Lundi 11 juin, grâce à Nico qui m'avait informée, j’ai assisté à la conférence d’Yves Bonnefoy à Aubervilliers.

Il y avait foule au théâtre d’Aubervilliers, il faisait chaud, toutes les places étaient réservées. Quel élan vers la poésie, songeais-je mi-figue mi-raisin, «besoin de Rimbaud» je ne sais, mais désir, c’est certain ! Le côté inévitablement bourgeois de l’assistance m’a un peu gênée dans le contexte d’Aubervilliers, c’était une sorte de déferlement à l’envers, le XVIe envahissant la banlieue, mais avec prudence, sans se mélanger, en empruntant des navettes spéciales : un côté tourisme dans les ruines…

Jack Ralite a rappelé le succès de ces conférences depuis un an, son intervention a été littéraire, politique, émouvante et trop longue. À mon habitude je cite sans guillemets, étant entendu qu’il s’agit de notes renarrativisées et que les impropriétés sont de mon fait :

                     
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Le 5 juin 2006 avait lieu devant une salle comble la première conférence du Collège de France sur le sujet des 1001 Nuits. Il s’agit donc ce soir de l’anniversaire de ces manifestations. À l’initiative de Carlo Ozolla il y a eu sept conférences, dans des lieux différents (l’église Sainte-Marthe, le cirque Zingaro, etc).
Une classe du lycée Le Corbusier a été associée au projet, préparant avant chaque conférence une plaquette de présentation du thème et de l’intervenant. Piquée au vif, une autre classe qui n’avait pas été retenue pour ce travail a monté d’elle-même une sorte de club, « les Miam-miam », qui sont devenus cette années «les Voraces» (vous voyez que dans tous les domaines on progresse [rires dans la salle]) et qui ont décidé de faire paraître un journal d’actualité littéraire. Un élève me disait à propos de l’intervention de Jean-Pierre Vernant au lycée Le Corbusier : « c’est étonnant comme il sait rendre simple les choses complexes ».
Le CES Rosa Luxembourg va être également associé à ces manifestations; la presse en a parlé mais nous avons insisté pour qu’elle le fasse sans sensationalisme, dans le respect du travail des professeurs intervenants et des élèves.
Nous sommes fiers également d’avoir une librairie qui vient de fêter ses cinq ans à une époque où tant de villes n’en ont plus. Tout cela ne constitue pas une «performance», ce terme qu’affectionne les journalistes, mais relève du travail silencieux dans la durée, il s'agit d'un travail d’artisan.

Le thème des rencontres de l’année prochaine sera «Carnaval et utopie», le programme n’est pas encore établi mais nous savons déjà qu’interviendront Jean Delumeau, Michel Zinc, Pierre Rosenvallon.

Jacques Ralite présente ensuite Yves Bonnefoy en citant la revue Europe : Yves Bonnefoy se veut «ni idolâtre ni iconoclaste». Jack Ralite a lu les cours que Bonnefoy a donné en 1999 au Collège de France, et cette lecture fut un véritable travail. Une voix est nécessaire pour habiter la terre en poète à l’heure où tant de nuit s’avance.

                     
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Yves Bonnefoy prend la parole :

Lorsqu’on m’a proposé d’intervenir à Aubervilliers, j’ai tout de suite pensé qu’il faudrait que je parle de Rimbaud, car il s’agit d’un lieu où la société cherche son avenir. Rimbaud est celui qui jette un pont entre les besoins fondamentaux de la société et la poésie. C’est à la poésie de poser les questions les plus radicales.

J’aime et j’ai étudié de nombreux poètes : Racine, Shakespeare, Leopardi, Mallarmé, malgré des objections fondamentales, et André Breton, moins pour ses poèmes que pour son attachement à la littérature.
Mais deux poètes restent à part, Baudelaire et Rimbaud. Ils ont vécu avec une particulière intensité un appel poétique, ils ont vécu une double allégeance: l'appel d'un rêve sur la société, sur la vie, porteur d'une attente, et le besoin lui aussi irrépressible de soumettre ce rêve à un examen critique.
Il s'agit de quelque chose de très nouveau. Shakespeare, Racine ne rêvent pas. Victor Hugo rêve pour la société toute entière et au nom de tous.
Baudelaire et Rimbaud ont un rêve en eux, ils sont possédés par un rêve. Ils rêvent de réformer, de rénover de façon radicale par un travail soutenu sur les sens ou le langage.

Baudelaire
Baudelaire a été obnubilée durant son enfance par une mère élégante et parfumée et sa vie a été marqué par une perception plus forte des sens. Il cherchera des correspondances entre les sens, une harmonie qui délivrerait des horreurs du monde, une alchimie pour atteindre le bonheur.

Invitation au voyage

Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

«aller là-bas» : sous le signe de la beauté cette femme ne pourrait jamais être qu'une sœur.

[ici manque une transition]

On se souvient du poème Le Cygne: l'oiseau appartient à un cirque, il s'est échappé de sa cage, il rêve à son lac et n'est plus qu'une misérable chose grise dans la poussière. L'oiseau symbole de l'idéal n'est plus qu'un oiseau hagard voué à la mort.
C'est cette existence incarnée dans la finitude qui permet la compassion.

La lucidité consiste à renoncer au rêve par l'écriture; l'écriture reste cependant une recherche mais pas une conclusion. Pour Baudelaire, l'écriture n'est pas une décision définitive, il lui reste toujours le regret de ce qu'il est peut-être en train de condamner.


Rimbaud
Rimbaud n'a pas le même parcours. Il n'a pas commencé par rêver, il n'y a pas de refus du monde comme il est parce que dans ses premières années la nature est immédiatement présente autour de lui, sans altération, sans médiatisation. La nature lui suffit. Le poème sensation date de mars 1870 :

Sensation

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.

Rimbaud n'est pas un artiste comme Baudelaire, Il ne cherche pas la beauté mais le plaisir, ou plutôt le bonheur.

Le poème Soleil et Chair montre bien que la Nature est un être :

Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,
Verse l'amour brûlant à la terre ravie,
Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang ;
Que son immense sein, soulevé par une âme,
Est d'amour comme Dieu, de chair comme la femme,
Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons !

La nature est un être, et c’est en tant qu’être que Rimbaud peut s’unir à elle. Cela n'a rien de rêveur. Il s'agit d'une pensée optimiste de la Nature, mais pas fondamentalement rêveuse.
C'est le christianisme qui le prive, lui jeune homme, de l'exister naturel, ainsi qu'on le perçoit dans le poème Les Assis ou A la musique, qui peignent les ridicules et la dureté de la société : il faut réformer non pas la réalité (comme le pensait Baudelaire), mais le groupe social.
C'est un rêve très répandu, surtout à l'époque. Quels en seront les moyens? la révolution sociale et existentielle. La justice et l'amour libèreront la société.

Le poème Le Forgeron montre que le travailleur est véridique car le travail le met en contact de la chose vraie, à la différence du monde de la possession, coupé de la vraie vie.
L'ouvrier sera donc le moteur de la révolution.
Finalement, Le Forgeron est étonnant car il anticipe la Commune.

Puis Rimbaud va connaître le naufrage de ses espérances. La bonté ne peut jaillir aussi facilement qu'on le souhaiterait : Rimbaud va donc s'engager dans la critique d'un rêve: pourquoi la vérité comme elle est dite par le forgeron et le rapport du pourquoi ne se propagent-ils pas? Parce que la langue est figée dans des structures mauvaises. Cette langue a colonisé la réalité sensible, a obligé la personne à ce qu'on peut appeler une aliénation. On constate un immobilisme non du cœur mais de langue. par conséquent, il ne faut plus employer la langue naïvement, on ne doit plus rester captif de ses tours, de ses perceptions.
Il faut bouleverser la langue, labourer le socle commun de l'expression. La langue est à réinventer.

La lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny rassemble en quelques pages toute la pensée de Rimbaud. La poésie est la mise en mots d'une signification déjà comprise et contrôlée. L'art est un agencement de vérités mortes.

— Voici de la prose sur l'avenir de la poésie —

Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque; Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, — moyen âge, — il y a des lettrés, des versificateurs. D'Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d'innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. —

C'est sarcastique, évidemment.

— On eût soufflé sur des rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd'hui aussi ignoré que le premier venu auteur d'Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !
Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m'inspire plus de certitudes sur le sujet que n'aurait jamais eu de colères un Jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d'exécrer les ancêtres : on est chez soi et l'on a le temps.
On n'a jamais bien jugé le romantisme. Qui l'aurait jugé ? les critiques ! ! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l'œuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs !

Hors le moi il y a un je, c'est le cuivre dont on a fait le clairon. Il faut libérer ce "je". Il faut déconstruire la langue de bois de l'époque. Ce travail est une étude, un acte de connaissance:

La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver, cela semble simple [...]

Mais il ne s'agit pas d'une connaissance psychologique mais d'un démontage des points d'appui que cette langue a pris dans le monde sensible: il faut dérégler la langue et les sens. Il s'agit d'un travail d'abord sur soi-même.
Ce travail est nouveau et incohérent:

Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! —

C'est le savant qui sait enfin la réalité naturelle.

Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d'autres horribles travailleurs [...]

Le travail du poète se transmet. Le besoin de Révolution est transmis à une écriture nouvelle en amont. Ce besoin de déconstruire la langue que nous voyons n'est pas du rêve, c'est simplement la poésie.
Ce que Rimbaud met en accusation, c'est essentiellement la pensée conceptuelle, ces chaînes qui finissent par donner de la réalité une image figée et déformée.
Comment porter le bouleversement dans le discours? la poésie peut prendre le son en le dissociant du sens, du concept.

Par exemple, les faibles se mettraient à penser aux A. on glisse dans la folie. Le sonnet Voyelles est un exemple de ces associations hors des concepts, il associe les sons et les couleurs.

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— Ô l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Ce sonnet a été constamment mal compris. C'est une pensée des correspondances. Pour Baudelaire, les couleurs, les parfums et les sons se répondent. Rimbaud va proposait des rapports entre une lettre et une couleur, mais ces rapports sont hors de lui. On a cherché des explications ésotériques. Or dans le chapitre Délires d'une Saison en enfer, Rimbaud le dit explicitement : «J'inventai la couleur des voyelles !» «J'inventais», pas «je constatais»!
Pour dérégler le concept, Rimbaud a imaginé d'obliger à associer une couleur à un son sans rapport avec le sens.
Par exemple «âme», c'est A, mouche en corset de velours noir. L'arbitraire de l'association du A avec le noir écarte le sens. Les voyelles ont une apparition discontinue dans la langue. En liant des couleurs aux voyelles, on ruine le sens de la nuance d'une phrase, on ruine la peinture, au profit de couleurs discontinues, posées en à-plat. C'est déjà l'impressionnisme ou même Les Demoiselles d'Avignon, c'est-à-dire qu'on voit le travail de l'artiste.

Des poèmes comme Les poètes de sept ans ou Les Premières Communions présentent une réflexion. Ils ne veulent pas changer les catégories mais s'y confient. Rimbaud décrit les atteintes subies à cause de la société. L'enfant de sept ans souffre de ne pas avoir été aimé: pas de tendresse, uniquement la peur du qu'en-dira-t-on. L'enfant de sept ans ou la jeune communiante connaissent des amours contre nature et l'âme de la jeune communiante est pourrie. Le Christ est «voleur des énergies».
Il n'y a plus de travail de déconstruction mais l'observation du monde. Durant l'été 1871 Rimbaud écrit Le bateau ivre. Je ne vais pas le lire en entier car il est très long:

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais .
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées
Moi l'autre hiver plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

C'est la méthode du dérèglement, ici attribué à l'ivresse. Les hâleurs tués par les Peaux-Rouges sont les catégories de la pensée conceptuelle. L'inconnu, c'est la mer «infusé[e] d'astres», la mer déborde de vision.

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

On assiste au gonflement d'une vie élémentaire, le "je" enfin délivré du moi qui cependant croise des noyés:

[...]
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Le bateau est déjà noyé. On comprend alors qu'il «regrette l'Europe aux anciens parapets !»:

[...]
Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes .
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

En dépit de son énergie, Le bateau ivre exprime l'échec du dérèglement. Le bateau n'atteint pas le bonheur auquel il aspire et rêve d'un retour.
Je voudrai souligner cet extraordinaire mot de "flache"; flache, c'est un peu d'eau boueuse, qui ne permet pas le reflet, c'est la parfaite image de la personne.

Le dérèglement n'a pas été le travail de libération escompté. Que s'est-il passé? Rimbaud a eu des visions et ne les a pas maîtrisées. Il s'est laissé aller à les aimer pour elles-mêmes. Rimbaud écrit dans L'Alchimie du Verbe : « Je m'habituai à l'hallucination simple». Ce n'est plus du travail mais un rêve.
Rimbaud désormais rêvait. L'espérance de la révolution est pervertie par le rêve et la lucidité essaie de relancer l'espérance pour atteindre le rêve.
Il s’agit donc du débat entre la lucidité et le rêve. Pourquoi s’intéresser à cette situation d'un poète qui préfére la lucidité de l’intellect à ces textes non dominés ? Qu’est-ce qui constitue notre humanité ? Notre décision de nous dresser au-dessus du non-être pour instituer une parole. Cette décision constitue notre différence sur cette terre.
Mais cet espoir sera attaqué par les concepts. C'est dans le travail de la poésie que l'espoir peut se ressaisir. L'espoir est la seule réalité.

C'est ce qu'a fait Rimbaud en critiquant le rêve. Cela semble ainsi inutile, mais nous avons besoin de Rimbaud, nous avons besoin qu'on nous rappelle que la critique de la société passe par le langage et que la lucidité et le travail pour se connaître compte davantage que les rêves.

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En deuxième heure a eu lieu une lecture choisie des lettres de Rimbaud. Je ne savais pas qu'il avait tant souffert en Orient, moi qui imaginais quelque chose entre Henri de Monfreid et Corto Maltese. C'est hélas bien moins romantique.

Tout cela s'est terminé très tard. La navette attendait une partie de l'auditoire, j'ai rejoint le métro dans l'air très doux, en regardant le ciel par dessus les toits. Je ne me souvenais pas qu'Aubervilliers était une ville si basse, certains immeubles ont dû être détruits, une nouvelle école a été construite. Les maisons petites et basses s'éloignent dans les rues à l'arrière-plan. Chez Titouh existe toujours, la boulangerie que nous boycotions depuis qu'elle avait confondue sel et sucre sans s'excuser n'existe plus, le restaurant marocain non plus, remplacé par un "Kebab", ni l'encadreur. Sur la porte de notre immeuble il y a maintenant un digicode, certains doivent être contents. Je remarque le nombre surprenant d'asiatiques, à notre époque il n'y en avait pas.
Quand j'en ferai la remarque à H., il me répondra: «Normal, t'as vu combien ils sont?».