pour sanction d'être retranché(e) de la communauté.

Le terme avaritia est donc utilisé de façon large. Son sens dépend des contextes.

samedi 30 août 2008

Recours aux interprétations hiéronymiennes des noms hébreux dans l'exégèse de Saint Bernard, de Laurence Mellerin

Reprendre maintenant mes notes sur le colloque de patristique a quelque chose d'insensé: déchiffrer mes notes était déjà difficile à chaud, plus de deux mois après, cela tient de la réécriture fictionnelle.
Je vais essayer malgré tout, car c'est un grand plaisir de se replonger dans ce sujet.
Pour le reste, il faudra se reporter aux actes du colloque lorsqu'ils paraîtront.


Le recours aux interprétations hyéronimiennes était une pratique assimilée, intériorisée par les pères. Les interprétations avaient pour finalité le passage de la lettre à la spiritualité.

On relève chez Bernard (1090 - †1153) 280 lems de noms hébreux. 41% ne sont cités qu'une fois, 13% reviennent souvent. Soixante noms font l'objet d'une interprétation: il ne s'agit pas d'analyser l'étymologie, mais de saisir l'essence de l'être dans son interprétation. L'exégèse "sacramentelle" participe de la compréhension.
Deux tiers des interprétations se touvent chez Jérôme (340 - †420). Bernard ne cite jamais ses sources, il ne conteste jamais une interprétation, il est nourri de traditions. La liberté de Bernard s'exerce dans ses choix d'interprétation et dans les moments qu'il les utilise.

Exemple:
Le bien-aimé est présenté un bouquet de myrrhe entre les seins. Pour Jérôme, la myrrhe, qui est amère, représente l'amertume des tribulations, soit les souffrances du Christ. Pour Saint Benoît (c. 480 - †547), il s'agit des souffrances du Christ supportées pour le pardon des pêcheurs.
Puis l'interprétation glisse vers le Christ abreuvé sur la croix, en confondant myrrhe et vinaigre.

Les noms de lieu ont une signification par rapport au nom des personnes. Certains lieux sont liés à l'incarnation.
Egypte : ténèbres ;
Babylone : confusions des eaux et des langues ;
Syrie : rien noté ;
les eaux des fleuves étrangers : les Vices d'Israël.

La conversion est exprimée par le départ: on quitte un lieu pour un autre. Exemple: le voyage de Béthanie à Jérusalem (N.B.: cf. ledimanche des Rameaux. Les Juifs acclament Jésus comme Roi des Juifs lorsque celui-ci arrive à Jérusalem).

Il se dessine donc une géographie spirituelle.

Bernard pratique l'interprétation avant que Bonaventure (c. 1220 - †1274) n'en fixe les règles : il s'agit de faire partager un désir.

lundi 18 août 2008

La forme et l'informe dans la création moderne et contemporaine

Avertissement : dans la mesure où les actes du colloque devraient être publiés début 2009, ce qui suit est volontairement décalé. Il ne s'agit pas du compte-rendu des communications; je note ici les phrases qui m'ont marquée ou amusée, et la façon particulière dont la réflexion se poursuivait toujours, même lorsqu'elle dérapait entre les cours ou dans les questions en fin de communication.


«Le forme et l'informe dans la création moderne et contemporaine»: c'était donc le titre officiel du colloque que je suivais. Dans le même temps se tenait un colloque sur l'Amérique latine, ce qui m'a donné l'occasion aux repas de croiser quelques hispanophones (pas de lusophone à l'horizon (j'ai posé la question)).

Les intervenants ont diversement joué le jeu. Certains ont problématisé le sujet, cherchant à définir l'informe — et la voix de Jacinto Lageira s'élevait alors au moment des questions: «Je ne suis pas d'accord. Si vous pouvez en parler, c'est que cela a déjà une forme».


C'était presque devenu un gag, avec une autre question : «Qu'est-ce que l'illisible?» La question laissait sans voix, on tâchait d'y répondre en buvant un café au soleil entre deux "communications", les extrêmistes soutenant que dès qu'il y avait lettres il y avait lecture et lisibillité, les pragmatiques postulant qu'un livre "qui tombe des mains" (que ce soit par ennui ou difficulté) est illisible.

Une réponse possible émergea dans les remarques et les questions suite à la communication Donata Meneghelli («La tension entre la forme et l'informe dans le roman entre 1900 et 1970»: il y aurait deux illisibles: celui de l'éclatement des formes (construction de l'informe) et l'écriture automatique (non-construit).
Cependant, Jean-Jacques Thomas fit remarquer que cette différence n'était valable que du point de vue de la production: pour le lecteur, "l'accessibilité" des textes était la même.
Mais traduire l'écriture automatique ou La Disparition n'est pas le même travail, a ajouté Hermes Salceda (NB: traducteur de Perec et de Roussel en espagnol).

(La question du sens, de notre besoin de sens, a dans l'ensemble été soigneusement évitée (ou non? Etait-elle résolue et dépassée pour eux tous, et n'était-ce que ma naïveté qui me faisait m'attacher à ce niveau si prosaïque? Seul Hermes fit remarquer une fois qu'en tant que traducteur il avait besoin de "dénotation": ce qu'il traduisait, c'était la dénotation. Cela m'a rassurée: à entendre certains se demander pourquoi on avait peur de descendre en dessous de la lettre (il y a le démantellement de la syntaxe (la phrase), de la morphologie (le mot), pourquoi ne va-t-on pas plus loin, au-delà de la lettre? (je pense aujourd'hui que cela faisait référence à la poésie sonore que je ne connaissais pas encore (on en était au premier ou deuxième jour du colloque), je ne me souviens plus qui a posé cette question (car en sachant qui, je saurais aujourd'hui deviner ce qu'il y avait derrière, ce qui n'était pas le cas en début de semaine))), je me demandais vraiment où j'étais tombée, et commençais à me poser de sérieuses questions sur ma capacité à suivre les communications à venir).)

Quand ai-je pris mon petit déjeuner avec Jean-Pierre Bobillot? Lundi, à priori, après un dîner où il avait raconté des anecdotes sur Bernard Heidsieck (dont je n'avais bien sûr jamais entendu parler) («Il y a trois poètes au XXe siècle: Rimbaud, Apollinaire, Heidsieck[1]»). Petit déjeuner donc, en face d'un homme passionné et passionnant, dénonçant la main mise des éditions Gallimard sur la poésie («Chaque année je sacrifie un Apollinaire de Gallimard poésie. Je l'effeuille devant les élèves, je leur démontre la bêtise de cette édition de Calligraphies en livre de poche. C'est que ça représente du pognon, tout ça.» (non-sic, mais c'est le principe. La poésie est un domaine éminemment politique, ai-je conclu de ces quelques jours, un lieu de révolte souterraine, de lutte idéologique ininterrompue)), qui me décrit le slam (il est plutôt contre (trop conventionnel pour lui, ça ne va pas assez loin), mais s'enthousiasme pour certain(e) jeunes poètes (Jean-Pierre Bobillot est un homme d'enthousiasme. Même si l'on n'est pas convaincu par la poésie sonore, on est convaincu par Jean-Pierre Bobillot)), et me donne la référence d'un manuel de linguistique quand je lui décris mon désarroi en ce domaine (trop d'écoles, trop de courants).


Donc, disais-je quelques paragraphes plus haut, certains ont joué le jeu et ont tenté de problématiser le sujet; d'autres s'y sont essayé plus mollement et ont surtout présenté "leur" auteur — car la plupart avait "leur" auteur ou leur artiste (voire "plasticien"), que ce soit d'un moment ou d'une vie.

Un soir à dîner (lundi soir?) j'évoquais "le fond et la forme", sujet de l'agrégation de philosophie il y a quelques années (2001?). Est-ce Jean-Pierre Bobillot qui trouva cela stupide?
Ce vocabulaire présuppose qu'il y aurait donc une soupe initiale, dans laquelle on puiserait pour obtenir des formes... (théorie de la genèse ou du clinamen).
En réalité, cette théorie n'a jamais été évoquée par les conférenciers, en fait, elle devait paraître suffisamment stupide ou hors-sujet pour qu'on n'en parlât jamais.
(Quelques lectures plus tard, je me rends compte que la problématique du colloque était davantage "forme et contenu" (dans la lignée de Foucault, Kristeva, Ricardou) que "forme et fond").

Lors de la première prise de parole de la première matinée, Bernardo Schiavetta fit remarquer que la condition de la forme était l'œuvre close. Curieusement, cette hypothèse ne fut jamais reprise ou étudiée plus tard. D'autre part, il fit remarquer qu'un tas de charbon avait une forme informe, mais que si l'on alignait suffisamment de tas de charbon on obtenait une forme: la répétition créait la forme. (Il reprenait ainsi une observation du "Que sais-je" sur Le structuralisme que j'étais en train de lire. Là aussi, ce mot de structuralisme ne fut jamais prononcé: hors sujet ou désuet?)

Dès la première communication, Jacinto Lagueira a parlé de "prise de forme", avec une formativité intentionnelle: dans l'art contemporain, il y a signe ou geste, le récepteur doit l'accepter et adopter une attitude esthétique (auteur de référence: Luigi Pareyson). Il doit toujours y avoir signe, même pour signaler qu'il n'y a rien (comme cette invitation à une galerie vide (Yves Klein) ou à une galerie fermée (Robert Barry), ou cette plaque en Allemagne signalant une tige d'un kilomètre enfoncée dans le sol): la formativité intentionnelle a besoin d'un support matériel. Jacinto Lageira terminera sur les dernières recherches en art plastique, bio-art (lapin fluorescent) ou land art, me laissant quelque peu perplexe. Il soulignera notre besoin d'une grammaire des formes.

Christelle Reggiani citera Saint Augustin pour qui l'informe est une transition entre deux formes, deux "états de forme". La forme comme transition sera la définition la plus communément retenue durant cette semaine.

Je fixai mon esprit sur les corps eux-mêmes, j'examinai plus profondément cette mutabilité par laquelle ils cessent d'être ce qu'ils ont été et commencent à être ce qu'ils n'étaient pas. Je me mis à soupçonner que cette évolution d'une forme à une autre se faisait par l'intermédiaire d'une chose informe, et non du non-être absolu.
Saint Augustin, Les Confessions, traduction de Joseph Trabucco, GF Flammarion 1964, p.285 (XII, 6)

C'est avec Christelle que je compris soudain que j'étais tombée sur un nid d'oulipiens (j'aurais pu m'en douter, ce n'était pas très malin de ma part (à ma décharge je venais via Camus via Sjef Houppermans, et l'Oulipo n'est pas une référence camusienne (curieusement, d'ailleurs, au vu de ce que j'ai entendu durant une semaine. Sjef à qui j'en parlai (au petit déjeuner) évoqua le thème de l'élégance — non-oulipien —, ce qui me fit songer qu'il existe sans doute des contraintes informelles))), de perecquiens (ils dessinent entre eux des frontières subtiles) et de roubaldiens.
Je bénis le ciel d'avoir un jour acheté les deux tomes de L'Atlas de littérature potentielle chez Jeannette, et plus encore de les avoir lus, je ne sais plus pourquoi (pour me démonter que la littérature à contraintes pouvait être intéressante? Ou au contraire qu'elle était décidément ennuyeuse?).

L'intervention de Christelle Reggiani parcourait les métaphores "biologiques" très nombreuses chez les oulipiens: le besoin/la nostalgie d'une vie jaillissante au-delà de la contrainte mathématique?
C. Reggiani parlera des contraintes d'espace (parcours imposé dans la ville selon des contraintes variées) mises en place par Georges Perec (j'apprends à cette occasion qu'il écrivait pour Télérama): étaient-ce des contraintes oulipiennes? Cela permettra à Marc Lapprand de rebondir sur Jacques Jouet (faisant à cette occasion rire tout le monde. Je devais comprendre pourquoi les jours suivants: Marc rebondit toujours sur Jacques Jouet) et ses Poèmes de métro, Poèmes du jour et La République de Mek-Ouyes, qui s'appuient sur des contraintes temporelles: pour les oulipiens, ce n'est pas une contrainte oulipienne.


Les interventions seront reprises dans les actes du colloque. En revanche, les questions ne le seront sans doute pas. Il me suffit de relire mes notes pour entendre certaines questions ou certaines remarques, parfois éloignées du cœur du sujet.
Suite à l'intervention de Jany Beretti-Follet, la discussion dévie sur le centon dans Un homme qui dort (Serait-ce un gigantesque centon?, s'interroge Roland Brasseur [2]). Les statues de Giacometti évoquent des bébés à Peter Consenstein (tandis que j'aurais plutôt parlé de rétrécissement de vieillards), Jan Baetens (est-ce lui? ou Alain Chevrier?) expose sa conviction qu'à partir d'un certain moment, la sculpture n'a plus eu pour but d'être vue, mais photographiée (Raphaël Pirenne projetait à l'écran les statues minuscules sur socle immense photographiées par Brassaï, dans une mise en scène de ruine ou de carrière).

L'intervention de Donata Meneghelli reviendra sur la temporalité en littérature (à partir du Bruit et la Fureur), traçant une ligne de Crusoë qui construit un calendrier à Quentin qui détruit sa montre. Elle fera remarquer l'utilisation de la typographie à la fois pour détruire la page (dixit Roland Barthes dans un essai sur Mobile de Butor) et pour donner des points de repères: l'informe peut naître du formel.
C'est lors des questions qu'interviendra la notion d'illisible, de lisible/compréhensible à lisible/visible (typographie). Et je note sur mon cahier ma surprise: j'étais habituée à l'opposition sens/son, c'est la première fois que je rencontre celle sens/vue (quoique... la fin des Aventures de Gordon Pym, n'est-ce pas justement cela?)

Christophe Reig et Harry Mathews (Goethe: la couleur est dans l'objet vs Newton: la couleur est dans le voyant), Sjef Houppermans et Renaud Camus («la forme, c'est l'autre», la forme comme lutte désespérée: ici, fera remarquer Jan Baetens, ce serait la forme qui serait transition entre deux états informes. La photographie serait une façon d'immobiliser le langage en perpétuelle glissement), Peter Consenstein et les anagrammes de Michelle Grangaud, Hermes Salceda et Raymond Roussel (il nous présente un graphe des ouvertures de parenthèses et renvois de notes dans Nouvelles impressions d'Afrique, faisant remarquer que cet appareil est si important qu'on en oublierait de lire le texte premier : l'excès de forme comme diversion), Laurent Fourcaut et Dominique Fourcade (j'ai cru comprendre qu'on approchait de l'indicible).

A partir d'une analyse de la grille — et je ne peux plus voir une carte postale compartimentée en neuf cases pour montrer neuf monuments parisiens sans penser à Mireille, Mireille Ribière esquissera une nouvelle direction: la grille (c'est-à-dire soit une seule image vue à travers un carroyage, soit différentes images remplissant chaque carré d'une grille) fige la vue, elle produit une inertie qui serait l'informe de la grille. Dès lors, par retournement, la forme naîtrait du mouvement.

Les interventions successives de Mireille Ribière et Sjef Houppermans ont donné lieu à une inversion de clichés (à plus d'un titre) qui ont fait pouffer dans la salle. En effet, Mireille a commencé sa communication en nous montrant la grille de Dürer, technique de projection et de reproduction. Alain Chevrier a soupçonné la censure: la gravure en son entier montre une femme nue derrière la grille, Mireille était-elle prude? Non, s'était-elle défendue, elle voulait simplement éviter de déconcentrer l'auditoire.
Plus tard, au cours de sa communication, Sjef Houppermans projeta l'une des photos de Passage: un homme nu, de face, bras croisés (qui nous a dit plus tard qu'il s'agissait sans doute d'un célèbre acteur porno? Christophe Reig ou Hermes Salceda?) La photo resta longuement à l'écran, à notre grand amusement vu l'intervention chevrienne précédente. (Un côté arroseur arrosé. Bon, ce n'est pas très sérieux, d'accord: c'est cela aussi, l'informe).

Alison James a dressé un panorama de la poésie contemporaine aux Etats-Unis. Malheureusement elle prononçait parfaitement les noms et pour cause, ce qui fait que je ne les comprenais pas. Heureusement, elle a distribué quelques feuilles qui me permettent d'alimenter la bibliographie. Globalement, les situations américaine et française seraient inversées: en France des thèmes anciens dans des formes nouvelles («personne n'oserait écrire comme Paul Valéry»), aux Etats-Unis des thèmes nouveaux dans des formes anciennes. (C'est alors que Jean-Pierre Bobillot a protesté que tout cela manquait d'audace, qu'on ne descendait pas au-dessous du mot. Je suis restée perplexe. (J'ai eu le temps de m'habituer plus tard)).
Le new formalism américain serait l'équivalent (peut-être) du nouveau lyrisme en France. Bernardo Schiavetta évoque dans le domaine de la peinture ce que Kuspit appelle les "new old masters": des peintres qui peignent des sujets contemporains («des surfers, des filles qui ont mangé beaucoup de yaourts» (sic)) à la manière de Poussin.
A l'occasion d'une question de Mireille Ribière, Alison James précise que ce mouvement des new formalists refusant d'être une école, il faut parler de théorie et non de manifeste (un manifeste possède une volonté revendicative).

L'intervention de Peter Consenstein sur Michelle Grangaud sera l'occasion d'une réflexion sur l'anagramme, avec un florilège de points de vue. L'anagramme est devenu particulièrement centre d'intérêt depuis que Starobinski a commenté les travaux de Saussure dans Les Mots sous les mots. Dans l'Antiquité, c'étaient de petites pièces souvent lyriques. Starobinski pense que les lois qui les dominent sont inconscientes : ce n'est pas l'auteur qui est à l'origine de la création de l'anagramme mais le mot. Consenstein cite Jan Baetens (qui a rédigé l'article dans le dictionnaire international des formes littéraires (DITL)), Jean-Jacques Thomas («Nous croyons que c'est le sujet symbolique qui constitue l'écrivant et non le contraire» (attention, cette citation est deux fois approximative: une première fois parce que je ne sais pas si Peter Consenstein citait exactement Thomas, une deuxième fois parce qu'il s'agit de mes notes) et Baudrillard, qui croit que l'anagramme remet en cause les lois classiques du langage[3].
Il y a donc deux conceptions de l'anagramme, celle de Saussure et celle de Baudrillard, l'une comme système cognitif, l'autre comme échange symbolique. C'est ainsi que selon le très jargonnant Habiter en poète de Pinson, on distingue deux branches dans la poésie française, les poètes logolâtres et les les poètes lyriques.

Les débats qui suivirent précisèrent la position de chacun sur des points variés parfois étonnants dans le contexte. A une question d'Alison James sur les rapport de la non-intentionalité et de la forme, il fut répondu que c'était la forme qui permettait de se laisser aller, un peu comme le sport permet de jouer dans les règles.
L'anagramme est-il davantage une technique ou une contrainte? L'anagramme est une très vieille technique qui n'a rien d'oulipien (Marc Lapprand précise que l'oulipien fabrique son outil avant de l'utiliser.)
Mireille Ribière évoqua deux hypothèses opposées, celle de Ricardou, convaincu que le refoulé se dissimule derrière le travail textuel et celle de Perec, pour qui la contrainte littéraire libère. Le mot "refoulé" fit bondir Bernardo Schiavetta tel un diable hors de sa boîte : «Le refoulé est une fiction!», et de dénigrer Freud; à quoi Roland Brasseur devait répondre quelques minutes plus tard (le temps d'autres questions sur d'autres sujets): «Si Freud est une fiction, tu [Bernardo Schiavetta] pourrais au moins la prendre pour une fiction intéressante!» Et d'ajouter que pour Magné (citant quelqu'un d'autre, mais qui?), tout travail sur la lettre est un travail sur le sexe [4]. Bernardo Schiavetta et Mireille Ribière tomberont d'accord sur un point: pendant qu'on se focalise sur la contrainte apparaît ce qu'on ne voulait pas montrer. Laurent Fourcaut ajouta que l'anagramme permettait à l'inconscient de jouer sa parti, il permet de régresser vers l'informe (dans un sens positif) tandis que Sjef Houppermans résumait: «L'anagramme, c'est le désir».
C'est alors qu'Elisabeth Chamontin conclut terriblement: — Et vous savez quel est l'anagramme de "désir"? — ?? — C'est "rides"!

Le sujet de la communication de Christ Andrews était l'auteur argentin César Aira, ce qui permit aux participants des deux colloques de se réunir dans la bibliothèque (et nous fit déroger à la sacro-sainte sieste). Le principe d'écriture d'Aira est simple et donne un résultat compliqué. Aira écrit une page par jour, sans réécriture, puis invente des explications rétrospectives pour lier les pages entre elles, ce qui donne des romans de plus en plus compliqués, souvent fantastiques. On assiste à des virages transgénériques non signalés syntaxiquement ou typographiquement, virages perceptibles du fait de notre connaissance des genres, de notre attente dès que nous reconnaissons un genre. Chist Andrews parlera de "désordre", concept défini par Ruth Lorand comme "une même homogénéité de probabilité pour tout événement de surgir". Les exemples donnés sont très drôles. Joëlle Molina parlera du "plaisir des rétablissements périlleux".

Puis nous montâmes dans la bibliothèque, puisque Hermes Salceda avait besoin d'un écran pour projeter un graphique des notes et parenthèses de Nouvelles impressions d'Afrique. Cette dernière œuvre a un ton différent des autres, plus angoissé. Les définitions (est-ce le mot?) se font compliquées, difficiles à saisir. La variabilité des signes vise à atteindre le fond du langage. La communication sera suivie d'un débat animé, puéril et jouissif, sur les sens possibles de [il ne faut pas confondre] «la boule aquatique et nue / D'un dentaire effrayant recoin, pour l'abreuvoir / D'un serin sobre», certains défendant que le serin est un grand escogriffe un peu benêt (un cave?), d'autres que c'est un oiseau. Nous criions de plus en plus fort pour avoir gain de cause et asséner nos convictions, je songeais au sapeur Camembert. (Plus tard, au cours d'un repas, quelqu'un donna la référence d'un autre texte de Roussel qui expliquait «la boule aquatique», malheureusement je ne l'ai pas retenue[5]).

L'intervention de Laurent Fourcaut sur Xbo de Dominique Fourcade me laissa perplexe. D'une part, je suis malgré tout attachée au sens, ou au moins au prononçable. La désarticulation des mots au niveau des lettres pour produire de l'imprononçable me laisse froide (à moins d'en faire une contrainte telles qu'on puisse réinjecter différentes voyelles, comme en hébreu? Serait-ce possible avec le français?). D'autre part, plus l'exposé de Fourcaut avançait, plus je me sentais gênée, n'était-il pas en train de nous dire que ce que cherchait à écrire Fourcade (donc à faire lire, à donner à entendre), c'était un cri de jouissance féminine? (Ce n'était pas si clair, ventre, femme, cri, accouchement ou accouplement? ou les deux justement?) Il me semblait que l'air se chargeait d'érotisme dans la pénombre de la bibliothèque. J'étais en train de me dire que les questions allaient être embarrassées/embarrassantes, mais il ne se produisit rien de tel, les questions partirent dans des directions différentes, très classiques (dont la remarque de Peter Consenstein sur la non-pagination des pages: je n'ai pas compris quelles étaient les implications de cette observation).
Je suis restée interloquée et mal à l'aise: avais-je rêvé, n'était-ce que mes fantasmes qui avaient pris corps entendant cette communication?

(Au dîner, j'en parlai à Jany Beretti-Follet qui me regarda comme si j'avais perdu la tête, accentuant mon impression d'avoir rêvé, puis à d'autres au cours de la soirée, dont Peter Consenstein qui me demanda pourquoi je n'avais pas profité des questions pour poser franchement le problème. «— Parce que j'étais gênée, et puis j'avais peur de dire une bêtise. — C'est lâche. Aux Etat-Unis, jamais une universitaire ne se serait tue, et on l'aurait écoutée.»
Oui, peut-être, mais justement, je ne suis pas universitaire, et de toute façon, je n'évoque pas l'orgasme en public. C'est le genre de chose que je réserve à la sphère privée. Suis-je très coincée ou très française?)

Avec le recul, je me rends compte que l'intervention de Laurent Fourcaut était la transition adéquate vers celle de Jean-Pierre Bobillot: poésie sonore, poésie qui se rapproche du bruit, du cri, de l'informulé, qui fait mettre les tripes sur la table, qui oblige à laisser advenir les sensations et à ne pas avoir peur du corps, qui interdit à la tête de mettre l'écran de la raison entre les sensations et les sentiments.

La communication d'Alain Chevrier fut l'occasion d'apprendre du vocabulaire. Le vers isoverbal est un vers dont la contrainte est un nombre de mots, et non un nombre de pieds, ce qui fait qu'elle ne s'entend pas (et même ne se "voit" pas). A. Chevrier préfère le mot d'isoverbal à arythmonime proposé par J-P. Bobillot, ce qui donnera plus tard l'occasion à Jean-Pierre d'expliquer qu'arithmonime est dérivé à la fois arithmos, le nombre (et sur mon cahier je fis disparaître le i grec) mais aussi de a-rythmos, qui traduit l'absence de rythme et l'obligation de compter.
Chevrier nous présenta deux poètes, Ivan Ch'Vavar et Ian Monk. Ivan Ch'vavar (picard, écrivant en picard et traduisant le picard ("ch'vavar" signifie crabe en picard)) écrit principalement des vers justifiés (c'est-à-dire possédant chacun le même nombre de signes typographiques) (et Alain Chevrier citera également, dans les "poètes du nord" utilisant cette contrainte, Lucien Suel)) ou des vers isoverbaux. Les Post-poèmes sont des centons en vers de sept mots. Ch'Vavar écrit sous cent onze hétéronymes dont la liste a été donnée dans un numéro de la revue Plein Chant.
Ian Monk appartient à l'oulipo. Il travaille selon un modèle fractal, la même structure se répétant dans les formes des plus petites au plus grandes. Il a écrit ainsi, par exemple, des poèmes de neuf strophes de n vers de n mots de n lettres, n allant de 1 à 9. Il a inventé des formes à répétition, comme la "monkine".

(Et pendant ce temps, je réalisais que la littérature (au sens très large, y compris la poésie), avait continué d'avancer sans que je m'en aperçoive. Tandis que je m'étais arrêtée au XIXe siècle (l'essentiel de ma formation lycéenne), ne faisant que quelques incursions dans le Nouveau Roman (plus vieux que moi malgré tout), des gens continuaient aujourd'hui, en ce moment même, à triturer la langue et à essayer de voir se qu'on pouvait décomposer-recomposer avec ce puzzle. Et je m'apercevais avec ravissement que c'était exactement ce que j'étais venue — sans le savoir — chercher ici : la preuve que la littérature n'était pas morte, qu'elle bougeait encore (tout cela non sans songer à mes naïvetés devant certaines expériences camusiennes s'inscrivant, je m'en apercevais maintenant, dans d'autres filiations que celle du Nouveau Roman.))

La communication suivante fut pour moi une heure de cours sur la poésie sonore: de 1916 à 2008, un siècle qui m'avait échappé (il me faut bien reconnaître que j'ai été très paresseuse: il y avait apparemment de multiples passerelles, notamment à partir du cinéma et peut-être de la peinture (sans compter aujourd'hui les blogs (dont Poezibao) et les sites) permettant l'accès à ces poètes. Si je m'étais un peu plus remuée, j'aurais pu avoir une idée de la création contemporaine.).
Bobillot commença par mettre en marche un métronome (vitesse: 82) pour nous lire un arithmogramme de 17 vers 17 lettres, en marquant imperceptiblement les fins de vers.
J'ai la feuille devant les yeux, mais je ne sais plus quel est l'auteur de ce poème, ni son titre. C'est peut-être François Dufrêne (disciple d'Isidore Isou, plus tard sorti du lettrisme). Le poème commence ainsi:

or ce désert de p
ierres vives écla
ts de tel Songe m

J'ai noté qu'il était dédié à Rémy de Gourmont, à cause de la préface que Huysmans avait fait au Latin mystique (d'où la référence au Christ d'Issenheim). C'est un poème "visuellement" carré (et J-P Bobillot de faire remarquer que ce qui change le nombre de lignes d'un texte en prose, c'est la taille du papier, tandis que ce nombre est fixe en vers).

La notion de forme sous-entend qu'il y aurait quelque chose de préalable dont on sortirait pour donner une forme. La forme permet à la fois de ranger dans une catégorie et de qualifier un mode d'apparition (si un poème apparaît sous une forme non répertoriée, il a une forme, mais il paraîtra informe).
Le mot informe n'est pas informe, le mot borborygme n'est pas un borborygme, le mot chien ne mord pas: l'informe ne peut être dénoté. (Cela aurait sans doute plu à Jacinto Lageira, mais il était parti.) Le langage permet d'échapper à la prolifération insensé du monde sensible, et des émotions, d'échapper au Soi-ça (sensoriel).
Rimbaud disait qu'il fallait «trouver une langue»: le travail du poète est de rendre la forme s'il y a forme, de rendre l'informe s'il y a informe.
L'entrée dans la langue est un sevrage qui nous fait passer sous les fourches caudines du signifiant, d'où le regret ("dési-rime") de ce qui est perdu, du pur babil de l'infans: d'où la pulsion vers la poésie.
Cette pulsion fait peur à la société, elle redoute l'irruption de la poésie (ce retour du plaisir sensoriel brut contre la censure de la raison): les arts poétiques permettent de la canaliser, par la métrique, la syntaxe, la morphologie.
Jean-Pierre Bobillot nous fait écouter de la poésie sonore (un début qui ressemble au chant du muezzin). Nous ne sommes plus très loin de la musique, d'ailleurs, je ne fais pas bien le départ entre les deux: si c'est de la poésie tant que c'est émis par le corps (bruit de lèvres divers), que faire du chant? (Un fou de plus: Eric Chopin. Il a enregistré les bruits à l'intérieur du corps en avalant un micro).

Les questions qui suivront divergeront, comme souvent, de la communication: Isou, le plan Marschall, la discrépance, le film sans pellicule (François Dufrêne (Roland Brasseur nous apprendra que la tombe de Dufrêne au cimetière Montparnasse n'est qu'un buisson anonyme à quelques mètres de la tombe de Pierre Larousse)), ce qui permettra à Marc Lapprand d'évoquer le poème de zéro mot, où seules les lèvres bougent (Plaisantait-il? Je ne sais pas. Nous avons ri, mais il n'empêche que le concept a peut-être été utilisé, rien ne me paraît désormais impossible).

Les interventions du lendemain sur l'Oulipo parurent bien classiques après ce tintamarre et ces pulsions. Camille Bloomfield présenta les archives de l'Oulipo comme la face informe de ce groupe si attaché aux règles et aux contraintes. Ce fut l'occasion d'un retour sur l'histoire du groupe et de sa constitution, sur l'apport particulier de chacun de ses membres, sur les projets menés à bien ou abandonnés (à l'Oulipo, on ne parle pas d'inachèvement mais de potentiel (!)). Le travail paradoxal de Camille mené au au cours de sa thèse consiste à classer les archives en conservant des traces de l'avant-classement, du non-classement (pour pouvoir reconstituer à volonté le non-classement? C'est le genre d'idée qui me ravit dans son absurdité: on ne reviendra jamais à l'avant-classement, mais ce serait une perte de ne plus avoir de trace de cet avant-classement: quelle fibre nostalgique joue ici?). Camille Bloomfield évoque "la disparate" (je n'arrive pas à m'habituer que ce nom soit féminin), seul mot reconnu par le TIFL, tandis que François Le Lionnais utilise "le" disparate: une aptitude à créer des liens entre des domaines différents.
Les archives seraient le limon d'où pourraient émerger ou ont émergé les réalisations oulipiennes, ce serait un dispositif (cf. Agamben) stratégique (au sens de Pierre Bourdieu, le moyen mis en œuvre pour assurer la cohérence du groupe.

Marc Lapprand présente l'œuvre de Jacques Jouet en la reprenant dans son ensemble: «Je veux seulement faire œuvre ronde» est la profession de foi de Jacques Jouet. La contrainte est la façon d'épuiser initialement le réel. La forme est le sens, la matière est l'esprit même. L'absence de contrainte conduit à l'absence de forme et donc à l'absence de sens.
Je me suis un peu perdue dans les débats qui ont suivi, ils supposaient d'avoir des références (parfois non-littéraires mais tenant aux positions de chacun) que je n'avais pas. J'ai retenu l'intervention de Mireille Ribière, qui a fait remarquer la difficulté à tenir un jugement esthétique sur une œuvre quand on entretient des rapports amicaux avec l'auteur. Je ne pouvais évidemment n'être que d'accord.
Sjef Houppermans fit remarquer qu'"œuvre ronde" appelle l'exhaustif, mais qu'il y a deux exhaustifs, un exhaustif de la plénitude et un exhaustif de l'épuisement.
Un échange eut lieu autour du nom de Georges Poulet, qu'il aurait été ou non possible d'utiliser (Christopher Reig pour, Jean-Jacques Thomas contre): je dois avouer que je saisis mal ce que Georges Poulet aurait eu d'honteux, mais je n'osai poser la question.

Voici le moment d'avouer que je n'ai pas assisté à une communication: celle d'Adélaïde Russo, pour cause de sieste prolongée en absence de réveil (l'objet réveil). J'arrivai après la pause, pour la communication de Jean-Marie Gleize. Autre aveu: cette communication, très longue, me mit mal à l'aise. Je n'aime pas que les auteurs et les artistes expliquent leurs œuvres: cela réduit les possibilités d'interprétations, de rêveries, de recherches, de bêtises aussi; que nous reste-t-il comme possibilité de nous perdre, à nous lecteurs, une fois que l'auteur nous a indiqué l'autoroute? D'autre part, la voix de Jean-Marie Gleize, douce, un peu monotone, se prête mal à une longue communication. En revanche, elle était parfaitement adaptée au film qui suivit, Film à venir (hum, je ne suis pas sûre du titre), film en noir et blanc, images sans suite, liées par des rapports ténus mais évidents, voix off de Gleize lisant ses textes, répétitifs, obsessionnels, calmes. Il m'a semblé que ce film était une sorte d'épithaphe, de long adieu à une morte nommée dans le générique de fin. Il m'a plu, j'ai été heureuse de l'avoir vu, d'autant plus que sa projection sera sans doute rare.

La journée suivante fut consacrée d'abord aux rapports de la poésie avec la peinture, la sculpture, le cinéma, plus généralement le mouvement, "l'installation", puis à la photographie. L'exposé de Jean-Jacques Thomas partit de Mallarmé (environ) et des début du livre, puis de la bibliothèque, comme objets à représenter pour les peintres (peinture de Zola par Manet, de Baudelaire par Courbet, de Duranty par Degas (admirable tableau, mon préféré parmi ceux présentés ce matin-là),...). Il fourmilla d'anecdotes et de remarques (ex: Représenter Mallarmé avec des feuillets, et non un livre, était un signe de folie, de désagrégation du monde, puisque depuis Dante le livre est le garant de l'unité du monde), de courts films d'animation. Une fois encore, la poésie apparaissait comme une remise en cause politique du monde, ainsi que le prouvait entre autres le dernier livre présenté, Girly Man de Charles Berstein, succès de librairie à la couverture vieillotte et accrocheuse dont le titre reprenait une insulte de Schwarzenegger, gouverneur de Californie, à l'encontre des démocrates.

Danièle Méaux fit une présentation de photographes contemporains travaillant sous des contraintes diverses: contrainte de temps (un même sujet photographié tous les jours, tous les ans, etc), contrainte de paramètre de prise de vue (un cadrage, un réglage), contraintes de lieu ou de territoire (une rue, un train, une diagonale sur la carte)... En fait elle a sélectionné des photographes qui "ont eu une idée", puis ont photographié selon cette idée. Cela donne des photos intéressantes, mais j'ai du mal à voir ce qu'elles ont de plus par rapport (par exemple) à ce site qui photographie les pieds et la tête d'une même personne. Qu'est-ce qu'un artiste, je bute sur la question du premier jour: le devient-on parce que d'autres artistes vous reconnaissent tel, ou suffit-il de poursuivre une même obsession suffisamment longtemps? Le jugement esthétique, ou un jugement par rapport à la force du "travail" présenté, à la façon dont il nous touche, est-il (devenu?) totalement obsolète, inutile?

La présentation d'Edouard Levé par Cécile De Bary suivit les mêmes pistes, mais le travail de ce photographe est très structuré: il y a certes une idée (des idées) et de l'obstination, mais aussi du montage, du cadrage, un jeu extrêmement précis sur les formes, les couleurs, la lumière. Les photographies de la série "Pornographie" m'impressionnent beaucoup.
La communication de Jan Baetens le lendemain s'inscrivit dans la lignée de ces exposés. Il y aura eu ainsi, insensiblement, un cheminement au cours de la semaine, de la littérature à la poésie aux arts plastiques, sans qu'un découpage aussi arbitraire ne soit jamais décelable.

Le dernier mot revint naturellement à Bernardo Schiavetta, qui développa les réflexions qui accompagnent ou sous-tendent son actuel travail d'écriture. (Il nous avait fait une lecture la veille dans la soirée de la structure de son roman et nous en avait lu quelques pages). Bernardo écrit une œuvre qu'il veut «claire comme du Mallarmé, concise comme du Proust, raffinée et de bon goût comme du Rabelais».
Bernardo Schiavetta a travaillé précédemment avec des contraintes très fortes (et très impressionnantes). Il s'est aperçu que ce travail était à peu inaccessible au lecteur moyen, qui n'en retirait qu'une impression de désuétude et de ridicule[6]. Les genres canoniques sont épuisés. Ils survivent malgré tout, en dehors des sphères savantes, auprès d'un public de classe moyenne qui continue d'acheter et de lire des romans. Le premier genre dans l'ordre historique a été l'épopée, il est épuisé depuis longtemps mais survit dans les films.

B. Schiavetta a donc décidé de faire un pari paradoxal: écrire directement dans un genre ridicule, la satire ménippée, dans l'espoir d'être cette fois pris au sérieux. Après tout, c'est ce qui est arrivé à Don Quichotte, de ridicule devenu figure christique entre le XIXe et le XXe siècle.
La satire ménippée est une genre mixte, c'est donc un genre forcément comique.

Au passage, nous avons droit à un saisissant raccourci de Kant:
- La critique de la raison pure (jugement cognitif) juge du vrai et du faux : la fiction est ce qui est ni-vrai, ni-faux.
- La critique de la raison pratique (jugement éthique) juge du bien et du mal ou plutôt aujourd'hui du bon ou du mauvais : la façon d'introduire ici le ni-ni est l'ironie.
- La critique de la faculté de juger (jugement esthétique) juge du beau ou du laid : le ni-beau, ni-laid, c'est le comique.

Je quitterai Cerisy en songeant que le plaisir a été classé du côté du mal, la joie du côté du bien, et qu'entre les deux, il n'y a qu'un cheveu. Ce cheveu, quel est-il? Un état d'esprit? La place des sens? Il y a là de quoi alimenter mes songeries.


Notes

[1] site UbuWeb, jeu de mots sur University of Buffalo (précision de Jean-Jacques Thomas).

[2] cf. Le cinquante-quatrième jour

[3] in L'autre par lui-même ?

[4] Evidemment, pendant ce temps, je songeais à Passage, de Renaud Camus, à la façon dont il y mêle anagrammes et scènes de cul.

[5] J'ai trouvé: chapitre II de Locus Solus. Une mosaïque en dents arrachées représente le songe d'un reître. Ce songe met en scène une boule dont le contact est mortelle: «En effet, le Fuglekongerige était gardé par un génie terrible qui, sous la forme d'une sphère d'eau aérienne, de moyenne grosseur, en interdisait l'accès aux chasseurs aventureux.» (p.45 coll Imagimaire Gallimard.) Le secours vient d'une princesse transformée en colombe: «Planant au-dessus de la sphère pour éviter l'obscurcissement meurtrier, la nouvelle venue, en baissant le bec, but avidement jusqu'à la dernière goutte l'eau vagabonde et terrible» (Ibid, p.46)

[6] Voilà qui rappelle Peeters : il ne faut pas parler des contraintes si l'on veut être pris au sérieux: cf. Tombeau pour Agatha Christie

dimanche 20 juillet 2008

L'informe en photographie, par Jan Baetens

Après un peu d'agitation (le temps que tout le monde et la caméra s'installent), Bernardo Schiavetta présente Jan Baetens en expliquant qu'on ne le présente plus et en terminant en disant qu'il est le frère qu'il n'a pas eu.

Jan a d'abord affiché une série de photographies de Marie-Françoise Plissart à l'écran, la première étant une femme portant un cadre, accrochant un cadre, dans quatre positions. Successivement les photos en couleur montreront d'abord des motifs évocant des bandes, puis des grilles, grilles découpant une seule image ou comportant une image par carreau. La dernière, en noir et blanc, est composée de trois rangées de six photos de vagues, de rouleaux, parfois raccord (dans deux cas), sinon indépendantes.

Pendant ce temps, Bernardo n'a pas écouté et est allé discuter au fond de la salle:
— Tu ne pourrais pas repasser les photos?
Jan, avec sa souriante rectitude coutumière:
— Non, nous n'avons pas le temps.
Bernardo, tentant de se justifier:
— J'étais allé prendre des nouvelles d'Akiko…
— C'est tout à fait louable de ta part.
(sourire de Jan, accent léger qui fait buter à peine sur ce mot peu courant impeccablement choisi, "louable", une réponse absolument séduisante.)

Mais Jan Baetens ne repasse pas les photos et commence. Il parle sans lire ses notes, dans le but de gagner du temps (et c'est ainsi que nous n'aurons pas droit aux citations de James et de Rilke qui devaient commencer son exposé et que j'avais vues sur ses notes au petit déjeuner), le timing est très serré, le repas étant servi à midi et le car partant à deux heures.

Avertissement: comme d'habitude, ce sont mes notes: je ne garantie pas l'exactitude des propos, je peux les avoir déformés. Il faudra attendre les actes du colloque pour avoir le véritable exposé, à paraître dans le prochain numéro de la revue Formules, en janvier ou février prochain.

Jan Baetens pense que la question de la forme et l'informe ne se posent pas de la même façon selon les médias. En partant des photographies de Marie-Françoise Plissart, il va repréciser les notions de formes et d'informe pour terminer en s'interrogeant sur la contrainte. Il s'appuiera pour cela sur Ponge ("je suis un inconditionnel de Ponge", avoue-t-il avec un large sourire comme en s'excusant).

La forme en photographie.
La photographie est une technique en quête de précision. C'est un outil qui génère la hantise de l'informe car c'est une machine à produire de la précision.
Selon Heikens, l'informe en photographie peut provenir de quatre procédés: le flou, le noir, la grille subvertie et l'anti-optique.
La photographie produit cette précision de façon indifférenciée et ne fait pas de différence entre ce qu'on veut photographier et ce qu'on photographie: cette précision est source de scories, parasites, etc.

A première vue, il n'y a pas de place pour l'informe dans le travail de Marie-Françoise Plissart.

Baetens rappelle ce que nous avons plusieurs fois: l'informe non pas comme objet mais comme processus, ce que Jan Baetens reformule en termes sémiotiques dans l'expression "de l'iconique au plastique" (en faisant référence à Benedetto Croce). Par analogie, on pourrait également évoquer l'ordre et le désordre. On pense alors à la théorie du chaos (et JB précise qu'il ne la connaît pas et qu'il n'est pas mathématicien et qu'il n'en dira rien de plus) utilisée par la littérature et qui mène à une science du particulier, du clinamen.
C'est une façon d'échapper à l'informe. En effet, dans cette optique, toute exception est toujours récupérée par une règle de niveau supérieur : Il est toujours difficile de maintenir l'informe.

La contrainte
Comment créer de l'informe? Cela amène Jan Baetens à parler de la contrainte.
Il définit la contrainte comme une règle supplémentaire à appliquer au discours. A son avis, la contrainte est une machine à générer de l'informe, et cela à trois niveaux:
1/ toute contrainte génère des zones qui échappent à la contrainte ;
2/ certaines contraintes ne sont pas intégrées (exemple de certains lipogrammes ne créant pas de sens, de récit) ;
3/ il existe des textes sous contrainte sans contrainte, ce qui s'exprime le plus souvent par des jeux sur le rythme.

Le travail de Marie-Françoise Plissart se prête mal à une analyse des contraintes ou de forme et d'informe. Il s'agit d'un travail contraint qui se dérobe.
C'est pourquoi Baetens fera une double proposition:
  • reprendre Poe et sa philosophie de la composition: on n'a pas assez remarqué qu'il s'agissait de contraintes définies a postériori. Il s'agit d'un travail inductif et non déductif.
    Jan Baetens postulerait que le travail de Plissart s'analyse dans une démarche à postériori. La contrainte est vue à postériori.
  • évoquer une célèbre polémique sur la forme qui a eu lieu entre Paul Valéry et Francis Ponge, polémique exposée dans Pour un Malherbe, de Ponge.
    Ponge fait parler Malherbe: la contrainte est ce qui empêche de faire quelque chose, elle est un obstacle, elle est ce qui fait qu'on va écrire malgré tout (à la différence de la conception de Paul Valéry: la contrainte est ce qui permet de faire quelque chose).
Cela permet de redéfinir l'informe (pris ici comme processus de déformation): la déformation ne doit pas forcément être vue comme une détérioration/un appauvrissement de l'iconique par le plastique, mais comme une façon de regénérer la création.

En conclusion
Bachelard dit dans L'air et les songes que l'imagination est la faculté de former des images. C'est plutôt une façon de déformer les images. L'informe et l'in-contraint ne doivent pas être pensés en terme de processus destructeur mais de création.

***

Parmi les questions/réponses qui ont suivi, j'ai noté cette remarque de Jan Baetens: en photographie, l'informe doit se construire.

lundi 14 juillet 2008

Mythologies

Edith Heurgon raconte:

Anne Heurgon-Desjardins a fait ajouter un petit escalier qui descend dans les douves et permet d'accéder dans les douves plus rapidement. Un jour, Ricœur l'a pris du mauvais côté, c'est-à-dire qu'ayant l'habitude de tenir les rampes de la main droite, il s'est précipité dans le vide puisque la rampe était à la gauche de l'escalier.
Il s'est cassé la clavicule, mais comme il avait une débat avec ''(? je ne me souviens plus)'', il n'a rien dit et a soutenu le débat. Ce n'est qu'après qu'il s'est fait soigner.
Il était alors attendu à Rome comme consultant pour Vatican II: il y est allé avec sa fracture.

Colloque Rorty-Habermas: Rorty charmant, Habermas épouvantable (d'un point de vue de l'hôte).

1968 fut une dure période. Il y a une photo avec ? au milieu et tout le monde assis autour de lui: rien d'autre n'était possible car il ne fallait marquer aucune hiérarchie. Nous n'avions pas le droit de signaler l'heure des repas, ils voulaient aider à la vaisselle et dérangeaient tout le monde, les personnes en cuisine étaient catastrophées.
C'est à cette époque qu'on a emménagé la cave. Ma mère avait l'esprit très pratique, et comme certains faisaient beaucoup de bruit et buvaient beaucoup, ma mère s'est dit qu'ils dérangeraient moins à la cave.

Un jour, ma sœur s'est levé à deux heures du matin pour faire une omelette à Klossovski.

En 1974, il y a eu un colloque sur Lacan (qui n'est jamais venu à Cerisy). Serge Leclaire m'avait dit: "s'il y en a un qui te pose un problème, envoie-le moi." Alors il allait faire un tour dans le parc avec le réfractaire qui revenait doux comme un agneau.

samedi 12 juillet 2008

Encore un colloque

En janvier, j'avais découvert que Sjef Houppermans intervenait à Cerisy, ainsi que Jan Baetens et Bernado Schiavetta. Après quelques hésitations, je m'étais inscrite au colloque "La forme et l'informe dans la création moderne contemporaine".
Je suis donc à Cerisy depuis hier soir. Il pleut. Le parc et les bâtiments sont magnifiques. Il se tient dans le même temps un colloque sur la littérature latino-américaine, anniversaire du colloque "mythique" organisé par Jacques Leenhart en 1978 (sic, je n'en savais rien avant d'arriver).


Pas de billet construit, mais quelques anecdotes ou informations que je veux conserver.

Les photos omniprésentes dans le château mériteraient d'être réunies en livre. Gide est toujours très élégant et décontracté, il se débrouille toujours pour être sur le meilleur siège, y compris quand celui-ci est une chaise longue.
Ricœur, Heidegger.
Je n'imaginais pas Ricardou aussi "rockeur", on dirait Guy Gilbert (Un prêtre chez les loubards). Etonnant que RC n'y ai jamais fait allusion.

Mon voisin de table est Jacques Leenhart. Je le connais par son livre sur une lecture politique de La Jalousie de Robbe-Grillet. Sa femme est éditeur de littérature, Sabine Wespieser. Il est professeur à l'école des hautes études et s'intéresse à des domaines variés, même si ce n'est pas bien vu dans un milieu qui aime l'extrême spécialisation.
Edith Heurgon nous apprend que Christian Bourgois a donné à Cerisy les fonds de 10/18 concernant les colloques. Certains sont véritablement épuisés, mais il reste beaucoup de Butor, Robbe-Grillet, Boris Vian. Les livres sont vendus trois euros. (Quand je pense au mal que j'ai eu à trouver les deux tomes du colloque sur Robbe-Grillet).

Après le dîner, petit verre de calva et présentation sous les toits, dans le "grenier". Une ou deux chauve-souris volettent pendant les explications.

«Nous sommes un lieu de colloques international en français». La salle rit.
Edith Heurgon raconte le passage de Pontigny (créé en 1910 par Paul Desjardins) à Cerisy, quand le premier lieu sort de la famille. Après la guerre, Anne Heurtaux-Desjardins décide de poursuivre l'œuvre de son père. La bibliothèque de Paul Desjardins est vendue («On disait: "un livre, une tuile". Je regarde la charpente pensivement. Le prix du sacrifice.) Il ne reste pas d'archives de Pontigny, les Allemands ont tout emporté. Le rapport au temps n'était pas le même qu'aujourd'hui, il n'y avais qu'une intervention par jour qui n'était pas enregistrée.

L'Oulipo est né ici. Une photo montre ses fondateurs (plus un qui n'en fera pas partie, mais Jacques Peyrou ne précise pas lequel): «Le Lionnais avait insisté pour qu'il y ait une voiture d'enfant sur la photo, pour signifier la naissance. C'est la poussette de mon fils sur la photo.»

Tout le monde se présente (pendant le repas, je me suis trouvée un statut: lecteur. Ni professeur, ni étudiant, ni traducteur, ni éditeur, tout simplement lecteur.) Je m'aperçois que deux ou trois personnes sont là pour des raisons encore plus ténues que les miennes: ils accompagnent un conjoint.

Jean-Jacques Thomas précise durant sa présentation: «La première conférence de Derrida en khâgne (à laquelle il ait assisté, je suppose) portait sur la fin du livre. On peut effectivement se demander s'il faut continuer à utiliser les formes fixes comme le sonnet, ou s'il faut se tourner vers des choses plus modernes, comme la ritournelle». Tout le monde rit.

Il est prévu d'aller faire un tour aux auto-tamponneuses dans le village. Y a-t-il un feu d'artifice à Cerisy?

mercredi 2 juillet 2008

Saint Augustin, Cassiodore et la tradition médiévale des sept psaumes de la pénitence, par Pavel Blažeck

Première intervention de l'après-midi : bien entendu je m'endors, et mes notes sont quasi illisibles. Compte-rendu plus que léger, donc.

***
Cassiodore est le premier à traiter les sept psaumes comme une unité spéciale. Ce sont les psaumes 6, 31, 37, 50, 61, 127, 142.
Ils sont sept, car nous sommes purifiés de nos péchés de sept manières (le baptême, le martyre, les efforts accomplis pour se réconcilier avec son prochain, les larmes de pénitence, le souci du salut du prochain, l’intercession des saints et la pratique de la charité).

Les sept psaumes jouissent d'une grande popularité au Moyen-Âge, ils font partie de la liturgie depuis l'époque carolingienne.
Augustin a prié les sept psaumes dans le mois précédant sa mort.

Aux sept péchés correspondent les sept peuples chassés de la Terre promise.

Pierre d'Ailly a une explication différente de celle de Cassiodore : aux sept psaumes correspondraient les sept échelons à gravir pour être sauvé.
1. la peur du châtiment
2. la douleur de l'office
3. l'espérance du pardon
4. l'amour de la pureté
5. le désir de la patrie céleste

Et voilà, je n'ai pas noté la suite, (vu les ratures sur mon cahier, j'ai dû m'endormir) je ne connaîtrai pas la fin, je ne gravirai pas les derniers échelons. J'avoue que ce qui m'a plu dans cet exposé, c'est cette obsession du chiffre sept, les explications, les correspondances… Le conférencier venait de Prague et parlait avec un accent prononcé, ce qui ajoutait de l'exotisme à l'affaire.


Epilogue : l'intervenant a trouvé ces quelques notes et complété les échelons en commentaire. Grâce lui soit rendue!
6. la méfiance de sa propre vertu
7. l'exultation de la joie éternelle

lundi 30 juin 2008

Les réceptions successives des poèmes de Grégoire de Naziance, par André Thuillier

A ce que j'ai compris, Grégoire de Naziance (†390), père grec, a été très vite connu en Occident pour ses lettres et ses discours qui faisaient autorité. En revanche, ses poèmes n'ont été reconnus que tardivement, leur contenu semblait impropre à un père de l'Eglise.
Cette courte présentation m'a donné grande envie de lire ces poèmes, qui paraissent aborder de nombreux sujets avec une grande liberté de ton et de pensée. (Je ne suis pas sûre que cela apparaissent à la lecture de mes notes qui s'attachent avant tout au factuel, à l'histoire, aux querelles, bref, à tout ce que je ne sais pas.)

Finalement, ce qui a été étonnant tout au long de ces trois jours, c'est que bien que ne parlant qu'entre spécialistes, chaque intervenant n'hésitait jamais à redonner une définition, préciser le contenu d'un dogme ou la raison d'un schisme, sans jamais jargonner, tout en distribuant des feuilles de citations entièrement en latin.

                                      ***

Le deuxième concile œcuménique de Constantinople en 381 affirme la divinité du Christ contre la position des ariens. On peut dater de ce moment la césure entre le monde antique païen et le Moyen-Âge chrétien.

Grégoire le théologien a subi l'influence d'Augustin. Ses poèmes ne sont connus en Occident à la fin du XVe siècle. Ce sont des poèmes longs et difficiles qui abordent tous les genres; ils racontent sa vie en trimèdes iambiques. Ils ont été rédigés durant la retraite cappadocienne de Grégoire.
Celui-ci a également écrit un centon sur la divine tragédie de la Passion à partir d'Eschyle, ce qui fera scandale en Occident quand ce sera connu: comment celui qui avait dit que la Vierge était restée ferme dans l'épreuve pouvait-il la montrer en larmes?
Cela ne choquait pas l'Orient qui défendait la nature divine et humaine de la Vierge. En Occident, cette polémique n'était pas connue.

Les poèmes ont été connus très tôt en Orient, les latins ne les ont connus que beaucoup plus tard.

détour : quelques querelles contemporaines de Grégoire: Les Nestoriens reconnaissaient les deux natures du Christ mais n'acceptaient pas qu'elles soient contenues ensemble au même moment dans un seul corps. Les biophysistes, eux, refusaient la nature physique du Christ.
L'Eglise posa que l'hypostase du Christ est de deux natures, divine et physique. Les poèmes de Grégoire défendaient ces deux natures. Ils donnaient le titre de "Mère de Dieu" à Marie.

Nous ne possédons pas de manuscrits grecs de toute l'œuvre. Au XVe siècle, les conciles de Bâle et Florence vont permettre la diffusion de quatre manuscrits qui auront une influence sur Nicolas de Cues.

Ici, je ne sais plus de qui et de quoi a parlé André Thuillier: un excellent diplomate (c'était un Vénitien, a-t-il ajouté comme si cela expliquait tout) qui aurait racheté un ou des manuscrits des poèmes de Grégoire de Naziance? Je ne sais plus.

Les poèmes de Grégoire de Naziance commentés par David Nicetas seront solennellement reçus au concile de Ferrare-Florence de 1438-1439. Cette œuvre entrait ainsi en Occident. Elle contribua à la réflexion trinitaire du concile.

samedi 28 juin 2008

La réception de Saint Augustin à Byzance sous les Paléologues (XIIIe-XVe), par Marie-Hélène Congourdeau

Cette conférence va s'attacher à trouver les plus anciennes traces d'Augustin chez les commentateurs orthodoxes, dans les traductions puis dans les querelles.
Les spécialistes dans la salle avaient l'air enthousiastes devant les perspectives ouvertes.

        
                                      ***

Si le thomisme byzantin du XIVe siècle a été bien étudié, la réception de Saint Augustin ne fait l'objet d'études que depuis une douzaine d'années. Augustin était peu connu à Byzance avant le XIIIe. Comme les latins le citent dans leur querelle contre les Grecs, il n'a pas bonne réputation auprès des commentateurs byzantins.

Les traductions

  • les mésaventures de Maxime Planudis

Constantinople a été dirigé par les latins de 1204 à 1261. Lorsque Michel Paléologue reconquiert le pouvoir, il a besoin de s'appuyer sur le pape pour lutter contre les Turcs. C'est pourquoi est signée l'union de Lyon en 1274, qui affirme l'union des Eglises latine et grecque.

C'est dans ce contexte que Maxime Planudis traduit le premier le De Trinitate. Il fut accusé par plusieurs d'avoir fourni une traduction dans laquelle il aurait coupé le passage parlant de la procession du Saint Esprit, en un mot, d'avoir infléchi le De Trinitate. (C'est très curieux car c'est faux, la traduction est très fidèle voire littérale: à croire que les détracteurs de Planudis ne l'avaient pas lu!)
Peu de temps après, Planudis écrivit contre le Filioque. Suite à la controverse qui suivit, il ne traduira plus de textes religieux.

Donc : Planudis a traduit fidèlement le De Trinitate, puis a réfuté le Filioque : quand était-il sincère?
Trois hypothèses:
1 - Sa traduction était excellente mais il a été contraint par l'empereur Andronic II de réfuter le Filioque;
2 - Planudis était contre le Filioque, c'est Michel Witt qui l'a contraint a traduire le De Trinitate;
3 - ou l'hypothèse du chat échaudé, adoptée par la conférencière: en 1274, le temps étant à l'union, Planudis rédige sa traduction, en 1280, la rupture de l'union entraîne une répression qui oblige Planudis à écrire contre le Filioque. Ensuite, dégoûté par ses querelles politiques, il ne s'occupera plus jamais de théologie. [1]

  • les frères Kydonis

Dimitrios apprend le latin auprès d'un dominicain de Pera, en lisant Saint Thomas. Ensuite, (tout naturellement), il traduit Saint Thomas, puis Augustin.
Pourquoi avoir traduit Augustin?
Sans doute parce que c'est un père de l'Eglise universelle. Mais alors, pourquoi ne pas avoir traduit les Confessions ou la Cité de Dieu?
Sans doute à cause de la façon dont ces textes traitent du Père et du Fils.

Les palamistes (partisans de Grégoire Palamas) établissent que la lumière est énergie, mais elle n'est pas l'essence (ousia) de Dieu. Il est impossible de connaître Dieu dans son essence, mais il est possible de le connaître dans son énergie. (Il est traité de l'essence de Dieu dans les Soliloques de Saint Augustin).
Dimitrios entrera dans la querelle pour défendre son frère et se convertira au catholicisme romain

Son fère Procoros était moine. Il a traduit plusieurs œuvres d'Augustin, quelques lettres et le passage d'une lettre qui parle de la lumière comme étant Dieu. Il est ainsi pris dans la querelle avec Grégoire Palamas et finira excommunié.

L'autorité d'Augustin à Byzance

Malgré le manque de traduction en grec (celles de Planudis et des frères Kydonis sont les premières connues à ce jour), Augustin était connu à Byzance et pas si rejeté que ça.

Grégoire Palamas a lu le De trinitate. Dans les 150 chapitres (de Palamas), on trouve des passages entiers d'Augustin sans qu'il soit cité explicitement. Par exemple, le chapitre 125 de Palamas reprend les discours contre les ariens de Saint Augustin, l'homélie 13 et 60 §2 reprend ?? (pas noté...). Mais Augustin n'est jamais nommé. Sans doute n'était-il pas politiquement correct/politiquement possible de citer Augustin quand on défendait l'orthodoxie.

Quelques années plus tard, Procoros et Philothe Kokinos, biographe de Palamas (il condamnera Procoros), entament une discussion. Selon Kokinos, Procoros interprète de façon fausse une phrase d'Augustin. Kokinos répond donc à Procoros qu'il se trompe, que ce n'était pas ce que voulait dire "le divin Augustin" : c'est donc la preuve qu'il est devenu possible de citer Augustin.

Nicolas Cabasilas (vers 1320 - après 1391) écrit la Vie en Christ, sorte de Beata Vita ou De librio arbitrio, dans laquelle on sent l'influence d'Augustin.

Conclusion

A la fin du XIIIe et XIVe siècle, Byzance connaît l'effervescence autour de l'union de l'Eglise. Les Grecs découvrent et lisent les Pères latins pour pouvoir les réfuter.
En lisant Augustin, ils découvrent qu'il y a bien plus chez lui que des arguments pour nourrir la querelle du Filioque. Augustin va nourrir la pensée grecque. Au XVe siècle, Augustin prend une autre dimension avec le concile de Florence (notions de Purgatoire, péché originel,...)

Notes

[1] Curieusement, la conférencière semble estimer que Planudis n'aurait pas traduit volontairement un texte auquel il n'aurait pas adhéré. Interrogée plus tard sur ce point, elle affirmera la possibilité que Planudis ait fait correctement son travail de traducteur sans y faire entrer des critères d'adhésion ou de rejet personnel. Mais dans ce cas, les trois hypothèses deviennent inutiles... M-H. Congourdeau semblait attachée à trouver une explication au silence de Planudis après 1280, qu'elle regrettait visiblement.

mardi 24 juin 2008

Citations explicites ou recours implicites? Les usages de l'autorité des Pères dans l'exégèse carolingienne, par Sumi Shimahara

C'est une jeune Japonaise — peut-être est-elle française depuis toujours car elle parle sans aucun accent. C'est toujours une source d'émerveillement : pourquoi une Japonaise vient-elle se passionner pour la patristique médiévale? Et je m'imagine en train d'étudier des manuscrits japonais religieux du Moyen-Âge.
Je ne sais si elle en est la cause, mais la période qu'elle présente est sans doute celle avec laquelle je me sens le plus d'affinités, avant les querelles philosophiques ou théologiques des siècles à venir, qui me donnent l'impression d'être réservées à quelques spécialistes. L'époque carolingienne est celle de l'imprégnation et de l'assimilation des sources patristiques.
Curieusement, et connaissant les organisateurs je ne doute pas un instant que ce ne soit volontaire même si à mes yeux néophytes c'était indécelable en lisant le programme organisé par thèmes et non par périodes, nous allons avancer dans le temps au fur à mesure de ces trois jours, en commençant par la fixation du canon biblique et en finissant par Abélard et Saint Thomas.

                                             ***

L'objet de cette communication est de montrer comment le recours aux citations patristiques sera de plus en plus libre au cours de la Renaissance carolingienne.

L'exégèse carolingienne a recours a des citations longues et exhaustives et annote les textes des Pères (soit une exégèse dans l'exégèse).
On critique Raban Maur (achevêque de Mayence circa 840) pour compiler trop et ne pas apporter de réflexions propres: il se défend en disant qu'il fait preuve d'humilité.

Ordonnancement de l'héritage des Pères

  • citations intégrales

L'œuvre des Pères est d'abord repris dans des florilèges, généralement consacré à un seul Père. voir par exemple les florilèges établis par Pierre de Pise. Ils ont sans doute une visée pédagogique, en permettant de disposer du "meilleur" d'un Père en un seul livre.

  • citations exhaustives et compilation

Claude de Turin ou Raban Maur se livrent à une exégèse anthologique. Ils récapitulent tout ce qui a été dit sur un verset. (L'unité d'organisation n'est donc plus l'auteur de l'exégèse, mais le verset commenté).
Raban Maur met au point un système de notations dans les marges de ses manuscrits (comme le faisait Bède au VIIIe siècle) pour indiquer l'autorité. Le procédé a également une visée pédagogique: il s'agit de citer ses sources.
Le recours à l'autorité permet également de se protéger (politiquement). Ainsi Jérôme écrit en 407 des textes profondément "barbarophobes" : quatre cent ans plus tard, Raban Maur cite intégralement le texte de Saint Jérôme comparant l'empire à une statue de fer aux pieds d'argile.

Assimilation de l'héritage des Pères

La phase suivante est une phase d'appropriation. Les sources sont rarement citées, les citations sont plus brèves, ce sont souvent des synthèses. La tendance générale est à la souplesse (cf. les travaux de Silvia Cantelli Berarducci).
Par exemple, Haymon d'Auxerre réécrit systématiquement ses sources. On assiste à une reformulation massive, les autorités sont généralement tues, ce qui complique la recherche des sources. Haymon d'Auxerre ne précise les références que des sources les moins connues, ou encore, la source de la source: si x cite y, Haymon mentionne y sans mentionner x.

Pourquoi Haymon ne cite-t-il pas toujours ses sources?
Hypothèse: peut-être n'indique-t-il la source que s'il transforme l'esprit de la citation. L'œuvre d'Haymon est une synthèse accompagnée d'une méditation personnelle; elle s'adresse à un public déjà savant.
Deux générations de commentateurs se sont succédés à Auxerre, Haymon, Heiric, Rémi. Rémi reviendra à des citations littérales.

Conclusion

- La tradition carolingienne est intégrée à l'époque carolingienne.
- C'est sans doute le moment où se séparent les Pères des commentateurs.
- Les carolingiens sont un maillon capital entre les Pères et l'exégèse ordinaire.

vendredi 20 juin 2008

Tradition patristique et progrès dans l'exégèse médiévale. Autour du canon de la Bible, par Gilbert Dahan

En reprenant mes notes pour ce billet, je m'aperçois que le passage en italique au milieu de ce billet apportait des précisions (ou s'excusait de manque de) données en réalité le lendemain, dans cette communication de Gilbert Dahan.


Chaque salle a son président de séance, chargé avant tout de faire respecter les horaires (et ils le seront de façon remarquable, permettant aux auditeurs de circuler entre les différentes conférences sans en manquer le début ou la fin) et de présenter les intervenants. Notre président du matin a commencé par ces mots : «J'ai le plaisir, l'honneur et la charge...», belle formule que je me suis promis de réutiliser. Il nous informe de l'implacabilité des horaires, de la pause café («car nous savons que dans les colloques, elles sont aussi importantes que les communications»), d'un apéritif offert par l'éditeur Ashendorf à midi et quart dans la salle transformée en librairie («bien entendu, il est interdit d'y aller avant»). Il précise que chacun posera ses questions dans sa propre langue, à charge pour l'intervenant de se débrouiller pour comprendre et répondre.

Il nous présente Gilbert Dahan.
L'objet de sa communication sera de mettre en évidence l'exigence permanente d'exégèse parmi les commentateurs chrétiens du Moyen-Âge, qui n'ont jamais considéré les exégèse des Pères comme définitives (ceci aurait davantage été l'attitude des juifs).
(Je résume en début de transcription, car il manque beaucoup de transitions dans mes notes.)


Au haut Moyen-Âge, la Bible avait une importance considérable puisqu'elle imprégnait toutes les activités de la société. L'attitude des commentateurs de cette époque à l'égard de l'exégèse patristique restait très libre, ils réalisaient une alliance de la tradition et du progrès.
Le progrès était considéré comme une nécessité, comme un devoir. Je rappelle ce texte d'Henri de Gand dont j'ai déjà parlé ailleurs : la fidélité au Christ et aux apôtres exigeait une exégèse perpétuelle.
D'après Nicolas de Lyre († 1340), les textes de Jérôme, Augustin et autres docteurs de l'Eglise avaient à l'époque plus d'importance pour les Juifs que pour les chrétiens.
Rachi, qui a fondé une célèbre rabbinique à Troyes, meurt en 1105. Son commentaire du Talmuld était plus autoritatif pour les juifs que ne l'était la glossa ordinaria chez les chrétiens.
La Bible du XIIIe siècle est figée par le concile de Trente qui établit la liste des textes deutérocanoniques. Dès lors le canon biblique est figé. Quel rôle ont joué les pères de l'Eglise dans l'établissement de ce canon?

On se souvient de la controverse entre Jérôme et Augustin. Jérôme écrit un prologue à sa traduction du livre des Rois, dit "prologue casqué", casqué pour se prémunir des attaques.
Ce prologue établit une liste de textes. Doit-on retenir cette liste comme canon? Quels textes met-on dans le canon?
On trouve chez Junius , disciple de Théodore de Mopsueste, un écho de la controverse dans l'établissement d'un canon chez les Juifs.
Les Orientaux s'interrogent sur la canonicité de l'Apocalypse.
(J'ai juste noté des noms, Isidore de Séville, Hugues de Cher, Joachim de Flore).
Il y a des hésitations sur les livres de Salomon, sont-ils trois ou cinq? Au XIIe et XIIIe siècle, la liste est pratiquement arrêté, à quelques variation près.

Comment les commentateurs confrontent-ils ces listes au prologue casqué? En fait, ils le mentionnent mais ne discutent pas des écarts.

Qu'est-ce qu'un apocryphe? C'est un texte dont on ne connaît pas l'auteur ou dont on ne connaît ni l'auteur ni la doctrine, par exemple la jeunesse de Jésus ou l'Ascencion de la Vierge.
L'authenticité des épîtres aux Hébreux a ainsi été beaucoup débattu: étaient-elles de Paul ou pas? Ce fut souvent discuté au début du millénaire, mais plus tellement au XIIe et XIIIe et on conclut à l'authenticité de ces épîtres (ce qui n'est plus le cas aujourd'hui).

modestie d'Augustin.

Henri de Gand disait à propos des Ecritures: nous sommes loin d'avoir tout compris et tout expliqué. Le corpus de commentaires est donc infini, à condition d'agir avec méthode. Cependant il y a une hiérarchie entre les Pères:
Cyprien, Cyrille, Ambroise de Milan, Grégoire de Naziance,...
Origène, Eusèbe,...

Peut-on parler d'une exégèse normative au XIIe et XIIIe siècle? (question anachronique, car il s'agit d'une préoccupation moderne).
Vatican II rejoint le concile de Trente.
(petulentia: les esprits débordant de vitalité.)
Le nombre de versets dont le sens a été arrêté par des conciles (= exégèse normatif) ne dépasse pas une vingtaine.

L'exégèse retenue devait avoir recueillie "l'approbation unanime des Pères" : que se passait-il quand ce n'était pas le cas?

Par exemple : - Jean 3,5 : "Jésus répondit: «En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d'eau et d'Esprit, nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu."
Le concile de Trente a arrêté que l'eau, dans ce verset, n'était pas symbolique, mais à prendre au sens propre.
- Romains 5,12: "Voilà pourquoi, de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu'ainsi la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché;—"
Le concile de Trente en a déduit que le péché originel touchait tous les hommes (et non Adam seul).

La plupart du temps, il était difficile d'arrêter un sens unique, ne serait-ce qu'à cause des glissements de traduction. Hugues de St Cher et Thomas d'Acquin, par exemple, ont réfléchi aux problèmes des jeunes enfants morts avant d'avoir péché: étaient-ils eux aussi touchés par le péché originel? (réponse: oui).
Les traductions comportaient des fautes évidentes, on connaît les maux des traductions: ommission, xxx, corruption.
Le principe retenu était diversi sed non adversi: ils divergent mais ne s'opposent pas.

La démarche d'Abélard dans le prologue du Sic et non est d'éliminer toutes les raisons fausses de contradiction entre des interprétations. Concernant les raisons vraies, c'est au lecteur de prendre ses responsabilités et de choisir l'interprétation qui lui semble juste.

Ambroise, Bonaventure, Raoul de Fley.
Robert de Melun, élève d'Abélard, revient sur la controverse concernant le verset de l'épître aux Galates où Paul reproche à Pierre d'avoir respecté les interdits alimentaires juifs. Jérôme et Augustin en donnent des interprétations contradictoires. Robert de Melun fait remarquer qu'il est inutile de vouloir les concilier puisqu'ils admettent eux-mêmes ne pas être d'accord.

En conclusion, on peut dire que les exégèses patristiques étaient acceptées en tant que materialiter (solides), mais pas formaliter (pas fermes et définitives). L'exégèse du XIIe et XIIIe siècle n'est pas dogmatiques. Les Pères font partie du corpus autoritatif mais il n'y a pas de liste fermée des interprétations reconnues.
Il est souvent oublié que l'exégèse est une démarche sacrée. Ainsi les textes s'ajoutent aux textes. L'exégèse est l'exercice d'une liberté dans le cadre d'une tradition.

                                               *****

questions de l'auditoire

Q1: Où s'arrête l'autorité des Pères, à la lettre, où va-t-elle jusqu'à l'esprit de l'Ecriture?
R de Dahan: La question reste floue jusqu'au XIIIe siècle.
Au XIIIe siècle, on assiste à la naissance de la théologie comme science, avec un vocabulaire spécifique. On semble alors considérer qu'il ne peut y avoir une discussion que sur la lettre.
Les Pères ne sont autoritatifs que sur la lettre.

Q2: et chez les juifs?
R: il y aurait une réception plus autoritaire par ou chez les juifs.
(J'espère ne pas dire de bêtises. Quand on répond ainsi à des questions imprévues on dit en général vingt pour cent de bêtises).
En particulier, Rachi est la référence.
Les textes deutérocanoniques (terme plutôt protestant) sont absolument rejetés par les juifs. Ils sont appelés sépharid trepsonim [1], les livres extérieurs.

remarque (dans l'auditoire): à Byzance, le problème était de faire reconnaître les pères latins.
R de Dahan. Oui: comment reconnaître les Pères latins en restant orthodoxes?
Cela posait moins de problèmes aux pères latins de reconnaître les grecs que l'inverse.


Notes

[1] phonétique!

mardi 17 juin 2008

Saint-Victor

Finalement, c'est d'un commun...

Colloque international du CNRS pour le neuvième centenaire de la fondation de Saint-Victor, du mercredi 24 au samedi 27 septembre 2008, à Paris, Collège des Bernardins, 18-24 rue de Poissy, 75005. En 1108, Guillaume de Champeaux abandonne la direction de l’école cathédrale de Paris pour mener, avec une poignée d’étudiants, une vie d’ermite sur les pentes alors désertes de la Montagne Sainte-Geneviève. En quelques dizaines d’années, le groupe de scholares devient une puissante abbaye de chanoines réguliers et l’une des écoles les plus remarquables de l’occident médiéval, par la stabilité d’une longue lignée de maîtres, la diversité des domaines où ils se sont illustrés et l’étendue de leur fécondité jusqu’à la fin du Moyen Age. Neuf siècles après la fondation de Saint-Victor de Paris, cette fécondité multiforme continue d’étonner.

PS : Abélard fut l'élève de Guillaume de Champeaux, mais il était beaucoup trop doué pour que celui-ci n'en prît pas ombrage.

lundi 16 juin 2008

La formation du canon des Pères, du IVe au VIe siècle, par François Dolbeau

Voir ma note du 15 juin: ces notes ne sont que des notes, les éventuelles erreurs doivent m'être attribuées, seuls les actes du colloque feront foi.
J'ajoute des dates entre parenthèses, elles ont rarement été données tant elles allaient de soi pour les personnes présentes.


Michel Fédou, s.j., président du Centre Sèvres, la faculté jésuite de Paris, présente le sujet du congrès, "Réceptions des Pères et de leurs écrits au Moyen Âge - Le devenir de la tradition ecclésiale", évoque les différentes institutions qui ont contribué à son organisation et présente Rainer Berndt, s.j., président de la Société internationale pour l'Étude de la Théologie médiévale[1].

Celui-ci présente le programme des jours/des joies (son accent laisse un doute, même si son sérieux, non. (Quoique, de la part d'un jésuite, tout soit possible)) à venir. Ce programme couvre la période allant de la mort de Grégoire le grand († 604) à la Réforme à la fin du XVIe siècle et retrace l'histoire du fait religieux. Il ne s'inscrit pas dans la tendance du XIXe et XXe siècle de réhabilitation romantique du Moyen-Âge, mais dans le mouvement qui depuis quelques décades s'intéresse au Moyen-Âge hors de tout romantisme.
L'étude du christianisme au Moyen-Âge montre qu'il a tant imprégné la société qu'il intéresse tous les domaines du savoir. En particulier, on ne souligne pas assez l'importance qu'il a eu dans le développement de l'école, et donc dans l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. L'hagiographie de la catéchèse, en multipliant le nombre de personnes sachant lire et écrire, a préparé l'essor de la science.
La formation théologique repose sur la philosophie, elle le lieu d'une discussion entre ceux qui veulent interpréter les Saintes Ecritures et ceux qui souhaitent un aggiornamento méthodologique.

Puis André Vauchez prend la parole et rappelle les deux ans de préparation qu'a demandé ce congrès. Il fait le vœu qu'il se tienne en mémoire de Jean-Claude Guy, grand spécialiste des apophtegmes des Pères de l'Eglise. Il souligne le rôle de l'Institut universitaire de France qui a permis à la recherche de haut niveau de se développer en France. S'intéresser à la transmission, la nachleben, c'est aussi s'interroger sur la non-transmission, et ses raisons. La transmission se situe au croisement de la théologie, de la philologie et de l'histoire.
Il cite encore quelques noms de spécialistes français du Moyen-Âge, Pierre Petitmangin dont les travaux sur Pélagie font le lien avec l'Antiquité), Jacques Le Goff et ses Exempla, Gilbert Dahan et L'exégèse,...
Il présente enfin François Dolbeau, antiquisant et médiéviste, spécialiste de Saint Augustin dont il a publié les 26 sermons au peuple d'Afrique et en a donné une édition commentée.


La formation du canon des Pères, du IVe au VIe siècle, par François Dolbeau

Ce qui manque à mes notes, ce sont les transitions. Tant pis.

Au Moyen-Âge, la culture des lettrés se formait par la lecture de la Bible à travers les Pères. Il existait une équivalence entre le tryptique Loi/prophètes/hagiographies et évangiles/apôtres/Pierre, on lisait les Memoralia de Job comme si c'était le livre de Job.

Comment et pourquoi les écrivains latins sont-ils devenus des doctores? Que sont le canon et les Pères? les Pères sont des auteurs ecclésiastiques. On sait que le bibliothécaire de Prüfening classait les auteurs en Patres antiqui et Patres moderni (la séparation se faisant avec la mort de Bède (†735)). Les Pères ont d'abord été les Pères de la Bible, les patriarches, puis les Pères de l'Eglise, des évêques, puis des prêtres et même des laïcs.
On distingue trois caractères qui leur sont commun: une autorité doctrinale, la sainteté, la reconnaissance de l'Eglise. Il y a également l'âge: ce sont souvent les plus âgés de leur communauté. S'agit-il de Patres ou de magister?

Un canon des Pères signifie, dans son acception moderne, un corpus d'autorité patristique. Un canon, c'est aussi une mesure et également un processus: le lent établissement d'une liste plus ou moins officielle des Pères ayant autorité.

Ce canon n'a pu commencé à se former qu'une fois le canon biblique arrêté, c'est-à-dire à partir du canon d'Alexandrie. Les critères utilisés pour retenir les textes du Nouveau Testament sont la date, l'orthodoxie, l'autorité et la catholicité (livre 2 d'Augustin). A la fin du IVe siècle, la liste des textes bibliques est fermée, on trouve des détails de la mise en place du canon dans les fragments de Muratori. Cette liste est quasi définitive dès Athanase, en 350/351 et lors du synode d'Hippone en 393. La décision sera reprise à Carthage en 397.
Il était nécessaire d'arrêter cette liste pour lutter contre les polémiques.
(En y réfléchissant, il manque ici d'importantes incises sur les livres retenus par les chrétiens et non par les juifs (les livres deutérocanoniques), et la définition d'apocryphe: dont l'auteur n'est pas connu et l'orthodoxie n'est pas sûre. Tout cela était à la fois précis et plein de nuances, j'ai préféré ne rien noter que noter de l'à-peu près (déjà que...)).

Une fois le canon scripturaire fixé, la patristique peut émerger.
Les Patres finissent par désigner des écrivains (ecclesie doctore) présentant des arguments patristiques, comme Léon le grand vers le milieu du Ve siècle.

Augustin est témoin et peut-être acteur de la fixation du canon scripturaire. En 395, les évêques ont débattu de ce qui pouvait être lu en assemblée: les récits de la vie des martyrs étaient exclus, sauf le jour anniversaire dudit martyre; car selon Augustin, rien ne pouvait être supérieur à l'autorité canonique des divines écritures. Les Ecritures ne pouvaient être mises en doute.
Mais alors, comment est-il possible de parler de canon des Pères?
C'est qu'Augustin est resté isolé dans sa position. Une tradition venue d'Orient à imposer le recours à des Pères faisant autorité. De même que la nécessité de séparer les livres saints des écritures apocryphes avait obligé de définir un canon scripturaire, de même la nécessité de séparer les écrivains orthodoxes des non orthodoxes a conduit à l'établissement d'un canon des Pères.

Le concile d'Ephèse a reconnu l'autorité d'Athanase.

L'argumentation patristique a recours à des citations des Pères. Pélage ira jusqu'à citer Augustin contre lui-même dans la controverse Augustin-Pélage, ce qui amènera Augustin à s'intéresser à l'utilisation des citations des Pères dans les controverses.
Désormais Augustin craint l'incompréhension et les malentendus, et en 420, il entreprend de relire et de corriger ses propres écrits.

L'argument scripturaire a autorité sur la patristique. En 434, Vincent de Lérins établit les règles permettant de reconnaître la vraie foi. Elles reposent sur deux piliers: l'autorité de la loi divine et la tradition (les grands conciles et les Pères).

Qui sont les Pères? Augustin ne voulait pas en être un.

Le décret pseudo-gélasien et Cassiodore fixent des listes d'autorité. Le rapprochement entre Pères et Ecritures est parallèle à celui d'apocryphes avec hérétiques.

Notes

[1] à laquelle on ne peut appartenir qu'en étant parrainé par deux membres (ça me plaît, il semble qu'ils craignent d'avoir trop d'adhérents).

dimanche 15 juin 2008

Remarques préliminaires à des notes prises lors d'un congrès de patristique

Tout cela est sorti d'une discussion animée sur la culture. Les discussions sur la culture m'ennuient, personne ne parle de la même chose et on peut à peu près tout soutenir selon la façon de délimiter le sujet. Personnellement, je bénis la démocratie qui permet de choisir ce qu'on lit, voit, entend, pense (ou de choisir de ne rien lire, ni voir, ni entendre, et de ne pas penser), ce qui ne m'empêche pas de me demander ce qui émergera du XXe siècle français dans cent ou quatre cents ans — mais il n'est pas du tout évident que le monde parvienne jusque là (j'ai l'intime conviction qu'il restera très (très) peu de choses, et j'en ris comme d'une bonne revanche à l'encontre de ces artistes contemporains si prétentieux).
Je bénis la possibilité de pouvoir s'instruire sans fin dès qu'on se donne la peine (ou qu'on a la chance) de trouver les bonnes pistes. Je bénis ces bibliothèques, ces cours de langues anciennes, le Collège de France, les conférences, les expositions, les concerts. Je suis davantage frustrée par l'excès de possibilités que par le manque.

Suite à cette discussion, je proposai par boutade à un blogueur dont je partage à peu près la vision de la "culture" d'assister à ce congrès. A ma grande surprise, il accepta.


Nous avons donc assisté à deux jours et demi de conférences, soit une vingtaine de vingt-cinq minutes, par les spécialistes européens de la question.
Je ne savais rien avant d'y aller: qui étaient les Pères, quelle période cela couvrait-il, etc. J'avais renoncé à chercher, de peur de tomber sur des informations erronées.
J'ai souri en écoutant la conférence d’ouverture de François Dolbeau, La formation du canon des Pères, du IVe au IVe siècle, qui prouvait que mes questions "de base" étaient débattues entre spécialistes (souvent je rappelle aux enfant que ce qu'ils apprennent en deux heures de cours est l'objet d'études d'une vie pour quelques chercheurs (ce qui est à la fois source d'humilité et d'absence de complexes : après tout, il est normal de ne rien savoir ou pas grand chose)).

Après trois jours de conférence, j'ai appris quelques dates, j'ai entendu beaucoup de noms, je suis affolée par mon ignorance et en rage contre l'école, j'essaie d'imaginer ce qu'aurait été le monde des premiers siècles sans le christianisme (les premiers siècles ne se seraient pas appelés premiers siècles), je m'aperçois que jusqu'à la Réforme, ou au moins jusqu'à Saint Thomas, la discussion avec l'Eglise d'Orient était constante, et que Luther (1483 - 1546) a déplacé géographiquement les débats (qui ont changé de contenu) qu'il a poussés jusqu'à la guerre.
Renaissance et Réforme me paraissent ce soir davantage, ou au moins autant, à l'origine du monde actuel que la Révolution française.

Comment est-on passé de Saint Thomas (†1274) à Pascal (1623 - 1662) ? Que s'est-il passé ? (J'ai appris incidemment que Pascal était relecteur d'Augustin au XVIIe siècle comme Machiavel (1469 - 1527) l'avait été au XVe).
Luther, Gutemberg, Christophe Colomb... La Renaissance est-elle avant tout caractérisée par une ouverture (géographique et technique) au monde, comme le soutient H., et non par une redécouverte de la philosophie antique (mais de ces trois jours il ressort qu'elle n'a jamais été oubliée) et un renouveau des techniques artistiques, comme il me semble l'avoir appris entre la primaire et le lycée?


Dans un autre ordre d'idées, les études patristiques ont tout pour me plaire. Très vite, les auteurs du Moyen-Âge vont citer les Pères sans toujours indiquer leurs sources, et une partie des études actuelles est consacrées au repérage de ces citations: qui lisait qui, et pour en dire quoi ou lui faire dire quoi? Qu'a-t-on perdu d'une langue à l'autre (latin/grec), quel malentendu aurait pu être évité, les traductions sont-elles fidèles?
Et où sont les manuscrits, qu'a-t-on conservé?


Je vais mettre en ligne davantage des lambeaux de notes que des notes. C'est difficile de prendre des notes dans un domaine que l'on ne maîtrise pas: il faut tout écrire, chaque mot compte, les références sont données en latin, je ne connaissais pas les titres de la plupart des œuvres alors qu'il aurait fallu que j'ai déjà des abréviations pour chaque titre en connaissant leur auteur...
Je les mets en ligne malgré tout, d'abord parce que cela me fait plaisir, ensuite parce que j'ai l'espoir qu'elles ne soient pas si fausses que ça (incomplètes, lacunaires, ayant parfois manqué l'essentiel pour noter une remarque incidente, mais pas fausses), enfin parce qu'elles pourraient éveiller la curiosité de quelques-uns. (Il y aura sans doute des actes de colloque un jour ou l'autre).

dimanche 6 janvier 2008

Dominique Moïsi doit être heureux.

Le 6 décembre, Dominique Moïsi nous avait fait un brillant exposé, et très drôle, sur l'avenir des Etats-Unis. Son propos était simple : l'Amérique traverse sa plus grave crise d'identité depuis son origine; et d'après lui, rien ne le refléte mieux que le film Dans la vallée d'Elah, et notamment sa dernière image, qui montre un père ayant perdu ses deux fils à cause de la guerre dans des circonstances bien différentes apprendre à un émigré comment on hisse les couleurs. Mais le drapeau est à l'envers.

Aujourd'hui coexistent deux Amériques, la bleue démocrate et la rouge républicaine, elles ont toutes les deux peur mais pas pour les mêmes raisons: les Républicains ont peur de l'autre tandis que les Démocrates ont peur d'eux-mêmes.
(Je simplifie et raccourcis à l'extrême: d'abord il est tard, ensuite je n'avais pas de papier pour prendre de notes, j'ai écrit en travers de mon agenda et je ne m'y retrouve plus.)

Washington est-elle en train de trahir Philadelphie (Philadelphie, autrement dit l'Amérique puritaine inspirée par les philosophes des Lumières)? On assiste en effet aujourd'hui à une catastrophe à un triple niveau:

  • régional : en Irak, l'option du retrait n'existe pas[1]. D'autre part le désordre grandit désormais en Iran.
  • international : le pouvoir de convaincre (soft law) a été affaibli par le pouvoir de contraindre (hard law). En conséquence, l'anti-américanisme a beaucoup augmenté ces dernières années.
  • interne : Guentanamo a exposé au grand jour le développement de la corruption et de la violence parmi l'armée et les dirigeants américains. L'Empire a mis la République en danger.

D'autre part, les deux présidents qui se sont succédés ont été mauvais:

  • Clinton a gaspillé deux mandats. Il ne s'est occupé que très tard du Moyen-Orient. Il a reconnu dans un interview: «j'aurais pu changer les règles du jeu». Les mandats de Clinton se sont déroulé à une époque où la Chine et l'Inde étaient encore en retrait.
  • Avec Bush, la politique a été/est déterminée à partir de faux principes. De 2000 à 2004, le premier mandat de Bush a mené droit dans le mur. Pendant ce temps, le monde accélérait: l'Europe stagnait, les contradictions au Moyen-Orient augmentaient, l'Asie progressait et l'Amérique régressait sur le plan éthique.

On assiste à la mise en place d'une multipolarité assymétrique: les Etats-Unis ne sont plus seuls sur la scène mondiale, mais ils sont seuls dans leur catégorie. L'Amérique est toujours la plus forte mais elle doit désormais tenir compte de la Chine, de la Russie et de l'Inde.
Comment se présente l'avenir? soit il ne s'agit que d'un cycle, un cycle spectaculaire, mais jamais qu'un cycle: l'Amérique saura se ressaisir; soit les contradictions sont trop profondes et l'Amérique va décliner, passant le flambeau à l'Asie.

Qui peut rétablir la confiance de l'Amérique en elle-même, et la confiance du monde en l'Amérique?
Un seul candidat peut réussir cela : Barak Obama. (Je rappelle que cette conférence avait lieu le 6 décembre. Pendant le reste de la séance, Moïsi nous parla avec chaleur d'Obama, avec le même enthousiasme que si nous avions été de futurs électeurs à convaincre. C'était drôle, touchant et très convaincant. Les phrases suivantes sont fidèles.)
Tout fait d'Obama un candidat exceptionnel, son nom, sa couleur, son histoire personnelle. Le vrai changement, c'est lui. Il incarne quelque chose de très rare, un universalisme noir (sic), ce qui explique d'ailleurs qu'il soit plus populaire parmi les blancs que les noirs. Il est presque aussi exceptionnel que Tigger Wood.

C'est pourquoi il faudra surveiller le caucus de l'Iowa le 3 janvier. Si Obama ne le gagne pas, il a perdu; mais s'il le gagne, tout devient possible.

Il faut bien voir que quel que soit le candidat élu, sa marge de manœuvre sera très faible: il pourra changer l'image de l'Amérique, mais pas réellement ses politiques. Obama représente un formidable changement symbolique même si le changement politique ne pourra qu'être minime.


Moïsi m'a convaincue, et j'ai été heureuse, pour lui, pour l'Amérique, pour le monde, qu'Obama remporte le caucus de l'Iowa.

Notes

[1] c'était également l'analyse de Maïli il y a quelques semaines.

lundi 3 décembre 2007

Bronislaw Geremek et l'Europe

Sept jours avant Domenach, c'était Geremek que j'avais écouté. Je ne pensais pas en parler, car son intervention fut d'une certaine manière totalement irrrationnelle. C'est un rêve, une folie, que Geremek est venu nous raconter, pour nous convaincre d'être fous avec lui.

Il nous a raconté son rêve d'Europe, en remontant et descendant le temps. Il a donné tant de références que j'ai abandonné l'espoir de donner un compte-rendu précis de la conférence : Pierre Dubois, au XIVe siècle, Georges Podiébrad, Sully (notre Sully), l'abbé de Saint-Pierre (à propos de sa proposition d'une unité européenne, Voltaire s'exclamera: «jamais vu une oeuvre aussi sotte!»), Saint-Simon, un étudiant (nom illisible: Gxxbxxbosky?) dans sa cellule après l'insurrection de Varsovie en 1830, tous au cours des siècles ont imaginé d'organiser l'Europe, sous des formes et pour des raisons différentes.
Une atmosphère de rêve planait dans la salle, le rêve de plusieurs siècles qui faisait briller les yeux de ce vieux monsieur. C'était étrange et hors du temps.

Geremek a insisté sur le fait que l'Union européenne était le résultat d'une utopie, d'une utopie de paix. Derrière l'idée de paix perpétuelle de Kant il y avait en fait la guerre perpétuelle. Bronislaw Geremek nous a soumis une devinette : il existe dans le trésor de l'église de xx (pas compris: nom allemand ou slave) un chandelier datant du XIIe siècle; sur ce chandelier sont représentés les trois continents, l'Europe, l'Asie, l'Afrique, et trois mots, la richesse, la science et la guerre. Quel mot est associé à chaque continent?
On aurait dit une nouvelle de Borges.
La richesse, c'était l'Asie (les épices), la science, c'était l'Afrique (les Arabes, les mathématique et la philosophie), et l'Europe, c'était la guerre.

«Nous venons de fêter les cinquante ans du traité de Rome. Il ne faut jamais séparer ce traité de la CECA. En 1950 on a décidé de construire une communauté autour de ce qui était la source de la guerre: l'acier et le charbon. Il fallait dépasser les raisons de la guerre et proposer la réconciliation.»
Jamais cette idée ne m'avait paru aussi énorme. Au lycée, que la France et l'Allemagne soient alliées paraissait tout naturel. Plus le temps passe, peut-être plus je "vis" de guerres (plus je suis contemporaine de guerres qui se déroulent pendant que j'écris cela), et plus cela me paraît énorme. Comme si les pays de l'ex-Yougoslavie pouvaient décider de vivre ensemble, ou l'Irak et l'Iran s'associer, ou la Palestine et Israël, le Liban et la Syrie... Enorme, improbable, impossible.

Geremek continue à nous raconter l'Europe, il détaille son histoire : «on ne fait pas l'Europe avec des chefs comptables. Elle est impossible sans chefs comptables, mais il y faut un grain de folie.»

Il nous parle du traité de Lisbonne: c'est un traité long et difficilement lisible, et c'est tant mieux. Le but était de donner à l'Union européenne la possibilité de mener une politique étrangère commune et donc d'avoir un ministre des affaires étrangères. Les Français et les Hollandais ont refusé cette possibilité, on a donc fait autrement, mais c'est la même chose.
Les citoyens ont la possibilité d'initiative législative: il suffit qu'une proposition recueille un million de signatures. C'est déjà arrivé: il y a eu 1,6 million de signatures pour que le Parlement soit à Bruxelles et plus à Strasbourg (c'est plus économique).

Bronislaw Geremek se demande comment rendre le projet de l'Europe aux citoyens. Les menaces d'une guerre ont suffisamment reculé pour qu'il faille une autre raison de vivre ensemble.


Parmi les questions de la fin a été abordé le problème de l'adhésion de la Turquie:
«On ne répond pas non à un grand pays. Parfois, il faut savoir se taire. Le processus d'adhésion doit être long, très long, quinze ou dix-huit ans. Pendant ce temps, les choses vont bouger, la situation va changer. Accueillir la Turquie dans l'Union européenne, c'est se donner la chance de devenir incontournable sur la scène internationale; mais c'est prendre le risque de faire imploser l'Europe: peut-elle accueillir une population aussi importante, de culture et de religion différentes? Alors il faut prendre son temps.»


Dans les remerciements de la fin, la présentatrice a incidemment mentionné la naissance de Bronislaw Geremek dans le ghetto de Varsovie. Une grande émotion m'a envahie pendant que la salle applaudissait, à regarder ce petit homme souriant et rêveur, né dans le ghetto de Varsovie, ayant vécu une partie de sa vie, dont quelques années en prison, derrière le rideau de fer, ce soir en train de donner une conférence sur l'Europe dans un amphi parisien.
Allons, il y avait encore un espoir.


Pour ceux que cela intéresse, les racines de la culture européenne in La promotion de l'identité culturelle européenne depuis 1946, par Viviane Obaton. (Bizarrerie: cela provient de l'institut européen de l'Université de Genève.)
mise à jour: non ce n'est pas si bizarre, car cet institut est lié au Conseil de l'Europe, dont fait partie la Turquie depuis pratiquement l'origine, à ne pas confondre avec l'Union européenne.
J'ai oublié de préciser que Geremek était un partisan de l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne.

dimanche 2 décembre 2007

Jean-Luc Domenach et la Chine

Jeudi dernier, 20 heures.

Jean-Luc Domenach est drôle, et extrêmement convaincant. Ses témoignages amusés sonnent juste : «Aujourd'hui, quand on parle chinois et qu'on ne craint pas les puces et les poux, on peut aller partout»; «La Chine, c'est la terre des épidémies, il y a toujours eu des maladies bizarres, là-bas; j'y envoyais des étudiants, ils revenaient malades, certains sont morts» (dit-il avec entrain. La salle consternée n'ose pas échanger de regards); «Je suis devenu le conseiller matrimonial d'une bande de chauffeurs de taxi...».

Son intervention posera deux questions, ou plutôt une seule question à deux faces : si la Chine devient un géant économique et politique, que deviendrons-nous (nous Occident), si la Chine échoue à devenir un géant politique et économique, le monde pourra-t-il le supporter?

Pas de réponse bien sûr, mais un tableau de la situation. Je condense, mais toutes les expressions amusantes sont des citations aussi exactes que ma mémoire et mes notes le permettent: «Aujourd'hui, entre le café de Flore et le café des deux Magots, mettons, on considère que la Chine est un miracle économique, mais que politiquement, "Oh la la, mais quelle horreur". Pour ma part, je pense le contraire. Politiquement, avec 12% de croissance, le gouvernement a pu desserrer son étreinte, et s'il y a encore beaucoup de condamnations à mort, leur nombre diminue d'année en année. On est passé de deux cent mille prisonniers politiques en 1989 à quatre ou cinq mille aujourd'hui. Alors qu'économiquement, la Chine est très fragile. On peut dire en allant vite qu'elle produit des pantoufles, des balles de ping-pong et des maillots de corps. Pour l'instant elle copie, mais il faut qu'elle apprenne à innover, qu'elle gagne en valeur ajoutée.»

Jean-Luc Domenach dresse la liste des défis que la Chine va devoir relever. Il prévoit une phase de recul (ou de moindre expansion) après l'exposition universelle de Shangaï en 2010. D'une part, les coûts de revient vont progressivement augmenter. Déjà les salaires s'élèvent, grâce au... téléphone portable («Ce sont des travailleurs pauvres, mais des travailleurs avec un portable»): il nous explique que la circulation de l'information provoque d'énormes mouvements de population (plusieurs millions de personnes par an), les gens se déplaçant en fonction des salaires pratiqués d'une région à l'autre. C'est ainsi que quatre à cinq millions de Chinois ont récemment quitté Canton pour Shangaï, obligeant les industriels cantonais à augmenter leurs salaires pour retenir leur main-d'œuvre. Les salariés commencent à réclamer une protection sociale, des hôpitaux, de l'instruction... Peu à peu, la Chine va devenir moins compétitive, c'est pour cela qu'il est impératif pour elle qu'elle sache innover et monter dans les gammes de produits.

C'est pour Domenach le grand défi, on sent qu'il est inquiet et pas très optimiste:
«J'ai compris beaucoup de choses en visitant la Chine. Chez nous, on protège les bizarres (sic), dit-il avec entrain. Je pense à toutes ces grandes familles bourgeoises du XIXe siècle qui ont donné leurs grands industriels à la France. Il avait toujours un bizarre par génération, qui partait aux colonies ou qui finissait ses jours à Monte-Carlo ou qui devenait savant. Moi, j'ai été protégé par ma grand-mère. Quand j'ai commencé à apprendre le chinois, ce qui était très bizarre (la salle rit), elle m'a dit: "si on t'embête, viens me voir". En Chine, ils ont un proverbe qui dit "il ne faut pas qu'un épi de blé dépasse". Ce n'est pas ainsi qu'on développe l'innovation.»
Il ajoute: «J'ai grandi en face de l'appartement de Paul Ricœur. Parfois, la lumière ne s'éteignait pas avant tard dans la nuit, ou elle ne s'éteignait pas du tout. En Chine, on se couche tôt, à 8 heures du matin les étudiants sont à l'université avant leurs professeurs. Il manque aux Chinois cette étincelle de passion pour l'étude, la recherche. Ils ne savent pas ce que c'est.» Cela viendra, mais cela va prendre vingt ans.
Cependant il ajoute, en réponse à une question de la salle: «J'ai été en face de petits génies. Quand vous sélectionnez à l'extrême sur un grand bassin de population, vous écrémez des petits génies.» Mais cela ne suffit pas, il faut une structure qui puisse permettre à ce génie de donner des résultats matériels, concrets.

Réponse à une autre question: «L'Allemagne et les produits allemands jouissent d'une excellente réputation de fiabilité en Chine.» «Angela Merkel peut se permettre de hausser le ton. Lorsqu'elle explique aux Allemands que si nous cédons sur nos principes et les droits de l'homme, les Chinois nous mépriseront, elle a raison.» «J'entendais deux Français qui discutaient (il prend l'accent marseillais): "ils m'avaient demandé des raccord de 15, je n'en avais pas, je leur ai fourgué du 17". Pour les Chinois, c'est très mystérieux; ils ont comme sujet de dissertation (vous savez, l'équivalent de nos sujets bateau sur la Chine): "Comment la France peut-elle être une grande puissance économique en étant aussi peu fiable". La réponse standard, c'est que la France est capable de sursauts, de coups de génie.»

La question du bonheur a beaucoup d'importance pour Jean-Luc Domenach. Lui-même paraît si épanoui, tellement capable d'enthousiasme et de tendresse, même quand il se montre inquiet: «Les Chinois ont été si malheureux depuis cent cinquante ans. Ce à quoi on assiste aujourd'hui, c'est la revanche sur les canonnières occidentales du XIXe siècle. Mais pour en arriver là, ils ont été si malheureux». «Nous avons les industries du bonheur, du loisir. Je crois que c'est par cet art d'être heureux que l'Occident peut faire face à la Chine».

Tout bien pesé, Domenach pense que le monde (aspects politique et économique) et la planète (aspect écologique) pourra s'accommoder d'un succès chinois mais pas d'un échec. Or cet échec reste très possible, la Chine est très fragile.


Hors conférence, deux liens : la page de garde de Twitter, que j'aime bien regarder de temps en temps: la rumeur du monde, ses alphabets que je ne comprends pas, la multiplicité des langues, et une parodie de Wow en chinois, qui m'émerveille (et accessoirement me fait beaucoup rire, surtout la musique): incompréhensible et totalement compréhensible dès qu'on connaît Wow.

mise à jour le 5 décembre : les moteurs de recherche chinois prennent place parmi les plus utilisés au monde.

dimanche 21 octobre 2007

Quelques données sur la situation internationale dans le cadre de la mondialisation

très schématique, sans reprendre le plan et les articulations proposés (toujours ce pb de transcrire des exposés qui ne sont pas en accès libre). Je ne reprends pas tout les points d'une conférence de Joseph Maïli, mais simplement ce que j'ai noté et ne voudrais pas oublier. Je mets la bibliographie au début, car c'est peut-être le plus utile.

Bibliographie

Joseph Maïli, Daniel Lindenbergh, Le conflit israëlo-palestinien, Desclée de Brouwer, 2001
Mohammed Arkoun, De Manhattan à Bagdad. Par-delà du bien et de mal, Desclée de Brouwer, 2003
Pierre Hassner, Gilles Andreani, Justifier la guerre. De l'humanitaire au contre-terrorisme, Presses de Sciences-Po, 2005
Pierre Hassner, La violence et la paix, Points Seuil, 2 volumes 2000 et 2006


Quels constats ?

Les deux formes de la circulation des personnes : le tourisme et le terrorisme

Plus de la moitié de la population mondiale dans quatre pays : BRIC : Brésil, Russie, Inde, Chine = 3,6 milliards d'habitants.
70% de la population dans dix pays.

D'où vient la violence aujourd'hui?
La plupart des conflits actuels sont des conflits internes, et non des conflits entre Etats. La violence vient de la faiblesse des Etats, et non de leur force.
Beaucoup d'Etats n'avaient pas la vocation à devenir des Etats => les Etats éclatent.
Difficile à comprendre pour les Français car la France est le plus vieil Etat du monde. Dans beaucoup de nouveaux Etats, la tribu, la famille, etc, comptent davantage que l'Etat. Il n'y a pas de sens de la citoyenneté. =>patrimonialisme des dirigeants: ce qui appartient à l'Etat m'appartient.

La Somalie: 180 clans.
Irak: sunnites, chiites, kurdes.
Yougoslavie: serbes, croates, bosniaques. C'est la même langue, la même musique, la même cuisine. La seule chose qui diffère: la religion => c'est une guerre de religion? Non, car ce n'est pas une guerre de conversion.
Les guerres communautaires sont encore plus terribles que les guerres idéologiques, elles ne cherchent pas à convaincre, mais à détruire.

1994 Rwanda. 800 000 morts en 3 semaines.
Yougoslavie. 200 000 morts en plusieurs années.

=> quel droit d'ingérence? Le droit international règle les relations entre Etats, il est désarmé quand le problème se situe au niveau des individus. => on assiste actuellement à une réflexion sur le devoir de protéger.

3 sources de violences:

  • des Etats faibles
  • la circulation des hommes et des biens (le crime circule, le terrorisme circule)
  • la prolifération des armements

problème de l'Iran: a signé le traité de non-prolifération, affiche ne vouloir que du nucléaire civil, accepte les visites de contrôle.
à opposer à l'Inde, le Pakistan, Israël: n'ont pas signé le traité, ont la bombe, refuse les visites.
=> qu'est-ce qui justifie d'appliquer des sanctions à l'un et pas aux autres ?

Le temps du monde n'est pas le même pour tous
La civilistion occidentale: je change donc je suis. Héraclite.
Les autres civilistions : considèrent le changement comme une menace pour l'identité.
Dans certains cas, véritable schizophrénie : acceptation des changements techniques en maintenant une culture immobile => pari impossible à tenir. Les techniques nous changent.

D'autre pays apprivoisent la technique:
l'Inde est la plus grande démocratie au monde,
la Chine,
le Japon, dont on oublie la formidable transformation depuis 60 ans et qu'on est tenté d'appeler "pays occidental".

Le retour de l'identité. On assiste à ce que Freud appelait "le narcissisme de la petite différence". L'uniformisation des modes de vie pose la question: est-ce que vivre de la même manière, c'est être les mêmes?
Quelle valeur permet de conserver ses valeurs, dans l'uniformisation et les différences?
La démocratie.
Mais les Etats non occidentaux ne sont pas près à l'accepter. Ils se méfient de l'Occident. L'Occident n'est plus crédible sur le plan de la morale, il a trop de fois trahi sa parole. On constate que les étudiants non occidentaux dans les universités occidentales s'imprègnent de tout (technique, mode de vie, connaissances) mais refusent les valeurs: méfiance.

Quelle régulation ?

L'Onu. article 51 : il est interdit de faire la guerre, sauf légitime défense. On a le droit de faire la guerre jusqu'au moment où la collectivité des Etats vient vous défendre.

La première guerre légale : la guerre contre l'Irak pour la libération du Koweit. Pourquoi Bush senior n'est pas aller à Bagdad à l'époque? parce que cela aurait été illégal.

art 4 de l'ONU: pas d'ingérence dans les affaires intérieures des Etats (invoqué par la France au moment de la guerre d'Algérie).

Est-il raisonnable de décider sans l'opinion et l'accord des BRIC?

A partir de quelles règles peut-on intervenir puisque les règles définies pour et par l'ONU ne concernent que des relations entre Etats?
Actuellement, la réflexion porte sur "la responsabilité de protéger". Un Etat n'existe que par sa population, il a la responsabilité de la protéger. S'il n'est plus capable de le faire, c'est qu'il est en faillite. Dans ce cas, le devoir de protection retombe sur la communauté internationale. (C'est l'articulation de la réflexion en cours).
Le sujet du droit international, c'est l'individu. On ne le dit pas, mais c'est le cas.

La prise en charge des Etats faillis : établir le DDR (Démobilisation, Désarmement, Réinsertion). Cela nécessite une présence très longue, de plusieurs années.

Quelles pistes ?

Nécessité d'une meilleure efficacité du multilatéralisme (on assiste à l'inverse: les gros ont tendance à déserter les grandes instances, cf. les Etats-Unis et l'ONU pour la guerre d'Irak).

Les études ont mis à jour les conditions qui mènent infailliblement à l'éclatement des Etats faibles :

  • pas d'école,
  • pas d'eau ou de nourriture,
  • destruction des richesses naturelles (pillage ou pollution)

=> vous pouvez être sûr qu'il y aura la guerre. Ce sont les conditions d'une violence structurelle.

Il faut rétablir l'idée qu'être puissant, de n'est pas être fort, c'est être responsable. Les grandes Nations sont décridibilisées moralement au niveau international => il faut un retour au sens des responsabilités.


noté cette réponse aux questions de la fin

La guerre en Irak: la situation est catastrophique. Si les Américains restent, la guerre continue, si les Américains partent, la guerre reprend (entre l'Iran et l'Irak + éclatement du pays, guerre civile sunnites/chiites/kurdes).

lundi 9 juillet 2007

Le Web 2.0 expliqué par Hervé Le Crosnier

Suivent les notes prises durant un exposé d’Hervé Le Crosnier, maître de conférence à Caen. Je fais très peu d’efforts de mise en forme; après tout, le document initial est un Power Point commenté. Rien de bien neuf dans tout ça, mais pour ceux qui comme moi n’ont pas de recul théorique, cela fournit une structure dans laquelle engranger les informations.


Le web 2.0 est le résultat d’un basculement par accumulation de petits changements incrémentaux : nous sommes passés d’un web de publication (un émetteur/un récepteur) à un web de conversation (tout le monde émet, tout le monde reçoit). Le terme a été utilisé pour la première fois par Tim O’Reilly. Ce terme recouvre de nouveaux aspects techniques et technologiques, de nouvelles pratiques sociales (les lecteurs se mettent à écrire) et de nouveaux modèles économiques.

Ce terme a été consacré par la presse, toujours avide de nouveauté, par les utilisateurs et par la web science (dont Tim Berners-Lee).


Le développement du web 2.0 se décrit avant tout par des exemples. Les gens ont fait des choses chacun dans leur coin, on ne s’est aperçu qu'après qu’elles allaient toutes dans le même sens. Il ne s’agit pas d’un projet concerté.
• La mise en commun de photos (cf. Flickr), avec l’abolition de frontières nettes entre le public et le privé.
• Les tags, qui ont ajouté à la description des photos des notions abstraites, comme la joie, par exemple. Les tags des uns et des autres se sont enrichis mutuellement et permettent des recherches transversales.
• Amateurs et professionnels sont mis sur un même pied.
• Apparition de méta-données géographiques (outil de décision). Pour l’instant il ne s’agit que de données géographiques, mais il y aura sans doute bientôt des outils de cartographie mentale.
• Réutilisation des données d’autres sites (mashup, sorte de copié/collé généralisé).
• Licence creative common, qui permet aux auteurs de donner des droits d’éditeurs à leurs lecteurs.

Folksonomie
On voit se développer la folksonomie, agrégation de folk et taxinomie : il s’agit de système de classification généralisée comme Delicious, par exemple. Cela crée un système coopératif de veille sur internet. Cela remplace la critique traditionnelle, on obtient désormais une sorte de critique à l’applaudimètre : quels sont les sites les plus souvent recommandés ?

Blogosphère
Ça marche parce qu’il y a interconnection entre les blogueurs : qui va me citer, qui je cite, à quel système social j’appartiens?
C’est un outil d’expression pour les adolescents qui se mettent à écrire en public et qui maîtrisent les techniques de publications en ligne (photos, videos, etc).
C’est un outil de débat.
Aux Etats-Unis, c’est même l’occasion d’un débat sur le débat suite à l’expérience d’Howard Dean, qui a eu d’excellents résultats lors de la dernière campagne tant qu’il est resté sur internet mais s’est écroulé dans les sondages quand il est entré en campagne officielle à la télévision. Joe Trippi, le directeur de campagne d’Edward Dean, le raconte dans un excellent livre The Revolution Will Not Be Televised.
Le débat qui a lieu en ce moment pose la question suivante : est-ce qu'en quatre ans nous n’avons pas transformé nos blogueurs en gourous des médias sans contrepartie, c’est-à-dire sans l’éthique qui s’impose aux journalistes? (et lorsque on songe à l’éthique des journalistes américains, cette question fait peur!)

microfinancement (publicité)
La publicité au nombre de clics. C’est la quantité qui rapporte de l’argent.

le journalisme citoyen
Il s’agit d’utiliser le témoignage des citoyens qui souhaitent écrire. On se rappelle du rôle de OhmyNews en Corée du Sud, qui a permis en 2002 l’élection du premier président démocrate Roh Moo Hyun.
Il ne s’agit pas d’un blog, le journal dispose d’une ligne éditoriale et d’un comité rédactionnel.
Mais peut-on vraiment appeler journal une collection de témoignages ?

Un exemple : en 2002, un jeune garçon décède lors du sommet de Gênes. Dans l’heure qui suit, des dizaines de photos prises sous des angles différents publiées dans différents blogs contredisent la version de la police qui est obligée d'en changer.
La police ne s’y est d’ailleurs pas trompée, puisqu’elle a détruit le jour suivant le bâtiment occupé par un centre de presse indépendant

Dernier exemple, celui de Brest qui a proposé à ses habitants d’écrire sur le net. On s’est alors rendu compte que ce n’était pas naturel pour tout le monde, et qu’il fallait une formation à l’écriture publique.

Wikipedia
C’est la disparition de l’auteur.
Il y a un consensus sur la qualité des articles scientifiques. En revanche, l’expérience est moins concluante dès qu’il s’agit d’articles qui reflètent une vision du monde.

Réseau social
On en trouve un exemple dans des applicatif comme Myspace. En permettant de définir ses relations, MySpace dessine une vision déterministe des rapports sociaux.
Vous savez que la sociologie parle de « trous structuraux », d’endroits où il n’existe pas de relations, et que les visions avant-gardistes visent à combler ces trous structuraux. Mais l’avant-garde n’est pas l’endroit où l’on gagne de l’argent.
Ruppert Murdoch renouvelle le modèle de l’industrie musicale. Il est en train de développer un modèle où chaque personne pourra vendre sa propre musique.

Vidéos
C’est l’événement 2006/2007. Cela devient le principal support de l’information. YouTube et Dailymotion se sont comportés comme de vrais bandits de grand chemin, en laissant totalement libre la mise en ligne de vidéos. De facto, les usagers se sont comportés comme si tout ce qu’ils voyaient pouvait être montré au monde entier (et non à vos amis, comme l’autorise la loi. Mais puisque le monde entier est votre ami…)
On est dans un modèle de capitalisme sauvage, où celui qui occupe tout la place a raison.

Archimage
Bien sûr, il se pose la question de la disparition des pages et des liens non pérennes (les articles de journaux disponibles que quelques jours, par exemple).
Hanzoweb commence à proposer des solutions d’archivage où ce seront les utilisateurs qui choisiront ce qu’ils veulent garder... Il se développe également des systèmes d’archivage inter-entreprises.

Portail personalisé
Comme Netvibes, par exemple. Permet de mettre en page son propre portail, avec ses fils RSS.

Commerce
Consumer to Consumer (Ebay). On parle aussi de shoposphère.
On voit se développer un système de préconisation, y compris dans le tourisme. Plus personne n’achète quoi que ce soit sans vérifier ce qu’il s’en dit sur le web. On va voir s’il y a des photos de l’hôtel où on souhaite se rendre…

Moteurs de recherche
Ce sont les outils de diffusion publicitaire dont le système a absolument besoin pour son financement.
La publicité, c’est la rencontre du désir d’un vendeur avec le besoin d’un client (ou l’inverse). Internet transforme les moteurs en média, le média étant ce qui met en relief ce qui mérite de l’audience.
Les critères de cette mise en relief sont des critères publicitaires.

Techniques
Les navigateurs passent des accords avec des plate-formes (exemple : Firefox et Ebay).
Internet est accessible depuis son téléphone portable devenu appareil photo.
On assiste à un déport des applications bureautiques vers des applications en ligne.
Flux RSS.

Le web est devenu le terrain de jeu des activités commerciales. Le premier à avoir compris les impacts de cette évolution est Amazon qui a donné les clés de son catalogue et a autorisé des tiers à l’utiliser (blogs, iTunes, etc). Il a ainsi gagné en puissance.

Pratiques sociales
Ne plus lire mais écrire : conversation désormais mondiale.
La culture devient une culture du mixage, du copié/collé.
L’économie du web était à l’origine présentée comme une économie de longue traîne (long tail), traditionnelle dans le domaine de l’information : quelques produits attiraient la masse des consommateurs, le reste trouvait preneur dans « la longue traîne », qui permettait d’accéder à des niches, à des sous-groupes de consommateurs. Mais finalement c’est faux : internet est un media de masse, et les financiers attendent qu’un site ait atteint une taille critique pour y injecter de l’argent.
Dans le même temps, les grands groupes accumulent des informations sur nous.

Un exemple est Riya.com, qui permet(tra) la reconnaissance de visages. (Il n’y a plus de frontières entre le privé et le public). On entre dans les technologies de l’identité, tout se rapporte à la personne, le mobile, l’iPod, le wearable computer.

Quels rapports l’individu entretient-il avec la masse ?
Se pose la question de l’identité : qui suis-je quand ce que j’écris reste disponible publiquement des années?
On assiste à une émergence d’une économie de l’identité : si je sais ce que tu es je vais pouvoir te rendre service , mais si j’adapte mon service je vais pouvoir t’influencer. (voir les smartadds sur Yahoo).

À côté, le web sémantique
Ceux qui vont lire sont des robots. Ils utilisent le langage de graphe RDF, avec le triplet bien connu de tous ceux qui gèrent de l’information, un sujet (Hernani: est-ce la pièce, le livret, la représentation, un film, etc), un prédicat (a pour auteur: écrivain, metteur en scène, éditeur, de qui parle-t-on), un objet (Victor Hugo, ou Hugo virgule Victor, etc).
Chaque élément du triplet est représenté par un URI, mais je ne saurais trop vous engager à vous pencher sur ce langage.
Cette représentation en XML représent un monde de relations. Il s’agit de sémantique sociale. Pendant des siècles, les documentalistes et bibliothécaires ont dû s’adapter aux documents, aujourd’hui il leur faut s’adapter aux usagers.

On évolue vers des cyberstructures, qui nécessitent d’autres outils : du web sémantique, des outils de productivité en réseau, etc.

Je vous recommande deux ouvrages collectifs publiés sous le peudonyme de Robert T. Pédauque : Le document à la lumière du numérique et La redocumentarisation du monde.
Il faut bien prendre conscience que désormais, tout document qui n’est pas inséré dans un collection virtuelle avec des tags, des pageranks, des préconisations et des critiques de lecteurs est un document qui n’existe pas.
Il s’agit donc d’organiser la gouvernance : va-t-on laisser les grands groupes organiser l’information en fonction de la publicité ou va-t-on tenter de l’organiser en fonction des intérêts des utilisateurs ?


(Cette envolée lyrique s’explique par le fait que l’exposé était prononcé par un ancien conservateur de bibliothèque devant des documentalistes…)

Cela a continué toute la journée, avec un paradoxe amusant : d’un côté on nous expliquait que le grand méchant internet en voulait à nos sous après nous avoir auscultés sous tous les angles, de l’autre on venait nous vendre des technologies adaptées à l’entreprise (genre wiki en intranet, par exemple).


édit :

allez voir ça (puis écoutez la chanson de l'iPhone (c'est le post précédent. Finalement, internet permet simplement à la planète de retomber en enfance, et c'est plutôt plaisant. Bon, je vais me coucher))

mercredi 20 juin 2007

« Notre besoin de Rimbaud »

Lundi 11 juin, grâce à Nico qui m'avait informée, j’ai assisté à la conférence d’Yves Bonnefoy à Aubervilliers.

Il y avait foule au théâtre d’Aubervilliers, il faisait chaud, toutes les places étaient réservées. Quel élan vers la poésie, songeais-je mi-figue mi-raisin, «besoin de Rimbaud» je ne sais, mais désir, c’est certain ! Le côté inévitablement bourgeois de l’assistance m’a un peu gênée dans le contexte d’Aubervilliers, c’était une sorte de déferlement à l’envers, le XVIe envahissant la banlieue, mais avec prudence, sans se mélanger, en empruntant des navettes spéciales : un côté tourisme dans les ruines…

Jack Ralite a rappelé le succès de ces conférences depuis un an, son intervention a été littéraire, politique, émouvante et trop longue. À mon habitude je cite sans guillemets, étant entendu qu’il s’agit de notes renarrativisées et que les impropriétés sont de mon fait :

                     
                          ***

Le 5 juin 2006 avait lieu devant une salle comble la première conférence du Collège de France sur le sujet des 1001 Nuits. Il s’agit donc ce soir de l’anniversaire de ces manifestations. À l’initiative de Carlo Ozolla il y a eu sept conférences, dans des lieux différents (l’église Sainte-Marthe, le cirque Zingaro, etc).
Une classe du lycée Le Corbusier a été associée au projet, préparant avant chaque conférence une plaquette de présentation du thème et de l’intervenant. Piquée au vif, une autre classe qui n’avait pas été retenue pour ce travail a monté d’elle-même une sorte de club, « les Miam-miam », qui sont devenus cette années «les Voraces» (vous voyez que dans tous les domaines on progresse [rires dans la salle]) et qui ont décidé de faire paraître un journal d’actualité littéraire. Un élève me disait à propos de l’intervention de Jean-Pierre Vernant au lycée Le Corbusier : « c’est étonnant comme il sait rendre simple les choses complexes ».
Le CES Rosa Luxembourg va être également associé à ces manifestations; la presse en a parlé mais nous avons insisté pour qu’elle le fasse sans sensationalisme, dans le respect du travail des professeurs intervenants et des élèves.
Nous sommes fiers également d’avoir une librairie qui vient de fêter ses cinq ans à une époque où tant de villes n’en ont plus. Tout cela ne constitue pas une «performance», ce terme qu’affectionne les journalistes, mais relève du travail silencieux dans la durée, il s'agit d'un travail d’artisan.

Le thème des rencontres de l’année prochaine sera «Carnaval et utopie», le programme n’est pas encore établi mais nous savons déjà qu’interviendront Jean Delumeau, Michel Zinc, Pierre Rosenvallon.

Jacques Ralite présente ensuite Yves Bonnefoy en citant la revue Europe : Yves Bonnefoy se veut «ni idolâtre ni iconoclaste». Jack Ralite a lu les cours que Bonnefoy a donné en 1999 au Collège de France, et cette lecture fut un véritable travail. Une voix est nécessaire pour habiter la terre en poète à l’heure où tant de nuit s’avance.

                     
                          ***

Yves Bonnefoy prend la parole :

Lorsqu’on m’a proposé d’intervenir à Aubervilliers, j’ai tout de suite pensé qu’il faudrait que je parle de Rimbaud, car il s’agit d’un lieu où la société cherche son avenir. Rimbaud est celui qui jette un pont entre les besoins fondamentaux de la société et la poésie. C’est à la poésie de poser les questions les plus radicales.

J’aime et j’ai étudié de nombreux poètes : Racine, Shakespeare, Leopardi, Mallarmé, malgré des objections fondamentales, et André Breton, moins pour ses poèmes que pour son attachement à la littérature.
Mais deux poètes restent à part, Baudelaire et Rimbaud. Ils ont vécu avec une particulière intensité un appel poétique, ils ont vécu une double allégeance: l'appel d'un rêve sur la société, sur la vie, porteur d'une attente, et le besoin lui aussi irrépressible de soumettre ce rêve à un examen critique.
Il s'agit de quelque chose de très nouveau. Shakespeare, Racine ne rêvent pas. Victor Hugo rêve pour la société toute entière et au nom de tous.
Baudelaire et Rimbaud ont un rêve en eux, ils sont possédés par un rêve. Ils rêvent de réformer, de rénover de façon radicale par un travail soutenu sur les sens ou le langage.

Baudelaire
Baudelaire a été obnubilée durant son enfance par une mère élégante et parfumée et sa vie a été marqué par une perception plus forte des sens. Il cherchera des correspondances entre les sens, une harmonie qui délivrerait des horreurs du monde, une alchimie pour atteindre le bonheur.

Invitation au voyage

Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

«aller là-bas» : sous le signe de la beauté cette femme ne pourrait jamais être qu'une sœur.

[ici manque une transition]

On se souvient du poème Le Cygne: l'oiseau appartient à un cirque, il s'est échappé de sa cage, il rêve à son lac et n'est plus qu'une misérable chose grise dans la poussière. L'oiseau symbole de l'idéal n'est plus qu'un oiseau hagard voué à la mort.
C'est cette existence incarnée dans la finitude qui permet la compassion.

La lucidité consiste à renoncer au rêve par l'écriture; l'écriture reste cependant une recherche mais pas une conclusion. Pour Baudelaire, l'écriture n'est pas une décision définitive, il lui reste toujours le regret de ce qu'il est peut-être en train de condamner.


Rimbaud
Rimbaud n'a pas le même parcours. Il n'a pas commencé par rêver, il n'y a pas de refus du monde comme il est parce que dans ses premières années la nature est immédiatement présente autour de lui, sans altération, sans médiatisation. La nature lui suffit. Le poème sensation date de mars 1870 :

Sensation

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.

Rimbaud n'est pas un artiste comme Baudelaire, Il ne cherche pas la beauté mais le plaisir, ou plutôt le bonheur.

Le poème Soleil et Chair montre bien que la Nature est un être :

Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,
Verse l'amour brûlant à la terre ravie,
Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang ;
Que son immense sein, soulevé par une âme,
Est d'amour comme Dieu, de chair comme la femme,
Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons !

La nature est un être, et c’est en tant qu’être que Rimbaud peut s’unir à elle. Cela n'a rien de rêveur. Il s'agit d'une pensée optimiste de la Nature, mais pas fondamentalement rêveuse.
C'est le christianisme qui le prive, lui jeune homme, de l'exister naturel, ainsi qu'on le perçoit dans le poème Les Assis ou A la musique, qui peignent les ridicules et la dureté de la société : il faut réformer non pas la réalité (comme le pensait Baudelaire), mais le groupe social.
C'est un rêve très répandu, surtout à l'époque. Quels en seront les moyens? la révolution sociale et existentielle. La justice et l'amour libèreront la société.

Le poème Le Forgeron montre que le travailleur est véridique car le travail le met en contact de la chose vraie, à la différence du monde de la possession, coupé de la vraie vie.
L'ouvrier sera donc le moteur de la révolution.
Finalement, Le Forgeron est étonnant car il anticipe la Commune.

Puis Rimbaud va connaître le naufrage de ses espérances. La bonté ne peut jaillir aussi facilement qu'on le souhaiterait : Rimbaud va donc s'engager dans la critique d'un rêve: pourquoi la vérité comme elle est dite par le forgeron et le rapport du pourquoi ne se propagent-ils pas? Parce que la langue est figée dans des structures mauvaises. Cette langue a colonisé la réalité sensible, a obligé la personne à ce qu'on peut appeler une aliénation. On constate un immobilisme non du cœur mais de langue. par conséquent, il ne faut plus employer la langue naïvement, on ne doit plus rester captif de ses tours, de ses perceptions.
Il faut bouleverser la langue, labourer le socle commun de l'expression. La langue est à réinventer.

La lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny rassemble en quelques pages toute la pensée de Rimbaud. La poésie est la mise en mots d'une signification déjà comprise et contrôlée. L'art est un agencement de vérités mortes.

— Voici de la prose sur l'avenir de la poésie —

Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque; Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, — moyen âge, — il y a des lettrés, des versificateurs. D'Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d'innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. —

C'est sarcastique, évidemment.

— On eût soufflé sur des rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd'hui aussi ignoré que le premier venu auteur d'Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !
Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m'inspire plus de certitudes sur le sujet que n'aurait jamais eu de colères un Jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d'exécrer les ancêtres : on est chez soi et l'on a le temps.
On n'a jamais bien jugé le romantisme. Qui l'aurait jugé ? les critiques ! ! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l'œuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs !

Hors le moi il y a un je, c'est le cuivre dont on a fait le clairon. Il faut libérer ce "je". Il faut déconstruire la langue de bois de l'époque. Ce travail est une étude, un acte de connaissance:

La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver, cela semble simple [...]

Mais il ne s'agit pas d'une connaissance psychologique mais d'un démontage des points d'appui que cette langue a pris dans le monde sensible: il faut dérégler la langue et les sens. Il s'agit d'un travail d'abord sur soi-même.
Ce travail est nouveau et incohérent:

Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! —

C'est le savant qui sait enfin la réalité naturelle.

Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d'autres horribles travailleurs [...]

Le travail du poète se transmet. Le besoin de Révolution est transmis à une écriture nouvelle en amont. Ce besoin de déconstruire la langue que nous voyons n'est pas du rêve, c'est simplement la poésie.
Ce que Rimbaud met en accusation, c'est essentiellement la pensée conceptuelle, ces chaînes qui finissent par donner de la réalité une image figée et déformée.
Comment porter le bouleversement dans le discours? la poésie peut prendre le son en le dissociant du sens, du concept.

Par exemple, les faibles se mettraient à penser aux A. on glisse dans la folie. Le sonnet Voyelles est un exemple de ces associations hors des concepts, il associe les sons et les couleurs.

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— Ô l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Ce sonnet a été constamment mal compris. C'est une pensée des correspondances. Pour Baudelaire, les couleurs, les parfums et les sons se répondent. Rimbaud va proposait des rapports entre une lettre et une couleur, mais ces rapports sont hors de lui. On a cherché des explications ésotériques. Or dans le chapitre Délires d'une Saison en enfer, Rimbaud le dit explicitement : «J'inventai la couleur des voyelles !» «J'inventais», pas «je constatais»!
Pour dérégler le concept, Rimbaud a imaginé d'obliger à associer une couleur à un son sans rapport avec le sens.
Par exemple «âme», c'est A, mouche en corset de velours noir. L'arbitraire de l'association du A avec le noir écarte le sens. Les voyelles ont une apparition discontinue dans la langue. En liant des couleurs aux voyelles, on ruine le sens de la nuance d'une phrase, on ruine la peinture, au profit de couleurs discontinues, posées en à-plat. C'est déjà l'impressionnisme ou même Les Demoiselles d'Avignon, c'est-à-dire qu'on voit le travail de l'artiste.

Des poèmes comme Les poètes de sept ans ou Les Premières Communions présentent une réflexion. Ils ne veulent pas changer les catégories mais s'y confient. Rimbaud décrit les atteintes subies à cause de la société. L'enfant de sept ans souffre de ne pas avoir été aimé: pas de tendresse, uniquement la peur du qu'en-dira-t-on. L'enfant de sept ans ou la jeune communiante connaissent des amours contre nature et l'âme de la jeune communiante est pourrie. Le Christ est «voleur des énergies».
Il n'y a plus de travail de déconstruction mais l'observation du monde. Durant l'été 1871 Rimbaud écrit Le bateau ivre. Je ne vais pas le lire en entier car il est très long:

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais .
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées
Moi l'autre hiver plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

C'est la méthode du dérèglement, ici attribué à l'ivresse. Les hâleurs tués par les Peaux-Rouges sont les catégories de la pensée conceptuelle. L'inconnu, c'est la mer «infusé[e] d'astres», la mer déborde de vision.

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

On assiste au gonflement d'une vie élémentaire, le "je" enfin délivré du moi qui cependant croise des noyés:

[...]
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Le bateau est déjà noyé. On comprend alors qu'il «regrette l'Europe aux anciens parapets !»:

[...]
Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes .
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

En dépit de son énergie, Le bateau ivre exprime l'échec du dérèglement. Le bateau n'atteint pas le bonheur auquel il aspire et rêve d'un retour.
Je voudrai souligner cet extraordinaire mot de "flache"; flache, c'est un peu d'eau boueuse, qui ne permet pas le reflet, c'est la parfaite image de la personne.

Le dérèglement n'a pas été le travail de libération escompté. Que s'est-il passé? Rimbaud a eu des visions et ne les a pas maîtrisées. Il s'est laissé aller à les aimer pour elles-mêmes. Rimbaud écrit dans L'Alchimie du Verbe : « Je m'habituai à l'hallucination simple». Ce n'est plus du travail mais un rêve.
Rimbaud désormais rêvait. L'espérance de la révolution est pervertie par le rêve et la lucidité essaie de relancer l'espérance pour atteindre le rêve.
Il s’agit donc du débat entre la lucidité et le rêve. Pourquoi s’intéresser à cette situation d'un poète qui préfére la lucidité de l’intellect à ces textes non dominés ? Qu’est-ce qui constitue notre humanité ? Notre décision de nous dresser au-dessus du non-être pour instituer une parole. Cette décision constitue notre différence sur cette terre.
Mais cet espoir sera attaqué par les concepts. C'est dans le travail de la poésie que l'espoir peut se ressaisir. L'espoir est la seule réalité.

C'est ce qu'a fait Rimbaud en critiquant le rêve. Cela semble ainsi inutile, mais nous avons besoin de Rimbaud, nous avons besoin qu'on nous rappelle que la critique de la société passe par le langage et que la lucidité et le travail pour se connaître compte davantage que les rêves.

                          ***

En deuxième heure a eu lieu une lecture choisie des lettres de Rimbaud. Je ne savais pas qu'il avait tant souffert en Orient, moi qui imaginais quelque chose entre Henri de Monfreid et Corto Maltese. C'est hélas bien moins romantique.

Tout cela s'est terminé très tard. La navette attendait une partie de l'auditoire, j'ai rejoint le métro dans l'air très doux, en regardant le ciel par dessus les toits. Je ne me souvenais pas qu'Aubervilliers était une ville si basse, certains immeubles ont dû être détruits, une nouvelle école a été construite. Les maisons petites et basses s'éloignent dans les rues à l'arrière-plan. Chez Titouh existe toujours, la boulangerie que nous boycotions depuis qu'elle avait confondue sel et sucre sans s'excuser n'existe plus, le restaurant marocain non plus, remplacé par un "Kebab", ni l'encadreur. Sur la porte de notre immeuble il y a maintenant un digicode, certains doivent être contents. Je remarque le nombre surprenant d'asiatiques, à notre époque il n'y en avait pas.
Quand j'en ferai la remarque à H., il me répondra: «Normal, t'as vu combien ils sont?».

mercredi 31 mai 2006

Le probable constitue la structure même du réel

J'ai assisté à une soutenance de thèse pour la première fois de ma vie en décembre dernier. Mon amie Florence Macrez-G'sell (je donne son nom car j'espère que cette thèse va être publiée dans les prochains mois) soutenait une thèse en droit public : «Recherches sur la causalité dans la responsabilité civile»

Ce fut passionnant. Je pourrais accumuler les détails, disons simplement que cela m'a beaucoup plu.
J'ai été impressionnée de retrouver à travers les commentaires et questions plus ou moins acides du jury tout le caractère et les convictions de Florence. On lui a reproché le caractère philosophique de sa thèse, et il est vrai que c'est une amoureuse de Kant. On a loué son sérieux («Vous avez vraiment lu tout ça?» lui a demandé, impressionné, l'un des professeurs), son humilité («Vous n'avez pas cherché à apporter de réponse définitive à une question qui n'en a pas»), on s'est gentiment moqué de son idéalisme et de ses convictions moralisatrices.
(Je me rappelle, enfant, avoir eu le souffle coupé en entendant Me Vergès dire à la télévision: «La justice ne recherche pas le bien (Bien?), elle applique la loi.» Un gouffre s'était ouvert devant moi, une méfiance définitive envers le monde des adultes.
Florence en est encore là, je crois, elle souhaite encore faire coïncider la justice et le bien, et je suis rassurée à me dire qu'elle, elle est avocat, elle est docteur en droit, avec un peu de chance elle sera professeur : qu'ils soient nombreux comme elle, c'est mon seul souhait.)

Je me suis promis de ne pas la recontacter avant d'avoir lu sa thèse. Cela fait six mois...
Donc je lis sa thèse, et c'est passionnant. Instinctivement, on a l'impression de savoir ce qu'est une cause, avant de commencer à lire. C'est en fait très compliqué. Il s'agit moins de punir que de trouver un responsable qui dédommagera la victime, ce qui peut mener à des résultats curieux : par exemple, si une personne est renversée par un bus d'on ne sait quelle société, qu'il y a deux sociétés de bus dans la ville détenant respectivement 80 et 20 % de la flotte de bus, on peut soit ne pas dédommager la victime, soit condamner la société majoritaire au prétexte que c'est le plus probable, soit condamner les sociétés à payer respectivement 80 et 20 % des dédommagements...


Après ce petit préambule, voici quelques extraits pris dans les cents premières pages.

Le premier concerne le naufrage du Titanic, qui sert de fil rouge à l'ensemble de la thèse (p.19 et 20):

«Le 15 avril 1912, à 2h20 du matin, sombrait, corps et biens, à l’exception de 700 rescapés, le paquebot Titanic qui transportait, pour sa première croisière transatlantique, 2200 personnes à son bord [1] Quelles furent donc les causes du naufrage ? La présence inhabituelle d’un iceberg sur la route du navire [2] ? Le choix du trajet suivi par le paquebot, motivé par des raisons commerciales malgré la forte probabilité de glaces ? La légèreté du directeur de la compagnie maritime, intervenu auprès du commandant pour obtenir le renforcement de la vitesse du navire (21,5 nœuds lors du choc) ? La négligence de l’opérateur de TSF qui omit de transmettre au commandant un télégramme précisant la position de l’iceberg [3] ? Celle du commandant, qui s’abstint de réunir ses officiers de quart en fin de journée afin de faire le point sur la situation générale ? L’absence de fourniture de jumelles aux veilleurs qui, installés à 30 m de haut, dans la hune du grand mât, les avaient réclamées et n’aperçurent l’iceberg qu’au dernier moment ? La réaction de l’officier de quart qui ordonna, peu avant le choc, de virer à bâbord, provoquant un choc latéral qui fut fatal au paquebot [4] ? La superficie du safran, qui, trop faible, ne permit qu’avec retardement au navire de se dérouter sur la gauche et l’empêcha d’éviter totalement l’iceberg ? La conception du paquebot, qui ne pouvait supporter plusieurs voies d’eau et ne disposait ni d’un double fond, ni d’un compartimentage suffisant pour retarder, sinon empêcher, le naufrage ? La mauvaise qualité de l’acier des joints de la coque, qui cédèrent bien trop facilement sous le choc et la pression de l’eau ?
A quoi imputer, en outre, le nombre impressionnant de victimes ? A l’insouciance de l’armateur qui, persuadé de l’insubmersibilité de cet immense paquebot, avait prévu un nombre de chaloupes correspondant au tiers des personnes embarquées ? Au manque d’expérience et d’organisation de l’équipage dans les opérations de sauvetage ? A la passivité du navire le plus proche qui ferma sa TSF [5], ne tint pas compte des fusées de détresse émises par le Titanic et n’arriva sur les lieux que le lendemain matin ? Peut-on, enfin, tracer un lien, comme le firent alors les médias américains, entre le drame et le suicide, 17 ans plus tard, à la veille de son mariage, de l’un des rescapés, sauvé du naufrage à l’âge de 14 ans, qui ne s’était jamais remis de la catastrophe ? Ou avec celui, en 1965, de l’un des veilleurs qui avait aperçu l’iceberg à la dernière minute ? Par son ampleur, ses effets, l’enchevêtrement de ses causes, l’illusion techniciste qui l’a engendrée, la catastrophe du Titanic illustre idéalement l’accident moderne tel que nous le connaissons. Malchance, négligences, accumulation de détails... Comme pour chaque drame, les circonstances se sont incroyablement combinées pour aboutir au résultat final. Et comme pour chaque drame, on n’eut d’en cesse de déterminer les causes.




Le deuxième extrait pose la question de l'origine, ce qui forcément intéresse une camusienne (p.21 et 22) La réponse est sans appel : la seule origine possible est transcendante.

Le principe de causalité. L’idée selon laquelle tout a une cause est, pour le sens commun, évidente [6]. Ex nihilo nihil fit. On ne peut concevoir l’être sans envisager logiquement la possibilité de son inexistence. « Rien n’arrive sans qu’il y ait une cause ou, du moins, une raison déterminante, c’est-à-dire quelque chose qui puisse servir à rendre raison a priori pourquoi cela est existant plutôt que non existant et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon » [7]. La cause est donc ce qui génère, ce qui engendre. C’est la substance même de l’être que la causalité dévoile en expliquant sa survenance [8] . Ainsi, celui qui, prenant le Droit comme objet d’étude, souhaite en percer l’essence se tourne vers les « sources » du Droit, définies comme « ce qui l’engendre ». Mais penser la génération, suppose de concevoir, a priori, ce qui a été créé. De même que définir et analyser le Droit renvoie à la question de sa production, la démarche revient à prendre parti sur le critère du Droit [9] Tout être présuppose sa cause, de même que toute cause implique l’être qu’elle engendre. L’aporie est évidente si l’on énonce le principe de causalité de la manière tautologique qu’il prend parfois : « toute cause a nécessairement un effet » ou « tout effet a une cause ». Le principe de causalité est mieux traduit par l’idée selon laquelle tout ce qui existe a nécessairement commencé à exister un jour, et a donc, nécessairement, une cause. « Tout ce qui arrive (ou commence d’être) suppose quelque chose à quoi il succède, d’après une règle » [10]. Pour constituer une explication satisfaisante, la cause doit donc être extérieure à ce qu’elle explique. Cette conception implique une prise de distance avec la tradition des Anciens. Concevoir la cause, c’est envisager l’extériorité ou l’altérité agissante, tel le nourrisson qui, progressivement, perçoit le monde et le pouvoir de sa mère. Cette connaissance n’est pas gratuite : elle permet elle-même l’action. Il reste qu’ultimement, seule une transcendance, quelle qu’elle soit, semble pouvoir véritablement faire sens [11].



Je voulais recopier la conclusion de ce tour des philosophies de la cause, mais cela commence à être vraiment long, et j'ai un peu peur que ce ne soit très pénible à lire en colonne étroite. J'abrège le dernier extrait, qui résume le passage du "Pourquoi" des Anciens au "Comment" des Modernes pour aboutir au "Quand", ou "A quelles conditions" du monde actuel (p.50) :

L’évolution que nous avons grossièrement tenté de retracer montre que la causalité des Anciens, d’essence divine ou métaphysique, chargée d’expliquer pourquoi les choses sont ce qu’elles sont, a laissé place à une causalité « laïque » qui se présente, dans la physique classique, en termes mathématiques, au moyen d’un rapport fonctionnel. La pensée moderne a évacué de l’analyse causale toute considération relative aux fins. On se concentre sur la causalité efficiente, définie comme « l’agent ou la force efficace qui produit l’effet » [12]. Si certains courants de l’épistémologie contemporaine, déçus des limites d’une causalité réduite à l’idée de loi constante, voudraient ressusciter la causalité des Anciens, le modèle dominant de relation causale reste une liaison formelle, exprimable en termes mathématiques et traduisant une régularité sinon invariable, du moins probable.
A cet égard, si le recours aux probabilités était autrefois considéré comme la manifestation de l’ignorance de certaines lois naturelles, on s’est mis, progressivement, à le percevoir comme un « fait naturel » lui-même, ce qui a rendu légitime l’étude des processus aléatoires. Le modèle déterministe, porté par la mécanique classique, s’est ainsi profondément altéré. Les théories probabilistes ont eu même tendance à se prévaloir de leurs succès en physique et en biologie, pour tenter d’imposer une forme d’ « ontologie du hasard », où ce dernier aurait pris le relais du Dieu de Platon. Autrement dit, le probable, l’aléa n’est pas la manifestation des limites de nos connaissances, mais constitue la structure même du réel.

Notes

[1] Philippe Masson, Le drame du Titanic, Taillandier, 1998. Le naufrage donna lieu à trois enquêtes principales. Celle du Tribunal des naufrages britannique, celle du Board of Trade, limitée aux moyens de sécurité, et celle d’un sous-comité du Ministère du Commerce américain, sous la direction du Sénat, mandaté spécialement par le gouvernement américain en raison de l’émotion provoquée par le naufrage.

[2] L’hiver 1912, d’une douceur exceptionnelle, avait permis à de grandes masses de glace de dériver vers le sud, à des latitudes anormalement basses. Le phénomène était connu des marins et des compagnies maritimes. P. Masson, op. cit. pp 125-126.

[3] Selon un officier rescapé, cette négligence constitua une des « causes directes » du naufrage. P.Masson, op. cit. p. 118.

[4] Si le Titanic avait heurté l’iceberg de front, le naufrage n’aurait sans doute pas eu lieu. Seuls les trois compartiments de l’avant auraient été inondés, ce qui aurait permis au paquebot de se maintenir à flot. Mais en mettant la barre à gauche toute, l’officier de quart ne fit qu’obéir à une date lorsqu’un obstacle arrive droit devant. P. Masson, op. cit. p. 126.

[5] Le SOS émis par la TSF du Titanic à 0h45 fut le premier de l’histoire de l’assistance en mer. On utilisa également le code antérieur : CQD.

[6] Historiquement, il semble que l’homme ait, de tout temps, utilisé l’idée de cause, fût-ce de manière spontanée et non raisonnée. Le sens commun « se nourrit » de causalité. Il serait « totalement désorienté dans un monde sans causes où tout serait surprise et événement. Il admet spontanément que tout est lié selon une nécessité qui peut souffrir des exceptions mais qui a assez de fermeté et d’uniformité pour que l’on puisse se reposer sur elle », Michel Malherbe, Qu’est-ce que la causalité ? Hume et Kant, Vrin, coll. Pré – textes, 1994, p. 6

[7] Leibniz, Théodicée, §44, V° « Cause », Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit. p.127

[8] « La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe », Spinoza, L’éthique, Définitions I, trad. Roland Caillois, Gallimard, Folio essais, 1954, Axiome IV, p. 67.

[9] V° « Sources du Droit (problématique générale) », in Dictionnaire de la culture juridique, par P. Deumier et T. Revet, p. 1430 et s. Les auteurs relèvent logiquement que, par hypothèse, le phénomène des sources se confond avec celui du Droit. Ils évoquent également la nécessité, au moins scientifique, de distinguer les deux problématiques du Droit et de ses sources. De fait, la notion de cause, à mesure qu’elle s’est éloignée de sa dimension métaphysique, fut progressivement conçue comme nécessairement extérieure à l’effet qu’elle engendre.

[10] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Quadrige, 1993, Analytique transcendantale, Livre II chap. II, Deuxième analogie de l’expérience, p.182

[11] C’est pourquoi il n’est pas possible de définir le Droit sans prendre parti sur un fondement qui le dépasse. En cela, le positivisme ne peut être qu’une position efficace d’un point de vue épistémologique – pour l’étude de l’objet Droit- mais qui laisse ouverte la question du fondement, si indispensable, pourtant, à la compréhension du phénomène juridique.

[12] Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire p. 195

jeudi 25 mai 2006

Nuruddin Farah

revu et corrigé par GC le 27 mai. J'ai corrigé directement l'orthographe, j'ai ajouté ses précisions en notes de bas de page.

Guillaume ayant fini par répondre à ma question, j'arrivai donc à l'EHESS à l'heure de la pause, à temps pour écouter GC qui devait intervenir ensuite... pensé-je.
(Grand plaisir plus tard, lors du cocktail, de pouvoir répondre mystérieusement à un géant blond qui me demande :
— Et vous, à quel titre êtes-vous là?
— Oh moi, je suis venue voir Guillaume, mais il ne le sait pas encore, il ne me connaît pas.
Tête du type: — ??
— On se connaît via internet.
(J'adore cette phrase ambigüe, on voit l'interlocuteur penser "site de rencontres", écarter l'idée, et ne plus savoir à quelle branche se raccrocher.))

En fait, les interventions avaient été interverties, je n'ai donc pas entendu GC. J'ai assisté à la prestation de deux femmes sur le thème «Mouvements de femmes, poétique de la féminité», puis Jean-Christophe Rufin a dit quelques mots que j'ai trouvés très clairs (je n'ose dire très justes puisque je ne connais pas du tout le sujet). [1]

Je découvrais d'un coup Nuruddin Farah, ses livres (feuilleté Links emprunté à mon voisin), le sort des Somaliens qui paraissent pour la plupart être en exil, avoir quitté leur pays et être des réfugiés à travers le monde. Parler de l'œuvre de Nuruddin Farah, parler à Nuruddin Farah, c'est évoquer à la fois une œuvre littéraire et une situation politique, tant interne (en Somalie) qu'internationale (prise en charge des réfugiés).

Nurrudin Farah n'est pas très grand, pas très foncé (c'est un Noir "marron", si je puis dire), âgé d'une soixantaine d'années. Il est en jeans et porte une chemise bleue qui lui va fort bien (je suis très sensible à la façon dont les couleurs font rayonner ou éteignent les visages.) Ce qui m'a le plus impressionnée et le plus séduite, c'est son regard, attentif, sur le qui-vive, sur la réserve, prêt à sourire, secrètement et pas si secrètement moqueur.

Je retranscris ici les notes que j'ai prises, sachant que je n'ai pas toujours tout compris ni tout noté (il manque notamment les questions posées), que j'ai pris mes notes en français tandis que Farah parlait en anglais, que j'ai pris des notes et que je vais donc "renarrativiser" celles-ci dans ma transcription, que par moments, vers la fin surtout, je ne suis pas sûre d'avoir bien compris. Ce n'est donc qu'une idée de ce qui c'est dit ce soir-là. Guillaume et Livy corrigeront ou préciseront.

- première prise de parole de Nuruddin Farah
C'est la première fois que je passe une journée entière à entendre parler de moi, à entendre mon nom. Cela m'a fait penser à une nouvelle de Borges, Borges et moi. Nuruddin c'est moi, mais c'est Farah qui écrit. J'ai remarqué durant la journée que les intervenants utilisaient l'un ou l'autre nom, et parfois je pensais, quand l'un disait «Nuruddin écrit», non, là, c'est Farah qui écrit. (rires dans la salle)

- question
Je ne lis pas les critiques ni les livres sur mes livres. Je me considère comme un médiateur entre l'œuvre et son sens (work and understanding). Je ne me souviens pas des mots en détail des années plus tard, je ne me souviens que du livre que je viens de terminer, pas des autres. Quand le livre est fini, il devient la propriété des autres.
Il y a des années (où? je ne l'ai pas noté, il s'agit d'une ville d'Afrique [2]), mes livres étaient enseignés en philosophie et histoire des religions, pas en littérature.
Ecouter les interventions sur mes livres m'a fasciné, j'ai été fasciné par l'intelligence des intervenants, bien supérieure à la mienne.
Souvent quand les gens m'interrogent, je demande conseil à Guillaume pour savoir quoi répondre. (NB: GC était à côté de Nuruddin Farah afin de traduire si quelqu'un avait un problème avec une phrase ou une expression.) (rires)

- question sur Hier, demain, livre davantage documentaire que littéraire
Je vois mon œuvre comme un seul livre décrivant la même société à différents niveaux. Il y a plusieurs points très importants: les droits de l'Homme, les enfants, sont très importants, ainsi que les femmes. Les hommes aussi, ajoute-t-il malicieusement comme après réflexion. Dans mes livres chacun (ici, j'ai compris par «chacun» «mes personnages» [3]) a l'occasion de s'exprimer, cela produit des contradictions.
Parfois des collègues féminines me disent que je suis dur (harsh (avec ses personnages féminins, je suppose)); c'est vrai, car je n'ai aucune condescendance. Les femmes dès quinze ans (aurait-il dit treize? [4]) sont plus fortes, plus conscientes. Je les traite de la même façon que je traite les hommes. (Là encore, j'ai supposé qu'il parlait d'un traitement littéraire. [5] J'ai pensé, comparé, le cœur serré, la vie ou le destin ou le quotidien d'une gamine de quinze ans chez nous ou d'une Somalienne dans son pays ou en exil: pas les mêmes responsabilités et donc pas la même maturité. Peut-on réellement comparer?)

Les hommes (sous-entendu africains ?) ne voient pas les femmes. Je vais faire une comparaison qui va peut-être vous choquer (ici les yeux de Farah pétillent de malice, je crois qu'il se moque de nous, de toute notre bonne volonté, nos grands mots, notre sensiblerie. Décidément il me plaît), les hommes ne voient pas les femmes comme il y a fort longtemps les Blancs ne voyaient pas les Noirs, ou comme un Texan en bottes ne voit pas une fourmi sur le plancher, n'a pas conscience que la fourmi existe.
Les femmes sont comme les fourmis, elles ont développé une sensibilité au danger, elles ont développé des antennes comme les fourmis pour interpréter un sourire, un cadeau... (un cadeau n'est jamais gratuit).

Hier, demain est plutôt un essai. Il m'a pris beaucoup de temps, il a été difficile à financer (pas compris si beaucoup de temps car difficile à financer ou l'inverse). J'ai malgré tout continué à écrire sur les réfugiés, un peu par hasard: on m'avait demandé de le faire à la fin d'une conférence, stupidement j'ai dit oui (dit-il avec un grand sourire. Et l'on voit bien à l'obstination de ces yeux qu'il l'a fait parce qu'il voulait le faire, et qu'une fois qu'il avait décidé de le faire, rien ne l'aurait empêché de continuer. Cet homme transpire l'obstination, la volonté, non pas une force qu'il possèderait, mais une force qui le possède).

Hier, demain, Links et Knots constituent un seul et même livre. Pour écrire A country in exile, je suis retourné à Mogadiscio. Ma sœur m'a demandé: «Qu'est-ce que tu vas faire là-bas? Il n'y a plus personne là-bas.''
Links décrit la guerre civile à Mogadiscio. Je l'ai écrit en vivant sur place en 1996. C'était très dangereux. J'ai été pris en otage, j'ai eu de la chance car la BBC l'a appris en a parlé, j'ai été relâché. Ce texte est le texte de quelqu'un qui a quitté le pays, c'est un texte sur ceux qui sont visités par ceux qui sont partis et reviennent en visite, les visiteurs ont l'œil frais comparés à ceux qui sont restés.
Hier, demain est un texte sur les gens qui viennent de quitter la Somalie.
Links montre que l'échec n'est pas ressenti comme un échec par ceux qui vivent dans l'échec.

- Pourquoi vous êtes-vous installé au Cap? Est-ce pour des raisons politiques, ou pour la montagne, la mer, le grand air?
J'ai suivi ma femme, c'est elle qui m'a conduit là. C'est elle qui décide. (rires)

- question
J'écris tous mes textes à la main, puis je les recopie sur l'ordinateur. Parfois je ne peux écrire qu'un paragraphe par jour à la main, puis quand je le recopie sur l'ordinateur, ce passage devient trois pages. Le premier jet est souvent catastrophique («The first draft is often an awful draft».) Ecrire le premier jet ressemble à errer dans le noir les mains tendues en avant et à se heurter aux meubles et aux murs. Après vous connaissez vos personnages : certains sont obstinés, certains ne veulent pas donner leurs secrets, certains sont bavards et il faut apprendre à les contrôler.
Quand je suis face à un mur (ie un passage difficile), je continue à la main. Je ne passe à l'ordinateur que lorsque j'ai trouvé la solution.

- Quelle différence faites-vous entre réfugiés et exilés?
Je vais vous répondre avec cynisme. On me cite souvent comme cynique, je suis souvent cynique, surtout quand je parle de la Suisse ou du Canada. (Comment dire? Chez un autre, ce serait de l'amertume. Ici, l'ironie, l'état d'alerte (watchfulness? comment traduire? [6]) transforment ces paroles pas exactement en cynisme mais en constat combatif: «c'est comme ça, mais nous ne l'acceptons pas. Nous respectons les règles actuelles, mais nous les dénoncerons et nous les ferons changer, aujourd'hui, demain, plus tard. Ne comptez pas sur moi pour me taire.» (Cela n'est bien sûr que mon interprétation d'une voix, d'une intonation, d'un langage corporel.[7]) )

En Suisse, si vous avez de l'argent, on ne vous posera pas de question. Au Canada vous obtenez la nationalité en une semaine si vous possédez xxx dollars canadiens (pas compris le montant [8]). Or un exilé est souvent pauvre.

Le premier exilé est Adam. Qu'est-ce qu'un exilé? C'est quelqu'un qui n'est pas à (ou dans) la place à laquelle il appartient logiquement.
Moi je ne suis pas en exil. Les gens au pouvoir en Somalie sont les exilés. Ils sont obligés de se protéger quand ils traversent une rue.
Je ne suis pas un exilé car je vis en Afrique. L'Afrique est un pays pour moi. Quand vous répondez au douanier que vous venez de Somalie, il vous répond avec le sourire «Passez».

Techniquement parlant je suis un réfugié. Avec un passeport somalien, il était très difficile d'entrer dans un pays. Les pays ne veulent pas accueillir de pauvres. Ils vous voient comme un de plus dans la queue. Mais quand je leur réponds en anglais, dans un anglais potable, ils me disent aussitôt que je peux passer.
En Hollande, les chiens sont entraînés à repérer les Noirs.
Maintenant que j'ai un passeport d'un autre pays africain c'est plus facile.

- Pourquoi écrivez-vous en anglais? Ne souhaitez-vous pas écrire en somali, ne regrettez-vous pas de ne pas écrire en somali?
Quand j'ai commencé à écrire en 1965, le somali ne s'écrivait pas. L'écriture n'existe que depuis 1972. J'ai écrit en somali dans un journal et j'ai subi des pressions. D'autre part, fallait-il écrire en somali si je voulais être publié?
Puis j'ai écrit une pièce en anglais et j'ai découvert que je n'étais pas ennuyé par la censure.
J'écrirai un jour en somali, mais pas maintenant.

- Y a-t-il des éléments autobiographiques dans vos livres?
Non. Si dans les années 60 j'avais écrit l'histoire d'un garçon de la campagne arrivant en ville, j'aurais eu un succès immédiat, car c'est très à la mode. J'ai écrit sur une femme vivant à la campagne. ("Née de la cote d'Adam"? C'est ce que j'ai compris, sur Amazon je trouve "From a crooked Rib" [9]).
Ma vie ne m'intéressait pas. J'ai rencontré un jour une femme qui voulait partager mes droits d'auteur, car elle disait que j'avais raconté son histoire. Quelle est votre histoire? lui ai-je demandé. Elle a raconté, et c'était vrai, à quelques petites différences près, c'était la même histoire.
— J'ai écrit cette histoire pendant que j'étais étudiant en Inde, lui dis-je, étiez vous en Inde à l'époque?
— Non
— Alors je ne partagerai pas mes droits d'auteur.

Je ne lis pas les critiques car elle viennent souvent longtemps après que j'ai fini les livres : pour moi l'affaire est close, je n'ai pas envie d'y revenir.
Il y a très longtemps, j'ai rencontré un critique célèbre dans le bar d'un hôtel de Lagos. Il venait d'écrire une critique élogieuse qu'il devait faire publier, il voulait que je la lise, il est allé la chercher dans sa chambre, il me l'a tendue. Je l'ai remercié, la gardant à la main.
— Vous ne la lirez pas?
— Sans doute pas, mais merci beaucoup.
Il a réécrit sa critique en disant que j'étais le pire écrivain qu'il connaissait.

Une autre fois, un homme est venu me voir à la fin d'une conférence:
— Ma femme adore vos livres, nous avons tous vos livres à la maison. Je n'arrive pas à vous lire, je n'aime pas ce que vous écrivez. Que dois je faire?
— Donnez-moi encore une chance.

Notes

[1] Si, si, très justes

[2] à Makere

[3] je [GC]) pense que c’est une continuité, dans son esprit, entre les personnages de fiction et les idées ou les états humains « réels » qu’ils représentent

[4] Non, c’est bien 15, je crois

[5] Pas seulement, crois-je.

[6] vigilance?

[7] Interprétation très pertinente, je trouve.

[8] 150 000 dollars

[9] oui, il a été traduit par Née de la côte d’Adam : il y a deux traductions différentes publiées sous ce titre, d’ailleurs

mardi 19 août 2003

Le chagrin de Barthes

Transcription à partir de CD du début du cours sur Le Neutre de Roland Barthes.

Je vais parler du désir de neutre aujourd'hui dans ma vie car il n'y a pas de vérité qui ne soit liée à l'instant. Je dois dire qu'entre le moment où j'ai décidé de l'objet de ce cours en mai dernier et le moment où je l'ai préparé, il s'est produit dans ma vie un événement grave, un deuil. Par conséquent, le sujet qui va parler n'est plus le même que celui qui avait décidé d'en parler.
A l'origine, il s'agissait de parler de la levée des conflits. En gros, c'est de cela qu'on parlera, car on ne change pas l'intitulé d'une affiche du Collège... Mais sous ce discours j'entends une autre musique.

Un second neutre apparaît derrière le premier. Le premier neutre établit la différence qui sépare le vouloir-vivre du vouloir-saisir. Il s'agit de quitter le vouloir-saisir pour aménager le vouloir-vivre.
Puis il se produit une seconde décantation où l'on abandonne le vouloir-vivre pour la vitalité. Pasolini, dans un poème dont je n'ai pu retrouver la référence précise (mais je la retrouverai pour un prochain cours), parle d'une "vitalité désespérée". La vitalité, c'est la haine de la mort.
La forme de ce second neutre, c'est en définitive une protestation : " il m'importe peu de savoir si Dieu existe ou non, mais ce que je sais, c'est qu'il n'aurait pas dû créer ensemble l'amour et la mort". Et le neutre, pour moi, c'est ce non irréductible, un non qui est comme suspendu devant les endurcissements de la foi et de la certitude, et un non qui est en quelque sorte incorruptible par l'une et par l'autre.

[...] Ce n'était ni d'amour ni de mort que parlait Barthes, mais de sa peine, et dans cet amphithéâtre du collège de France, devant ces inconnus et ces indifférents, il demandait avec une grande simplicité, avec un souffle soudain retenu sans que la portée de sa voix en soit atténuée, comment ne pas souffrir.

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