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Gide/Nabokov en un coup

Amusée à midi en commençant l' Anthologie de la poésie française de Gide par le début (pour changer de mon habituel feuilletage) de constater que l'exergue en est tiré de Boswell :

Boswell : Then, Sir, what is poetry?
Johnson : Why, Sir, it is much easier to say what it is not. We all know what light is; but it is not easy to tell what it is. [1]

Boswell, 11 avril 1776

car c'est également le cas de l'exergue de Feu pâle:

Cela me rappelle l'histoire ridicule qu’il raconta à M. Langton, à propos de l’état abject d’un jeune gentleman de bonne famille. "Monsieur, la dernière fois que j’ai entendu parler de lui, il courait la ville en tirant sur les chats." Puis, dans une sorte de rêverie bienveillante, il songea à son chat favori et dit: "Mais on ne va pas tirer sur Hodge: non, non, on ne tirera pas sur Hodge."

James Boswell, La vie de Samuel Johnson


Gide raconte un dîner à Cambridge, son étonnement en entendant son voisin affirmer qu'il n'existait pas de poésie française. Il ne se souvient plus de la conversation mais peut aisément la reconstituer:

Je ne sais pas trop ce que je répondis et n'ai pas gardé souvenir bien net de la suite de notre entretien, mais je l'imagine sans peine. Il pourrait se poursuivre ainsi:
Mais d'abord, qu'est-ce que la poésie?
L'on n'en sait parbleu rien, et c'est tant mieux, car cela permet la méprise. La littérature naît toujours d'un malentendu. (Il va s'en dire que ces propos paradoxaux, je les prête à l'autre, réservant pour les miens une apparence de raison. [..])

André Gide, préface à Anthologie de la poésie française, p.8, collection la Pléiade

La parenthèse de Gide est en quelque sorte son aveu de folie et son besoin de l'avouer, car après tout quel besoin avait-il de nous donner cette parenthèse?

Notes

[1] — Et donc, monsieur, qu'est-ce que la poésie? — Eh bien, monsieur, il est bien plus facile de dire ce qu'elle n'est pas. Nous savons tous ce qu'est la lumière; mais il n'est pas facile de dire ce qu'elle est.

Exemples d'universaux

Mais la haine peut être ressentie contre les classes.
Aristote

Il nous arrive, par la volonté, d'aimer ou de haïr quelque chose en général.
Thomas d'Aquin

J'aime les pommes en général.
Jacques Chirac

Alain de Libera, La querelle des universaux, exergues

Le désir

L'intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu'il y ait désir, il faut qu'il y ait plaisir et joie.

Simone Weil, "Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l'amour de Dieu" in L'attente de Dieu

Guerre à Havard, de Nick McDonell

J'ai acheté ce livre d'abord parce qu'il était petit. J'essaie de ne plus acheter que des livres que je vais lire, je choisis donc des livres peu épais (c'est l'un des pires effets pervers du blogging: qui veut bloguer à propos de livres doit lire, qui lit ne blogue pas... à moins de choisir de tout petits livres).
J'ai hésité, car le ton de ce livre était atrocement banal, sans effet de manche. Puis je l'ai acheté parce que le ton en était sans effet de manche, atrocement banal.

Je ne le regrette pas. Il est constitué de chapitres très courts qui pourraient être des billets de blogs ou des éditoriaux. Ils ne leur manquent pour cela qu'une certaine ironie ou une volonté de démonstration.

J'ai rarement lu un livre aussi platement descriptif. Tout l'art de l'auteur réside dans le collage, l'apposition d'événements ou de scènes sans grand intérêt, à peine des événements, qui mis côte à côte ont encore moins de sens.

Tout cela se passe à Havard, parmi les futurs dirigeants politiques ou économiques ou médiatiques de la nation.
Rien ne se passe comme on n'aurait pu le prévoir.
Mais il y a longtemps que plus rien n'est prévisible.

L'auteur est très jeune, né en 1984. C'est son troisième livre. Je vais acheter les deux autres et je vais attendre les suivants.

Je mets en ligne le premier chapitre.

Dans le gymnase Hemenway de la faculté de droit de Harvard, il doit y avoir vingt-cinq tapis de course, constamment utilisés. Ce sont des machines remarquables, noires, brillantes, presque silencieuses : des outils de luxe au service de la santé et de la vanité. Chacun est doté d'un écran plat diffusant les meilleures chaînes du câble. Les coureurs sont eux-mêmes remarquables. Hemenway est considéré comme la meilleure salle de sport ouverte à la population non universitaire. Tout le monde est en forme. Aucun regard ne se croise, bien que l'endroit fourmille d'une énergie sexuelle alimentée par le balancement de queues-de-cheval humides. Les athlètes, vêtus de shorts moulants estampillés Harvard, de T-shirts « Sauvez le Darfour » ou de joggings aux couleurs des New York Knicks, semblent être des jeunes gens extrêmement sérieux, acquis à la cause de l'esprit sain dans un corps sain. Beaucoup, tandis qu'ils courent sur place, regardent les infos.
L'Info, c'est toujours l'Irak. Si l'on se tient au fond de la salle, près des courts de squash blancs aux normes olympiques, on peut observer cette élite courir sur place devant un des nombreux reportages : bombes artisanales explosant, reporters équipés de gilets pare-balles sur leurs chemises en coton ou l'éternel enfant en sang qu'on porte dans les bras. Si on revient le lendemain, on verra les mêmes personnes, courant au même endroit, regardant les mêmes horreurs. Sauf que ces horreurs empirent de jour en jour.
Bien sûr, tout le monde ne s'intéresse pas à la guerre. Pour chaque amateur de journal télévisé, il y a un amateur de sport et un amateur de série. Mais ceux qui regardent le JT sont les plus intéressants. Non que le sport ou les séries soient ennuyeux, mais en raison de l'analogie entre cette guerre malheureuse et le fait de courir sur place, dans la prestigieuse salle de sport de la plus prestigieuse université. Il est toujours difficile de savoir ce que les gens pensent des informations qu'ils regardent. Et ici, dans la plus prestigieuse salle de sport etc., savoir ce qu'ils pensent n'est pas seulement difficile mais crucial, parce que, parmi ces jeunes gens qui regardent les informations, certains espèrent en devenir un jour les acteurs - et parfois, à raison.
C'est du moins ainsi que ça se passait dans la promotion 2006 - ma promotion.

Guerre à Havard, de Nick McDonell, p.9 - Flammarion, 2008

Le problème herméneutique chez Pascal, de Pierre Force

La lecture de ce livre est directement issue de la lecture de Du sens. En effet, le livre de Pierre Force y est longuement cité en relation avec Buena Vista Park. Il s’agit une fois encore (mais à l’époque de BVP, ce n’était que la deuxième fois dans l’œuvre camusienne[1]) d’illustrer la bathmologie, c’est-à-dire, entre autres, la façon dont une même opinion (une même opinion en apparence : une opinion s’exprimant avec les mêmes mots) peut avoir un sens et des conséquences très différentes selon l’étape de raisonnement où elle intervient[2].

J’ai donc entrepris de lire Le problème herméneutique chez Pascal. Je m’attendais à un livre de philosophie, il s’agit davantage d’un livre analysant la logique de Pascal et les méthodes qu’il emploie pour convaincre les libertins (sens étroit : ceux qui ne croient pas en Dieu et ne respectent pas les Ecritures) de lire la Bible.
En effet, la conviction de Pascal est que les Ecritures contiennent en elles-même de quoi convaincre les plus rebelles, non par quelque révélation immanente, mais par les mécanismes rigoureux de la lecture et de l’interprétation effectuées selon des règles logiques. « Lisez et vous croirez » serait le credo pascalien.
Pierre Force dégage donc les règles de cette méthode de lecture, méthode qui ne se préoccupe pas de l'authenticité des textes: ce n'est qu'avec Spinoza que cette démarche sera entreprise. Pascal s'inscrit encore dans l'héritage de Saint Augustin en reconnaissant a priori l'autorité des Ecritures.

Pascal suppose que tout texte est nécessairement cohérent. Il applique ce principe à la Bible comme s'il s'agissait de n'importe quel texte. Il en découle que chaque fois qu'une contradiction se présente dans la Bible, il convient de chercher une interprétation des passages considérés, qui ne doivent pas être pris au sens propre, mais figurativement. L'interprétation doit permettre d'accorder le sens des passages avec le plus grand principe: la charité. Tout passage contraire à la charité doit être interprété afin de l'accorder à la charité.
Il s'agit des contradictions internes au texte ("syntagmatiques", dirait Todorov), par opposition à Saint Augustin qui s'attachait aux contradictions entre le monde et les Ecritures ("paradigmatiques").
L'intérêt des critères syntagmatiques, c'est qu'il ne suppose pas de connaissances préalables: tout est présent dans le texte qu'on lit.

La deuxième partie traite de l'interprétation des signes, différente chez Pascal et Saint Thomas.

Revenons à Augustin : chez l'auteur de la Doctrine chrétienne le symbolisme des choses, fondé sur une vision religieuse de l'univers coexiste avec l'allégorie, héritée de la rhétorique païenne. Pour saint Thomas, le symbolisme des mots n'existe pas : l'allégorie est assimilée au sens littéral. Tous les objets de l'univers sont signes de Dieu. Tout est res et signum.
Pascal part du point de vue opposé : pour lui (ou, à tout le moins, pour l'interlocuteur de l'apologiste) il n 'y a pas de signes de Dieu dans la nature. Le monde est silencieux. Seuls les textes parlent. Le message divin ne pourra venir que d'un livre. La preuve de Dieu sera tirée des mots et non des choses.
Pierre Force, Le problème herméneutique chez Pascal, p.112

Le monde est un chiffre et il est à déchiffrer. C'est de cette époque que datent les systèmes ésotériques et les références à la Cabale: Trithème, Kircher, Fludd, espèrent mettre à jour des lois de traduction automatique entre les différentes langues, il n'y a pas de différence entre cryptographie et traduction.

Pascal n'a rien d'ésotérique et s'appuie entièrement sur la logique: un texte doit être intrinséquement cohérent. Il faut s'appuyer sur le sens des mots.
Qu'est-ce que le sens? Dans un premier temps, Pascal pose qu'on peut donner n'importe quel nom à une chose, l'important étant ensuite de toujours désigner la même chose (sens large: objet, idée, etc) par le même mot.
Dans un second temps, il reconnaît qu'il existe un sens courant, un sens commun des mots, et qu'il importe d'utiliser celui-ci pour être clair et compréhensible. (Ici, querelle avec les Jésuites que Pascal accuse de tromper l'auditoire en utilisant les mots dans des sens qui ne sont pas le sens commun, et de changer de sens utilisé d'un discours à l'autre. Analyse des Provinciales, querelle janséniste.)

Selon Pascal, il est très difficile de lire "juste", de penser "juste". L'interprétation est le domaine du jugement faussé, dont il faut se méfier même pour juger son propre travail:

De même qu'il est difficile de proposer une chose au jugement d'un autre, il est aussi difficile d'être son propre juge :
« Si on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après on n'y entre plus [3]
Le problème semble si difficile à Pascal qu'il le présente comme une énigme :
« Je n'ai jamais jugé d'une chose exactement de même, je ne puis juger d'un ouvrage en le faisant. Il faut que je fasse comme les peintres et que je m'en éloigne, mais non pas trop. De combien donc? Devinez... [4]
Le jugement adéquat, la perception juste, sont un point à trouver entre un trop et un trop peu. Cela est illustré par le rythme de la lecture :
41. « Quand on lit trop vite ou trop doucement on n'entend rien.»
La vérité elle-même est considérée comme un dosage à effectuer entre un excès et un manque :
38. « Trop et trop peu de vin.
Ne lui en donnez pas : il ne peut trouver la vérité.
Donnez-lui en trop : de même.»
Ibid., p.169

Il s'agit donc de se placer au bon endroit, spatial et temporel, pour juger (en art, de la vérité, de la morale). Le Christ est médiateur (thème de Saint Augustin, repris à la Renaissance) tandis que l'homme ne sait trouver sa place.

La vérité a souvent deux faces, ou plus exactement, toute affirmation contient une part de vérité : «Les hérétiques ne seraient pas hérétiques si leur doctrine ne contenait une part de vérité.»[5] Pascal s'attache davantage à montrer ce qui unit les thèses jésuites, jansénistes, calvinistes que ce qui les sépare. Puis il établit une hiérarchie en observant quelle thèse est contenue dans quelle autre. Exemple:

Les propositions pélagiennes sont susceptibles d'une interprétation augustinienne, mais les propositions augustiniennes ne peuvent en aucun cas admettre une interprétation pélagienne. Si la doctine de Pélage est contraire à celle de saint Augustin, la doctrine de saint Augustin est contraire de celle de Pélage; mais si la doctrine de saint Augustin inclut et comprend celle de Pélage, il n'y a aucune réciproque possible. Ibid. p.191

Il est possible de prouver la dissymétrie parce qu'il y a une hiérarchie entre les termes. Il y a irréversibilité des antinomies. L'interprétation consiste à retenir le sens provenant de la thèse supérieure.

Pascal n'essaie pas de défendre la religion chrétienne par une accumulation de preuves. En effet, il applique une méthode, et quelques exemples lui suffisent à l'illustrer. Cette méthode, c'est le principe de non-contradiction interne d'un texte donné. Quand un texte comporte des contradictions, il faut rechercher l'explication qui les résoud toutes avec le plus d'économie de moyens. Concernant les contradictions de la Bible, c'est le Christ, la venue du Christ, qui explique et résoud les contradictions de l'ensemble des prophéties. Un seul principe explicatif résout toutes les contradictions, il s'agit donc de l'explication la plus économe de moyens; il est donc inutile d'en chercher d'autres.

Ensuite, Pierre Force s'attache aux fragments plus "sociaux et politiques". Il s'agit d'expliquer et de justifier le monde comme il va (les signes de pouvoirs, le respect dû aux puissants, etc). Pascal s'appuie sur les traditions stoïcienne et pyronnienne. Il est héritier des stoïciens, qui identifie recherche des causes et compréhension des signes.
D'un point de vue pyrrhonien (qui soutient que la raison humaine ne peut rien avancer avec certitude), toute opinion peut être mise en doute et dépassé par une opinion inverse supérieure. Il y a renversement continuel du «pour» et du «contre».

[...] tout rapport entre signe et signifié peut devenir à son tour signe d'un nouveau signifié. Toute interprétation peut devenir l'objet d'une interprétation qui la dépasse. La marque rhétorique de ces dépassement est l'ironie.
Ibid., p234 [6]

Cependant, le renversement des «pour» et des «contre» peut être hiérarchisé en gradations, qui fait accéder à un point de vue véritablement supérieur. Tout ce développement est cité dans Du sens.

La loi des séries, ou raison des effets, est donc plus complexe qu'une simple loi d'alternance. La raison des effets est constituée par l'itération d'une structure ternaire, dont le dernier élément sert de premier élément à la structure suivante. Tout élément de rang impair représente une opinion du premier ou du troisième degré.Toute opinion de rang pair est une opinion du second degré.

Les éléments de rang impair sont dans la série des points de repos.

Ibid., p239

Cependant, pour celui qui a atteint l'un des degrés, il est difficile d'envisager les autres, sauf à se projeter dans l'esprit de son contradicteur. Pascal remarque qu'une opinion vraie et qu'une opinion fausse peuvent être exprimées en des termes identiques. Pour les départager, il faut connaître le contexte dans lequel elles sont exprimées, et connaître l'ensemble des arguments des parties en présence. La vérité d'une proposition dépend de son sens et non de sa formulation. A contrario, une opinion est ininterprétable si l'on ignore son contexte.

Pierre Force termine son travail par cette remarque:

L'année même où sont publiées les Pensées, paraît à Hambourg le Traité théologico-politique, qui marque la fin du règne de l'exégèse patristique. [...] Montrant à son interlocuteur qu'il est embarqué, et qu'avant qu'il s'en rende compte, il se trouve en situation herméneutique, Pascal décrit l'interprétation comme un mode de notre existence.

Notes

[1] La première fois intervient dans Travers, à propos du bandeau du maréchal Ney et des valises Vuitton, deux illustrations d’ailleurs reprises dans Buena Vista Park.

[2] exemple donné dans Buena Vista Park p.80 : La princesse P., qui avait toujours désiré passionnément une didacture impitoyable, mais qui détestait Mussolini parce qu’il avait été socialiste, put se vanter, en 43, d’avoir été une des premières opposantes, et des plus constantes, au fascisme.

[3] fragment 21 des Pensées selon les éditions complètes Lafuma de 1963

[4] Fragment 558, ibid.

[5] Ibid., p.185

[6] Très intéressant : on voit apparaître l'ironie, redoutable arme camusienne, en plein développement sur la bathmologie (comme ne l'appelle pas Pierre Force).

Rien sur Le Clézio

En 1988, j'ai passé trois mois à la librairie Mollat, deux mois de stage et un mois de boulot d'été.

Je me souviens du mètre cube d'une biographie de Mitterrand le long du comptoir au moment de sa réélection.

Je me souviens des clientes qui achetaient Sollers, Femmes ou Paradis, grande bourgeoisie bordelaise trop bronzée riant avec embarras ou un sourire entendu de s'encanailler à si bon compte. J'ai bien peur que ce soit à l'origine de ma difficulté à lire Sollers: vu ses lectrices, je n'arrive pas à le considérer comme un auteur envisageable. (Pourtant, son humour et son détachement me font parfois soupçonner qu'il doit y avoir quelque chose, là.)
(La même réflexion ou presque peut s'appliquer à Alina Reyes: c'était l'année du succès du Boucher, les lecteurs qui achetaient ce livre ne m'ont pas donné envie de le lire.)

C'était aussi l'année de La Fée Carabine. Pennac était inconnu, je ne sais combien d'exemplaires de ce livre j'ai offerts (c'est hélas le meilleur de la série).

Pour ma part, je m'étais entichée du Bourreau affable de Ramon Sender que je vendais dès qu'un "vrai" lecteur me demandait son avis (ce qui n'arrivait presque jamais, puisque l'une des caractéristiques des vrais lecteurs est de ne jamais demander de conseil dans une librairie).

J'ai découvert la puissance de Bernard Pivot: les gens ne prenaient même pas la peine de retenir les auteurs qui étaient passés dans son émisssion: «Je voudrais le Pivot d'hier», tout était dit. Les représentants des maisons d'édition précisaient: «Il va passer chez Pivot», et nous commandions vingt exemplaires supplémentaires. (Je me souviens de L'Homme de paroles de Claude Hagège. Tout le monde voulait son livre; je l'ai feuilleté, il était illisible au commun des mortels (dont moi). Les gens étaient incroyables, pourquoi achetaient-ils cela?) J'ai appris que notre époque pardonnait à un écrivain de mal écrire s'il parlait bien, mais pas l'inverse.

J'ai appris aussi qu'on pouvait savoir si un livre était bon à la façon dont les lecteurs venaient l'acheter, un certain silence et une certaine impatience dans leurs gestes et leur regard. C'est ainsi que j'ai repéré Le Maître et Marguerite, La conjuration des Imbéciles et La Régente, de Leopoldo Alas dit Clarin (que je n'ai toujours pas lu). Il y aurait aussi La jeunesse de Pouchkine à lire un jour (Tynianov).

Le Clézio, Modiano, Labro: est-ce par homophonie, je les confonds. Leurs lecteurs ne m'ont pas marquée, il s'en dégageait quelque chose de classique et d'un peu ennuyeux, la modernité dans l'absence de risque. Concernant Le Clézio, il y avait la rumeur: «Mais si, il est en Amérique du sud, il ne donne pas d'interviews, il est très beau, il passe mal à la télé car il ne parle pas...» J'ai dû le feuilleter, comme j'ai feuilleté les deux autres. Il ne m'en reste rien.

Ce n'est pas sans un certain effroi que je vois s'ajouter le nom de Le Clézio à ceux de Claude Simon, André Gide, François Mauriac.


edit le 15 octobre

Je découvre ce billet de ligne de fuite qui reprend trois personnages de mon récit.

Attendu en septembre 2009: Laura, de Nabokov

Le manuscrit forme un ensemble de 138 fiches de bristol, écrites au crayon — mon père utilisait un crayon n°2, assez fin, qui lui permettait de biffer son texte. Ces cartes sont numérotées, et un bon tiers est assemblées dans un ordre définitif. Le reste est un ensemble d'esquisses, de fragments, de disgressions qu'il est possible d'interpréter de plusieurs manières. Mon idée est de présenter la partie achevée de l'œuvre sous forme d'un livre, et le reste en fac-similé, que le lecteur pourra arranger à sa fantaisie. Il pourra battre les cartes à sa façon, se faire lui-même son petit Nabokov.

Dmitri Nabokov, interviewé dans le dernier numéro de Point de vue, 1er octobre 2008 (cinq pages avec moult photos)

Des souvenirs, de Joseph Conrad

J'ai lu Joseph Conrad pour la première fois en 1995. Heart of Darkness faisait partie d'une liste des cinq livres devant illustrer les caractéristiques du genre "le roman d'aventure".[1]
Au fur à mesure que je le lisais, j'avais l'étrange impression de comprendre chaque phrase sans comprendre le dessein général, ce que j'attribuais, comme lors de la lecture de The turn of the screw, à ma connaissance insuffisante de l'anglais, tout en sachant que c'était faux: ce livre était délibérément écrit pour ne pas être compris "de face". Ce qui m'a sans doute le plus gênée, c'est l'écart entre ce que je lisais et ressentais et les commentaires lus et entendus ici et là. Pourquoi parlait-on de ce livre à voix basse avec des mines mystiques (ce qui aurait davantage convenu à Aguire ou la colère de Dieu, par exemple)? C'était pourtant un livre simple, les souvenirs d'un homme, sur un bateau amarré dans la nuit anglaise (et quelque chose du Horla dans cette nuit scintillante), l'armateur, la chaleur, l'Afrique, un fleuve, des sauvages, un homme malade et incompréhensible, le retour : pourquoi parler de cette œuvre de façon quasi religieuse, en baissant la voix avec une mine inspirée (ou en agitant les bras en criant "le Mal, le Mal", comme j'en connais un)? Je sentais là une distorsion de lecture que je n'osais mettre sur le tapis.


Des souvenirs m'aura décomplexée: j'ai maintenant la certitude que Conrad aurait ri qu'on parlât ainsi de son livre — mais dans son fors intérieur, extérieurement il serait resté d'une parfaite courtoisie.
Dans Des souvenirs, Conrad est censé écrire une autobiographie. Son fil conducteur est l'écriture de La Folie Almayer, les voyages du manuscrit toute la durée de l'écriture de La Folie. La structure très exactement calculée de ces souvenirs que l'on pourrait croire écrits au fil de la plume, par pures associations d'idées (mais la structure est aussi l'écriture par association d'idées), nous amène de Rouen à Marseille en passant par la Pologne et la Malaisie, sans jamais traverser l'Atlantique (détail étonnant: Conrad n'a jamais traversé l'Atlantique). Trois thèmes sont principalement évoqués: la famille de Conrad, sa vocation de marin, le dur métier d'écrivain (bien que jamais Conrad ne s'abaisserait à se plaindre ainsi: c'est moi qui résume). Il parle d'autre part de son attachement à la langue anglaise, mot faible puisqu'il évoque un coup de foudre, et cette évocation commence et clôt le livre, de façon théorique dans les premières pages, fort concrète dans la dernière.

L'œil et la mémoire de Conrad sont un véritable appareil photographique, photographies qu'il excelle à rendre sur le papier, en y mêlant aussitôt des réflexions et des songes. Que ce soit le chien mangé par l'oncle durant la retraite de Russie ou le poney d'Almayer, chaque anecdote est décrite, commentée, soupesée, pour elle-même et pour l'impression qu'elle a laissée chez l'auteur, et pour ses conséquences (Conrad serait-il devenu écrivain s'il n'avait pas rencontré Alamayer? Non, sans doute pas.)
L'écriture se caractérise par un humour profond, si profond qu'il ne produit que des effets de moirage à la surface, des envies de rires que l'on réprime et qui nous font, incrédules, relire la page; et par un esprit d'observation qui ne recherche pas l'objectivité, mais plutôt la justice: rendre à chacun ce qui lui revient. Comme il est impossible à un humain de savoir exactement ce qui revient à chacun, l'esprit le plus exact, le plus droit, comme semble être celui de Conrad (caractéristique sans doute encore augmentée par une vie de marin: le mot "responsabilité" et "irresponsabilité" apparaissent deux fois, fondamentaux) doit admettre une part de doute, d'indécidable, ce que Conrad appelle l'indulgence. Ces deux caractéristiques produisent un texte toujours ambigu; chaque phrase a plusieurs sens selon différents plans. Le texte est parcouru de courants souterrains: un rire feuilleté de gravité ou l'inverse, un grand moment de lecture.


Contexte de cet extrait: Conrad était en train d'évoquer les jours exténuants passés à écrire les derniers chapitres de Nostromo. Une voisine, fille de général, vint l'interrompre de façon fort impolie et sans s'excuser, et qualifia en toute inconscience ces journées de souffrance de moments «délicieux» (et Conrad rend hommage à l'école de la marine anglaise qui lui permit de faire face à cette intrusion violente avec une politesse imperturbable). Les pages continuent alors par un hommage à Stephen Crane, puis par l'évocation du chien offert par Stephen Crane au fils aîné de Conrad:

Mais le chien est là : un vieux chien maintenant. [...]. Quand il est couché près du feu, la tête droite et le regard fixé vers les ombres de la pièce, il atteint à une noblesse d'attitude frappante dans la calme conscience d'une vie sans tache. Il a contribué à élever un bébé et maintenant, après avoir vu partir pour l'école l'enfant commis à sa charge, il en élève un autre avec le même dévouement consciencieux, mais avec une plus grande gravité d'allure, indice d'une plus grande sagesse et d'une plus mûre expérience, mais indice aussi, je le crains bien, de rhumatismes. Depuis le bain du matin jusqu'au cérémonial du berceau du soir, tu assistes, mon vieil ami, le petit être à deux jambes que tu as adopté, et dans l'exercice de tes fonctions toute la maisonnée te traite avec tous les égards possibles, avec une infinie considération — aussi bien que lorqu'il s'agit de moi, seulement tu le mérites davantage. La fille du général te dirait que ce doit être «tout à fait délicieux».
Ah ! mon pauvre chien ! Elle ne t'a jamais entendu hurler de douleur (c'est cette pauvre oreille gauche!) tandis qu'au prix d'une incroyable contrainte tu conserves une immobilité rigide de peur de renverser la petite créature à deux jambes. Elle n'a jamais vu ton sourire résigné lorsque ce même petit être à qui l'on demande sévèrement: «Qu'est-ce que tu fais encore à ce pauvre chien?» répond avec un grand et innocent regard: «Rien. Je l'aime seulement, Maman chérie!»
La fille du général ignore les conditions secrètes des tâches qu'on s'impose à soi-même, mon bon chien, la souffrance que renferme la récompense même d'une ferme contrainte. Mais nous avons vécu ensemble bien des années, nous avons vieilli aussi; et , quoique notre tâche ne soit pas encore terminée, nous pouvons nous permettre de temps à autre de rêver un peu au coin du feu, de méditer sur l'art d'élever les enfants et sur le parfait délice d'écrire des romans, où tant de vies s'agitent aux dépens d'une vie qui, imperceptiblement, s'épuise.

Joseph Conrad, Des souvenirs, p.198, édition Sillage

Notes

[1] Les quatre autres: Treasure Islan de Stevenson, King Solomon's Mines de H. R. Haggard (à mon grand plaisir, puisque c'est l'auteur préféré de Wield dans la série des Pascoe et Dalziel de Reginald Hill), The Man Who Would Be King de Kipling et The Lost World de Conan Doyle.

Allen de Valery Larbaud

C'est un petit texte, que je n'ai acheté que parce que l'édition me séduit — des petits livres blancs tachés une seule couleur, vert, bleu, mauve, orange, sur papier mat. Introduction, repères biographiques, ce sont des livres réalisés avec soin. J'apprends que Larbaud a traduit Landor et Coleridge, La ballade du vieux marin, poème dont je m'obstine, sans succès jusqu'ici, à vouloir trouver des traces dans L'Amour l'Automne.

C'est un texte si court, si simple, qu'il semble illusoire d'en faire une recension sans le paraphraser et donc le dénaturer, c'est le récit, sous forme de conversation, d'une excursion dans une superbe voiture jusqu'au centre de la France, c'est une ode au Nivernais.

Tout en rendant hommage à la campagne française, aux villes de province, un sort est fait aux provinciaux, provinciaux dont le portrait correspond si exactement à ce que je connais dans ma famille que je me suis sentie vengée:

— Mais pour l'Ecclésiaste, une chose n'est pas vanité: c'est la crainte du Seigneur. Et pour la province aussi, mais ce n'est pas la crainte du Seigneur. C'est le côté matériel, primitif de la vie: le désir du bien-être, contrarié par la peur de la dépense. Voilà leur ciel et leur enfer. Ce qui, pour nous est à l'arrière-plan et comme dans les coulisses, le cadet de nos soucis, devient ici la principale, l'unique préoccupation. De là, l'orgueil de la richesse, le mépris de la pauvreté, et la mesquinerie de la vie, et les clans, et la vilaine morale, et l'avarice. [...] Et de là l'indifférence pour tout ce qui nous paraît le plus digne de soins et de sacrifices. Et cette indifférence produit l'ignorance. Si la littérature, ou la géographie, ou l'histoire de l'imprimerie, me sont indifférentes, je n'en saurai jamais un mot. Ainsi ce qui est pour nous l'essentiel, la vie même, est pour la province un luxe que sa peur de la dépense lui fait regarder avec méfiance, et où nous disons «sérieux», elle pense «frivole».
Valery Larbaud, Allen, édition Sillage p.82


Pour les camusiens :

Ah ! que de souffles aux Provinces !
Saint-John Perse, chanson liminaire d'Anabase cité aux premières lignes d'Allen. (références camusiennes à retouver).

Chantelle, ô Cantilia !
Allen, fin du prologue au lecteur. cité dans Journal d'un voyage en France et dans Corée l'absente p.355

Et maintenant vous ouvrez la porte, vous tournez la page et vous entrez au beau milieu d'une phrase.
Ibid. (références camusiennes à retouver).

200 chambres 200 salles de bain, de Valery Larbaud

Ce récit est extrait de Jaune bleu blanc. Il est édité en une mince plaquette d'une soixantaine de pages par les éditions du Sonneur, dont la profession de foi est de faire «un pari sur la qualité du livre, la durée de son existence, une relation d'estime avec le lecteur».
Je résiste mal à ces éditions élégantes, à la mise en page recherchée. Ici, ces quelques pages sont illustrées par des gravures de Jean-Emile Laboureur et préfacées par Alberto Manguel:

Sa profession [de Valery Larbaud] (pour l'appeler ainsi) de traducteur résultait tout autant de sa condition de lecteur exemplaire et d'écrivain talentueux que de son envie de parcourir le monde, car traduire consiste à transposer d'un ensemble linguistique à un autre un bagage narratif et imaginaire. Dans un sens, le traducteur, tel que Valery Larbaud l'entendait, est un conducteur de caravane.
Alberto Manguel


Dans ce texte court, Valery Larbaud nous explique que lorsque qu'on est malade, la vie d'hôtel est une façon habile de se retirer du monde sans en avoir l'air. Durant les longues nuits d'insomnie et d'angoisse, le malade «veille sur les valides»; il aiguise son sens de l'observation et devient expert à reconstituer la vie, les vies, à partir de minces indices, une voix, un soupir. Il vit à travers les autres, avidement, son univers se résume à la place qu'il voit de sa fenêtre, le monde se donnant là en représentation.

Un passage m'a émue, qui m'a paru tout à la fois l'opposé et le reflet de la décision du narrateur dans Le Temps retrouvé de se retirer dans sa chambre pour écrire sans plus se laisser distraire.
Valery Larbaud évoque le moment où le malade, guéri après trois ou quatre ans de réclusion, a l'autorisation de quitter la chambre :

Mais il porte un regret sous la clarté retrouvée des réverbères et des lampes des carrefours. Il sait qu'il a quitté un séjour de paix, d'ordre et de sagesse, et qu'il va lui falloir affronter de nouveau la bousculade, courir où ses désirs le mèneront malgré lui, se gaspiller en des entreprises que son juge intérieur désapprouvera, sourd à l'excuse sans cesse présentée: rattraper le temps perdu. Etait-ce vraiment du temps perdu? Parce qu'il a été passé à l'écart de la vie, avec des livres, avec des réflexions sur des souvenirs, avec l'idée de la mort, peut-on le dire perdu, ce temps?
Valery Larbaud, 200 chambres 200 salles de bain, p.30

Proust et Larbaud auront été malades tous les deux. Pour l'un le temps perdu était celui passé cloîtré dans la chambre, pour l'autre c'était celui passé dans les salons. L'un cherchera à rattraper ce temps en traduisant les autres et en parcourant le monde, l'autre en s'enfermant et en écrivant.


Ajout le 11 juin 2010

Cette Sharrow Bay Country House rejoint en tout cas ma liste personnelle d'hôtels mythiques qui s'ouvrit il y a trente ans sur le Palumbo de Ravello, le Bussaco Palace Hotel de Bussaco (l'original du "Deux cents chambres, deux cents salles de bain" de Larbaud, bien qu'il n'y ait guère plus d'une trentaine des unes et des autres, je crois bien) et l'hôtel des Ducs de Bourgogne à Bruges, que j'ai revu bien banalisé dans les années récentes (et Bruges aussi je crois bien).
Renaud Camus, Au nom de Vancouver, p.277

Deux approches du roman policier

Je finis La Bibliothèque de Villers. J'ai noté sur la première page qu'il a été acheté sur le pont de Melun, je me souviens très bien du temps passé à fouiller dans les boîtes du bouquiniste, je ne sais absolument plus ce que nous faisions à Melun un 20 août 2005.
J'avais acheté ce livre parce que Jan Baetens parlait de Peeters de façon élogieuse.

C'est un livre mince, vite lu, et disons tout de suite que ce n'est pas mon genre. Peut-être intervient-il trop tard, peut-être ai-je déjà trop lu dans cette veine.

Les premières pages, avec l'errance dans la ville, rappellent le début des Gommes (Robbe-Grillet), la suite évoque L'Emploi du temps (Butor). Le narrateur est vite louche.
Dès qu'il voit surgir une partie d'échecs, le lecteur averti n'a plus de doute: les règles classiques du roman policier vont être bousculées. Depuis Nabokov, il n'est plus possible d'évoquer naïvement un plateau d'échecs. Le lecteur note machinalement une phrase: «Voyez-vous, mon cher, me dit-il sur un ton où il y a une nuance de défi, il y a une chose qu'on néglige trop aux échecs: c'est de tenir compte de la couleur des cases». Il faut donc tenir compte de la couleur des cases? Voyons.
Avec cela en tête, le lecteur commence à relever le noir et le blanc, la raie au beurre noir et le riz, le mariage et l'enterrement, le revolver noir dans le linge blanc, etc. Il note les initiales redoublées des victimes. I, V, R, E, L. Well, well.

Quand le coupable n'est pas donné à la fin (cela arrive dans certains Vasquez Montalban, ou dans le compliqué Quinconce de Charles Palliser), il reste à faire le compte des personnages apparaissant dans le roman puis à déterminer le meurtrier le plus "vraisemblable".
Mais ici, il y a si peu de personnages, la narration est si épurée, qu'il y a peu d'hésitation possible: est coupable le policier ou le narrateur (ou le lecteur ou l'auteur, mais on sort alors du texte: je ne sais si c'est réellement une possibilité envisageable).
Arrivé à la fin du livre, il faut donc reprendre la lecture pour déterminer lequel des deux est coupable. Mais au fond de lui, le lecteur a déjà la réponse, et agacé, il laisse tomber.

Finalement, la seconde partie, Tombeau d'Agatha Christie, m'a bien plus intéressée. Peeters démontre qu'Agatha Christie ne pouvait parler de sa technique d'écriture, de peur de perdre ses lecteurs, attachés pour la plupart à une image romantique du romancier :

Agatha Christie ne peut parler de son travail car le discours qu'elle tiendrait serait irrecevable. Si elle évoquait sa manière d'écrire (en expliquant par exemple le rôle générateur des comptines et leur utilisation comme bases de la construction des romans) elle serait immédiatement accusée d'être une fabricante ou une «faiseuse», non un véritable auteur (comme si l'écriture, à l'égale de toute autre pratique artistique, n'était pas avant tout de l'ordre du faire!) Son public lui-même, bercé depuis près de deux siècles par les refrains romantiques sur la création et l'inspiration, risquerait de se détacher d'elle.
Benoît Peeters, Tombeau d'Agatha Christie, p.127

Benoît Peeters avance la théorie que la découverte du coupable à la fin d'un roman policier tend d'une certaine façon à exclure le lecteur: il serait plus intéressant de le laisser chercher.

A bien le cerner, l'obstacle, qui vient interrompre la lecture et, pour ainsi dire, l'interdire, c'est, à l'intérieur du rôle du détective, le moment de cette fameuse scène d'explication qui, au dernier chapitre remet chaque chose à sa place. Cette conclusion trop explicite, attendue par le lecteur, opère comme une manière de dispense du travail et lui ferme le livre au nez. A quoi bon lire puisque le texte finira par lui-même se relire?
Ibid., p.131

Et La bibliothèque de Villers sera la tentative d'un livre «dont la fiction serait suffisamment passionnante» pour que le lecteur, privé du mot de la fin, reprenne la lecture au début pour tenter de comprendre.
A cela près que je n'ai pas trouvé la fiction passionnante (contrairement à celle du Quinconce, par exemple, malgré le héros antipathique et la narration dans le style du XIXe siècle) et qu'il est possible de trouver le coupable par simple déduction, sans relire.

Je lis un roman policier pour avoir de l'action, un mystère, un dénouement, et le plus souvent un arrière-fond socio-culturel (c'est pour cela que je préfère les romans policiers étrangers). Je le lis vite, je n'ai pas l'intention de le relire, je le relirai quand j'aurai oublié l'intrigue et le coupable — ou avant, si son charme est assez puissant pour que le meurtre ne soit plus la raison de la lecture (les Reginald Hill, les van de Wettering).
Je partage l'avis de Borgès, qui voit dans le roman policier le dernier refuge contre la déconstruction du récit:

Que pourrions-nous dire pour faire l'apologie du roman policier? [...] A notre époque si chaotique une chose, modestement, a gardé ses vertus classiques: c'est le roman policier. On ne conçoit pas un roman policier qui n'ait pas un commencement, un milieu et une fin.
Borgès, Conférences, Folio p.202

(On m'objectera que j'ai pourtant regretté que la clé du mystère ait été donnée dans le cinquante-quatrième jour. Mais d'une part ce n'est pas véritablement un roman policier (ni crime, ni meurtre, mais une simple mystification littéraire), d'autre part je sais bien qu'il n'y avait pas d'autre façon de terminer le livre.)

Le 25 juin

Ces gens qui ont réussi à donner à tous les jours du mois de juin (et nous sommes le 25), le même air luisant et propre, avec les mêmes coups de gong, les mêmes leçons, les mêmes commandements qui nous obligent à nous laver, à changer de robe, à travailler, à manger.

Virginia Woolf, Les Vagues, dans le deuxième "chapitre"


(Parfois je rencontre une date au cours de mes lectures, il me semble que c'est souvent celle du jour. Allons-y pour un relevé des coïncidences.)

Le bateau ouvert, de Stephan Crane

Quatre hommes sont à bord d'un canot de sauvetage. Ils ne peuvent aborder à cause des récifs, ils passent la nuit en mer bien que la terre soit à portée de vue.

«Si je dois me noyer — si je dois me noyer — pourquoi, au nom des sept dieux déments qui gouvernent la mer, m'a-t-on permis d'arriver jusqu'ici et de contempler le sable et les arbres?»
Pendant cette affreuse nuit, en effet, un homme aurait conclu que telle était vraiment l'intention des sept dieux en dépit de l'abominable injustice du fait. Car c'était certainement une abominable injustice que de noyer un homme qui avait peiné si dur, si dur. Ledit homme éprouvait que ce serait là un crime des plus contre-nature. Il y avait eu d'autres gens noyés en mer depuis le temps où les galères grouillaient sur les eaux avec leurs voiles peintes, pourtant...
Lorsqu'un homme se rend compte que la nature ne le regarde pas comme important et qu'elle sent qu'elle n'estropiera pas l'univers en disposant de lui, son premier vœu est de jeter des briques au temple, et il déteste profondément le fait qu'il n'y a ni briques ni temple. Toute expression visible de la nature serait sûrement criblée de sarcasmes.
Stephen Crane, Le bateau ouvert, p.44-45

En lisant les pages de cette courte nouvelle qui reprend des éléments biographiques de la vie de Crane, (lors d'un naufrage, il passa trente heures dans un canot de sauvetage avec trois compagnons), j'ai pensé à Jack London, à Construire un feu, par exemple. C'est la même précision dans la description des éléments, la même petitesse de l'homme face à la nature. C'est le même don de savoir rendre les sensations du monde physique en les liant ou au contraire en les séparant des émotions. De Fenimore Cooper à Steinbeck, il me semble trouver chez les auteurs américains l'idée d'une confrontation à la nature, confrontation et tentative de pacte avec le pays-même, sa terre et son climat, idée reprise ensuite dans les westerns, où le pays est souvent autant à dompter que les bestiaux ou les desperados, idée qui se poursuivrait aujourd'hui jusque dans dans certains des films des frères Coen.

The Narrative of Arthur Gordon Pym, d'Edgar Allan Poe

Parmi mes lectures obligatoires de ce mois (parfois il me semble que je fais trop de promesses), je devais choisir le texte d'un "écrivain de la mer". Melville était le plus évident (mais impossible de remettre la main sur Billy Budd, j'en viens à me demander si je l'ai acheté), Conrad bien sûr (Lord Jim m'attend depuis 1984), peut-être Loti, j'ai repoussé la tentation de Golding parce que c'était beaucoup trop long.
Je regrette un peu de ne pas avoir pris le temps de trouver Le vieil homme et la mer. Je l'ai lu il y a très longtemps, et quand j'y pense, je suis prise de vertige. S'il est un livre dont le temps de la lecture est appelé à représenter le temps de la fiction, c'est bien celui-là: rien d'autre qu'un poisson, un homme, la mer, et le temps. Il faut donc que l'écriture résiste à la lecture, empêche le lecteur d'atteindre trop vite la fin. Quelles techniques Hemingway a-t-il utilisées? Sont-elles efficaces? Qu'en penserais-je aujourd'hui?
Ce sera pour une autre fois. Je me suis résolue à lire Les aventures d'Arthur Gordon Pym, ce qui me permettait de combler une lacune et tenir ma promesse d'un même mouvement.

Trois remarques :
1/ Les récits qui commencent par un épisode qui paraît totalement détaché de la suite me fascine. Je songe à cette remarque de Victor Hugo citée par Ricardou:

«Toutes les pièces de Shakespeare, deux exceptées, Macbeth et Roméo et Juliette, trente-quatre pièces sur trente-six, offrent à l'observation une particularité qui semblent avoir échappé jusqu'à ce jour aux commentateurs et aux critiques les plus considérables (...). C'est une double action qui traverse le drame et qui le reflète en petit. A côté de la tempête dans l'Atlantique, la tempête dans un verre d'eau. Ainsi Hamlet fait au-dessous de lui un Hamlet; il tue Polonius, père de Laertes, et voilà Laertes vis-à-vis de lui exactement dans la même situation que vis-à-vis de Claudius; il y a deux pères à venger. Il pourrait y avoir deux spectres. Ainsi, dans Le Roi Lear, côte à côte et de front, Lear désespéré par ses filles Goneril et Regane, et consolé par sa fille Cordelia, est répété par Gloucester, trahi par son fils Edmond et aimé par son fils Edgar. L'idée bifurquée, l'idée se faisant écho à elle-même, un drame moindre copiant et coudoyant le principal, l'action traînant sa lune, une action plus petite que sa pareille; l'unité coupée en deux, c'est là assurément un fait étrange.»[...]
Dans la mesure où le récit-satellite, pour parler comme Hugo, résume le grand récit qui le contient, il joue le rôle d'un révélateur.
Jean Ricardou, Le Nouveau roman, p.60 à 86

Le premier chapitre de Gordon Pym est-il un révélateur? On y voit le caprice d'un jeune homme qui entraîne son ami dans une aventure stupide sans que celui-ci ne songe à résister, les dangers de l'ivresse (intoxication), un naufrage, une mort quasi-certaine, l'opposition d'un homme droit à un homme fourbe, enfin le retour au port, où tout se passe comme s'il ne s'était rien passé: l'aventure est tellement enjolivée par les témoins qu'elle ne peut plus être reconnue, les protagonistes mentent et personne ne met en doute leur mensonge:

Scoolboys, however, can accomplish wonders in the way of deception, and I verily believe not one of our friends in Nantucket had the slightest suspicion that the terrible story told by some sailors in town of their having run down a vessel at sea and drowned thirty or forty poor devils, had reference ever to the Ariel, my companion, or myself.
fin du premier chapitre

Une fois de retour, les jeunes gens mentent donc habilement sur ce qui s'est passé. Faut-il en déduire que le récit qu'on nous fournit est mensonge? Ou n'est-ce que le signe qu'il faut mettre en doute le récit de la transmission du récit, cet éditeur Poe qui reprendrait à son compte le récit de l'aventurier Pym?

Je soulignerais également la qualité onirique de cette première aventure: tout se passe comme s'il ne s'était rien passé. Un bateau a été détruit et a disparu, mais personne ne pose de question, personne ne s'étonne, sans qu'on sache s'il s'agit d'une preuve de l'extrême liberté dont dispose l'ami du héros dans sa famille, ou de la preuve de l'extrême négligence de l'auteur, ou de la volonté de l'auteur de ne pas enchaîner événements et conséquences (dans le but d'accentuer le caractère rêvé et brumeux de l'épisode?).

2/ M'a frappé l'accumulation des détails durant la traversée sur le Grampus: trois temps, celui de la claustration, celui de la mutinerie, celui du naufrage. Seul celui de la mutinerie permet l'action. Comment donner une épaisseur de temps au récit de l'absence d'événements? en se consacrant aux détails matériels, en détaillant tout, de la façon d'arrimer un chargement à celui de boire l'eau d'une tortue de mer. En accumulant les pages sur ce genre de détails à la Jules Verne, en s'attachant avec une précision maniaque à l'alternance des jours et des nuits (les naufragés dorment vraiment peu!), Poe réussit à faire passer le temps.
D'autre part, on sait dès le début du récit, par sa tonalité qui fait à plusieurs reprises des incursions dans le futur pour nous préparer à ce qui va se passer (tout en nous mettant sur de fausses pistes), que le personnage principal va être sauvé. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce sauvetage n'intervient pas rapidement et que Poe n'hésite pas à accumuler les situations désespérées et les faux espoirs, de navires fantômes à navire s'éloignant en sens inverse à navires scélérats ne recueillant pas de naufragés, sans compter que dès que ceux-ci accumulent quelques vivres, une vague plus forte vient leur enlever.
Chaque fois qu'un personnage plonge pour essayer de trouver de la nourriture ou qu'une voile apparaît à l'horizon, le lecteur se dit que l'épisode naufrage va prendre fin, comme par miracle, et que décidément être personnage de livre est de tout repos, on est toujours sauvé par un événement inattendu.
Mais pas ici. Les péripéties s'accumulent, les espoirs sont à chaque fois déçus (alors qu'on sait qu'il faut que l'auteur sauve ces personnages, on l'attend, à chaque nouveau délai on se demande comment il va s'y prendre), tant et si bien que lorsque apparaît le navire salvateur, le narrateur commence par nous prévenir que nombreux sont les navires qui ne s'arrêtent pas pour recueillir des naufragés — pour être aussitôt démenti. Poe joue ainsi à prendre systématiquement le contre-pied de ce qu'on attend ou de ce qui serait logique, créant des effets de suspense, d'étonnement et de malaise.

3 / S'il est frustrant pour le lecteur qui éprouve l'impression d'être floué (Poe échappant à la tâche d'expliquer à quoi Pym a échappé et comment), l'artifice qui consiste à faire mourir le narrateur après son son retour mais avant qu'il n'ait fini son récit, est une péripétie qui dans dans "la vraie vie" serait extrêmement vraisemblable.


Enfin, de façon plus anecdotique, je crois que la fin de ces aventures a directement inspiré la fin d'un des tomes de la Chronique de Narnia, The voyage of the Dawntreader. Il me semble même qu'elle en serait la contraposée positive.
Le Passeur d'aurore est parti vers l'est pour atteindre la fin du monde. Après de multiples aventures, il atteint un endroit où l'eau de l'océan est devenue douce. Elle a des pouvoirs magiques, elle comble la faim, rajeunit les explorateurs, leur permet de contempler le soleil. le navire se déplace sans vent, porté par un fort courant.
L'obsession du blanc, ici valeur positive, et le voile d'eau, rappellent Poe:

"My Lord", said Caspian to Drinian one day, "what do you see ahead?"
"Sire", sais Drinian, "I see whiteness. All along the horizon from nort to south, as far my eyes can reach."
[...]
The whiteness did not get any less mysterious as they approached it.
C.S. Lewis, The voyage of the Dawntrader, dernier chapitre

Les explorateur vont découvrir une mer de lotus.
Plus tard:

There was no need to row, for the current drifted them steadily to the east. None of them slept or ate. All that night and all next day they glided eastward, and when the third day dawned — withe a brightness you or I could not bear even if we had dark glasses on — they saw a wonder ahead. It was as if a wall stood up between them and the sky, a greenish-grey, trembling, shimmering wall. Then up came the sun, and at it first rising they saw through the wall and it turned into wonderful rainbow colours. Then they new that the wall was really a long, tall wave — a wave endlessly fixed in one place as you may often see at the edge of a waterfall.
C.S. Lewis, The voyage of the Dawntrader, dernier chapitre

à comparer avec:

I can liken it to nothing but a limitless cataract, rolling silently into the sea from some immense and far distant rampart in the heaven.
Edgar Allen Poe, The narrative or Arthur Gordon Pym, avant dernier chapitre.

Le Passeur d'aurore n'atteindra pas le voile d'eau, il s'échouera avant.

Le silence de la mémoire, de Nicole Lapierre

Je n'ai pas compris ce que cherchait l'auteur: trouver un prétexte universitaire pour partir à la recherche de ses propres racines (la mère de son père), explorer la faille entre mémoire et histoire, examiner les conditions d'une identité juive aujourd'hui, après la catastrophe (Shoah) et la naissance de l'Etat d'Israël ?

En 1984, Nicole Lapierre entreprend de retrouver les survivants de la communauté juive de Plock éparpillée par le nazisme puis les suites de la seconde guerre mondiale. Elle peint l'effervescence de la jeunesse juive en Europe orientale dans les années vingt et trente, poussée à choisir ou à inventer une nouvelle articulation entre la tradition du Shetl, la modernité économique et l'espoir né de la révolution russe. Ce livre constitue ainsi un arrière-plan parfait au chapitre "Rosa Luxembourg" des Vies politiques d'Hannah Arendt.
La jeunesse juive polonaise n'aura pas le temps d'inventer un nouveau modèle, la guerre détruira toute trace de sa vie antérieure, rendant impossible et l'oubli et la mémoire : se souvenir n'est pas vivre, oublier est trahir.
J'en retire l'impression que Nicole Lapierre nous murmure que tout un mode de vie était condamné à disparaître (très) lentement, absorbé par la modernité et les espoirs politiques, dispersé par l'émigration en occident ou en Palestine, et que l'une des conséquences paradoxales de l'œuvre nazie est que personne désormais n'osera parachever cette disparition : le shetl est dorénavant éternel, car comment s'autoriser à oublier?

Avec l'anéantissement d'une société fut aussi aboli l'espoir de ceux qui la contestaient. Ils voulaient rompre avec une vie juive marquée par la misère et la résignation, mais aussi se défaire de l'emprise de la tradition et du conformisme. De cette vie, plus rien ne demeure et les ruptures anciennes sont devenues d'irrémédiables et coupables abandons, scellés dans le silence. Revendiquer aujourd'hui les révoltes et rejets d'autrefois, c'est dénoncer, condamner les travers d'un univers depuis martyrisé. Rares sont ceux qui l'assument, même lorsqu'ils sont resté fidèles à leur engagement. Cet effondrement a rétroactivement doté du sens mythique de la nostalgie cet univers que l'émigration avait abandonné. Or la nostalgie est l'inverse d'une mémoire fondatrice, en elle, aucun présent, aucun avenir ne saurait se ressourcer, elle n'est que traces des pertes et des ruptures.
Nicole Lapierre, Le silence de la mémoire : à la recherche des Juifs de Plock, p.273

Exil avant la guerre (vers la France, souvent), fuite pendant la guerre (vers l'est, la Sibérie, le Nord de l'URSS ou le Caucase), hommage au peuple russe, pogroms polonais de 1946, tracasseries administratives françaises des années cinquante, livres de mémoire (Yzker biher), arogance des sabras (jeunes Israëliens nés en Israël) dans un pays qui valorise la résistance et les héros et tait la "catastrophe",...

L'épilogue clôt ce récit comme seul le réel ose clore un récit.
Et je songe aux Disparus de Mendelsohn : ce n'est finalement que l'accomplissement fictionnel de la recherche entreprise par Nicole Lapierre, recherche à la fois merveilleuse et éternellement décevante.
Je ne sais comment se termine Les Disparus.

A la kermesse (hier)

Acheté

  • le petit livre rouge de Mao (Ecrits politiques de Mao Tse-Tung (Est-ce bien raisonnable à la kermesse paroissiale?)). Livre mythique de ma jeunesse, j'espère que je trouverai le temps de le lire. La première page est datée de 1928, la dernière de 1949 : cela ressemble fort à un journal de guerre. Les caractère sont si petits qu'il me faudra une loupe.
  • L'Idiot dans l'édition du livre de poche de 1963. J'ai vérifié avec les deux volumes de la collection Folio empruntés à un ami: à trente ans d'écart, c'est la même traduction. Pensée pour Barthes qui voulait qu'une traduction soit revue régulièrement (ce qui me fait dire pour ma part qu'il est sans doute plus facile à un Français de lire Shakespeare en français qu'à un Anglais de le lire en anglais);
  • Lolita dans l'édition du livre de poche de 1959. Je suis contente d'avoir trouvé cette vieille édition (c'est le même fétichisme que celui qui m'a poussée à acheter Autant en emporte le vent dans une édition de 1938, une édition d'avant le film, donc (il faudrait que je la fasse relier, elle part en lambeaux));
  • deux Agatha Christie (dont Pension Vanilos qu'on avait déjà (j'ai cru que notre exemplaire appartenait à ma sœur, d'où l'erreur d'achat)), un Modesty Blaise (cette fois, achat volontaire d'un double, les Modesty Blaise sont difficiles à trouver et plaisants à offrir);
  • Exercices de style en collection blanche (des années 40);
  • L'Alchimiste de Coelho (je sais, je sais... c'est H. qui a insisté, par curiosité. Moi je l'ai déjà lu, à sa sortie (1995?) : un mélange de Saint-Ex et de Tahar Ben Jelloun, de mémoire, un Jonathan le goéland version saharienne);
  • Zadig et autres contes (Eh non, nous n'en avions aucun exemplaire à la maison. Cela a dû rester chez nos parents. Apparemment, H. avait éprouvé un besoin urgent de le lire il y a quelques jours et ne l'avait pas trouvé dans la bibliothèque);
  • La Tulipe noire en vieille édition de la bibliothèque verte (le genre de choses auxquelles je ne résiste pas).

J'ai noté avec surprise un nombre important de Michel Bataille. Je ne les ai pas achetés, sachant que je ne les relirais pas (ou que leur relecture me ferait honte).
Pas acheté non plus les quatorze ou seize tomes des Hommes de bonne volonté en livre de poche: impressionnant dans une bibliothèque, mais beaucoup trop volumineux pour une œuvre que je n'ai aucune intention/envie de lire.

Trilogie maritime, de William Golding

En remontant le fil d'une recherche sur les stéréotypes, j'arrive à ces actes de colloque.

La lecture de l'article d'Odile Gannier, Stéréotypes et roman maritime : gros temps sur la ''Sea Trilogy. To the Ends of the Earth'' (Trilogie maritime) de William Golding, m'a fait rire et donné envie de lire ces livres (il y en a trois: Rites de passage, Coup de semonce et Cuirasse de feu).


Extrait de cet article qui démontre la volonté parodique de Golding. On reconnaît un humour à la Sterne.

Les numéros de chapitres sembleraient des indices fiables, si l’on en croit le début. Or, dans Rites de passage, après le chapitre 5, le héros est souffrant, et le sixième chapitre est repéré par un « x », le septième par un « (12) », pour le huitième « I think it is seventeen. What does it matter. » Le neuvième porte un point d’interrogation, le dixième le numéro 23, puis 27, 30 ; le treizième est nommé (y), le quatorzième « zêta », puis « z » (« Zed, you see, zed, I do not know what the day is »); suit « oméga », 51 (« This is the fifty-first day of our voyage, I think ; and then again perhaps it is not. I have lost interest in the calendar and almost lost it in the voyage too. » Après avoir été « négligent » et « laissé passer quelques jours sans [s]’intéresser au journal » (« I have been remiss and let a few days go by without attention to the journal »), il se trouve au chapitre « alpha », précédant le 60, le 61, le « bêta », « gamma » (« In my case I find there is hardly time to record the events of a day before the next two or three are upon me. ») Le vingt-troisième et le vingt-quatrième, sans chiffres, sont les chapitres « collés » écrits par Colley. Le vingt-cinquième jette l’éponge, mais le vingt-sixième et dernier porte une esperluette.


Odile Gannier cite également Gautier qui a mis en évidence le paradoxe de la fausse immensité du roman maritime: le cadre n'est pas l'océan, mais le navire :

Je ne crois pas qu’il puisse y avoir une littérature proprement dite maritime ; c’est une spécialité beaucoup trop étroite, quoiqu’elle ait, au premier aspect, un faux air de largeur et d’immensité. La mer peut fournir quatre à cinq beaux chapitres dans un roman, ou quelque belle tirade dans un poème; mais c’est tout. Le cadre des événements est misérablement restreint: c’est l’arrivée et le départ, le combat, la tempête, le naufrage ; vous ne pouvez sortir de là. Retournez tant que vous voudrez ces trois ou quatre situations, vous n’arriverez à rien qui ne soit prévu. Un roman résulte plutôt du choc des passions que du choc des éléments. Dans le roman maritime, l’élément écrase l’homme. Qu’est-ce que le plus charmant héros du monde, Lovelace ou Don Juan lui-même sur un bâtiment doublé et chevillé en cuivre, à mille lieues de la terre, entre la double immensité du ciel et de l’eau? L’Elvire de M. de Lamartine aurait mauvaise grâce à poisser ses mains diaphanes au goudron des agrès. La gondole du golfe de Bahia est suffisamment maritime pour une héroïne. Le drame n’est, du reste, praticable qu’avec des passagers. Quel drame voulez-vous qu’on fasse avec des marins, avec un peuple sans femmes! Quand vous les aurez montrés jurant, sacrant, fumant, chiquant, dans l’ivresse et dan le combat, tout sera dit. Un romancier nautique, avec son apparence vagabonde et la liberté d’aller de Brest à Masulipatnam, ou plus loin, est en effet forcé à une unité de lieu beaucoup plus rigoureuse que le poète classique le plus strictement cadenassé. Un vaisseau a cent vingt pieds de long sur trente ou quarante de large, et l’écume a beau filer à droite et à gauche, les silhouettes bleues et lointaines des côtes se dessiner en courant sur le bord de l’horizon, l’endroit où se passe la scène n’en est pas moins toujours le même, et la décoration aussi inamovible que le salon nankin des vaudevilles de M. Scribe : que l’on soit à fond de cale, à la cambuse, à l’entrepont, aux batteries ou sur le tillac, c’est toujours un vaisseau.

Gautier, « Histoire de la marine », La Chronique de Paris, [in Sue, Romans de mort et d’aventures, p. 1338.]

La mort de Britannicus

Certains historiens modernes croient pourtant que Britannicus est bien mort de maladie (ce qui, soyons juste, à bien une chance sur dix ou sur cent d'être vrai), et l'un d'eux a même publié une lettre de son médecin. Quand la Faculté a parlé, il faut s'incliner. Mais ma femme, elle-même médecin, a bien voulu me faire un certificat selon lequel elle aurait refusé le permis d'inhumer Britannicus.

Paul Veyne, Sénèque, p.285

Avant Israël

Hans Jonas est né en 1903 en Allemagne dans une famille juive assimilée. Le passage suivant intervient en 1920-1921.

Tandis que le socialisme exerçait une immense attraction morale autant qu'intellectuelle sur beaucoup de gens de ma génération, Martin Buber me conduisit au sionisme. Toutefois, il ne fut la première cause de mon adhésion à celui-ci. Au début, il y avait l'affermissement de ma conscience juive, dont je viens de parler, à quoi s'ajouta un sens politique aiguisé par les événements de l'époque [la défaite de l'Allemagne en 1918], et troisièmement je fus marqué par la virulence de l'antisémitisme, qui devait prendre un caractère nouveau, haineux et agressif, lié à la chute de l'empire, à la défaite, à l'édification de la république de Weimar et à l'insurrection spartakiste à Berlin, à laquelle des juifs prenaient partout activement part dans les rangs de la gauche radicale. Il ne s'agissait plus de la légère tendance habituelle à caricaturer, humilier, railler les juifs , ou à s'en distancer, mais d'une réelle hostilité active. Je notais que nous ne faisions plus partie du tout, que nous devenions les boucs émissaires de la défaites et des troubles de la révolution, que nous passions pour les auteurs du «coup de poignard dans le dos». Moi-même, je ressentis comme un peu déplacé que Hugo Preuss, juif, ait élaboré la Constitution allemande: «C'est aux Allemands de le faire, nous ne devrions pas nous exposer de compagnie». Bref, il se développait chez moi une conscience nationale juive, selon laquelle nous n'étions pas simplement des citoyens allemands de confession juive, mais un groupe ethnique pouvant certes rivaliser avec tous les autres pour la connaissance de la culture allemande — à ce moment-là déjà, ma connaissance de Goethe et d'autres classiques était supérieure à celle qu'avaient la plupart de mes camarades de classe —, sans pour autant faire réellement partie de l'ensemble. Ce sentiment d'une différence, allié à la fierté et à l'idée que jusqu'alors le mode d'argumentation du mouvement d'émancipation et d'assimilation avait échoué, m'amena donc au sionisme.
Avec mon père, je connus les plus terribles affrontements en raison de ma profession de foi sioniste.
[...]
En dehors de moi appartenaient au groupe quelques individus de mon âge représentant la classe inférieure des juifs. De modestes petits commerçants, souvent aussi des juifs qui à l'origine n'étaient pas venus de l'Est, donc des gens avec lesquels on n'entretenait pas de relations, des gens qui n'étaient pas pleinement fréquentables. Mon père était bien sûr très malheureux que je me déclasse ainsi pour me ranger spontanément, à cause de mes idées sionistes, dans une catégorie sociale inférieure. [...]
Hans Jonas, Souvenirs, Rivages, p.47 et 49

Hans Jonas émigrera en Palestine en 1935.


Victor Klemperer est né en 1881. Il était professeur de romanistique à Dresde avant le début de la seconde guerre mondiale. Les passages suivants sont datés du 23, 24 et 25 juin 1942.

[...] Lu L'Etat juif de Hertzl avec un sentiment de malaise.
Je ne peux plus vraiment croire que le national-socialisme n'est pas foncièrement allemand; c'est une excroissance proprement allemande, un carcinome fait de chair allemande, une variété de cancer, comme il existe une grippe espagnole.
[...]
Etude des écrits sionistes de Herzl. Incroyable parenté avec l'hitlérisme. Sauf que Herzl élude soigneusement la question du sang. La nation est pour lui «un groupe historique dont la cohésion est manifeste et qui a un ennemi commun. (Une bien fade définition).
Les Ecrits sionistes de Herzl. Ce sont les raisonnements, parfois même les mots, c'est le fanatisme d'Hitler. [...] Comme Herzl se dérobe à la question de la race! A quel point il a prévu l'avenir. (Et d'un autre côté, pas prévu du tout, car il tient la suppression de l'émancipation , la rechute européenne dans le Moyen Âge pour impossibles.) Et pourtant, il a tort pour des millions de gens. Moi, je ne suis qu'allemand.
[...] Les Ecrits sionistes de Herzl. J'ai été saisi par la profonde communauté de pensée avec l'hitlérisme. Le même triple accord: outrance de la tradition — outrance de l'antiaméricanisme — outrance de la solidarité avec les pauvres. En outre, les invectives outrées contre les riches, contre les prêtres d'autres chapelles. Le tableau de la magnificence future. Les assurances solennelles de la paix et les menaces.
Victor Klemperer, je veux témoigner jusqu'au bout, p.135, 136, 139 et 140

Victor Klemperer restera en Allemagne de l'Est après la guerre.

L'Aliéniste, de Joaquim Machado de Assis

Offert par T. qui en trouva la référence dans Clément Rosset (ceci pour la petite histoire).

Un homme qui ne parvient pas à faire d'enfants à sa femme décide, pour s'occuper et pour la plus grande gloire de la science, d'étudier et de soigner les fous de la commune. Il les enferme dans son asile aux volets verts suivant une définition de plus en plus large, jusqu'à provoquer la peur et la colère de la population qui se soulève.
Je n'en dirai pas plus. C'est drôle, rapide, avec quelque chose du style de Voltaire (Candide) et de Flaubert (Bouvard et Pécuchet). Il fait partie de ses livres où l'on devine quelques lignes ou pages à l'avance ce qui va se passer («qui nous assure que l'aliéné n'est pas l'aliéniste?» p.103), et où cependant l'on est toujours surpris par la tournure des événements.

Machado de Assis se moque des institutions, de la coquetterie des femmes, de la vanité des hommes, de la sacralisation de la science, des charlatans...

L'un des charmes du livre à mes yeux est l'importance des mots pour les personnages du récit. Les hommes adhèrent ou rejettent une idée pour une belle tournure de phrase ou un mot rare, non pas abrutis par la propagande, mais transportés par la beauté de l'image :

Et il répétait à part lui, séduit: «Bastille de la raison humaine!» (p.103)

Un instant j'ai cru voir dans le récit une parodie de la Révolution française: «Nous ne nous disperserons pas» (p.117) rappelle furieusement le «nous ne sortirons que par la force des baïonnettes» de Mirabeau; mais en fait, c'est bien davantage les procès staliniens que m'évoquent certaines pages, dévorant d'un même pas vainqueurs et vaincus. (C'est tout de même inattendu pour une nouvelle écrite à la fin du XIXe siècle.
Evidemment, ce phénomène de dévoration a également été constaté (ou d'abord été constaté) lors de la Révolution française, mais si je parle ici de procès staliniens, c'est que l'aliéniste réussit à faire enfermer non seulement les adversaires du pouvoir en place, mais également ses partisans, dans un mouvement qui souhaite ne prendre en compte que des critères objectifs en rejetant ceux de l'intérêt personnel.

Prenons garde d'en dire trop. Quelle que soit la tonalité de mon dernier paragraphe, c'est un livre avant tout très amusant.

Aucun chemin, tous les chemins

Celui qui est incapable de se perdre jamais est aussi bien celui qui est à jamais perdu; aux deux, c'est-à-dire au même, il manquera toujours la possibilité de s'engager sur une route. Car une route implique le relief d'une série déterminée sur un fond de paysage indéterminé; or rien de tel n'est possible dans le cas qui nous occupe, celui de l'être à qui tout, toujours, peut devenir chemin. L'homme décrit par Sophocle est à la fois muni de chemins et dépourvu de chemin, à la fois pantoporos (qui a tous les chemins) et aporos (qui est sans chemin). [...]
Cette confusion des chemins est très différente de ce qui se passe dans un labyrinthe. Que l'homme soit privé de chemin ne signifie pas du tout qu'il soit perdu dans un labirynthe, ne sachant pas, pour aboutir, s'il vaut mieux emprunter le chemin de gauche ou le chemin de droite et retrouvant, à chaque carrefour, un problème analogue. Dans le labyrinthe il y a un sens, plus ou moins introuvable et invisible, mais dont l'existence est certaine: sont donnés de multiples itinéraires dont un seul, ou quelques rares, sont les bons, les autres ne menant nulle part. Le labyrinthe n'est donc pas un lieu où se manifeste l'insignifiance; bien plutôt un lieu où le sens se révèle en se recélant, un temple du sens, et un temple pour initiés, car le sens y est à la fois présent et voilé. Le sens y circule de façon secrète et inattendue, à la manière de l'itinéraire improbable et déroutant que doit emprunter l'homme égaré dans le labyrinthe s'il veut trouver une issue. A l'absence de chemins — c'est-à-dire à leur omniprésence — propre à l'insignifiance s'oppose ici la complication des chemins. [...]
Clément Rosset, Le réel, p.15 puis 17

Ces pages me paraissent commenter ma nouvelle préférée de Borges (sans doute du fait de son caractère extrêmement ramassé: très peu de mots pour faire rêver):

Les deux rois et les deux labyrinthes
Les hommes dignes de foi racontent (mais Allah en sait davantage) qu'en les premiers jours du monde, il y eût un roi des îles de Babylonie qui réunit ses architectes et ses mages et qui leur ordonna de construire un labyrinthe si complexe et si subtil que les hommes les plus sages ne s'aventueraient pas à y entrer et que ceux qui y entreraient s'y perdraient. Cet ouvrage était un scandale, car la confusion et l'émerveillement, opérations réservées à Dieu, ne conviennent point aux hommes. Avec le temps, un roi des Arabes vint à la cour et le roi de Babylonie (pour se moquer de la simplicité de son hôte) le fit entrer dans le labyrinthe où il erra, outragé et confondu, jusqu'à la tombée de la nuit. Alors il implora le secours de Dieu et trouva la porte. Ses lèvres ne proférèrent pas une plainte, mais il dit au roi de Babylonie qu'il possédait en Arabie un meilleur labyrinthe et qu'avec la permission de Dieu, il le lui ferait connaître quelque jour. Puis il entra, réunit ses capitaines et ses lieutenants et dévasta le royaume de Babylonie vec tant de bonheur qu'il renversa les forteresses, détruisit les armées et fit prisonnier le roi. Il l'attacha au dos d'un chameau rapide et l'emmena en plein désert. Ils chevauchèrent trois jours avant qu'il dise: «Ô Roi du Temps, Substance et Chiffre du Siècle! En Babylonie, tu as voulu me perdre dans un labyrinthe de bronze aux innombrables escaliers, murs et portes. Maintenant, le Tout-Puissant a voulu que je montre le mien, où il n'y a ni escaliers à gravir, ni portes à forcer, ni murs qui empêchent de passer.»
Il le détacha et l'abandonna au cœur du désert, où il mourut de faim et de soif. La gloire soit à Celui qui ne meurt pas.
Jorge Luis Borges, in L'Aleph, p.171. traduction Roger Caillois

En lisant les lignes de Rosset, je me demandais s'il fallait supposer une infinité de chemins préexistants à l'homme, et s'ouvrant tous devant lui (ou autour de lui), ou s'il fallait considérer que c'était l'homme (un homme), sa présence, qui était à l'origine de l'infinité des chemins: «l'être à qui tout, toujours, peut devenir chemin».
Si devient chemin tout trajet tracé par les pas d'un homme (si la définition d'un chemin est la ligne tracée par l'avancée d'un homme), l'infinité des chemins est potentielle, une seule possibilité se réalise, objectivée par l'acte d'avancer.
Est-ce important, qu'est-ce que cela change de considérer que l'homme trace son propre chemin, unique, parmi l'infinité des trajectoires possibles plutôt qu'il emprunte un chemin parmi tous les chemins possibles? Cela diminue-t-il l'insignifiance et l'indétermination de la destinée humaine?

Paul-Jean Toulet, qui êtes-vous ?

Ce livre présente trois intérêts: des photographies, une analyse de l'œuvre (qui se confond avec des notes biographiques) et des extraits de romans et de poèmes.

De l'homme, je retiendrai, selon Pierre-Olivier Walzer, qu'il était trop cynique et trop lucide pour écrire une grande œuvre: l'ironie de Toulet lui interdisait l'accès à la grande littérature, le cantonnant aux pièces courtes, dans lesquelles il excellait, jouant avec une rare élégance de la grammaire et d'un vocabulaire précieux.

Au détour d'un chapitre, Walzer présente sa conception du romancier:

Mais ces noms, accablants, nous font justement mesurer la distance qui sépare l'œuvre romanesque de Toulet des grandes œuvres romanesques. Toulet avait-il l'étoffe d'un romancier? Monsieur du Paur, Le Mariage de don Quichotte, La Jeune Fille verte semblait en apporter les preuves intrinsèques. Après ce départ plein de promesses, on s'aperçoit pourtant, en considérant les circonstances particulières d'où naîtront ses nouvelles œuvres d'imagination, que Toulet n'a jamais été qu'un romancier d'occasion. Toulet est un styliste. il se donne des thèmes à développer. Ce qu'on goûte chez lui, ce sont les charmes du langage, la fantaisie du primesaut, l'ironie mordante ou amusée, les touts de la syntaxe, le choix des mots, la délicatesse ou l'imprévu des images, en bref: le style. Il est clair qu'il possède le don de narrateur indispensable au genre, mais ce n'est pas là tout le romancier: «ce qui le fait, c'est en grande partie la qualité représentative de ce qu'il nous raconte; ou, ainsi que le dit Edmond Jaloux, la somme plus ou moins complète de ses observations sur les lois de la destinée ou de la nature humaine. Marcel Proust peut raconter n'importe quoi et à force de génie introspectif donner à ce n'importe quoi autant de signification éternelle que Balzac ou Dostoïevski aux gestes d'un Hulot, d'un Raskolnikoff ou d'un Stavroguine. Mais c'est une exception. Et ce qui a ruiné le roman de mœurs, c'est que beaucoup d'écrivains ne sont arrivés à ne voir dans les tableaux de ce genre que ce que tel ou tel milieu avait de pittoresque facile, vite banal et sans lendemain.»
Toulet, dans le domaine du roman, ne dépasse guère cette facilité, qui a certes toute espèce de charmes, mais qui ne mérite pas toute notre attention. Toulet ne croit pas à ses personnages, il ne se confond pas avec eux; ces bonshommes l'amusent, confie-t-il à Madame Bulteau. C'est l'aveu d'un échec.
Pour le vrai romancier il ne s'agit pas de jeu, il s'agit de communion.
«Madame Bovary, c'est moi.»

Pierre-Olivier Walzer, Paul-Jean Toulet, qui êtes-vous ?, p.24

Un raccourci saisissant

A propos de Milestones (Ma'alim fi al-Tariq), de Sayyid Qutb, père du renouveau intégriste, inspirateur d'al-Qaida via les Frères musulmans, qui circula sous le manteau en Egypte avant d'être finalement publié en 1964 puis interdit:

Its ringing apocalyptic tone may be compared with Rousseau's Social Contract and Lenin's What Is to Be Done? — with similar bloody consequences.

Lawrence Wright, The Looming Tower - Al-Qaeda's road to 9/11, Penguin p.29

Conversation sur fond de Rhoda Scott et de Manu Dibango (live)

O. : Donc c'est une planète où il y a un virus qui te transforme en zombie zaft. La seule façon de ne pas être malade, c'est de boire, dès la naissance. Donc tu as le choix entre mourir de cirrhose ou devenir un zombie. Et quand tu es un zombie, tu as envie de viande, et c'est dur parce qu'il n'y a plus de vaches...
C. : Et il y a les métis, des croisements entre les zombies et les vivants. Ce sont des loups-garous, donc évidemment à la pleine lune...
O. : il y a des problèmes. Mais heureusement le héros a une super-Cadillac avec un super-auto-radio qui permet d'écouter Led Zepellin et d'assister à ses concerts à Londres en remontant le temps...
C. : oui, mais quand même, il faut dire que le gros problème du héros, c'est de baiser, il ne pense qu'à ça...
O. : oui, il est complètement obsédé!
Moi, faisant mine d'être choquée : Et tu as prêté ça à C.?
O., dégagé : Ben je me suis dit qu'il n'était pas trop boutonneux.
Moi, mi-pensive : Hum. Tu sais je ne lis plus trop ce genre de truc, je suis passée à la vraie littérature...
O., souriant : Oui, je devrais peut-être essayer la vraie littérature.

etc.

PS : c'était l'anniversaire de Manu Dibango, dans une sorte de Buffalo Grill local le long de la N.19, quelque chose comme l'adaptation française d'un motel américain.

PPS : Pour ceux qui veulent tester le livre, il s'agit de Le Temps du Twist, de Joël Houssin.

L'eau et les nuages

C'est un livre non choisi, à peine un livre offert, plutôt un livre qu'on m'a abandonné parce qu'il ne plaisait pas, un livre recueilli, donc.

Il est mince, presque une plaquette, la couverture est bleue, le titre évoque Bachelard, le sous-titre Roussel: comment je crée des histoires et comment mes histoires me créent.

C'est un livre austère qui commence sous les pêchers en fleurs au bord de la mer, c'est un livre de méditation, une longue conversation avec soi-même. Décide-t-on de sa vie ou est-elle menée par le hasard, le narrateur soutient la première thèse, mais une voix intérieure se moque de lui: sentiments et hasards, voilà ce qui mène la vie, affirme-t-elle.

De cette première conversation sort un premier livre, et c'est alors que le lecteur réalise que tout cela est un récit autobiographique et non une fiction.
Universalité des réactions face à la littérature: les collègues de Shen Congwen prendront ombrage de cette première nouvelle dans lesquels ils se reconnaîtront.
Jugement lapidaire de Shen Congwen: «Voilà qui est étrange! ce sont des gens qui s'accommodent sans se plaindre de leur petite vie mais qui ne supportent pas qu'un artiste la transpose.» (p.21)

Les femmes, toujours appelées "Hasard", comme s'il s'agissait d'un unique prénom, guident l'auteur d'une œuvre à l'autre, en fonction de ce que chacune lui apporte. Puis il s'en détache, menant toujours plus loin la réflexion sur lui-même et son art: exister (matériellement) ou vivre (spirituellement), Shen Congwen choisit en toute conscience la seconde voie.

Parce qu'il décrit les hommes et écrit pour les hommes, il est censuré pendant la guerre (car il ne fait pas de propagande),

J'entrepris de raconter des histoires fondées sur ce sentiment de «connaissance en profondeur»: c'est ainsi que naquit Le Long Fleuve. L'interdiction qui frappa cette œuvre ne fut pas fortuite, car pour décrire la guerre en répondant aux exigences de l'heure, il n'était pas nécessaire de creuser aussi profond.
Shen Congwen, L'eau et les rêves, p.44

puis par la Chine communiste (parce qu'il ne fait pas de propagande).

Que dois-je écrire sur la feuille blanche? Parce que j'ai prarlé de «l'homme», c'est la troisième fois ce mois-ci que je suis épinglé par la commission de censure , preuve que ma réflexion sur les rapports humains et les règles auxquelles obéit mon style ne sont effectivement plus en accord avec l'époque.
Ibid, p.56

Ces pages se terminent sur le silence de la voix moqueuse du début qui abandonne l'écrivain seul face à ses doutes sur l'avenir et ce qu'il convient de faire:

— Que m'importe le plus? Les fleurs de l'abricotier ou les hommes? les gens qui ont joué hier un rôle dans mon existence ou bien toutes ces formes d'existence à venir?
Ma question se perd dans le silence.
Ibid, dernières lignes.

C'est un livre austère qui manie l'abstraction à la recherche de la spiritualité.


A noter: l'excellente postface de la traductrice Isabelle Rabut, à lire en préface lorsqu'on ne connaît pas Shen Congwen (ce qui était mon cas; je regrette donc de n'avoir pas lu d'abord cette postface).

Histoire de l'Irak, par Charles Saint-Prot

Ce livre, publié en 1999, annonce en couverture couvrir 8000 ans d'histoire, de Sumer à Saddam Hussein.

Le pari est tenu d'une histoire à la fois succinte et détaillée, s'efforçant de démontrer la cohérence de l'histoire d'un territoire quel que soient les peuples qui s'y sont succédés. L'introduction explicite clairement cette volonté, et l'on reste sans voix devant le nombre de mythes et légendes venus de cette région: on croyait ne rien connaître de l'Irak, et tous les noms nous sont familiers, de Gilgamesh à Babylone en passant par Haroun-al-Rachid, Soliman le Magnifique ou la reine de Saba.

De tout temps, la situation géographique et la prospérité de la Mésopotamie ont été enviées. Elle a donc constitué l'enjeu de luttes acharnées. L'intensité des événements qui s'y sont déroulés depuis des millénaires est incomparable. Ici ont régné ou sont passés des hommes parmi les plus braves, les plus exaltés, les plus excessifs : Gilgamesh, le héros-fondateur, Sargon l'unificateur, Hammourabi le législateur, Assourbanipal le guerrier, Nabuchodonosor le conquérant, Cyrus le Perse, Alexandre le grand, Trajan le Romain, Julien l'Apostat, Ali et Hussem les martyrs Mansour le victorieux, Haroun al Rachid, Houlagou le barbare, Timour le boiteux, Saladin le libérateur, et de nombreux autres. Ici ont eu lieu des tragédies extraordinaires, des drames inouïs se sont enchevêtrés, le fracas de l'Histoire a été plus assourdissant que partout ailleurs.
[...]
L'incompréhension dont est victime l'Irak provient essentiellement du fait que, en l'espèce, la référence ne peut jamais être contemporaine. Sauf à courir le risque d'atteindre un haut degré d'amphigouri, il convient de toujours se souvenir que les Irakiens constituent un peuple de survivants. C'est une nation d'hommes qui ont dû affronter les plus terribles épreuves, faire face aux déferlements des plus barbares envahisseurs, se battre pied à pied pour ne pas disparaître.[...]
Depuis plus de six mille ans, les Irakiens ont vu se faire et se défaire des empires, brûler et ravager leurs villes et leurs campagnes, subir les occupations les plus rigoureuses. Après chaque destruction, ils ont reconstruit; après chaque reconstruction, ils ont été détruits.
Charles Saint-Prot, L'histoire de l'Irak, p.8-9

Le ton est donné, et c'est sans doute cette trop grande volonté de convaincre, ce phrasé mélodramatique, qui nuit au livre au fur à mesure qu'on approche d'événements contemporains: tant que l'histoire est lointaine, il est possible de la voiler des couleurs du mythe, mais quand les événements nous sont contemporains, quand il s'agit pour le lecteur de souvenirs, il est plus difficile — et plus dangereux en terme de crédibilité — d'omettre tel ou tel fait, comme par exemple l'embargo pétrolier de 1973 (il n'est pas véritablement omis, mais jamais le terme d'embargo n'est employé).

L'histoire se déroule, des débuts de l'écriture à la révélation de Mahomet. L'Islam est présenté comme la réponse simple attendue par une population fatiguée des querelles chrétiennes, des sectaires et des hérétiques:

Mais un bon nombre d'Irakiens, notamment dans les villes, préfère adhérer à l'Islam car, après une longue période de crise politique et morale, cette religion apparaît non seulement comme le fondement d'un nouvel ordre politique, mais encore comme une doctrine apaisante. Après des siècles d'ergotages dogmatiques et de divisions sectaires, elle apporte une réponse qui, selon beaucoup, ne constitue d'ailleurs pas une rupture puisqu'elle s'inscrit dans la continuité du monothéisme.
Ibid, p.50 (Nous sommes en 641).

Cette simplicité ne dure pas, la succession de Mahomet est délicate, la famille se déchire car Mahomet n’a pas laissé de fils.

La succession de Mahomet:
Mahomet, fils d'Amina, est élevé par son grand-père, Abdelmoutaleb. Le fils cadet de celui-ci (donc oncle de Mahomet), Abbas, est l'ancêtre de la dynastie des Abbassides qui règnera plusieurs siècles à Bagdad à partir de 749 (après la fin des Omeyyades).
Mahomet épouse Khadija, fille de son oncle Abou Taleb.
Le fils d’Abou Taleb, Ali, épouse la fille de Mahomet et de Khadija, Fatima.
D’autre part, Mahomet a épousé Aïcha, fille d’Abou Baker, et l’une des filles d’Omar. Ces deux beaux-pères vont revendiquer la succession de leur gendre.
Abou Baker sera le premier successeur (calife) de Mahomet à la mort de celui-ci, puis Omar succèdera à Abou Baker. Omar est assassiné, son successeur, Osman, un calife trop faible, également.
Ali, gendre de Mahomet, pense alors son heure venue. Cependant Aïcha veut le pouvoir et mène « la bataille du chameau », qu’elle perd.
Moawia ibn Sofyan, de la tribu des Béni Omeyya apparenté à l’ancien calife Osman, veut le pouvoir et lève une armée.
Ali, homme pieux, fait des erreurs stratégiques. En particulier, parce qu'il a à cœur d'éviter de faire se battre des musulmans entre eux, il accepte le principe d'un arbitrage entre ses droits et ceux de Moawia, alors qu’il est dit dans le Coran : «Si deux partis de Croyants se combattent, il faut rétablir la paix entre eux. Mais si l’un d’eux est rebelle contre l’autre, il faut le combattre jusqu’à ce qu’il revienne à l’obéissance de Dieu.» Ainsi, en acceptant un arbitrage, Ali laisse à penser qu’il y a un doute sur sa légitimité, alors que ce n’était pas le cas. Un certains nombre des partisans d’Ali, déçus, font sécession. On les appellera les «sortants». Ces kharidjites seront à l’origine de la première secte de l’Islam. Elle subsiste encore en Algérie saharienne, dans l’île de Djerba et dans le sultannat d’Oman. Ali perdra une autre bataille et sera finalement assassiné par un kharidjite.
Hassan, fils d’Ali, renonce à tous ses droits à condition que les siens soient autorisés à résider à Médine. Ses descendants seront les Hachémites (que l'on retrouve en Irak, à la Mecque, en Jordanie) et les Alaouites du royaume marocain. Moawia est le premier calife de la dynastie des Omeyyades qui résidera à Damas jusqu'en 750. Cependant, les partisans d’Ali, les chiites (chi’a Ali), ne désarment pas et reportent leurs espoirs sur le fils cadet d'Ali, frère d’Hassan, Hussein.
Hussein, à l’instar des enfants des premiers califes, Abou Baker et Omar, ne reconnaît pas le calife Moawia. Il sera tué à l’issue d’un siège mémorable qui restera dans les esprits comme la tragédie de Kerbala. Désormais, Hussein passe pour un martyr aux yeux des siens. Ses partisans seront les chiites, qui donneront naissance à d'autres "variantes": les Zéidites (au Yémen), les Ismaëliens, les Druzes et les Nosaïris (ou Alaouites).

Cependant le chiisme n'aurait pas vu le jour si Ali avait poursuivi son règne. En effet, il procède à l'origine d'une simple querelle dynastique et forme essentiellement une faction politique qui se veut la plus légitimiste. Ce n'est qu'après la mort d'Hussein que les partisans des Alides s'éloigneront de la tradition orthodoxe (sunnisme) en adjoignant à la doctrine un certain nombre de croyances dont la principale est la vénération des imams Ali, Hassan, Hussein et leurs neufs descendants directs. Selon les chiites, le douzième et dernier imam, Mohamed el Mounta-zar, ne mourut pas. Dissimulé aux yeux des hommes, cet « imam caché » reviendra un jour comme le messie (Mahdi) et démasquera l'injustice pour ramener l'humanité sur la voie d'Allah.
Ibid, p.58


Quelques siècles se passent, Charles Saint-Prot raconte avec une juste indignation les promesses des Anglais aux Arabes en 1915 et le reniement de leur parole au sortir de la guerre. Le territoire irakien est stratégique pour atteindre l’Inde, il le deviendra plus encore quand on y découvrira de très importants gisements de pétrole. Toute l’histoire de l’Irak au XXe siècle peut se lire comme une lutte pour l’indépendance économique et politique, face aux Anglais d’abord, puis face aux Américains. Les Kurdes à qui l'on avait promis un territoire sont présents en Turquie, en Iran et en Irak. Les Anglo-saxons prendront l'habitude de semer l'agitation parmi ces tribus archaïques chaque fois que le besoin s'en fera sentir.
Pour lutter contre les ingérences et les revendications de l’Occident, le parti baas s’efforcera d'une part d’unir les pays arabes, d’autre part il fera tout ce qui est en son pouvoir pour moderniser l’Irak, et en particulier pour apprendre à extraire et raffiner le pétrole sans l’aide des Anglo-saxons.

En l'espace de quelques années la production et les exportations de brut vont considérablement augmenter, passant de quelques deux millions de barils/jour en 1975 à trois millions et demi en 1980. En même temps, les revenus annuels de l'exportation de pétrole vont passer de 7,5 milliards de dollars à plus de 25 milliards. L'Irak qui dispose également des plus grandes réserves du monde, estimées à plus de deux cents milliards de barils, est devenu une puissance qu'il n'est plus possible de négliger. Cette situation irrite au plus haut point les Anglo-Saxons. Les États-Unis ne pardonneront jamais à Bagdad d'avoir donné l'exemple, puis pris la tête d'une sorte de front des pays arabes exportateurs lors de la création de l'Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole (OPAEP) en 1973, et déjoué ainsi une patiente politique de prise de contrôle du pétrole mondial qui est l'un des axes fondamentaux de leur stratégie hégémonique[1]. Quant aux Britanniques, ils pardonneront encore moins au gouvernement baassiste d'avoir mis fin à plus d'un demi-siècle d'influence en Mésopotamie en ayant par surcroît ouvert les portes de leur pays et du Golfe à la France.
Il ne faut pas chercher plus loin les raisons de la solide inimitié que ces deux puissances vont désormais entretenir contre l'Irak.
Ibid, p.204-205

Malgré toute la méfiance que font naître ces pages qui me paraissent manquer d’objectivité dans leur désir de justifier et défendre les Arabes, les quelques lignes que je viens de citer me paraissent pouvoir encore s’appliquer.

Charles Saint-Prot raconte ensuite la guerre de l'Irack contre l’Iran, puis l’invasion du Koweït. Il trouve toutes les excuses à Saddam Hussein. Selon lui, les Irakiens ont été manipulés ; Bush voulait la guerre.
(Cette thèse a également été défendue par Bob Woodwards en 2001 dans un livre intitulé The commanders.)
Ce qui me gêne, c’est que Charles Saint-Prot affirme beaucoup sans apporter de preuves. S’agit-il de suppositions ou de faits avérés, les preuves étant trop longues à apporter?

Le livre se termine ainsi (en 1999, rappelons-le : la guerre contre l’Irak est la guerre de libération du Koweït)) :

En tout état de cause, le nouvel ordre international que George Bush appelait de ses vœux n'a été qu'une nouvelle tentative de Washington pour dominer le monde. Le chef de la majorité républicaine au Sénat, Newt Gingrish n'en faisait pas mystère lorsqu'il déclarait, au début de l'année 1995, que « les États-Unis doivent mener le monde »[2]. Cette conception conduit tout droit à attiser les ressentiments et les insatisfactions des peuples et à creuser le fossé entre le nord et le sud. Elle procède d'une philosophie largement développée outre-Atlantique, notamment par Samuel Huntington dans un article paru en 1993 dans la revue Foreign affairs. Selon ce professeur de Harvard, le conflit entre les civilisations serait la dernière phase d'évolution des conflits de l'humanité. L'univers serait donc voué à voir s'affronter les cultures et les identités et condamné à un « choc des civilisations ». La guerre contre l'Irak, véritable guerre civilisationnelle[3] a peut être constitué la première étape de ce choc et le prélude à « une grande nuit de l'intelligence »[4], c'est-à-dire la barbarie. Surtout, la preuve est donnée qu'un monde unipolaire, soumis aux caprices et aux intérêts d'une seule puissance impérialiste, n'est ni plus sûr, ni plus tranquille qu'un monde multipolaire. La menace, c'est la destruction de tout ce qui fait la dignité de l'homme, la civilisation. Si l'on veut bien se souvenir, à l'instar du pape Jean-Paul II qui souhaite se rendre, en 1999, sur la terre où est né Abraham, que c'est sur les bords de l'Euphrate et du Tigre, et non à Athènes ou même en Nubie, que se trouvent les premiers vestiges de la civilisation de l'Occident, il serait assez extraordinaire que ce soit en Irak qu'ait été porté le premier coup annonçant la fin de l'Histoire...
Ibid, avant-dernière page

Malgré toutes les réserves que je peux émettre à l’encontre du parti pris de Charles Saint-Prot, je referme ce livre persuadée qu’il a raison : les Etats-Unis ne laisseront jamais une terre aussi riche en pétrole leur échapper. Dans la même logique, ils feront tout pour éviter l’union des pays arabes et leur développement économique et social, car des pays forts pourraient leur résister politiquement et non par les armes, ce qui serait plus redoutable et davantage embarrassant. Or nous savons désormais que le développement et l’élévation du niveau de vie sont les seuls remparts durables contre l’intégrisme.

Notes

[1] Rappelons que les États-Unis produisent eux-mêmes de quoi satisfaire 80 % de leurs besoins pétroliers annuels et que leurs importations de naphte ont surtout pour objet de préserver leurs réserves. Le contrôle des zones pétrolières du reste du monde consiste, pour eux, à imposer une politique des prix et des approvisionnements contre les autres pays industriels (États européens, Japon). Cf. Charles Saint-Prot, La France et le renouveau arabe (Paris, 1980, Copernic) et W. H. Oppenheim, Why oil prices go up in Foreign Policy, hiver 1976-1977.

[2] Article paru dans Le Monde, en mars 1995

[3] Mehdi Elmandjra, La guerre civilisationnelle, Casablanca, 1991, éditions Tourbi.

[4] Jean-Pierre Chevènement, Le noir et le vert, Grasset, 1995.

L'esprit de corps, sexe et mort dans la formation des internes en médecine, d'Emmanuelle Godeau

Du folklore carabin, on croyait tout savoir : anecdotes médicales à l'humour volontiers salace, rumeurs de bizutages obscènes, parfois violents, chansons paillardes, fresques scandaleuses des salles de garde ont façonné l'image de l'apprenti médecin, facétieux et grivois.
[...]
Dans L'esprit de corps, sexe et mort dans la formation des internes en médecine, Emmanuelle Godeau montre que le même esprit de corps se retrouve chez les médecins, les polytechniciens et des énarques mais que l'internat constitue un parcours initiatique unique en Europe et dans le monde. Un parcours unique par sa durée, puisqu'il commence dès les premières dissections, même si elles concernent l'ensemble des étudiants en médecine, se spécifie au moment de l'obtention de l'internat et des quatre années de formation sur le terrain, à l'hôpital, et se poursuit au-delà, puisque anciens internes et internes en titre se retrouvent souvent de façon régulière lors d'événements festifs, « les Revues », au cours desquels sont renouvelés les pratiques coutumières acquises au moment de l'internat. Au moment des premières dissections, où l'intimité avec les macchabées est imposée à l'étudiant, se dessine déjà une première hiérarchisation des acteurs « qui va permettre à chacun de définir l'intensité de son engagement au sein de l'épreuve collective, de celui qui est au centre et en fait trop, paraissant transgresser une règle implicite, par exemple, en " baffant les cadavres, en balançant leurs bras ", voire en " dilacérant au scalpel ", à celle qui demeure en retrait et critique ses camarades, mais n'en participe pas moins à l'expérience en cours ». Certains abandonnent d'ailleurs les études médicales à l'issue de telles expériences. Dérisions, paroles obscènes ou blasphématoires constituent les premiers jalons d'un savoir coutumier sur la mort qui se mettra vraiment en place au moment de l'internat.
[...]
Le « baptême », première cérémonie du calendrier coutumier de l'internat, marque la nouvelle vie de l'interne. Forme de bizutage, rarement citée dans les textes de loi ou dans la presse, qui font plutôt référence au charivari des première ou deuxième années de médecine, l'épreuve est redoutée mais jugée indispensable. Les étapes en sont codifiées : passage devant un jury d'anciens, où le nouveau est souvent sommé d'exhiber son intimité, défilés dans les rues de la ville, missions à réaliser dans l'hôpital, gages où la « thématique sexuelle et obscène » domine le plus souvent, premières chansons à caractère pornographique, premières cuites, premières projections de nourriture sur les fresques murales. [...] Après son baptême, la vie de l'interne est rythmée par le rituel de la salle de garde. Dans ce lieu paradoxal que les internes décrivent eux-mêmes comme sinistre, crade, immonde, triste à crever ou sordide, voire insalubre, sous l'apparent désordre (projection de nourritures, saleté), tout est codifié et réglé par l'économe : place au moment des repas, façon de faire circuler les plats.
[...]
Dans son livre, Emmanuelle Godeau ouvre au public non averti les portes de la salle de garde pour montrer comment le savoir qui se met en place en marge de l'institution est indispensable à la formation du médecin qui est le seul à être confronté « à la transgression répétée de tabous aussi forts et universels que ceux liés à la mort et à la nudité ». Le rituel qui est mis en place inverse terme à terme les grands principes du savoir officiel : hyperérotisation du corps plutôt que désexualisation du rapport au corps ; bruit, vociférations et exhibitions au lieu du calme, du silence et de la décence ; saleté et désordre contre propreté et hygiène ; vocabulaire trivial et obscène plutôt que langage technique spécialisé ; égalitarisme enfin plutôt que respect des hiérarchies.

Notes de lecture du Dr Lydie Archimède, parues dans Le Quotidien du médecin n°824 du 30 octobre 2007

Emmanuelle Godeau, L'esprit de corps, sexe et mort dans la formation des internes en médecine, éditions de la Maison des sciences de l'homme, collection « Ethnologie de la France »

Un blog de veille littéraire, un entretien de Deleuze

Via fabula, découvert ce blog (littéraire, précision pour ceux qui hésitent à cliquer), qui m'a permis de remonter à ce texte de Deleuze sur (ou à propos) des nouveaux philosophes, inaccessible sur le site de multitudes à l'heure où j'écris.

Mon souvenir de Doris Lessing

En septembre 1985, après avoir terminé les épreuves de trois concours dans trois villes différentes, et malgré le désespoir de ma mère (que j'avais prévenu depuis longtemps mais qui ne m'avait pas crue), j'ai pris mon sac à dos et je suis partie, moitié à pied moitié en stop, visiter les châteaux cathares.<br> Pendant une semaine j'ai fait du camping sauvage, je me suis nourrie de raisins, de pommes et de diabolo-menthe.<br><br>

Le dernier jour, sur les routes désertes entre Carcassonne et Peyrepertuse, un jeune automobiliste en cabriolet 304 s'est arrêté. Il avait le sourire d'enfant préconisé (c'était <a href="http://alicedufromage.eu/dotclear/index.php?2006/06/13/30-quelques-regles-quand-on-fait-du-stop" target="blank_" rel="noopener">lui</a>). C'était un garagiste d'Etampes qui passait lui aussi ses vacances à visiter les châteaux cathares.<br> Nous avons donc visité Peyrepertuse ensemble, un peu gênés et sans beaucoup parler.<br> A l'époque, seul un chemin de chèvres montait au château, vingt minutes d'efforts dans les broussailles de la pente abrupte, à se demander quel orgueil avait bien pu pousser des hommes à monter des pierres dans un endroit aussi impossible. Le château était encore sauvage, les pierres cédaient sous les pieds, les bords à pic en étaient à peine protégés.<br><br>

Comme tous les soirs, il fallait trouver un lieu où dormir. J'ai interrogé le vendeur de billets. Il m'a indiqué une cabane au pied de la montagne, cachée par la végétation. C'était la cabane d'un berger monté dans les alpages, je pouvais l'utiliser, elle restait ouverte pendant son absence.<br> J'ai dormi cette nuit-là dans le lit du berger, dans la cabane sans électricité. Une source aurait dû couler sur l'évier, mais la canalisation était rompue, le filet d'eau coulait à l'extérieur, dans l'abreuvoir.<br> Je songeais à Alphonse Daudet, cela doit être l'une des dernières fois que j'ai vu la voie lactée.<br> Il n'y avait qu'un seul livre dans la cabane, j'en ai déchiffré le titre à la lueur des étoiles: <i>Le Carnet d'or</i>, de Doris Lessing.

Le Bernin

Comme prévu je n'ai pas lu le Bonnefoy, mais un autre livre, plus maniable, consacré au Bernin.
C'est une sorte de concentré de biographie entièrement orientée autour de l'œuvre, exaspérant par deux travers: d'une part rien ne trouve grâce aux yeux d'Howard Hibbard si ce n'est Le Bernin (il faut lire son exécution des trois autres statues qui entourent le baldaquin de Saint-Pierre), d'autre part l'auteur veut absolument que l'œuvre du Bernin soit une progression, une succession orientée (vers toujours plus de génie bien sûr), ce qui le pousse à des interprétations parfois artificielles.

Ce livre reste cependant une excellente introduction à l'œuvre du Bernin, il est abondamment illustré, il fournit des dates, des noms et une première bibliographie. J'ai relevé au passage que Colbert semblait avoir la répartie assassine. J'ai désormais envie de lire Chantelou et Vasari. Et Saint-Augustin, mais c'est une autre histoire.

Je retiens que Le Bernin n'opposait pas baroque et classisisme, pour lui il s'agissait d'amener le spectateur à partager une émotion religieuse. Bonnefoy le note aussi d'ailleurs, en remarquant que le classisisme naît davantage d'une réaction à la peinture de Michel-Ange, brutalement dévalorisée, que d'une opposition au baroque.

Plus qu'aucune autre grande œuvre d'art visuel, les créations du Bernin sont l'accomplissement des aspirations religieuses, politiques et humaines de son temps dont elles forment, prises ensemble, un portrait physique et spirituel. Elles ne sont pas simplement autobiographiques (comme l'étaient, en un sens, les œuvres de Donatello et de Michel-Ange) ; elles sont l'autobiographie de l'époque elle-même. La conception du Bernin trancha sur l'ancien art religieux - qui privilégiait les histoires, enluminait les événements et les sentiments chrétiens. Son point de mire était le fidèle. Par empathie, par analogie, il s'agit d'ouvrir l'homme ordinaire à l'expérience du divin - et dans ce registre il reste insurpassé à travers l'histoire de l'art.
Howard Hibbard, Le Bernin, p.225

Finalement, Le Bernin aura trop été de son époque, trop en accord avec son siècle, trop admiré, trop adulé, et c'est de ce manque de décalage que viendrait l'oubli relatif dans lequel il est tombé. Nous rejoignons ici l'analyse du classique selon A. Compagnon, "celui qui n'est jamais d'aucune époque": Le Bernin ne pouvait pas devenir "un" classique si l'on retient cette définition.

Le Chant du peuple juif assassiné

Un petit livre au rayon poésie de ma librairie, un titre étrange, une jolie couverture tremblée de bleuets blancs sur fond gris. Je l'ai feuilleté et acheté.

Wagons vides! Vous étiez pleins à craquer, et vous voici dépeuplés,
Où vous êtes-vous débarrasser de vos Juifs? Que sont-ils devenus?
Ils étaient là dix mille, dénombrés, enregistrés, scellés — et vous voici revenus?
Ô dites-moi, wagons, dites, wagons vides, où vous êtes allés!

Vous revenez de l'autre monde, je sais, il ne doit pas être bien loin,
Hier à peine vous êtes partis d'ici chargés à plein et aujourd'hui, vous revoici!
Pourquoi tant vous presser, wagons? Le temps vous serait-il compté?
Comme moi vous aurez vite vieilli, comme moi serez brisés, usés, tout gris.

Rien que de tout voir, tout regarder, tout entendre — misère!
Comment le supporter, même vous,wagons de fer et de bois!
Ô fer, tu reposais tout au fond de la terre, métal inerte et froid!
Ô bois, tu étais arbre, sortant de terre, poussant haut et fier!

Et maintenant? Vous voici wagons, wagons de marchandise, vous voyez leur sort,
Témoins muets d'une telle cargaison, d'une telle détresse, d'une telle misère!
Vous avez tout vu, bouches muettes et scellées, dites, wagons de bois et de fer,
Où vous menez le peuple juif, où vous l'avez emmené à la mort?

Vous n'êtes pas coupables, on vous charge, on vous scelle, on vous dit: roulez!
On vous envoie à plein, on vous ramène à vide.
Ô vous, wagons qui revenez de l'autre monde, dites un mot, parlez,
Faites tourner vos roues, racontez — et moi je laisse couler ce pleur...

Yitskhok Katzenelson, Le Chant du peuple juif assassiné, fin du chant IV "Déjà de retour, les wagons", traduit du yiddish par Batia Baum

Ce poème est composé de quinze chants de quinze strophes. Il raconte l'entrée des Allemands en Pologne, la fuite des Juifs, leur retour chez eux (autant mourir chez soi), leur rassemblement dans le ghetto de Varsovie, la survie, les râfles, les brimades, la mort.
Il est d'une étonnante précision, en si peu de pages tout y est, Hilberg, Lanzmann et Rudniki. Il possède un rythme de comptine et des élans de psaume, il lie souvenirs familiaux et adresses aux prophètes. Son charme puissant (il reste en tête longtemps après qu'on ait fermé le livre) tient à ce mêlange de spiritualité et de détails les plus triviaux.
J'ai retrouvé dès les premières pages cette angoisse des survivants, présente chez Grossman ou Hans Jonas: où sont les morts?

Comment chanter, quand le monde m'est un désert?
Comment jouer , les mains tordues de désespoir?
Où sont mes morts? Je cherche mes morts, ô Dieu, dans chaque dépotoir,
En chaque tas d'ordures, en chaque tas de cendres — où êtes-vous, mes morts?
Ibid, chant I

Cette strophe dépeint l'état de Yitskhok Katzenelson, au moment où il commença à composer ce poème. Né en 1886, c'était un poète et une personnalité de Lodz où il tenait une école. Lorsque les Allemands envahirent la Pologne, il s'enfuit à Varsovie, y perdit sa femme et ses deux plus jeunes enfants. Il participa activement à la vie culturelle du ghetto. Lors du premier soulèvement du ghetto de Varsovie, la résistance insista pour qu'il accepte de fuir, et il parvint au camp de Vittel. Là, après des tentatives pour écrire sur d'autres sujets, il composa ce chant entre octobre 1943 et janvier 1944, chant de douleur, de souvenirs et d'accusation.
Déporté à Auschwitz, il y fut gazé en avril 1944.

Les Indomptables, figures de l'anorexie

Depuis quelques jours, pour une raison que je saisis mal, Google m'envoie des personnes faisant des recherches sur l'anorexie et Angelina Jolie. Je n'arrive pas à comprendre comment il est possible d'arriver chez moi en tapant ces mots-là, non que je n'ai posté un jour un billet sur cette actrice, mais ce sont des mots si courants que je dois arriver à la cent-cinquantième page des résultats de Google, suffisamment loin en tout cas pour que j'abandonne avant (par curiosité, j'ai essayé).

Pour récompenser ces lecteurs de leur ténacité, je vais donc mettre en ligne quelques extraits d'un livre sur le sujet que j'avais trouvé passionnant.

Ce livre présente quatre femmes qu'il suppose ou démontre avoir été anorexiques : Elizabeth, impératrice d'Autriche, l'Antigone de Sophocle, Simone Weil et sainte Catherine de Sienne.
L'anorexie existe depuis toujours, mode ou pas mode, mannequin ou pas mannequin, elle est liée aux femmes, plus exactement aux jeunes filles qui refusent de devenir femme. Les jeunes filles anorexiques ont été traitées différemment selon les époques, saintes, sorcières ou folles, elles ont toujours effrayé ou fasciné. Elles représentent le refus d'une vie moyenne, de la vie quotidienne, elles représentent le désir d'autre chose. Ce livre consacré à l'étude des anorexiques et aux possibilités de les guérir n'hésite pas à les décrire avec des accents lyriques.
Avant de nous présenter de courtes biographies d'Elizabeth d'Autriche, Antigone, Simone Weil et sainte Catherine de Sienne, les auteurs retracent l'histoire clinique de l'anorexie et de son traitement, la médecine ayant longtemps hésité entre maladie pschychiatrique et maladie physique et maintenant jusque dans les années 80 une logique de traitement par l'isolement tel qu'il avait disparu pour tout autre maladie.

Publier des observations de patientes vivantes, voire en cours d'analyse pose un problème éthique. Certains psychanalystes demandent l'autorisation à leurs analysants en modifiant certains détails biographiques ou ne transcrivent que des fragments exemplaires pour illustrer ou fonder tel thème ou tel point de théorie. D'autres essayent d'inventer une fiction censée représenter les caractéristiques d'un personnage anorexique dans son entourage social et familial. Il y faut un réel talent littéraire... Nous avons donc choisi une autre voie, peut-être aussi périlleuse: raconter l'histoire de quatre personnages légendaires à des degrés divers, dont les titres de gloire n'évoquent en rien l'anorexie. Il s'agit bien sûr de filles, de très jeunes filles. Nous découvrirons, pour certaines, un rapport à la nourriture typiquement anorexique n'ayant jamais été souligné comme tel; pour d'autres, un rapport à la justice, à la mort, au pouvoir, identique à celui que nous retrouvons en clinique. Chacune d'elles, à sa façon, illustre une ou plusieurs de nos hypothèses concernant l'anorexie. Dans un monde régi par le nécessaire, où toute pensée, toute action est au service du besoin, l'anorexique, précisément par son refus de subvenir aux besoins physiologique du corps, manifeste le vide, l'absence d'une catégorie essentielle à l'être humain, celle du désir. Dans un monde où la parole est dénuée de sa valeur signifiante, où l'ordre symbolique est bafoué, l'anorexique dénonce, par son sacrifice, le ravalement de l'humain au rang de l'animal. Vivre est impossible à celle dont la seule tâche est, à son insu, de remplacer un mort, d'être un mort dans le fantasme d'un parent pour qui le travail de deuil n'a pas été possible. Exhibant un symptôme qui n'échappe pas à l'ordre social, l'anorexique nous oblige à poser, avec elle, les questions essentielles: «Qui suis-je? Où est ma place?» Ces questions, elle ne peut les poser que lorsqu'elle a pris conscience de ce que, loin de diriger son symptôme, elle y est, malgré elle, engluée. Militante, elle combat pour une cause, un peuple, Dieu, sans reconnaître comment ou pourquoi cette démarche lui est imposée, de quel retour d'un refoulé dans le discours de ses ascendants elle est la cible et le représentant. Ne plus être la proie de cette répétition, ne plus jouer indéfiniment le même scénario mortifère et mortel, tel serait le véritable enjeu de sa guérison.
Ginette Raimbault et Caroline Eliacheff, Les Indomptables, éd. poches Odile Jacob, "Avant-propos", p.8 et 9


Sissi :

La femme la plus belle d'Europe, la plus puissante aussi, avait une obsession: ne pas dépasser cinquante kilos (elle mesurait 1,72 m).
[...]
Le culte de son corps est l'une de ses activités principales, ce qui n'est pas sans surprendre où la seule activités des femmes grassouillettes de l'aristocratie consiste à fermer et ouvrir leurs ombrelles. Elles s'en trouvaient d'ailleurs fort bien, la mode n'étant pas aux femmes maigres, ni même minces.
Sissi, Impératrice d'Autriche, s'impose des régimes alimentaires draconiens, se contentant d'un seul aliment — qu'il s'agisse d'œufs, de laitages, d'oranges ou de jus de viande—, d'une vie sans confort dans le luxe le plus ostentatoire et une activité physique démesurée qui ne la fatigue jamais.
Ibid, p.73 (début du chapitre)

Antigone :

L'histoire d'Antigone, comme celle de l'anorexique, est celle d'une jeune fille à l'aube d'une vie de femme qui défie l'ordre établi. Ordre politique pour Antigone, ordre médical pour l'anorexique, ordre familial pour les deux. Par leur sacrifice et par leur ascèse toutes deux posent la question de ce sui constitue l'ordre humain.
Ibid, p.111 (début du chapitre)

Simone Weil :

«French professor starves herself to death» titre le Tuesday Express d'Ashford du 3 septembre 1943 pour annoner la mort de Simone Weil, jeune professeur de philosophie née en 1909 dont la vie a été toute entière consacrée à l'action pour les autres et à la pensée de l'Autre. Au-delà de comportements jugés selon les cas comme pathologiques, ou mystiques, sacrificiels — pour une cause, pour un peuple, pour Dieu — le rapprochement de Simone Weil avec Thérèse de Lisieux et Antigone s'impose pour nous à partir de nos hypothèses concernant la démarche des jeunes anorexiques et l'exigence qui la fonde: une faim d'autre chose, d'une inscription dans l'ordre symbolique nécessaire pour différencier la nature animale de la condition humaine.
Ibid, p.155 (début du chapitre)

Catherine de Sienne :

«Afin d'éviter de donner lieu au scandale, elle prenait parfois un peu de salades et d'autres légumes crus ou de fruits et les mâchait puis se détournait pour les rejeter. Et si elle venait à en avaler une moindre parcelle, son estomac ne lui laissait aucun repos avant qu'elle l'eût vomi. Or ces vomissements lui étaient si pénibles que tout son visage enflait. En pareil cas, elle se retirait à l'écart avec une de ses amies et se chatouillait la gorge, soit avec une tige de fenouil, soit avec une plume d'oie, jusqu'à ce qu'elle se fût débarrassée de ce qu'elle venait d'avaler. C'est ce qu'elle appelait faire justice. "Allons faire le procès de cette misérable pécheresse", avait-elle coutume de dire.[1]»
Ibid, p.231 (début du chapitre)

Epilogue :

[...]
Les facteurs socioculturels fournissent l'étiquette — sainte, hystérique, malade, folle — et l'institution qui valorise ou qui s'oppose à de tels agissements — l'Eglise ou le corps médical. Il est intéressant de constater qu'au XXe siècle, Simone Weil est condidérée comme sainte plus que comme malade et l'on discute dans certains milieux catholiques pour savoir si elle est ou non hérétique.
[...]
Obtenir la guérison biologique est possible. Arriver à la délivrance du désir en souffrance chez ce sujet enfermé dans un quiproquo dramatique et obscène reste une entreprise ardue et incertaine. Ibid, dernières pages

Notes

[1] Propos rapportés par Francesco Malavolti après la mort de Catherine de Sienne, cités par Joergensen J., Sainte Catherine de Sienne, Gabriel Beauchesne ed., 1920, p.173

Comme le temps passe

Il faisait beau, je n'étais pas spécialement pressée, j'allais de Beaubourg à la bibliothèque de la place d'Italie, je me suis arrêtée au "Chemin des Philosophes", 1, rue des Feuillantines.
J'évite de venir dans cette librairie, trop de choses me font envie, mais j'aime bien savoir qu'elle existe.
La dernière fois que j'y étais passée, le libraire m'avait fait miroiter un exemplaire original de la thèse de Pierre Hadot en deux volumes. Je venais juste de lui acheter un livre très cher, j'avais donc dû renoncer.
Je revenais avec l'espoir cette fois de pouvoir acquérir l'objet précieux.
Je n'avais pas réalisé que cette dernière fois remontait à dix-huit mois. La thèse était vendue depuis longtemps (et tant mieux, tant mieux).

Je suis repartie avec un exemplaire de la thèse de Clémence Ramnoux, que je vénère. Vocabulaire et structures de pensée archaïque chez Héraclite: je ne lis pas le grec, mais ça m'est bien égal. J'ouvre au hasard:

Les Racines. Depuis combien de temps les histoires vont-elles contant, les doxographies anciennes d'abord, les histoires modernes joyeusement dans leurs foulées, qu'Empédocle aurait inventé la liste définitive des quatre «éléments», comme on dit pour traduire un mot de vocabulaire non empédocléen qui signifie les lettres? Rien que dans les textes existants d'Empédocle, on trouve bien quelque quatorze listes, complètes ou incomplètes, à quatre, à trois, (sans compter les allusions à deux), avec une variété déconcertante de noms (Cf. Frs. 6, 17, 21, 22, 27 37, 38, 62, 71, 73, 96, 98, 109, 111,115). Le chiffre 4 s'impose, et de même la formule: 4+2=6. Sur cette armature le shéma se déforme sans cesse. Qui pis est: les listes ne sont pas superposables. La variété des noms pourraient être mise au compte de la fantaisie poétique, ou de la nécessité de la versification, encore que ce soit une explication courte. La superposition impossible ne sera mise au comtpe d'une imprécision de la doctrine que par des esprits légers et paresseux.
Quand Empédocle se mêle de décrire la respiration sur le modèle d'un jeu avec une horloge à eau, ou l'œil sur le modèle d'une lanterne avec son appareil de protection contre le vent, il le fait avec une précision proprement exemplaire. C'était peut-être un esprit tourmenté de contradictions affectives puissantes, ce n'était sûrement pas un esprit flou. On a d'ailleurs toujours tort de se tirer des difficultés posées par un texte grec, surtout un de bonne époque, en supposant de la confusion. Dans le jeu de la subtilité et de la précision, le moderne se fait régulièrment battre par le grec. Il convient en tout cas d'épuiser toutes les explications possibles, avant que d'admettre de la malfaçon dans la doctrine. Qu'on renonce donc à superposer ce qui n'est pas superposable. Qu'on le lise plutôt dans des clefs, ou à des niveaux différents. Il s'agit toujours des racines, justement dites telles parce qu'elles s'enfoncent dans l'invisible: dans le visible elles s'épanouissent, et portent des noms et des formes divers dans divers domaines et à divers étages.
Clémence Ramnoux, Vocabulaire et structures de pensée archaïque chez Héraclite, p.180, société d'édition «Les Belles Lettres», 1959.

Quel âge avait-elle quand elle a écrit cela?
Le papier est glacé, très lisse, l'impression au plomb, les caractères ont un léger relief sous les doigts, les pages sont soigneusement coupées, gondolées en fin de volume, comme si elles avaient pris l'humidité. D'où vient ce livre, à qui a-t-il appartenu, comment est-il arrivé là? Une succession, un besoin d'argent? J'aimerais savoir.

Mort d'une héroïne rouge, de Qiu Xiaolong

Courte biographie : Qiu est né à Shanghai. Lors de la Révolution culturelle, son père est la cible des révolutionnaires et lui-même est interdit d’école. Il réussit néanmoins à soutenir une thèse sur T.S. Eliot et poursuit ses recherches aux États-Unis. Les événements de Tian’an men le décideront à y rester.

Le livre est paru en 2000 aux Etats-Unis. L'histoire se déroule au printemps 1990, après les événements de la place Tiananmen.

Le début est très lent, didactique, chaque fait expliqué un peu lourdement, sans humour. L'inspecteur Chen, devenu policier par hasard, ou plutôt par le fait de l'organisation politique et sociale chinoise qui dispose de l'existence des individus dans le détail (enfance, études, lieu d'habitation, emploi, logement, etc), est consciencieux, intègre et féru de poésie classique.
Puis le livre trouve son rythme et dégage un indéfinissable charme désuet, peut-être parce qu'au delà —ou en-deça— de la couche de communisme ou de modernisme qui couvre Shanghaï, on découvre une civilisation attachée à des valeurs simples et fondamentales, la cuisine, la famille, la fidélité, l'ordre domestique. La morale confucianiste permet la sérénité. Cela peut faire sourire; confronté à l'arbitraire politique et aux difficultés de la vie quotidienne, c'est émouvant. Il se dégage de tout cela un portrait de Chinois humblement courageux, ignorants que leur humilité est du courage.
Guan, la victime, est une "travailleuse modèle". L'inspecteur Chen imagine ce qu'aurait pu être sa vie si elle n'avait pas désiré la gloire, cette gloire s'obtenant au prix d'une soumission totale à la politique:

Guan aurait pu épouser l'ingénieur Lai, ou un autre. Elle aurait été une ménagère ordinaire qui marchande une poignée de ciboules au marché, qui fait les poches de son mari le matin, qui se bagarre pour caser son réchaud dans la cuisine collective... Mais elle vivrait, comme tout le monde, ni trop bien ni trop mal. La politique avait rendu impossible une telle vie personnelle. Comblée d'honneurs , elle ne pouvait pas se satisfaire d'un homme ordinaire, insuffisant pour son statut et son ambition. Elle ne pouvait pas descendre de la scène pour draguer un homme à un arrêt de bus ou flirter avec un inconnu dans un café. D'autre part, quel homme voudrait vraiment pour épouse un membre du Parti qui fait des discours politiques à la maison — et même au lit?
Qiu Xialong, Mort d'une héroïne rouge, p.411

L'enquête amène l'inspecteur Chen à suspecter le fils d'un haut dignitaire de la ville de Shanghaï, un "ECS", enfant de cadre supérieur. Cette classe crainte et détestée du petit peuple chinois est présentée sous deux angles: elle est insupportable car elle a tous les droits, elle est infréquentable car la fréquenter ne permet plus de distinguer ce que l'on doit à son propre mérite et ce que l'on doit à son soutien.
Mettre en cause un ECS quelques mois après Tienanmen sera sans doute interprété par les vieux communistes comme une remise en cause de leur légitimité, explique le secrétaire du Parti au sein du commissariat. C'est dangereux, l'équilibre du pays est fragile. Que l'ECS soit coupable ou non n'a finalement pas grande importance. De façon générale, ce que font les individus compte peu, c'est ce qu'ils sont, et surtout ce que sont leurs parents, oncles, grandes-tantes, amis, qui est fondamental. (Cependant, cette généralisation est inexacte, ce que fait chacun est largement commenté et chacun vit sous les yeux de tous dans une ville où une famille de trois personnes vit dans une pièce de huit mètres carré avec cuisine commune et poêle à charbon. La rumeur peut ruiner une réputation dans une société très prude.)

Chen subit des pressions politiques pour abandonner l'enquête, il doit choisir entre son métier et sa conscience professionnelle. S'appuyant à tout moment sur des vers anciens (expliqués et remis dans leur contexte à chaque fois. Cela devient de plus en plus plaisant; ce qui au début était un peu ennuyeux finit par être trop rare à la fin, on en voudrait davantage), il fait ses choix, non dans une pureté angélique, mais en décidant d'utiliser toutes les armes à sa disposition.

Cours de philosophie en six heures et quart de Witold Gombrowicz

Résumer un livre qui résume la philosophie en six heures et quart est un défi stupide qu'il m'est, par hasard, assez facile de relever : en effet ce livre est la réponse (une réponse possible) au premier sujet de dissertation de philosophie auquel j'ai eu à me frotter: «Quel rapport la conscience entretient-elle avec ses objets?»

La préface, assez longue, de Francesco M. Cataluccio nous explique que ces cours donnés à sa femme et à son ami Dominique de Roux aidaient Gombrowicz à oublier la souffrance de sa maladie.

Les cours de Gombrowicz articulent le passage d'une pensée à l'autre depuis Kant. Ils étudient le cheminement de la philosophie classique à la philosophie existentialiste à travers une poignée de philosophes. L'ironie et le recul de Gombrowicz sont constants, pour lui la philosophie est un jeu intéressant, poétique, fondamental, mais auquel il ne faut pas "croire", elle ne construit que des systèmes qui passent: «Je suis de l'école de Montaigne et je suis pour une attitude plus modérée: il ne faut pas succomber aux théories, il faut savoir que les systèmes ont une durée de vie très courte et ne pas s'en laisser imposer.» (p.120)


Collage rapide de quelques propositions, si rassemblées déjà que je vois mal comment les résumer:

- A propos de Descartes : «La philosophie commence à s'occuper de la conscience comme chose fondamentale.» (p.46)

- Kant: «Il ne s'agit pas de critique de la raison pure; on veut juger sa propre conscience.» «Le raisonnement de Kant dans la Critique de la raison pure, même exprimé de façon obscure, est: tout ce que nous savons du monde, nous l'exprimons par des jugements.» (p.47)

- Schopenhauer:

Ici s'ouvre la porte d'une nouvelle pensée philosophique: la philosophie cesse d'être une démonstration intellectuelle pour entrer en contact direct avec la vie. (p.67)
Je répète: Kant a démontré que nous ne pouvons jamais pénétrer dans le monde du numen, par exemple il est impossible, avec un raisonnement, de prouver l'existence de Dieu. En ce sens, Kant a dit que notre raison est limitée au monde phénoménologique. Le temps et l'espace ne sont pas hors de nous, c'est le sujet pensant qui les introduit dans le monde, nous ne pouvons donc rien percevoir d'infini, d'universel comme Dieu. [...]
Quand la volonté de vivre se manifeste dans le monde phénoménologique, elle se divise en une innombrable quantité de choses qui se dévorent mutuellement pour vivre. Le loup dévore le chat, le chat la souris, etc. (p.69)

- Hegel:

Hegel découvre cette contradiction dans la base même de l'esprit; par exemple quand nous disons tout, nous devons admettre le singulier. [...]
La philosophie de Hegel est une philosophie du devenir, ce qui est un grand pas en avant, car ce processus du devenir n'apparaît pas dans les philosophies antérieures. Ce n'est pas seulement un mouvement, mais un progrès, puisque ce processus dialectique nous met toujours sur un échelon supérieur jusqu'à l'aboutissement final de la raison, et ce processus chez Hegel est naturellement fondé sur le progrès de la raison, c'est-à-dire de la science. Ce qui le mène à donner la plus grande importance à l'histoire. (p.80)

- Kierkegaard:

L'attaque de Kierkegaard contre Hegel se résume ainsi: Hegel est absolument irréprochable dans sa théorie, mais cette théorie ne vaut rien.
Et pourquoi?
Parce qu'elle est abstraite, tandis que l'existence (c'est la première fois que mot apparaît) est concrète.
[...]
L'existentialisme se veut surtout une philosophie du concret. Mais c'est un rêve; avec la réalité concrète, on ne eput pas faire des raisonnements. Les raisonnements usent toujours des concepts, etc. L'existentialisme est donc une pensée tragique car elle ne peut pas se suffire à elle-même, elle doit être une philosophie concrète et abstraite en même temps. (p.87)

- L'existentialisme, Husserl.

Husserl dit: puisque nous ne pouvons rien dire du numen (chose en soi), nous mettons entre parenthèses le numen; c'est-à-dire que l'unique chose de laquelle on peut parler, ce sont les phénomènes. [...]
Tout a changé de façon démoniaque. Cela change l'univers. Il n'y a rien de plus qu'un centre définitif qui est la conscience et ce qui se passe dans la conscience. [...] Tout se réduit à des phénomènes dans ma conscience. Comment, dans cet état de choses, peut-on faire de la philosophie?
Je vous prie de ne pas oublier que c'est une façon extrêment rudimentaire de vous présenter la phénoménologie.
Il y a encore une loi de la conscience formulée par Husserl, qu'on appelle «l'intentionalité» de la conscience, c'est-à-dire que la conscience consiste à être conscient. Mais pour être conscient, il faut toujours être conscient de quelque chose. Et cela signifie que la conscience ne peut jamais être vide, séparée de l'objet. Cela mène directement à la conception de l'homme de Sartre qui dit que l'homme n'est pas un être en soi comme le sont les objets, mais un être «pour soi», qu'il est conscient de lui-même. Cela mène à une conception de l'homme séparée en deux avec un vide. C'est pour cette raison que le livre de Sartre s'appelle néant.[...]
Mais, avec la méthode phénoménologique, on peut organiser les données de notre conscience concernant notre existence. Et c'est l'unique chose qui nous reste. (p.91-94)

Quel est l'avenir de l'existentialisme? Très grand. Je ne crois pas aux jugements superficiels pour qui l'existentialisme est une mode. L'existentialisme est la conséquence d'un fait fondamental de la rupture intérieure de la conscience qui se manifeste non seulement dans les qualités fondamentales de l'homme mais — fait extrêmement curieux — est évidente par exemple dans la physique où vous avez deux moyens de concevoir la réalité
– corpusculaire
– ondulatoire
Exemple : théories de la lumière.
Or, les deux théories sont justes, comme le démontre l'expérience, mais elles sont contradictoires. [...] Or, selon moi, l'homme est divisé entre le subjectif et l'objectif de façon irrémédiable et pour toute l'éternité. C'est une espèce de plaie que nous avons dont il est impossible de guérir et dont nous sommes de plus en plus conscients. (p.107)

- la liberté chez Sartre
- Heidegger : «L'homme est essentiellement malheureux parce qu'il veut être. Il faudrait ajouter des choses très importantes sur le temps.» (p.122)
- Marx : «La contemplation va au diable.» (p.138)

- Nietzsche :

Nietzsche considère que le pessimisme est une faiblesse, condamné par la vie, et l'optimisme, une chose superficielle (canadienne!)
Que reste-t-il?
Un saut dans les profondeurs: c'est l'optimisme tragique qui reste à l'homme, l'adoration de la vie et de ses lois cruelles malgré toute la faiblesse de l'individu. (p.140)

L'épopée du Normandie-Niémen

Ce livre de mémoires couvre toute une vie, mais douze pages sont consacrées à la période 1945-2006, tandis que le reste du livre raconte la vie de Roland de la Poype durant la seconde guerre mondiale.

Je connaissais déjà l'auteur par les récits de Paul, sa maladresse, sa gentillesse, son incapacité à rester en place, et si j'ai un regret, c'est que Roland de La Poype ait raconté tout cela si tard dans un livre si peu épais : le lecteur est frustré de ne pas avoir davantage de détails et d'anecdotes à se mettre sous la dent. Cependant, cela s'explique parfaitement par la personnalité de l'auteur: ce n'est pas un homme à se retourner sur son passé, toute sa vie il fourmillera d'idées et de projets menés à bien (l'inventeur du berlingot Dop, le plus grand concurrent des emballages Tetra-Pack, le concepteur de la Méhari, le créateur du Marineland d'Antibes). C'est un esprit vif, drôle, entreprenant; écrire ses mémoires n'était sans doute pas "son genre", et je me demande ce qui a pu le convaince: le fait de n'être que deux présents à l'inauguration du mémorial dédié au «Normandie-Niémen» au Bourget le 22 septembre 2006?

Roland de La Poype s'est embarqué dès juin 1940 pour l'Angleterre.
J'ai appris le rigoureux entraînement auxquels la RAF soumettait ses aviateurs, le débarquement raté de Dunkerque, la tentative malheureuse pour rallier les Français de Dakar.
La Poype fera partie des quatorze premier volontaires pour constituer l'unité qui ne s'appelle pas encore Normandie. Le périple pour rejoindre la Russie à partir de l'Angleterre passe par... Lagos, Le Caire, Bagdad.
Tous les récits se caractérisent par un même hommage à la camaraderie et une même tendance spontanée au chahut et aux blagues. Ainsi durant une escale en Afrique :

Malgré la chaleur, la poussière et le manque de confort, chaque étape est l'occasion d'une bonne partie de rigolade. A Ouadi-Alfa je glisse, avec l'aide d'un complice, un crocodile empaillé dans le lit de Marcel Albert. Le lendemain, l'ancien métallo de chez Renault pousse un cri à réveiller tout l'hôtel en découvrant qu'il a passé la nuit avec un reptile à la gueule grande ouverte.

L'épopée du Normandie-Niémen, de Roland de La Poype, p.98

On sent bien qu'il y aurait des dizaines d'anecdotes de la même eau et l'on est un peu frustré de ne pas y avoir droit... Il nous manque un journal. Mais quelqu'un d'aussi remuant et dévorant si pleinement la vie peut-il tenir un journal?

Plus tard, c'est l'arrivée en Russie, la découverte des chameaux de bas et de l'hiver russe. Première sortie en solo, occasion pour le lecteur de se rappeler que la vue était à l'époque le premier instrument du pilote:

Mon premier vol en solo me fait réaliser de façon brutale que nous avons pénétré dans un monde totalement nouveau pour nous. Sous les plans de l'avion, il n'y a pas une route, pas un village ou une voie ferrée pour se guider. Rien que de la neige à perte de vue qui a effacé tous les repères indispensables à la navigation aérienne.
Ibid, p.113

La neige, le froid, la nourriture, la vermine... Je retrouve les Carnets de guerre de Vassili Grossmann. Les aviateurs sont relativement privilégiés, les mécaniciens français ne s'habitueront pas à ces conditions si difficiles et rentreront au pays. Ils seront remplacés par des mécaniciens russes, chacun profondément attaché à "son" pilote. (Un vibrant hommage est rendu à Maurice de Seyne qui mourra aux commandes de son Yak, refusant de sauter et d'abandonner son mécanicien sans parachute. De Seyne est apparemment devenu une légende en Russie.)

Roland de La Poype salue la chaleur et l'amitié dont feront toujours preuve les paysans et les ouvriers russes envers les Frantzouzy.
Et puis la guerre et les morts, les disparitions, l'attente, le froid, les combats...«Non, la guerre n'est pas une chose brillante. Il n'y a que ceux qui ne l'ont pas vécue qui ont envie de la faire.» (p.157) Pas de risques inutiles, «un bon pilote, c'est un pilote vivant».
Heureusement il y a le poker, le groupe des anciens, regroupé dans la première escadrille, est surnommé "la mafia" ou "les gangsters" (et là encore, il manque des détails!)
Je savais déjà par Paul que La Poype était étourdi et maladroit. Quelques anecdotes confirment ce portrait:

Suivant la tradition russe, on nous remet la médaille en main propre au lieu de nous l'épingler sur la poitrine. Troublé par les caméras et les photographes, il me faut quelques secondes pour trouver une poche où glisser la boîte minuscule, sous l'oeil amusé de Pouyade qui connaît ma gaucherie d'adolescent attardé.
[...]
C'est alors qu'un militaire que je ne connais pas s'approche de moi et me dit d'un ton un peu pète-sec:
— Mettez votre étoile de héros. Le Général va arriver.
Moment de panique. J'ai beau retourner toutes mes poches sous les regards amusés de l'assistance, impossible de mettre la main dessus.
— T'as perdu ta bonne étoile, «la Poisse»? me souffle Albert.
[...]
Comme Risso et Albert, je reçois également la Légion d'honneur et la croix de guerre.
— Les bananes, ici, ça pleut comme à Douala! lance Albert à la cantonnade.
— A ce rythme-là, on va pas tarder à rattraper les généraux soviétiques, dis-je en prenant une coupe de champagne.
Ibid, p.201 et suiv.

La guerre se poursuit, les anciens ont droit à une permission à Paris début 1945. Ils s'aperçoivent qu'ils sont devenus étrangers à cette ville qui les déçoit. Résumé de Marcel Albert aux copains lors du retour à l'escadrille:

— Vous perdez pas grand chose. C'est pas joli, joli. Les rancoeurs, les haines, le pays est divisé comme jamais. Des types qu'on met en prison et qu'on fusille alors qu'ils mériteraient tout juste un coup de pied au cul. Et le marché noir... Deux mille balles pour bouffer au resto, alors que les ouvriers restent à trois mille six cent balles. Ecoeurants, je vous dis...
Ibid, p.211

Et puis la fin de la guerre, le retour triomphal au Bourget, et à la fin de ce joyeux chapitre, le rappel, encore, que ce n'était pas un jeu: une vieille dame cherche son fils parmi les aviateurs qui se regardent sans oser parler.
Son fils, c'est le dernier qui soit tombé au combat.

Le courage et les rêves

Jeudi 26 juillet, vers 14 heures.
Je viens de finir Harry Potter and the Deathly Hallows, je vais enfin pouvoir retourner lire les blogs et les journaux, j'avais si peur, après les rumeurs qui couraient avant la sortie du livre (un, ou peut-être deux, héros principaux devaient mourir) de lire par hasard un spoiler que je ne lisais plus rien depuis samedi, évitant le twitt effréné de Maître Eolas.

C'est bizarre de se dire que c'est fini.
La première fois que j'ai entendu parler d'Harry Potter, c'était à la radio en juillet 2000, lors de la parution de Harry Potter and the Goblet of Fire. J'étais un peu vexée de ne jamais en avoir entendu parler alors que le journaliste assurait que c'était un phénomène de société et que la New York Review of Book avait ouvert un classement "enfants" devant la grogne des auteurs et des éditeurs excédés de voir les livres de J.K. Rowling en tête des meilleures ventes depuis deux ans.
Nous étions en 2000, depuis une dizaine d'années je ne lisais pratiquement plus que des livres pour enfants et des romans policiers, un peu de philosophie, aussi.

Le 8 septembre 2000 (la date figure dans le livre), je trouvai chez Tea & tattered pages, une librairie/salon de thé de livres anglais d'occasion rue Mayet très particulière, sans doute un peu magique elle-même puisque chaque fois qu'on veut y manger une bonne raison s'interpose pour que cela ne soit pas possible, un exemplaire de Harry Potter and the Goblet of Fire. Je l'achetai, un peu choquée de trouver à l'intérieur une dédicace à la fille de la libraire: cette petite fille faisait peu de cas des cadeaux reçus. Vendre ses livres était-il une déformation familiale, le livre était-il donc si mauvais?

Je lus ce tome IV. Il me plut immédiatement: ce n'était ni niais ni pompeux, (les deux écueils de la littérature pour enfants), c'était moral sans être moralisateur, et l'idée de génie, me semblait-il, était d'avoir imaginé un univers magique possédant ses propres règles et contrainte: magie ne signifiait pas anarchique liberté, il y avait des cours, des examens, des professeurs, des vacances...
Le héros était parfait: ce n'était ni le plus intelligent ni le plus beau, il était un peu naïf, dans la plupart des situations il ne comprenait pas ce qui se passait ni pourquoi cela lui arrivait, à lui, sa principale caractéristique était le courage, ou plus exactement l'incapacité à céder ou à abandonner.
J'ai acheté et lu, je ne sais plus pourquoi, les livres dans l'ordre anté-chronologique : le III (le meilleur (avec le sept, désormais)), le II puis le I.

En novembre 2001, par pure mauvais tête, je présentais Harry Potter et la coupe de feu à un "dîner littéraire" d'anciens Sciences-Po. Le thème de la soirée était "la rentrée littéraire", et je trouve ce concept si stupide et si snob (que faut-il avoir lu pour être dans l'air du temps?) que cela me plaisait de provoquer quelques moues dégoûtées et quelques airs pincés (c’est mon snobisme personnel: provoquer l’air pincé des bien-pensants et des mieux-lisants).
J'adore l'air surpris et/ou dégoûté des gens lorsqu'ils découvrent que je lis Harry Potter: «Tu lis Harry Potter, toi?» (ou: «Vraiment, vous lisez Harry Potter?») et vlan, je descends de sept ou huit marches dans leur estime. Ce dont ils ne semblent pas se rendre compte, c'est que leur réaction me permet à moi aussi de les cataloguer.

J'ai acheté le tome V le jour de ma première rencontre avec Renaud Camus, lors d'une séance de signature chez Sophie Barrouyer (le 25 juin 2003, cf p.330 de Rannoch Moor), le tome VI est sorti le 16 juillet 2005, je l'avais dès le matin dans ma boîte à lettres et le tome VII, enfin, samedi dernier.
C'est toujours un peu mélancolique, le dernier tome d'une saga. Je ne souhaite qu'une chose, c'est qu'il n'y ait pas de suite, ce serait vraiment dénaturer l'esprit de l'ensemble pour n'en faire plus qu'un objet commercial. (A ceux qui diront que c'est déjà cela, je répondrai que ce l'est devenu ensuite, par récupération, mais cela n'a pas été écrit dans cet esprit. Le dernier tome en est la preuve éclatante, il n'y a pas de baisse dans la tenue du récit).


Il rejoint dans mon panthéon des livres pour enfants les Chroniques de Narnia et Le Seigneur des Anneaux.
J’ai découvert récemment que ces sagas étaient parmi les plus vendues au monde (cf Le Monde du 12 juillet 2007) : 100 millions d’exemplaires vendus pour C.S Lewis et traduction en trente langues, 100 millions également pour J.R.R. Tolkien et traduction en 25 langues, 325 millions pour J.K. Rowling et traduction en 60 langues.

J’ai lu Le lion et la sorcière blanche et Prince Caspian à sept ans, dans la bibliothèque rose. C’était comme d’habitude des livres empruntés à Ivan.
Je me les suis fait offrir au premier Noël passé en France. À dix-huit ans, j’ai découvert qu’il s’agissait en fait d’une série de sept livres, dont deux seulement étaient traduits en français, alors que ces Chroniques étaient même traduits en polonais (le livre trônait en vitrine de la librairie polonaise boulevard Saint-Germain). J’ai passé un été à traduire le premier de la série, Le Neveu du magicien, sur Rédacteur. Je ne l’ai jamais envoyé à un éditeur, qui aurait bien pu s’intéresser à un conte des années 50 dans la années 1990? C'était une traduction pour moi seule, qui dort dans une chemise bleue. Le lampadaire du jardin a été choisi en hommage à Narnia. (Et puis, sait-on jamais?)
Après le succès d’Harry Potter, la série a enfin été traduite au complet. L’article du Monde m’apprend que les Chroniques de Narnia sont meilleure vente de livres de jeunesse en France en 2006 (424900 exemplaires). Chère J.K. Rowlings, elle aura vraiment réussi un tour de magie.


Je ressens dans le dernier tome des Harry Potter une forte influence de Narnia.
Le tome V m’évoque la montée de l’hitlérisme, la résistance anglaise lors de la seconde guerre mondiale, il démonte les mécanismes qui permettent l’instauration d’une dictature : lâcheté du pouvoir en place devant les agitateurs, peur des individus qui craignent les dénonciations, le tome VI est un tome en demi-teintes, plus introspectif que les autres, qui en donnant les clés de l’enfance de Voldemort enseigne la pitié plutôt que la haine. Le tome VII, entre l’errance de la pemière partie, rappelant la marche des Hobbits à travers la Comté, la fuite de la banque évoquant Bilbo le Hobbit, la bataille de la fin et le sacrifice évoquant à la fois Le lion et la sorcière blanche et "La dernière bataille", inscrit définitivement la saga Harry Potter dans la lignée des récits anglais fantastiques pour enfants.
C.S. Lewis et J.R.R. Tolkien étaient profondément catholiques ; cela transpire à la lecture des livres cités ici : la mort d’Aslan dans les Chroniques de Narnia est une sorte de sacrifice christique, la quête dans Le Seigneur des Anneaux est une quête non pas vers la victoire, mais vers le renoncement : il s’agit de se dessaisir d’un objet de pouvoir, le pouvoir et le désir du pouvoir étant toujours ce qui corrompt absolument. Les sacrifices ne sont pas consentis au nom d’une vie meilleure, mais plus simplement pour qu’une vie, la vie, soit possible.
On retrouve ce même mouvement dans le dernier tome des Harry Potter, même si je pense qu’il s’agit davantage de la part de Rowling d’une assimilation profonde des leçons de ces grandes œuvres pour enfants — et sans doute d’un hommage — que d’un quelconque sentiment religieux.

Enfin, osons dire que J.K. Rowling écrit bien. Ses phrases sont claires, les sentiments développés ne sont pas pesants, les situations fourmillent de détails qui rendent le récit extrêmement vivant et vraissemblable (cf. par exemple dans le dernier tome l’accent français de Fleur, ou dans le tome VI les jumeaux qui rendent en plaisantant hommage à leur mère dont ils apprécient enfin le travail depuis qu’ils ont quitté la maison et lavent eux-mêmes leurs chaussettes), d’autant plus que ces détails ne sont pas oubliés et peuvent ressurgir à tout moment (comme la question de Harry à Dumbledore dans le tome I: «Que voyez-vous lans le miroir du Rised?», à laquelle nous n’auront un semblant de réponse qu’ à la fin du tome VII): comme dans tout bon roman classique (et un livre pour enfant doit être formellement classique), tous les questions obtiennent une réponse, rien ne reste pendant.
Ces livres ont tous à peu près la même structure, un événement étrange ou dangereux survient dans les soixante ou cent premières pages, puis se développent des interrogations et une recherche de réponses dans le milieu du récit, plus calme, enfin survient la crise finale, qui donne un certain nombre de réponses d’où naissent d’autres mystères. Le tome IV, central, est également le pivot de la série : il est le premier à faire plus de cinq cents pages et le premier se terminant par une mort, le premier d’une série d’échecs qui iront croissants : mort de Sirius dans le cinquième tome et de Dumbledore dans le sixième. Tous les bruits alarmants ayant précédé la sortie du dernier tome étaient donc structurellement logiques, ce qui était encore plus alarmant…

J'ai relu la dernière phrase du dernier livre avant de le fermer, car la rumeur voulait il y a quelques années que J.K. Rowling l'ait écrite dès le début des aventures de Harry.



Post-scriptum: un très bon article de Béatrice Bomel-Rainelli, très agréable à lire: Utilisation et déconstruction des stéréotypes dans le cycle Harry Potter.

Visages

(Message personnel: l'extrait suivant concerne le séminaire précédent, mais il m'a fallu le temps de retrouver le titre que j'avais en tête.)

— Tiens, dit César en tirant de l'armoire deux flûtes de cristal et un flacon. Tiens, goûte ça. N'aie pas peur : c'est de l'or, c'est de la lumière. Laisse-moi remplir le verre, Salavin. Goûte et avoue que c'est bon. Il paraît que les Arabes, quand on leur montre quelque chose de fameux, poussent un gloussement d'admiration et s'empressent d'ajouter: «Mais Dieu est plus grand!» Un bobard dans le genre de «Machin habille mieux.» Moi, quand bien même je dégusterais le nectar et l'ambroisie, quand bien même je verrais les merveilles célestes, je ne pourrais m'empêcher de penser : «Mais l'amour est plus grand!» Quelle chose surprenante, mon ami! Songe donc. Elle est là, dans tes bras. C'est une femme, une créature comme les autres, quoi! Elle a son petit air sérieux ou gai, ses soucis, ses préjugés, ses idées qui sont peut-être des opinions. Une heure avant, elle te parlait de je ne sais quoi, de son costume tailleur, ou du prix des appartements, ou de la musique nègre, ou même de la troisième internationale. Mais tu l'as prise dans tes bras et voilà que ça change. et voilà que ça vient, voilà que le mystère se produit. Et c'est à l'intérieur de toi et c'est à l'intérieur d'elle. Le curieux est qu'on ne pourrait pas dire où ça éclate. On dirait que ça se passe dans les astres du ciel. Alors, tu vois son visage qui change. Elle se met à gémir avec une voix que tu n'avais jamais entendue, jamais soupçonnée. Elle dit des choses qui semblent sortit d'un autre monde. Et, soudainement, tu la sens qui tombe, même si tu la tiens très fort dans tes bras. Elle t'échappe. Elle t'oublie, elle s'en va...
Devrigny but, coup sur coup, deux verres de la liqueur dorée.
— Reprends, dit-i, reprends encore une fois, Salavin. Si j'aime les femmes! Tu me demandes si j'aime les femmes! Attends que je te dise, attends que je t'explique bien. Ce que j'aime, c'est leur joie, voilà. J'en ai possédé des quantités, et toujours par curiosité extrême de la figure qu'elles font quand la grande bourrasque les emporte. Rien qu'à cause de ça, je veux de la lumière, je veux une lampe: je ne suis pas comme ceux qui se cachent dans les ténèbres. Voilà! Oui, voilà comme je suis. Souvent, je me tiens auprès d'une femmes qu'on vient de me présenter et je lui parle respectueusement; mais je songe, dans le fond de mon cœur: «Comment est-elle, dans le plaisir? Est-ce qu'elle ouvre la bouche? Est-ce qu'elle avale sa salive? Est-ce qu'elle fait ha! ha!» Et quelquefois, je pense qu'elle ne sait pas ce que c'est, et je voudrais la consoler. Non, non, je sais que tu n'es pas homme à te moquer de tout. Les vieilles filles! Et bien oui, je les aime. Je voudrais les aimer toutes, je voudrais, si tout le monde n'était pas aussi bête, pouvoir leur offrir à toutes l'amour, de l'amour, de l'amour au moins une fois. Qu'elles sachent ce que c'est, bon Dieu! Il y en a même, je t'assure, qui ont l'air fini, hors de question. Dis-leur seulement quelque chose de doux et de chaud et tu les vois reprendre de la couleur et de l'élan, tu vois leur œil qui se met à reluire et leur poitrine qui se soulève comme s'il y avait du téton là-dessous.
Devrigny s'accouda largement sur la table et, les doigts enfoncés dans sa tignasse rouquine, se mit à rêver.
— Paraît, mon ami, qu'il y en a qui s'amusent entre homme. Est-ce seulement sérieux, je te le demande? Quelle misère! Mais moi, moi, quand je fais l'amour, c'est la moitié de la terre qui couche avec l'autre moitié. Tu ne dis rien? Peut-être que je t'étonne. Peut-être que je te dégoûte. Que veux-tu? Voilà comment je suis fait, mon ami. Toutes les femmes! Et j'en ai eu qui étaient presque des fillettes, et d'autres presque des vieilles femmes et qui étaient encore belles à prendre, je t'assure. Et toutes celles que je n'aies pas eues, je les ai imaginées dans l'amour, même celles des autres temps... Même...
César baissa la voix, ferma l'œil, sourit étrangement et dit tout bas:
— Tiens, même la tsarine, oui, la tsarine de quand on était gosse... Sur une image du Petit Parisien. Oh! je ne leur faisais pas de mal. Je ne pense qu'à leur plaisir. Il n'y a peut-être que ça qui m'intéresse. C'est leur plaisir qui est mon plaisir. Je les mignotais, je les caressais, je leur disais des folies et, tout à coup, pan! pan! l'amour!
César s'était levé d'une brusque détente. Il se frottait les yeux comme s'il venait de s'éveiller.
— Tu me regardes, fit-il. Bien sûr, je ne te parle pas de ces choses-là, à toi, comme j'en parlerais, si jamais ça m'arrivait, à ce parpaillot d'Aufrère. Tu sais qu'il est protestant?
Salavin fit, de la tête, un signe affirmatif, et:
— N'était-il pas convenu que nous parlerions de tout, sauf de lui?
César s'appliqua sur les cuisses deux ou trois claques vigoureuses.
— Tu as raison, mon ami. Nous l'avions même bien oublié. Sortons, veux-tu? Il est près de deux heures du matin. Je vais aller te mettre à ta porte.
Quand ils furent dans la rue, Devrigny prit amicalement le bras de Salavin et marcha longtemps sans rien dire. Puis, d'un air préoccupé:
— Oui, c'est la chose la plus belle du monde, et la plus étrange. Et le pis est qu'on n'y comprend rien. Qu'est-ce que c'est que ça? Qu'est-ce que ça veut dire? Au fond, tu ne sais pas très bien ce que tu sens, mais tu ne sais pas du tout ce qu'elles sentent, elles, de leur côté. Ah! Je leur ai bien souvent demandé de m'expliquer, de me crier quelque chose , au moment que ça passe. Bast! Il y en a que ça fait rire. Il y en a que ça met en colère. Il y en a même que ça intimide et qui n'osent plus se laisser aller. Tant pis! On ne saura rien.
Il fit encore quelques pas, et détendant ses sourcils, se prit à rire:
— Ça m'est égal, de ne rien savoir. Le sûr, c'est que si je ne devais plus faire l'amour, j'aimerais mieux tout...
— Quoi, tout? dit Salavin en haussant les épaules. Quand vous ne pourrez plus aimer, vous serez, mettons, officier de la Légion d'honneur, conseiller général, président de la Ligue des droits de l'homme, que sais-je? et vous vous consolerez avec autre chose.
— Je ne me consolerai pas, cria César en frappant du pied. J'aimerais mieux n'importe quoi!
— Même mourir?
Degrigny secoua furieusement la tête.
— Même mourir.
Les deux hommes atteignaient à ce moment la rue du Pot-de-Fer, sonore comme un caveau.
— Vous avez raison, Devrigny, dit Salavin en serrant la main du rouquin. Vous avez raison, cette Polonaise est une femme étonnante.

Georges Duhamel, Le club des Lyonnais, (1929), fin du chapitre VII

Actualité et fiction II

Quelques jours auparavant, j'avais également relevé ce genre de coïncidence entre la fiction et la réalité.

Des collégiens lyonnais inventent la rixe spectacle
Un élève de 15 ans a été sérieusement blessé lors d'une bagarre organisée à la manière d'une rencontre payante.
[...] L'affrontement entre un élève de troisième et un autre de quatrième aurait pour origine un différend verbal survenu quelques jours auparavant au collège. On parle d'une banale histoire de tee-shirt porté par la victime. Rendez-vous a été pris, en tout cas, pour une explication musclée après la classe. La rumeur se répand alors comme une traînée de poudre dans le collège et jusque dans les établissements voisins. Selon la plainte déposée par la victime, un élève renvoyé deux ans plus tôt aurait même joué les organisateurs, faisant payer pour assister au «spectacle».
Deux jours plus tard, le jeudi 19 avril, une quarantaine de garçons et de filles élèves du collège Vendôme, mais également inscrits dans d'autres établissements, se retrouvent finalement dans la cour d'immeuble où le garçon menacé reçoit la correction promise. Certains filment même la scène avec leur téléphone portable. Le collégien de troisième, âgé de 15 ans, reçoit des coups de poing au visage qui lui fracturent la mâchoire. Toujours hospitalisé, il lui a été prescrit une immobilisation de quarante-cinq jours.

Frédéric Poignard, in Le Figaro du 2 mai 07


Une variante de cette scène est décrite dans La guerre des chocolats, de Robert Cormier. Cormier est un excellent auteur de l'Ecole des loisirs, et autant les Bébés de farine sont vraiment un livre pour enfants, autant tout le monde peut être intéressé par La guerre des chocolats, ne serait-ce que pour savoir ce qu'il est prévu de faire lire aux adolescents. Ce livre me rappelle par bien des aspects Sa majesté des mouches, de Golding, à cela près qu'il se déroule dans un contexte scolaire, et que la lâcheté, voire la cruauté et la bêtise, des adultes ont largement leur part de responsabilité dans l'enfer que devient progressivement le lycée.

Archie dirige une bande de mauvais garçons qui font la pluie et le beau temps à Trinity College. Ce qui fait la force d'Archie, c'est son imagination démoniaque et son intuitive connaissance des motivations des gens. Il organise un combat entre Janza, la brute de l'école, et Renault, un élève qui a résisté à Archie en refusant de vendre des chocolats pour la fête de l'école.

Les billets de tombola se vendaient comme des photos pornos.
[...]
Ces billets de loterie.
Oh! la! la! Terrible!
Archie n'en avait pas encore vu un de rempli et il arrêta l'un des vendeurs recrutés par Brian Cochran.
«Voyons!» dit Archie, en tendant la main.
Le gars fut rapide à s'exécuter et Archie fut content de sa soumission. Je suis Archie. Mon désir est un ordre.
Au milieu des spectateurs agités et bruyants, Archie regarda le papier. Dessus étaient écrits les mots suivants:
Janza
Un direct du droit dans la mâchoire
Jimmy Demers
Voilà la beauté de cette loterie, simple, étonnante, le genre de tour inattendu qui faisait la renommée d'Archie Costello car on était toujours sûr qu'Archie pouvait se surpasser. D'un seul coup, Archie avait forcé Renault à se montrer, à s'impliquer dans la vente des chocolats et l'avait mis aussi à la merci de l'école et des élèves. Les combattants sur l'estrade n'auraient aucune volonté propre. Il faudrait qu'ils se battent comme les spectateurs l'exigeaient. Tous ceux qui avaient acheté un billet — et qui aurait refusé? — avaient l'occasion d'être impliqués dans ce combat, et d'observer deux types se battre à une distance suffisante, sans danger de recevoir des coups. La difficulté avait été d'amener Renault ici, ce soir. Une fois sur l'estrade, Archie savait qu'il ne pouvait pas refuser de continuer, même en entendant parler des billets. Et c'est ainsi que ça s'était déroulé. Magnifique.
Carter s'approcha. «Ils se vendent pour de bon, Archie,», dit-il. Carter appréciait l'idée du combat. Il adorait la boxe. Il avait d'ailleurs acheté deux billets et s'était bien amusé à chercher quels coups demander. Il s'était finalement décidé pour un crochet du droit dans la mâchoire et un uppercut. Au dernier moment, il avait failli assigner les coups à Renault — pour donner une chance au gars. Mais Obie était près de lui, Obie qui met toujours son nez dans les affaires des autres. Alors Carter avait inscrit le nom de Janza. Janza la bête, toujours prête à sauter si Archie lui disait de sauter.

Robert Cormier, La guerre des chocolats, p.194 et suiv.


Cormier est également l'auteur d'un excellent livre de science-fiction, L'éclipse, l'histoire d'un jeune garçon qui découvre qu'il peut devenir invisible.

Le pirate des Caraïbes

Un rayon de lune tombant sur lui d'entre les nuages, comme le jet de lumière d'une lanterne sourde, le détachait en clair du fond sombre des sapins, et eût permis, s'il se fût trouvé là quelque spectateur, d'examiner sa physionomie et son costume d'une truculence caractéristique. Sa face basanée et cuivrée comme d'un sauvage caraïbe faisait briller par le contraste ses yeux d'oiseau de proie et ses dents d'une extrême blancheur, dont les canines très pointues ressemblaient à des crocs de jeune loup. Un mouchoir ceignait son front comme le bandeau d'une blessure, et comprimait les touffes d'une chevelure drue, bouclée et rebelle, hérissée en huppe au sommet de la tête; un gilet de velours bleu, décoloré par un long usage et agrémenté de boutons faits de piécettes soudées à une tige de métal, enveloppait son buste: des grègues de toile flottaient sur ses cuisses, et des alpargatas faisaient s'entrecroiser leurs bandelettes autour de ses jambes aussi fermes et sèches que des jambes de cerf. Ce costume était complété par une large ceinture de laine rouge montant des hanches aux aisselles, et entourant plusieurs fois le corps. Au milieu de l'estomac, une bosse indiquait le garde-manger et le trésor du malandrin; et, s'il se fût retourné, on eût pu voir dans son dos, dépassant les deux bords de la ceinture, une immense navaja de Valence, une de ces navajas allongées en poisson, dont la lame se fixe en tournant un cercle de cuivre, et porte sur son acier autant de stries rouges que le brave dont elle est l'arme a commis de meurtres. Nous ne savons combien la navaja d'Agostin comptait de cannelures écarlates, mais à la mine du drôle il était permis, sans manquer à la charité, de les supposer nombreuses.

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, chapitre IV

Six mois

Thomas Bidegain, scénariste dans le civil - la lutte contre le tabagisme est une guerre - a arrêté de fumer en 2005 et tenu le journal de son combat et de sa victoire, dont il n'est pas convaincu qu'elle en soit une. Des phrases courtes, incisives, où l'autodérision voisine avec la critique d'une société qui impose ses normes. Et beaucoup d'illustrations : fumeurs de cinéma, publicités pour des cigarettes et affiches de prévention, alternativement.

«Pourquoi arrêter de faire quelque chose que je fais si bien?», se demande l'auteur à treize jours du début de son sevrage. Et de décrire le geste des doigts, l'expulsion de la fumée en volutes rêveuses, l'arrachage du filtre «d'un coup de dents viril». «Et qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire à la place?», s'interroge-t-il. La référence de notre fumeur, c'est Clint Eastwood dans les westerns de Sergio Leone. «Le sevrage est une expérience solitaire, silencieuse (...) On prend la décision de souffrir. Et on souffre. Si on s'y tient, on finit même par avoir le sentiment de se rapprocher de Clint Eastwood.» Mais d'ajouter, on est à J-8 : «Sauf que Clint Eastwood, la pression de la société, l'addiction à la nicotine, la peur du cancer, l'haleine lourde, la loi Evin, le prix du paquet, il s'en fout. Il fume des cigarillos. (...) L'arrêt du tabac est donc une décision à la Clint Eastwood, mais que Clint Eastwood ne prendrait jamais.»

Même si on n'est pas un fumeur repenti, on peut compatir aux angoisses et aux hésitations de l'Eastwood français, en tout cas en sourire. Il se demande combien des défis qu'il s'est lancés il a pu tenir (aucun). Il relativise les sept ans de vie théoriquement gagnés : sept ans de la fin de la vie, «de quand on a mal partout et qu'on n'entend plus très bien, de quand on ne fait plus l'amour et qu'on perd la mémoire») (J-3). Il est impressionné par les tabacologues, dont «l'épée du savoir tranche le doute»: «Ils disent: "Vous allez souffrir." On souffre. "Mâchez du chewing-gum." On mâche. "Vous allez prendre du poids." On grossit. Ce sont des scénaristes de film d'horreur.» (J-3) Il décide de ne pas parler aux autres de sa décision d'arrêter (J-1). Il imagine faire fortune en créant dans les restaurants une troisième zone, pour les ex-fumeurs, «avec des menus minceur, des gants de boxe et des couteaux à bouts ronds» (J+2). Il essaye de se concentrer pour écrire mais n'y arrive pas (J+5). Il change d'avis et essaie de partager sa douleur avec tout le monde, mais «l'enfer, c'est pas tellement les autres, c'est surtout toutes les conneries qu'ils peuvent dire» (J+5). Il n'essaie plus de faire autre chose car «arrêter de fumer est un travail à plein-temps» (J+6). Il s'aperçoit que tout le monde est en train d'arrêter de fumer et cela le frustre: «Si tout le monde y arrive, ça devient quoi, mon exploit?» (J+18). Il est victime de la déprime du quatrième mois (J+4 mois)... Enfin, la victoire (J+des tonnes). L'histoire s'achève. Sur l'affiche représentant Clint Eastwood, on a effacé le cigarillo. «Fumer tue, le reste, on s'en charge», conclut le vainqueur, qui n'est pas sûr d'être jamais un non-fumeur heureux.

Renée Carton, in Le Quotidien du médecin, le 23/04/2007

Arrêter de fumer tue, Thomas Bidegain, éditions de La Martinière


J'ai arrêté il y a six mois jour pour jour. Ça va. Je rêve juste de croiser un ami fumeur à qui je puisse emprunter une clope, mais il y en a de moins en moins.

Réflexions post-marxistes

— Un jour, j'ai rappelé à Heidegger qu'il m'avait semblé avoir un peu hésité pour décider si ce n'était pas plutôt Schelling que Hegel qui serait, en un sens, le véritable achèvement de l'idéalisme allemand. Il m'avait répondu : oui, mais dans tous les cas, le destin de Schelling sera d'être éclipsé par Hegel, et cela durera so lang des Marxismus herrscht, aussi longtemps que durera le marxisme. Hegel sera porté au premier plan et fera ombre à Schelling aussi longtemps que le marxisme règnera.

Jean Beaufret in À la rencontre de Heidegger de Frédéric de Towarnicki, p.232


J'ai beaucoup de mal à comprendre que dix-sept ans après la chute du mur de Berlin, la gauche puisse encore se déclarer "socialiste", dans une vague référence à Marx, il me faut bien le supposer.

La Soif

J’ai acheté ce livre parce que son titre évoquait La faim, de Knut Hamsum, ce livre tant aimé d’Etty Hillesum et d’Evguenia Guinzburg — et je suis si sûre de l’aimer et d’être désespérée par lui que je ne sais si j’aurai un jour le courage de le lire — mais si, sans doute.
J’ai acheté ce livre parce qu’il était petit, russe, qu’il parlait de soldats et de Tchétchénie ; j’ai pensé à Anna Politkovskaïa, fasse qu’il y ait un lieu où sont recueillies nos pensées pour les morts.
J’ai feuilleté ce livre et pensé à M. — « Je n’avais pas réussi à caser toute la vodka dans le frigo », première phrase, — M. qui affirme que la vodka est le seul alcool qui ne lui fasse pas mal à la tête, moi je trouve que ça brûle, il faudrait peut-être insister — ou peut-être pas.

Le texte raconte la réconciliation de Constantin avec son visage, ou son absense de visage, fondu sous une grenade tchétchène. Il raconte les retrouvailles ratées avec un père coureur de jupons, réussies avec une jolie belle-mère, un demi-frère et une demi-sœur. Constantin a un don pour le dessin, Goya et Le Greco, cite le texte. La narration raconte la vie de Constantin en mélangeant la chronologie. C'est une écriture claire, sobre, sans défaitisme, plus tendre que dure (le sujet est dur, l'écriture est tendre).

Un instant plus tard il m'arracha la feuille des mains, se releva d'un bond et courut vers sa sœur.
— Regarde, Natacha ! Regarde ce qu'il a dessiné !
Elle se leva de la table, s'approcha de moi et se laissa aussi glisser sur le sol.
— Et Barbie, tu peux la dessiner ?
— Moi, je veux un Pokémon ! s'écria Slava. Dessine un Pokémon !
Je haussai les épaules.
— Je ne sais pas ce que c'est, un Pokémon.
— Dessine Barbie, redemanda Natacha.
Ensuite ils demandèrent la Reine des Neiges. Puis un hérisson. Puis Britney Spears et les tortues Ninja. Quand la feuille fut toute remplie, Slava courut dans la chambre de Marina. Lorsqu'il revint, il s'immobilisa un instant sur le pas de la porte, puis accourut vers moi, me tendit tout un paquet de feuilles et une vidéocassette, se dressa sur la pointe des pieds et dit dans un souffle :
— Je veux les Pokémon. Tous !
On a regardé le dessin animé, et je dessinais en même temps. Natacha et son frère n'arrêtaient pas de courir à la cuisine et d'en rapporter des chips, du Coca-Cola, des bonbons, du fromage. Deux heures plus tard, le sol était jonché de feuilles et de nourriture. Quand le dessin animé s'est terminé, j'ai dessiné ce qui me passait par la tête. Les enfants regardaient ce que je faisais et essayaient de deviner. Slava devinait presque toujours le premier.
— Un hippopotame ! criait-il, et Natacha, toute dépitée, soupirait. Une autruche ! Un œuf ! Un sous-marin !
Pour que Natacha ne soit pas trop vexée, je me suis mis à dessiner ce qu'aiment les filles.
— Ça, ça doit être un caniche. Et ça, un chat siamois. Et là, une institutrice, parce qu'elle a une règle à la main. Et elle, je crois que c'est une hôtesse de l'air. Mais celle-là, je ne sais pas qui c'est. Elle a un drôle de chapeau.
— C'est qui ? a demandé Slava, quand j'ai fini mon dessin. On donne notre langue au chat. Dis-le-nous, parce que, de toute façon, on trouvera pas.
— C'est une infirmière de salle d'opération. Elle s'appelle Anna Nicolaïevna.
— Qu'est-ce que c'est, une infirmière de salle d'opération ? a demandé Slava, mais, au même moment, on a entendu le bruit de la clé dans la serrure, et Marina est apparue sur le seuil.
Stupéfaite, elle a promené son regard sur la pièce jonchée de feuilles blanches et de restes de nourriture, sur nous, assis par terre et qui la regardions d'en bas, et après un silence elle a fini par dire :
— Mon déjeuner est fichu. Il y en a quand même un qui a fait ses devoirs ?
Andreï Guelassimov, La soif, p.66, coll. Babel

Et cela me fait rire, des Pokémon et des Barbie dans un texte russe, est-ce que le traducteur a exagéré ? D’un autre côté il y a bien Winnie l’Ourson[1] sur les cartables irakiens et je me souviens d’un reportage radiophonique, de tchétchènes qui vivaient dans un wagon désaffecté et regardaient «Santa Barbara » .
Pourquoi pas ?

C’est à ce moment-là que je me suis mise à pleurer. Bien sûr j’avais déjà beaucoup trop bu. Je vais au Café Beaubourg uniquement pour leurs cocktails. Avant je prenais un White Lady, verre triangulaire, liquide transparent comme de l’eau, légèrement visqueux contre les parois. Mais ils ont changé la formule, le liquide transparent s’est chargé de pulpe de citron, un jour j’ai renvoyé deux fois le verre en cuisine puis je l’ai bu, de guerre lasse. Depuis c’est devenu un Pink Lady et je bois des Singapore Sling, eux aussi à base de gin.

J’ai commandé mon plat habituel et deux Singapore Sling. Le serveur m'a regardée:
— Je vous les apporte ensemble?
— Comme vous voulez. De toute façon je les boirai l'un après l'autre, ai-je ajouté en riant.
Il m'a apporté un premier verre en me disant:
— Lorsque vous aurez besoin du deuxième, faites-moi signe.
"Besoin". J'ai savouré le mot. Effectivement, lorsque j'ai eu "besoin" du second verre, le serveur a été là immédiatement, alors qu'il faut souvent longtemps pour attirer leur attention.

La jalousie — un sale truc qu'on n'arrive pas à vaincre. Jamais. Et quels que soient les efforts que l'on fait. Il y a des gens solides qui peuvent surmonter tout ce que vous voulez: ennemis, amis, solitude. Mais la jalousie, c'est une autre histoire. A moins tout simplement de s'arracher le cœur de la poitrine. Parce que c'est là qu'elle vit. Sinon chacun de vos mouvements s'exercera contre vous-même. C'est comme si on se noyait dans un marais. Plus on cherche à se dégager et plus vite on s'enfonce dans le bourbier.
Ibid, p.80

Pensé à Journal de Travers, bien sûr, que j'aime de plus en plus. L'aimerais-je autant sans L'Inauguration de la salle des Vents? Sans doute pas. Jalousie dévorante, pathologique, inexplicable.
Je suis rentrée à pied, Beaubourg, les Halles, les jardins du Palais Royal, rue Danièle Casanova, passé devant Brentanos en travaux pour ne plus être Brentanos, je lis en marchant, il fait un peu froid, j'ai un peu froid, La Madeleine, j'essaie de voir l'heure sur les montres des clients aux terrasses des cafés.

C'est pourquoi on avait appris à faire le signe de croix. Au début, on n'y arrivait pas trop — la main était raide. Le front et le ventre, ça allait encore, parce qu'on savait exactement qu'il fallait toucher le front et le ventre, mais quand on arrivait aux épaules — laquelle en premier —, là, on avait un problème. On n'avait pas retenu tout de suite s'il fallait commencer par la gauche ou par la droite. Certains d'entre nous n'avaient même pas eu le temps de le retenir. On n'en était que plus attentif à la question des épaules. Allez donc savoir si tel camarade n'avait pas sauté sur une mine immédiatement après s'être trompé de côté en faisant son signe de croix.
Ibid, p.110

Un bon livre qui se lit en deux heures.

Notes

[1] voir au 5 octobre.

Pavé noir

Il est rare qu'un livre m'attire par son aspect extérieur. Cet aspect peut me rebuter; m'attirer, c'est beaucoup plus rare.
Jonathan Strange & Mr Norrell est noir, tout noir, la couverture, le dos et les trois tranches, et il est gros, et le titre est argenté.
Je l'ai ouvert au hasard.

Il a été remarqué (par une dame infiniment plus sagace que l'auteur*) combien le monde en général se sent aimablement disposé envers les jeunes gens qui meurent ou se marient. Imaginez alors l'intérêt qui entourait Miss Wintertowne! Aucune demoiselle n'avait joui de tels avantages auparavant: en effet elle était morte le mardi, était revenue à la vie aux premières heures du mercredi matin et se mariait le jeudi, ce que certains estimèrent trop de sensations fortes en une seule semaine.

Susanna Clarke, Jonathan Strange & Mr Norrell, p.104

Je l'ai acheté.

Vent de folie

Voici le moment d'utiliser l'exergue de Pale Fire :

This reminds me of the ludicrous account he gave Mr. Langton, of the despicable state of a young gentleman of good family. "Sir, when I heard of him last, he was running about town shooting cats." And then in a sort of kindly reverie, he bethought himself of his own favorite cat, and said, "But Hodge shan’t be shot: no, no, Hodge shall not be shot."

James Boswell, The Life of Samuel Johnson


Soit (merci à francofou):

Cela me rappelle l'histoire ridicule qu’il raconta à M. Langton, à propos de l’état abject d’un jeune gentleman de bonne famille. "Monsieur, la dernière fois que j’ai entendu parler de lui, il courait la ville en tirant sur les chats." Puis, dans une sorte de rêverie bienveillante, il songea à son chat favori et dit: "Mais on ne va pas tirer sur Hodge: non, non, on ne tirera pas sur Hodge."

James Boswell, La vie de Samuel Johnson

La saison des amours

Le nez de Pinocchio ne grandit plus. Le pantin est inquiet. Il va voir son père qu'il trouve en train de trousser une pute en bois et donc peu disposé à l'écouter, le conseiller et le consoler. Il se tourne alors vers Jiminy:

Il y avait longtemps qu'il n'avait pas eu recours à Jiminy Criquet. Il se dit que sa conscience était là pour l'aider dans les cas difficiles. Aussi mit-il ses mains en porte-voix et il appela :
— Jiminy !
De sous un gros champignon des prés, une voix maussade lui répondit :
— Je suis là. Qui me demande ?
— C'est moi, Pinocchio.
— Pino qui ?
— Tu m'as oublié ? Je suis le petit garçon dont tu es la conscience.
— Reviens plus tard, je suis occupé.
— J'ai besoin de toi, c'est très grave.
Il y eut un silence puis le criquet reprit d'une voix hargneuse.
— Bon, je t'écoute. Qu'est-ce que tu as encore fait ?
Pinocchio se rappelait que Jiminy était toujours dans son dos à lui faire des remarques à propos de tout et de rien. Décidément, rien ne marchait plus comme avant. Il soupira :
— C'est difficile d'expliquer sans te voir.
— Et les prêtres dans les confessionnaux, comment ils font? Tu ne vas pas être plus exigeant qu'un curé.
L'argument donnait à réfléchir. Pinocchio n'insista pas. Après tout, c'était lui, Jiminy Criquet, la conscience. En tant qu'investi d'une lourde responsabilité, il devait savoir ce qu'il faisait.
Comme le garçon se taisait, Jiminy lança de son champignon:
— Bon, je vais t'aider. Dis-moi ce que tu as encore fait. Tu as volé des journaux pornos chez la marchande.
— Oh non! protesta Pinocchio. Je jette juste un œil, en passant, pour ne pas avoir l'air trop bête devant les copains.
— Tu as piqué de l'argent dans la poche de Gepetto pour aller voir en cachette un film interdit.
— Ça, c'était il y a longtemps, reconnut Pinocchio. On n'en parle plus. Maintenant on en passe gratuitement à la télévision.
— Quelle époque! soupira le criquet.
Il y eut un nouveau silence. Pinocchio doutait de plus en plus que sa conscience puisse faire quoi que ce soit pour son nez. Avec un accent de triomphe, Jiminy s'écria:
— J'ai trouvé! Tu t'es branlé pour la première fois!
— Je me suis quoi?
— Branlé... Masturbé... Onanisé... Paluché... Manuélisé... Astiqué la braguette... Balancé le chinois... Gonflé l'andouille... Secoué le bonhomme... Etranglé popol... Poli la colonne... Bahuté la pine...
Au fur et à mesure, Jiminy Criquet envoyeait les mots de plus en plus vite. A la fin, il s'écria:
— Oui, ma criquette, oh que c'est bon, tu me fais sauter la cervelle!
Depuis un moment, Pinocchio essayait de parler. Il profita du silence soudain pour s'excuser:
— Je n'ai rien fait de tout ça.
Il y eut un bref éclat de rire plus aigu que la voix de Jiminy Criquet. Celui-ci parut en haut du champignon. En le voyant, Pinocchio ne put cacher sa surprise. Jiminy était toujours tiré à quatre épingles. Et le voilà qui se présentait en robe de chambre, les joues rouges et le poil en bataille. La conscience constata l'étonnement de Pinocchio et dit:
— Il faudra qu'on cause des mystères de la nature, tous les deux, mais plus tard... C'est la saison des amours chez les criquets et elle ne dure que trois jours par an. Alors, Pinocchio, mon petit, laisse-moi en profiter!
De sous le champignon provint un autre éclat de rire, puis on appela:
— Jiminy, tu viens?
Le criquet haussa les épaules et dit, avec un sourire d'excuse:
— Tu entends, elle m'appelle... C'est ça l'amour!

Jean-Pierre Énard, Contes à faire rougir les petits chaperons, p.20

General Motors

Je vais continuer dans la veine automobile.

Un professeur nous conseilla un jour de lire My Years With General Motors d'Alfred P. Sloan. La bibliothèque ne le possédait qu'en anglais, c'était un gros livre, je peinais plusieurs jours.
Il y a deux ans j'ai réussi à m'en procurer un exemplaire en français que je voulais offrir. Les circonstances ont été telles que j'ai encore le livre.

En français il sonne moins bien, un peu docte et moralisateur, comme c'est souvent le cas des livres américains sur le management une fois qu'ils sont traduits. Non seulement ce livre couvre tous les champs de la gestion de l'entreprise (répartition du capital et actionnariat, organigramme et organisation du travail, mise en place du premier contrôle de gestion, recherche, marketing, commercialisation et réseau de distribution, etc), mais en plus il déploie sous nos yeux l'histoire de l'automobile, de ses progrès et des conséquences dans d'autres domaines, comme l'aviation ou les frigidaires.
La recherche est au cœur du développement de l'entreprise, c'est elle qui permet à l'entreprise de devancer ses concurrents, mais A. Sloan ne cache pas l'importante résistance au changement à laquelle se heurte toute innovation, tant à l'intérieur de l'entreprise que chez les clients. Cependant les clients sont preneurs de nouveautés, la société de consommation est en train de naître sous nos yeux.

J'ai choisi les passages que je préfère, ceux qui parle de découvertes et d'innovation. Il manque les photos qui illustrent le livre.

La peinture de couleur vive (ou l'anti-Ford T)

Le 4 juillet 1920, — par hasard, je crois, plutôt qu'intentionnellement — on observa aux laboratoires du Pont une réaction chimique qui allait être à l'origine d'une laque de nitrocellulose qui recevrait le nom de « Duco ». On s'était aperçu qu'une laque pouvait porter en suspension davantage de pigment colorant, et procurerait des couleurs plus vives: il fallut trois années d'expérimentation pour obtenir le nouveau produit, fruit de la collaboration des laboratoires du Pont et de notre organisation de recherche dirigée par Kettering. En 1921 fut créé à la General Motors un comité « Peintures et émaux » (paradoxalement, peinture et émail allaient bientôt être évincés), et la première voiture à carrosserie laquée sortit en 1923 : c'était l'Oakland « True Blue » modèle 1924.
La nouvelle laque Duco fut commercialisée et toute l'industrie automobile put en profiter en 1925. Il restait encore certaines difficultés à vaincre, et les chercheurs s'y efforcèrent, tant à la General Motors qu'aux laboratoires du Pont. Ces travaux aboutirent notamment à l'élaboration de bases d'accrochage, car la laque Duco initiale n'adhérait pas très bien au métal et s'en détachait parfois. Il entrait alors dans sa composition des résines naturelles dont la qualité n'était pas constante et qu'on ne trouvait dans le commerce qu'en quantité limitée. Plus tard, la découverte de produits synthétiques leva ces obstacles.
Du temps des peintures vernies et des émaux, il était possible d'avoir des voitures autres que noires, mais elles coûtaient cher et n'étaient offertes que dans une gamme de couleurs restreinte. La laque Duco, en faisant baisser le prix de ces voitures et en élargissant considérablement l'éventail des teintes, ouvrait la voie au « style moderne » de l'automobile. Cette laque siccative a supprimé une des pires sources d'engorgement des ateliers et permis d'accroître énormément la cadence de production des carrosseries. Aujourd'hui, il ne faut plus que huit heures — au lieu de trois semaines en moyenne — pour « finir » une voiture.
Alfred P. Sloan, Mes années à la General Motors, p.204, éditions Hommes et Techniques, 1963

La ligne des voitures

Passage en 20 ans de la silhouette haute et massive des premières voitures à la voiture objet de loisir

Les modèles de 1933, qui comprenaient les premières carrosseries « A » des Chevrolet, présentaient de nouvelles caractéristiques importantes. La carrosserie y englobait les saillies disgracieuses et les parties du châssis laissées jusqu'alors exposées aux yeux. On avait recouvert le réservoir d'essence d'une « queue » et dissimulé le radiateur derrière une grille. Depuis l'année précédente déjà, le rétroviseur avait été rentré à l'intérieur des voitures, et sur les modèles de 1933 la hauteur du tablier avait été diminuée; enfin on les avait dotés d'ailes enveloppantes qui cachaient aux regards la boue incrustée au-dessous.
Les efforts de Earl pour abaisser la silhouette de l'automobile soulevaient des difficultés techniques. Les carrosseries d'avant 1930 ne « plongeaient » pas entre les essieux arrière et avant comme elles le font maintenant, mais reposaient sur eux et étaient si hautes qu'il fallait des marchepieds pour monter dans la voiture. Earl aurait voulu allonger le châssis et y situer le moteur devant (et non plus derrière) les roues avant, ce qui aurait permis d'abaisser la carrosserie et d'avancer la banquette du conducteur. Mais si l'on faisait ainsi, où logerait-on la transmission ? Les techniciens objectaient aussi qu'allonger le châssis alourdirait la voiture, et que déplacer le moteur changerait la répartition du poids, toutes choses qui posaient des problèmes difficiles. L'un des moyens de les résoudre consistait à faire plonger la carrosserie entre les essieux. Le département de Earl mit en évidence l'effet « surbaissant » de cette construction en procédant à la mise en scène suivante : on nous montra un châssis Cadillac habillé à sa manière habituelle de sa carrosserie; après l'avoir déposée, une équipe d'ouvriers eût tôt fait de couper le châssis au chalumeau et de le ressouder de manière à l'abaisser de près de huit centimètres : une fois la carrosserie remise en place, nous convînmes aisément que l'aspect de la voiture était amélioré de 100 %.
Les stylistes s'occupèrent aussi du toit; la construction des carrosseries de la General Motors comportait encore une charpente de bois revêtue de tôle d'acier partout, sauf sur le toit, recouvert dans sa partie centrale d'un plafond en matière synthétique assemblé aux panneaux de tôle. Mais l'eau et la poussière s'accumulait aux joints, provoquant une détérioration graduelle du toit, plus rapide encore en atmosphère saline. La division carrosserie était constamment sollicitée par ce genre de réparations. Quant aux stylistes, ils ne cachaient pas leur aversion pour le toit « moitié-moitié ».
Quand les aciéries s'équipèrent de laminoirs à bandes modernes et se mirent à sortir des tôles de grand format, on put donner à l'automobile un toit métallique d'une seule pièce. Cette innovation souleva dans la compagnie de vives oppositions, notamment chez ceux qui se souvenaient du temps où les anciens toits tout-acier résonnaient comme des tambours. Mais les toits d'antan étaient en forme de caisse, tandis que le toit moderne, dôme et à bords arrondis, serait moins sonore; et sa silhouette était bien dans la tendance du nouveau style.
Il n'en donnait pas moins lieu à des querelles au sein de la compagnie : quand les uns reprochaient au nouveau modèle de faire du bruit, les autres rétorquaient que ce n'était pas du fait de sa construction, mais des vibrations du moteur. Les novateurs finirent par avoir le dessus, et les voitures que la General Motors sortit en 1934 (ses modèles de 1935) avaient des toits tout-acier, dits « tourelles ». C'était un grand progrès au triple point de vue du style, de la sécurité, et des techniques de fabrication (les toits pouvant désormais être emboutis au moyen de presses géantes).
Au début des années 30, nos stylistes proposèrent d'intégrer la malle arrière à la carrosserie, contrairement à la pratique admise d'attacher une malle indépendante sur un porte-bagages. L'idée fut mise à l'essai sur la Cadillac 1932 et sur d'autres voitures de luxe, puis adoptée en 1933 sur la Chevrolet normale. Le coffre à bagages incorporé et l'extension du châssis sur lequel il repose ont notablement changé la forme générale des voitures en contribuant à allonger l'automobile et à la faire paraître plus basse; et la possibilité de loger dans le coffre la roue de secours a fait disparaître cette dernière aux regards. Ainsi qu'il arrive souvent, cette évolution du style n'a pas été sans léser des intérêts : les fabricants d'accessoires tels que porte-bagages, protège-pneus, etc. y perdirent beaucoup. Mais telle est la rançon du progrès.
La première limousine à châssis prolongé fut la Cadillac 1938, modèle 60 spécial. Cette voiture marque une date dans l'histoire du style de l'automobile. Ce fut la première voiture « spéciale » (c'est-à-dire d'un type d'avant-garde et d'un prix majoré en conséquence), et elle fut suivie ultérieurement par la Lincoln Continental de Ford. Ce fut aussi la première voiture de série sans marche-pied : non seulement c'était une saillie qui disparaissait; mais encore la totalité de la « voie » devenait utilisable, ce qui permettait de loger six passagers. Ce fut enfin la première conduite intérieure « stylée » comme une décapotable, et on peut voir dans ce modèle le précurseur de la voiture à « hardtop » (toit dur amovible) lancée avec tant de succès par Buick, Oldsmobile et Cadillac en 1949. Elle fut bien accueillie sur le marché, et démontra la valeur marchande du style près des clients disposés à payer un surplus considérable sur la reprise de leurs précédentes voitures.
L'importance prise par son département se traduisit pour Harley Earl par son élévation au poste de directeur, le 3 septembre 1940 : c'était le premier styliste à occuper un tel poste.
Pendant la seconde guerre mondiale, il ne fut plus question de faire du style puisqu'on ne sortait plus de modèles nouveaux, et le département de Earl fut chargé un certain temps du « camouflage » pour l'armée. Ce fut à la fin de la guerre que nous prévîmes, ainsi que je l'ai dit, que la clientèle allait s'intéresser, par ordre d'importance, au style, à la transmission automatique et à la surcompression. Mais dans les années qui suivirent immédiatement la guerre, les constructeurs n'innovèrent guère, leur objectif essentiel étant alors de fournir à l'afflux de la demande. Pourtant dans cette période, l'avance que nous avions prise avant la guerre en matière de style se montra payante. La General Motors avait été la première, et pendant longtemps, la seule firme dans l'industrie automobile à avoir un état-major de stylistes. Après la guerre Ford et Chrysler créèrent des départements analogues au nôtre, et y attirèrent des hommes qui avaient appris le métier près de Harley Earl. La méthode de ce dernier (séquence de croquis, de dessins à l'échelle réelle, de modèles réduits de diverses tailles, de modèles grandeur nature en glaise, puis en matière plastique renforcée de fibre de verre) est maintenant devenue classique dans toute l'industrie automobile.
Lorsque la pression de la concurrence recommença à se faire sentir, le style des voitures prit une importance de premier plan. Jusqu'à la fin des années 40, les constructeurs ne sortaient de nouveaux modèles que tous les quatre ou cinq ans, se bornant dans l'intervalle à modifier quelque peu l'avant des voitures. Mais le cycle de ces renouvellements se raccourcit lorsqu'il devint manifeste que la clientèle appréciait de nouveaux styles de carrosseries. L'un des facteurs qui contribuèrent à cette accélération de l'évolution du style fut la voiture-prototype. La première — le prototype Y — fut construite en 1937 par notre état-major de stylistes et la division Buick, en vue de tester les innovations esthétiques et techniques sur une voiture expérimentale. Cette idée fut reprise après la guerre, et la General Motors présenta des prototypes au public afin de sonder les réactions à des réalisations inédites. Ces réactions montrèrent que la clientèle était prête à accepter des innovations hardies en matière de style et de technologie.
Nos stylistes construisirent en outre des voitures expérimentales tellement révolutionnaires qu'elles resteraient encore longtemps dans les limbes. Telle était la Firebird I XP. 21, la première voiture américaine à turbine à gaz construite en 1954 en collaboration avec nos laboratoires de recherche.
L'évolution du style depuis une quinzaine d'années a été si rapide que d'aucuns la jugent excessive. On peut trouver certaines nouveautés au moins superflues, mais le fait est qu'elles ont plu : ainsi en a-t-il été des « ailerons » d'arrière qui apparurent pour la première fois en 1948 sur la Cadillac et qui (malgré la réticence initiale des acheteurs) ont été maintenus depuis, sous une forme plus ou moins agressive, sur les modèles de presque toutes les marques. L'origine de ces ailerons remonte au jour où un aviateur ami de Harley Earl invita ce dernier à aller voir de nouveaux avions de chasse, et notamment le P-38 doté de deux moteurs Allison, de fuselage jumelés et de deux ailerons de queue. Earl obtint l'autorisation de les montrer à ses stylistes qui furent aussi vivement impressionnés que lui-même par ce profil, dont ils s'inspirèrent pour silhouetter leurs nouveaux modèles.
L'une des tendances de l'évolution est l'importance prise par les voitures de types « spéciaux » : voitures de sport, voitures « familiales », voitures à hardtops, et autres modèles vendus plus cher que des voitures normales. La prospérité croissante a permis à beaucoup de familles d'avoir deux ou trois voitures, et il est naturel de désirer que la seconde ou la troisième soit d'un autre type que la berline classique. Cette même raison, jointe à d'autres, a fait croître la demande de petites voitures, si bien que le marché s'est élargi à ses deux extrémités. Le développement des loisirs a d'autre part ravivé l'intérêt jadis porté à «l'automobile de plaisance». Harley Earl a dit justement qu'«une voiture peut être conçue de manière que chaque fois qu'on y monte, on éprouve une impression d'agréable détente, on se sente en vacances.» Aujourd'hui, nos stylistes dessinent une large gamme de modèles de «vacances», bien qu'en même temps l'automobile soit plus que jamais devenue le plus nécessaire des moyens de transport aux Etats-Unis.
Idem, p.235

Frigidaire

D'abord une innovation technique qui entraîne le succès, puis un manque de diversification qui fait perdre des parts de marché :

Entre 1919 et 1926, nul autre fabricant ne fit d'innovation marquante dans la construction des réfrigérateurs, non plus que dans les méthodes de distribution ni de service après-vente de ces appareils. Notre découverte capitale porta sur le réfrigérant; les réfrigérants utilisés avant 1930 par Frigidaire et par ses principaux concurrents avaient le grave inconvénient d'émettre des vapeurs toxiques qui avaient provoqué quelques accidents mortels, ce qui faisait exiler des cuisines les réfrigérateurs et interdisait leur emploi dans les hôpitaux. Le réfrigérant que nous utilisions — le bioxyde de soufre — nous paraissait le moins dangereux, du fait que son odeur prononcée mettait en alerte, mais la nécessité de trouver mieux s'imposait.
En 1928, Kettering qui dirigeait alors nos laboratoires de recherche s'attaqua sérieusement au problème, et chargea l'un de ses premiers collaborateurs à la General Motors — Thomas Midgley Jr, celui qui avait mis au point le plomb tétraéthylique — de trouver un nouvel agent frigorifique; après en avoir conféré avec Kettering et les techniciens de Frigidaire, il se vit spécifier la liste ci-après de caractéristiques exigées du réfrigérant :
De première importance :
(1) avoir un point d'ébullition adéquat.
(2) n'être pas toxique.
(3) n'être pas inflammable.
(4) avoir une odeur perceptible sans être désagréable.
De moindre importance :
(5) être immiscible dans les lubrifiants.
(6) être relativement peu coûteux.
Ces qualités secondaires étaient à rechercher dans la mesure où elles ne seraient pas incompatibles avec les exigences primaires qui, elles, étaient considérées comme devant être satisfaites pour assurer au réfrigérateur électrique un succès complet. Kettering supervisa le travail de compilation préliminaire, qui indiqua finalement la possibilité d'utiliser des hydrocarbures fluorés. Tout au long de l'année 1928, Midgley et ses collaborateurs (le Dr A.L. Henné, notamment) travaillèrent dans un laboratoire privé de Dayton à découvrir un réfrigérant idoine, et en vinrent bientôt à penser que certains des dérivés chlorofluorés du méthane pourraient convenir. A la fin de l'année, Midgley avait trouvé dans le dichloro-difluoro-méthane, dit Fréon 12, le composé satisfaisant les quatre critères essentiels; quoiqu'il ne répondit ni à l'une ni à l'autre des exigences secondaires, c'était manifestement le meilleur réfrigérant possible. Restait à mettre au point une technique de fabrication; il fallait créer pour cela une installation pilote qui fut mise en service à Dayton fin 1929.
A ce moment-là nous n'ignorions plus rien du Fréon 12; les chimistes de Frigidaire avaient étudié de façon exhaustive ses propriétés physiques, et son action chimique sur tous les métaux et alliages (aciers à différentes teneurs de carbone, aluminium, cuivre, monel, étain, zinc, agents de soudage plomb-étain, etc.) utilisés dans les réfrigérateurs. Ils avaient examiné les effets du Fréon 12 sur toutes sortes d'aliments, ainsi que sur les fleurs et sur les fourrures. Les essais donnèrent satisfaction. Au congrès de 1930 de l'American Chemical Society, Midgley fit une communication sur le Fréon 12, démontra publiquement que le produit n'était pas inflammable, et prouva en l'inhalant qu'il n'était pas toxique.
Mais c'était un produit coûteux, dix fois plus cher en 1931 que le bioxyde de soufre. Aujourd'hui encore, la différence de prix reste sensible, mais l'emploi du bioxyde de soufre est interdit par le Ministère de la Santé publique.
Considérant notre nouveau réfrigérant comme le fluide de sécurité par excellence, nous l'offrîmes aussitôt à nos concurrents; vers 1935, presque tous les réfrigérateurs utilisaient le Fréon 12, et aujourd'hui encore, on n'a pas trouvé de meilleur agent frigorigène.
Aux environs de 1932, nous ne doutions plus que nous avions en Frigidaire un établissement offrant de vastes perspectives de croissance. En 1929, nous avions sorti notre millionième Frigidaire, et en 1932, nous en avions produit 2 250 000. Notre découverte du Fréon 12 avait levé le dernier obstacle sur la route du succès, pour l'industrie des réfrigérateurs tout entière; mais à mesure que celle-ci se développerait, il était à prévoir que Frigidaire aurait une moindre part de ce vaste marché. De nouveaux concurrents apparurent peu avant 1930. Kelvinator avait été un pionnier de l'industrie des réfrigérateurs, y étant entré en 1914, et avait été la première entreprise à offrir des réfrigérateurs mécaniques à usage domestique sur une échelle commerciale. La General Electric et Norge s'étaient mises en 1927 à produire des réfrigérateurs, et Westinghouse avait suivi en 1930. En 1940, dernière année de production libre avant les réglementations de la guerre, la part du marché détenue par Frigidaire (qui avait dépassé 50 % dans les années 1920) était tombée entre 20 et 25 %. Mais cette proportion plus faible représentait un plus gros volume d'affaires : le chiffre de nos livraisons est passé de 300 000 en 1929 à 620 000 en 1940.
Entre 1926 et 1936, certains de nos concurrents prirent sur nous un avantage commercial en se mettant à produire des postes de radio, des cuisinières électriques et des machines à laver, à repasser, à laver la vaisselle, alors que Frigidaire se bornait aux réfrigérateurs. En 1937, nous ajoutâmes à sa ligne de produits des cuisinières électriques, et quelques années plus tard, des « conditionnements d'air » ; mais ce fut insuffisant pour compenser notre handicap dans la concurrence. Les familles et les entrepreneurs qui veulent monter une maison de tout l'électroménager préfèrent évidemment s'adresser à un fabricant qui offre une gamme complète d'appareils.
Nous avons manqué l'occasion de diversifier notre production dans les années qui ont précédé la guerre. Pratt avait préconisé dès 1955 d'étendre les activités de Frigidaire aux équipements de conditionnement d'air, mais sa suggestion n'avait pas été retenue alors.
Idem, p.300

MLB, plongée dans le sein maternel, de Sergueï Eisenstein

J'avais trouvé les références de ce livre ici, et je l'avais commandé en juillet 2004. J'avais été très surprise en le voyant: il est minuscule, 93 pages pour un format de 10,5x15 cm.

J'ai recommencé plusieurs fois la préface, j'ai eu du mal à arriver au bout: elle est est très intéressante mais extrêmement compacte:

L'une de ses principales préoccupations [d'Eisenstein] a été de réconcilier le signe et le corps, la matière et l'esprit, l'émotion et l'idée, l'œuvre autonome, en tant que tout, et l'œuvre en tant que partie d'un tout encore plus vaste, plus totalisant. Le thème du MLB qui hante ses derniers écrits est au centre de la problèmatique et de la méthode s'engendrant réciproquement dans une spirale à laquelle déjà Tolstoï faisait allusion quand il exaltait «l'énergie de l'erreur». Cette errance d'une recherche destinée par essence à rester inachevée déplace le centre de gravité de toute création, de toute œuvre, de la réponse vers le questionnement, du résultat vers le processus. Il s'ensuit un flottement croissant de la limite entre le contenu et la forme, couple indissociable au point que leurs propriétés respectives s'estompent jusqu'à aboutir à une véritable inversion de leurs fonctions traditionnelles. La conscience aiguë de cette oscillation permanente entre le voilé et le dévoilé, entre l'apparence et la substance d'une œuvre, fonde, d'ailleurs, l'extraordinaire ouverture et liberté d'Eisenstein, qui, tout en se situant à l'extrême pointe de l'avant-garde, se montre capable de s'enthousiasmer pour les artistes pratiquant le réalisme apparemment le plus rédhibitoire (Sourikov, Serov) parce que, négligeant l'anecdote, l'histoire, le sujet, il perçoit dans leurs tableaux un art somptueux de la «composition», la forme alors se substituant au contenu, s'affirmant comme le véritable contenu.
Préface de Gérard Conio, p.13

quand Degas parle, il cherche toujours involontairement une ligne idéale, courbe, qui sera l'équivalent de la pensée.
Eisenstein citant Degas, opus cité, p.76

J'aime cette idée d'une courbe idéale de la pensée, ligne bien plus élégante que la droite sans surprise.

Le livre dévoile la grande obsession de composition d'Eisenstein, sa lecture des tableaux, tant ceux qui évoquent "le vol plané" (l'apesanteur du ventre maternel) que les tableaux de Degas à la structure circulaire ou spirale. Il reprend, ou plutôt recoupe, plusieurs des obsessions camusiennes, celle, primordiale, du cadre, celles de la spirale ou de la gémellité. De petits schémas de la main même d'Eisenstein sont reproduits et aident à la compréhension. Ce petit livre est fascinant.

Le souverain s'avarie, par Jean Pierre Vidal, § 7 et 8 (fin)

7. Une onomastique exemplaire : Les Gommes

A l'ouverture du discours (ou du moins de sa partie actuellement visible), Les Gommes représente, et de très loin, le roman à cet égard le plus pléthorique. Plus de trente noms de «personnages», plus de vingt toponymes. Avec, par le jeu des lettres et des phonèmes (télégramme et téléphone encore: Wallas n'est-il pas pris par Anna pour un employé des Postes) d'étranges répercussions, d'étranges combinaisons. La bonne Anna reprend Bona, André VS rime avec Fabius et se trouve, tout autant que par Wallas, reformé par V. Daulis en ce qui concerne les lettres de son prétendu nom et par Anna Smitte si l'on inclut son prénom dans la chaîne à tracer. Borex répercute Bax, Silbermann Lebermann. Le Dr Gelin renvoie à Dr Juard et Jeannette se retrouve dans la rue (Joseph) Janeck. Un système d'échos et d'accords d'autant plus lancinants qu'ils ne trouvent pas de résolution véritable impose peu à peu l'idée que tous ces noms se doivent combiner comme sur une grille de mots croisés. Il y a là une harmonique du gramme où la lecture voit se profiler insidieusement la possibilité de textes sous et à travers la narration visible.
La lettre n'est pas seulement son et graphe, elle est aussi chiffre. Ainsi, la toponymie semble répondre aux exigences abécédaires d'un dictionnaire. Je cite, dans l'ordre de leur apparition textuelle: Arpenteurs, Alliés, Boulevard Circulaire, Christian-Charles, pont Gutenberg, etc. Mieux, les séquences narratives semblent parfois respecter le même ordre par les majuscules qu'elles font apparaître. Par exemple, de la page 52 à la page 58, les majuscules, sans compter celles des débuts de phrase et en omettant Wallas, forment : AC, BC, CC, D, BJEFEG.
Déjà, on le voit, cette ville imaginaire se donne toutes les apparences d'un livre (comme le rappelle aussi discrètement, le pont Gutemberg). L'usage social du nom est subverti d'être pris dans une «composition» au sens que l'imprimerie donne à ce mot. Un prote semble présider à la nomination.
Quelque raison textuelle qu'on puisse lui trouver, le nom apparaît déjà presque indifférent. Ou du moins c'est la tension née de la contradiction entre ces deux aspects qui lui donne son caractère particulier. Désignant provisoirement l'identité d'une « personne » fictive, il peut à tout moment se trouver projeté sur un objet, autorisant ainsi toutes sortes de liaisons, de lectures. Par exemple, la scène qui montre l'assassin manqué près du pont tournant peut être la résurgence: d'une nomination : Dupont et Garinati (par l'hypogramme «girant»). Tout concourt donc, dans Les Gommes à le décoller légèrement du «personnage» qu'il couvre. Ce qui prépare aussi dans les textes futurs le triomphe du pseudonyme en tant que mise en évidence de l'actant en lieu et place du traditionnel personnage.
Mais il y a plus: Les Gommes n'est pas seulement le texte des noms multiples en écho, il est aussi le roman du nom à trouver. Soit par la superposition de deux noms distincts, soit par la complétion d'un nom lacunaire dont la réalisation totale ne se fait qu'hors du texte (on ne saurait mieux représenter la liberté commandée de la lecture).
Dans le cas d'André VS, il conviendra de disjoindre les deux majuscules pour faire place à l'autre nom. Son nom apparaît donc réduit par collusion de l'initiale et ce qui se révélera être, par l'entremise de Wallas, la finale. C'est un espace caché qui rendra possible le palimpseste.
Dans le cas de la gomme, le nom est au contraire réduit par exclusion de l'initiale et de la finale (il s'agira ici non plus de lettres mais de syllabes). L'espace y est au contraire désigné : il faudra remplir les pointillés.
Ces deux propositions d écriture ont réponse en Wallas, puisque le nom de la gomme qui reste malgré tout non résolu (alors que Wallas devient VS par le jeu de la fiction) sera celui de la métaphore hors-texte ou, si l'on veut, intertextuelle, de ce même Wallas. C'est que, quand bien même il ne serait qu'un lieu paradoxal, c'est vers lui que converge le système. Sa position est encore ici centrale, ce qui ne sera déjà plus le cas, nous le verrons, pour Mathias.
Même si Wallas en est la résolution ambiguë, les contradictions qui opposent les deux noms lacunaires ainsi que celles qu'ils entretiennent tous deux avec la redondance des noms «accessoires» montrent déjà le texte, à ce niveau aussi, comme un lien de tensions, une machine dans les rouages de laquelle il y a du jeu. On notera que les deux systèmes inverses mis en place par la problématique du nom énigmatique rejoignent le système du dialogue qui repose quant à lui tantôt sur l'indication d'une homophonie (dont la formule alternative rituelle sera : «ou quelque chose d'approchant») c'est-à-dire sur une totalité rejouée, tantôt au contraire sur une lacune, par l'indication de chaînons manquants à reconstituer.
Nous trouverons aussi dans Les Gommes l'amorce d'un autre système qui jouera pleinement par la suite: le changement des prénoms: Albert et David pour Dupont (cf. par exemple, Jean et Pierre pour Robin dans Le Voyeur) ou le même prénom répété, voire transformé en nom: Jeannette, Jean (Bonaventure), Jean (Dupont), Mme Jean. Remarquons à cet égard qu'un nom : Wallas (qui peut être malgré tout déjà un prénom : quelque chose comme Wallace) donnera intertextuellement un prénom (qui peut être un nom): Mathias. Ainsi nom et prénom ne fonctionnent plus selon l'usage social. Ils sont ambigus, interchangeables et l'énoncé d'un prénom par le texte ne saurait produire certaine familiarité narrative, puisqu'aucune différence de nature n'oppose ce prénom au nom. Plus tard, par le jeu des initiales une telle indifférence se laissera bien percevoir dans l'inversion des lettres qui donne, par exemple, à partir de Ralph Johnson, Joan Robeson. L'onomastique des Gommes est, on le voit, un patron, une matrice, pour d'autres systèmes. Sorte de réserve, le discours ultérieur y puisera. Mais aussi, il proposera à partir de cette pléthore initiale, une progressive diminution jusqu'au presque anonymat. Après quoi, les noms, comme lavés, définitivement pseudonymes, pourront ressurgir en foule.
Mais voyons auparavant, comment dès le texte suivant, le nom opère certaine révolution.

8. Le décentrement de Mathias et la naissance d'un prototype

Si l'on veut bien voir, avec nous, la désignation d'un engendrement dans la proximité phonique et graphique de Wallas et de Mathias, on ne manquera pas de prendre garde à l'inversion (déjà analysée) de l'initiale. Il se pourrait bien qu'elle désigne une inversion plus radicale encore. Cernons-la: la problématique des Gommes, c'est celle d'un nom à effacer finalement par le palimpseste d'un autre nom. La fable se caractérise, à ce niveau, par un processus de remplacement qui finit par conjoindre ce qui était au départ disjoint (l'enquêteur et l'assassin).
Or, dans Le Voyeur, la fable, « policière » elle aussi, est au contraire en latence. Et elle est le résultat d'une surimpression posée dès le départ: la superposition d'un nom transparent (Violette) sur un autre opaque (Jacqueline). Violette est en effet une grille à placer sur le nom, sur les noms, car il ne me semble pas opportun de réaliser la «mise au point», de focaliser ce qui reste toujours tremblé, c'est-à-dire la rime jamais écrasée de plusieurs actants : fillette du bateau, voix du quartier St-Jacques, femme dans la chambre, serveuse, Jacqueline, jeune fille attachée à Jean Robin. C'est le nom de Violette qui propose l'unification de ces multiples communs en un autre propre, répétitif. Celui qui semble devoir être élu, à la différence de Wallas par rapport à VS, est décidément trop différent pour que le palimpseste soit réalisé ailleurs que dans les blancs du texte.
Violette, c'est la référence qui force les diverses séquences narratives à converger vers un réfèrent qui ne sera jamais trouvé, qui est toujours à faire. C'est pourquoi Jacqueline et les autres ne sont toujours que «Violette jeune», un futur qui est un passé.
Et passé parce que déjà Violette dit tout : le viol, le voile, la vue. C'est un générateur considérable, le nom comme discours, presque le maître mot d'un texte qui n'en est que la dérivation. Voyons comment il ordonne le texte.
Sur toutes choses portée, la vue de Mathias est filtrée par Violette. Violette est aussi «voilette». C'est ça, aussi bien, le double circuit de Monsieur X, une double vue, un double foyer. Cet effet de filigrane est même clairement représenté par l'impression de ses lettres initiales sur le corps d'une victime virtuelle: «Un peu au-dessous de la hanche droite elle avait une petite tache en relief (...) dont la configuration en étoile à trois pointes rappelait curieusement celle d'un v ou d'un i grec» (p.133). On remarquera un procédé déjà empoyé: l'autre lettre (i), accompagnée d'une épithète, à la place de la lettre unique : y.
Ce roman est bien l'allégorie de la vue, dont le paradoxe est d'être ce qu'elle voit. La vue c'est la (fille) vue (ou l'A vue). La vue est le véritable «personnage» du texte.
Car qui ne voit que le problème de Mathias c'est d'être lui-même vu (toute la troisième partie et déjà, comme une angoisse, dans toute la deuxième), qui ne voit que son métier c'est la montre de montres («vous allez voir», annonce-t-il constamment). Violette dit bien aussi: «Elle te voit.»
Or le véritable voyeur, caché derrière les lames narratives de cette jalousie (déjà) qui ne lui fait apparaître que des bribes dont la réunion par lui seul peut produire la scène absente, le véritable voyeur, c'est le lecteur. Et ce qu'il jouit de contempler, c'est ce qu'il fait : la réalisation d'une fable que la machine textuelle présente comme un agencement à faire. Le texte n'est qu'une gigantesque métonymie, le saut métaphorique représenté par la conjonction de deux métonymies, c'est au lecteur qu'il revient de le faire. Je vais en proposer un exemple.
Qui voudra lire Mathias, y découvrira un mât, l'archétype des nombreuses érections (d'objets) qu'énonce le texte. Il s'arrêtera à la description transparente du piton dans la pierre, p. 17: «au centre du huit, on voyait une excroissance rougêâtre qui semblait être le pivot, rongé par la rouille, d'un ancien piton de fer» ou à ce «tronc de pin» qu'un «grossièrement» fort heureux vient séparer du «e» qui le menace en tête de son épithète: «écorché». Il sera fort troublé par ces nombreux «nœuds» de ficelle. Il s'étonnera que cette mouette sur un piquet soit si proche d'être une «mouflette» et la ficelle aux nœuds une «fillette». N'est-il pas conduit peu à peu à soupçonner que ce que le texte énonce comme étant à côté ou formé par (métonymie) devrait bien finir par se trouver dans (métaphore), inclus, coïncidé. Il sera tenté d'ajuster le texte «tremblé» et se dira que ce n'est pas à un pin qu'est attachée Violette mais à une «pine» qu'elle est empalée, que ce ne sont pas des nœuds que forme la ficelle mais des nœuds qui forcent les fillettes et que c'est une «mouflette» que, par le biais d'un dessin, Mathias juche sur un piquet. Si le lecteur fait cela, il est pris par Violette. Sa lecture du texte passe par un «personnage» qui n'est qu'un mot, éloquent au point que les diverses lettres à fonction descriptives éparpillées dans le texte en forment l'hypogramme : viols, en énonçant le programme qu'il contient.
Comme on peut voir, le nom de Violette est un révélateur qui repousse celui de Mathias à la périphérie d'une fiction dont il n'est que la scène. Il ne brûle et ne précipite que du papier (journal, enveloppes de bonbons) : le lecteur devra avoir le bon goût d'y lire une métaphore. Et d'oublier que Mathias est là pour faire l'article, celui du «Phare de l'Ouest». Car il ne vend guère que ses boniments.
Mathias désigne l'illusion référentielle (n'en est-il pas lui-même, dans la fiction, victime) comme une métaphorisation irrésistible et secrète de ce qui n'est que métonymie.
Et si Mathias, comme Wallas, fait signe, ce n'est pas pour s'énoncer solution de la fiction mais pour désigner le texte autour de lui. Il nous dit qu'il y a «mat» mais c'est en grande partie le lecteur qui l'est. Mathias n'est que le porteur de nouvelles : le texte persan qui annonce la mort du roi peut même se lire au complet dans son nom («shah mat»). Les descriptions en cases des cuisines, des chambres, relèvent alors de la symbolique échiquéenne. La folie hypothétique du voyageur est la désignation de la fonction stratégique de cette pièce qu'il est. Et ses parcours ont aussi plus d'un point commun avec les déplacements du cavalier (on remarquera la «pointe des chevaux» et le phare, comme une tour).
Mais ce nom nous dit aussi qu'il y a Maths : désignation, par-delà la géométrie des descriptions, d'une algèbre textuelle dont le huit couché est bien le plus notoire exemple. Ce signe reste pour moi, malgré les dénégations de Robbe-Grillet, le symbole mathématique de l'infini. Non pas métaphysique mais nécessité logique, nécessité de discours. Ne dit-on pas que « deux parallèles se rejoignent à l'infini ». C'est dire que dans et par le discours l'infini est capturé dans la jonction proposée des deux droites. Enfin, Mathias désigne une qualité de couleur. Il propose la peinture, le vernis, le revêtement, le faux semblant.
Le discours onomastique du Voyeur passe par ces deux noms: Mathias, Violette (dont on remarquera la ressemblance à Wallas, dans certaine lecture que nous en avons faite). Et le système d'ensemble repose maintenant sur deux familles : les «Mareck» et les «Leduc» avec échos encore : Maria (Leduc) et Mareck, Joseph (Leduc) et Joséphine Mareck (on pense aussi au «Joseph-Janeck » des Gommes), Jeanne et Jacqueline Leduc, Joséphine et Julien Mareck. Les explosives finales communes aux deux patronymes ainsi que la proximité alphabétique de leurs initiales (L M) sont encore l'indice d'un rapport évident.
Mais l'écho ne se limite pas aux deux familles et nous passerons par celui qui unit Robert à Robin pour voir surgir du texte ce nom qui aura la vie dure. Avant d'être, peut-être par la grâce et pour le plaisir d'une rime, le marin Jean Robin, puis une identité usurpée, un pseudonyme déjà, Robin, c'est d'abord le patron du café. Comment apparaît-il?
Appuyé (p. 57) contre le chambranle d'une porte, touchant du bois (comme plus tard «Jean Robin» sera une trace de craie sur du bois), ce patron est à proximité d'une robe. Et d'une robe qui, parce qu'elle est «noire» le porte déjà en paragramme. La femme qui la porte sert à boire (hypogramme de «Robin»). Avec ses «longs cils de poupée dormeuse» et la beauté de ses yeux, elle n'est pas loin d'être là «Belle au Bois Dormant». Mais alors ce Robin ne serait-il pas celui auquel tout le monde ici pense maintenant et d'autant plus que du bois, justement, il en touche.
Que, dans T.E.E., un certain «abbé petit jean», lui aussi marqué à la craie, semblera comme un écho amusé du Voyeur''. Cet «amateur de gueuze» ne renvoie-t-il pas en effet au « mateur de gueuzes » qu'est Mathias.
On remarquera aussi que cet immortel Robin s'amuse à tracer un hypogramme d'Alain Robbe. Saussure l'eût trouvé remarquable par la proximité des lettres utilisées.
Un nom venu d'ailleurs et en même temps produit du texte? Mais que sera donc «Laura» dans le Projet, sinon la reprise d'une trace nominale de ''L'Homme qui ment'' en même temps qu'une lecture du contexte où il apparaît (p. 13): «au milieu d'une surface brumeuse aux profondeurs bleuâtres d'aquarium», elle est une «silhouette un peu floue, gracieuse, lointaine». Laura n'est-elle pas «l'aura», «l'eau» également? Elle amène d'ailleurs la pluie au texte.
Mais notre Robin, ne peut-on justifier encore l'engendrement textuel que nous venons de lui proposer, par îa façon dont, devenu «Boris» dans L'Homme qui ment, il se souviendra de ses origines, pour devenir un générateur d'au moins le début du film. Boris en effet apparaît dans les bois, il boit et se trouve lié à un bris de verre produit par certaine serveuse à l'air craintif. Tout cela est bien sûr dans son nom, mais c'est aussi dans Le Voyeur.
Le Voyeur semble donc mettre en scène, beaucoup plus spectaculairement que Les Gommes, ce double processus de textualisation du nom: son rôle producteur et son caractère de produit.
Est-il nécessaire d'ajouter que, si nous établissons d'aussi nettes distinctions, si nous semblons distinguer deux temps différents de la production nominale, ce n'est que pour la commodité de l'exposé. En fait, et c'est un des paradoxes du texte, ces deux temps sont synchrones.
Après Le Voyeur, quelles avaries peuvent encore bien survenir à notre souverain? Au moins ces deux-ci : la réduction à la lettre et la disparition. Nous en profiterons pour prendre, sans conclusion, congé avec lui.


La lettre exhibée et le nom sur le mur : inventaire avant liquidation
Il y a, dans La Jalousie, bien des absences exhibées. Un nom tout entier y a basculé dans la narration qui le cache, exigeant du lecteur qu'il fasse l'appel, qu'il «extraie» le «personnage» confondu avec le texte et lui trouve un nom, un nom commun: le mari.
Mais l'onomastique tout entière s'est réduite. Elle se limite à deux prénoms, un toponyme et une initiale. Et c'est assez pour faire une phrase. Une phrase dont Franck est le sujet. Son explosive finale c'est l'initiale de sa femme: Christiane. C'est aussi l'initiale de la ville («Kanda») au bout de laquelle il retrouve A qu'il étreignait déjà entre ses consonnes. Peut-être faut-il aussi que l'américanité de son nom fasse apparaître la ville comme une simple copule, l'ailleurs où il se trouve lié à A: «Franck and A».
Mais celle-ci, A, qu'en dira-t-on?
Elle est la presque nommée, la presque capturée par ce silence où gît son maître. Ses points de suspension sont l'alliance qu'elle en a reçu et qui l'attire vers l'identité secrète dont elle est la propriété. Mais il lui suffit d'une lettre pour s'unir ailleurs. Elle reste, malgré tout, échangeable. Une lettre de trop, une lettre libre, en jeu. Comme dans d'autres textes, elle était bien souvent le reste de tout hypogramme. Comme elle sera aussi le point d'orgue d'Eve dans La Maison de Rendez-Vous.
La lettre exhibée ici, c'est la lettre initiale, le début, ironiquement alphabétique, d'une génération. C'est aussi le code: celui des romans-photos où elle suffit à transformer la prosaïque en étrangère.
Faut-il donc bien prendre la peine de lui ajouter d'autres lettres pour lui donner un nom? N'est-elle pas tous les noms, déjà? N'est-elle pas tous les lieux: l'Afrique d'ici, l'Asie et l'Amérique de plus tard, son alternative E initialant le reste. Elle est aussi un lieu, l'espacement du nom.
A partir d'elle, le nom du lieu sera l'espace du nom. Dans Le Labyrinthe, le nom ne parvient à nommer que son propre parcours. Il est une des surfaces du labyrinthe, une surface qui bouge. A part cet essentiel toponyme, tout le reste n'est plus que commun : des fonctions (le soldat, l'infirmier, etc.), des états ou des sexes (l'enfant, l'invalide, la jeune femme). Ou d'autres noms encore sous la plaque du coin de la rue, d'autres noms littéraires : Baudelaire et Mallarmé, Stendhal et Flaubert, Roussel enfin. Un panthéon onomastique amené par la lacune initiale: « ..na.. », cette affirmation d'enfant buté, ce «pourquoi pas?» ironique. Pourquoi pas, en effet, «Henri Martin»?
Et pourquoi ce «na» ne serait-il pas l'entêtement qui répond à l'ordre («...di...»: dis) et qui n'y répond rien en la lacune des Gommes! Pourquoi ne servirait-il pas à former, de trois textes en ajoutant La Jalousie à ces deux-là, un prénom en réserve : «Diana»?
Aussi bien, quelle image peut bien produire le nom? Quelle image peut le porter?
Sur une toile où se simule un homme, où est le nom?
C'est le corps et le jeu de l'acteur qui donnent poids au nom. Dans le texte, c'était au contraire le nom qui donnait permanence à l'actant. Dans la chambre obscure, cette figure si forte, si identique à elle-même qu'elle se passe de nom, c'est elle qui sera travaillée, c'est son jeu, son aspect. Ses prétentions nominales ne viendront qu'en renfort. Le pseudonyme, ici, ce n'est que de la figuration intelligente. Puisque de toute façon chacun sait qu'il s'appelle Trintignant, qu'on l'a reconnu et qu'on se doute bien que ce Trintignant-là n'est pas ce Trintignant-ci.
Et puisqu'on parle de reconnaissance, que j'ai de mes yeux vu «Robin des bois» derrière le patron, je risquerai enfin ceci: les initiales de l'auteur, si je les manipule un peu, bien qu'elles m'incitent à la prudence, je ne sais quelle rage me pousse, en envoi, à braver ses éventuels grognements en proférant que si plus d'un critique a assimilé le Projet à Tintin en Amérique, certaine signature n'y est pas pour peu.

Le souverain s'avarie, par Jean Pierre Vidal, § 3 et 4

3. Anagramme et paronomase, métaphore et métonymie: voilà Wallas.

Lorsqu'apparaît ce nom pour la première fois, c'est au cours d'un dialogue («Monsieur Wallas, s'il vous plaît», p.14). C'est dire qu'intervient une fiction de voix du prononcé. Comment donc Garinati (et le lecteur) l'a-t-il énoncé?
Gide, dans Les Caves du Vatican prenait bien soin de dissocier la graphie de «Lafcadio Wluiki» de sa phonie. Invité à prononcer «Louki», le lecteur lit, par contrecoup, « lui qui est un Loup », le W supprimé devenant alors le sigle du vivat italien que «Lafcadio» autorise. Et on peut s'émerveiller que la «transcription» opère en même temps une traduction puisque «Wluiki» procède sans doute d'une même racine indo-européenne que celle qui donne, en vieux slave, son presque homonyme : [vlûkû] : le loup. Le texte parlerait-il plusieurs langues? Nous y reviendrons.
Mais Wallas? Doit-il même se prononcer? N'est-il pas au contraire le signe d'une radicale aphonie textuelle? Cette problématique se trouve partout désignée dans les Gommes où toutes sortes de messages s'échangent justement par le truchement significativement contradictoire du téléphone et du télégramme. Choisissons pour le moment de phonétiser le gramme.
L'ambiguïté de prononciation du W produit plusieurs possibilités de lecture, selon la valeur ([V] ou [W]) que l'on attribue à cette lettre et selon la prononciation ou non du s final.
1) Valas = « va, las » où se lit la fatigue (les pieds enflés) de Wallas dans la fiction mais aussi une représentation de «l'usure» du «personnage» dont plus spectaculairement Lady Ava témoignera dans La Maison de Rendez-vous. Encore s'agira-t-il surtout d'une usure ponctuelle (tel «personnage» dont les possibilités narratives s'épuisent) alors que Wallas, dès le texte inaugural, vise l'archétype même. Son nom déjà l'énonce.
Se trouve en outre désignée, dans cette première lecture de son nom, sa principale fonction: la marche, le parcours fictif mais aussi le déplacement narratif.
Mais cela ne saurait être tout. La lecture opère en tous sens. Le patron du café qui lit (p. 13) l'envers de l'inscription dont la narration n'offre à ce moment que l'endroit («chambres meublées»), lui encore qui épelle Wallas au téléphone, le faisant ainsi apparaître textuellement autre, autorise d'autant plus ce genre de lecture qu'il est justement «patron», c'est-à-dire non seulement une des figures césariennes dont les traces nominales abondent (Roy-Dauzet, Bona, Borex, V. Daulis dans la lecture anagrammatique qu'en donne Morrissette) mais surtout parce qu'il est modèle («patron») d'une lecture de confection.
Ainsi la prononciation «valas» autorise-t-elle le palindrome «ça lav(e)» (cf. Dans L'Homme qui ment: «Boris Varissa» = «ça varie»), autant dire « ça gomme ». Ce que cherche Wallas, c'est lui.
En miniature, le nom est la réponse de la narration à la fiction. Et l'inversion qui est un des ressorts de la fable (le futur c'est le passé, l'assassin c'est l'enquêteur, etc.) est ici désignée, raison de l'opacité du nom, clé de sa traduction en cette occurrence.
2) Que le s final soit maintenant aphone et c'est encore la marche de Wallas, doublée ici de sa destination ambiguë : «va là» ou «vas là», constatation ou ordre.
Inversée à son tour, la formule donne « A lav(e) ». Cette lettre à la présence obsédante dans toute l'œuvrede Robbe-Grillet, nous en reparlerons plus d'une fois et à plus d'un titre.
Ces quatre lectures concurrentes mais convergentes dont nous venons de rendre compte, il semble inutile, tant elles tiennent à la trame du texte, d'en donner des exemples. Ils abondent et se renforcent même d'une rime ainsi instituée entre le nom et son contexte narratif: « Wallas va... » ou « Wallas s'avance » aux multiples occurrences. Il arrive même qu'un véritable paragramme en découle: « Wallas s'avance à travers cet intervalle fragile» (p.50).
3) En énonçant maintenant un [W] dans son nom, le patronyme n'est plus qu'une désignation de la présence, la sienne («voilà») mais aussi toute autre à venir («vois là »). C'est un index qui redonde et efface à la fois, tel le «Illia» de Révolutions minuscules. Bien plus, si on l'articule comme ce dernier nom qui dit aussi «il y a île», on obtient « voile a ». Et en effet, l'assassin s'avance bien masqué d'être donné pour l'enquêteur.
La lecture, dans ce cas, ne se peut inverser que syllabiquement: La voie, La voix. Wallas est bien cette voie offerte à la fiction par de multiples voix narratives.
4) Prononçons enfin le s final : « voix lasse » ou «vois, las!». Concience et déploration dans le second cas. Ce qui rend bien compte de la scène finale du chapitre 5, d'autant plus que l'insistance est alors mise sur la vue. Avant le crime : « Wallas voit maintenant la fente de lumière » (p. 254). Après : « légitime défense. Il a vu l'homme tirer sur lui» (p. 255). Une paire de lunettes introduit alors le motif de la duplication, du miroir, et de la voix : « Pouvez-vous dire si c'était le verre droit qui était le plus foncé, ou bien le gauche? » Quant à la lassitude qu'a fait apparaître aussi notre lecture, elle prend part à la même séquence narrative : « il a plutôt envie de s'asseoir. Il est très fatigué » (p. 255).
On le voit, ce nom énigmatique est multiplié à l'intérieur de ses limites par les textes qui le forment, représentant une sorte d'épuré de la narration. Il est la narratiori minimale. Et la mise en abymé révélatrice de sa fiction de «personnage» (et même de la fiction du «personnage») en même temps que la réponse secrète au problème de la fiction où celui-ci est pris. Il est le plus petit centre de production et le plus petit produit du texte. Il imprègne la narration d'autant plus fortement que ses diverses métonymies se redoublent de multiples paronomases, programmant une sorte de bégaiement textuel. Comme si le nom attirait par la répétition d'une de ses parties d'autres signifiants par lesquels le personnage qui le porte se voit proposer une fiction qui le lit en le liant. Voilà sans doute pourquoi Garinati ne peut que tirer («Garinati a tiré», p.26) quand Wallas assassine. Ou, comme le dit le texte (p. 55), accréditant une de nos lectures: «Voila ce que c'est que d'inventer des histoires».
On renverra ceux qui douteraient d'un tel mode de production par extraction de syllabe avec effet de bégaiement à telles séquences de Projet pour une révolution à New York: «ulve oluptueuse» (p.68) et «sexe axial» (p.116). S'il n'est pas besoin d'insister sur le deuxième exemple, le premier, parce qu'il touche aussi à certain développement ultérieur de notre propos, mérite qu'on s'y arrête un instant. Il présente en effet ce qu'on pourrait appeler le nom propre d'une séquence antécédente où se figurait sans se dire la description d'un sexe féminin. Mais un «nom propre» qui vacille encore au bord de la littéralité. En effet, l'adjectif apparaît dès l'abord initiale d'une absence. Une absence qu'il répercute sur son antécédent, le transformant en lapsus (ce qu'il n'est évidemment pas). La même lettre ainsi supposée à la tête de chaque mot se promène quelque part dans le texte, non loin de là (p.79), majuscule certes, mais sous l'innocente apparence d'une forme géométrique : « les deux lames aiguës, ouvertes en V ». On ne saurait s'étonner de la trouver alors presque contiguë à «la toison bouclée du pubis ». C'est que cette vulve que le texte paraissait sur le point de faire apparaître mais qu'il ne pouvait faute de ce « V » errant, voici que ce « V » justement la convoque ici sous la métonymie de sa toison.
Or le système pileux sans le sexe se trouvait, lui, déjà dans la formule lacunaire, par le jeu du seul «V» présent, celui de «l'ulve», qui grâce à l'«e» muet qui le termine, forme au prononcé «voluptueuse» en faisant apparaître une filigraphie du «e»: «velu(ptueuse)». Les deux premières syllabes ainsi saturées par la présence superposée de deux signifiants acquièrent une certaine autonomie et le mot, à peine formé par la prononciation, se rescinde aussitôt pour faire réapparaître le «tueuse» (comme par hasard lié à «chevelure rousse») qui amorçait la séquence (p.67).
Nul doute qu'on ne puisse parler, à cet égard, de télégraphie. Le patronyme sera lui aussi une télégraphie. Eparpillé dans le texte, mais reformé par la nécessité de tracer ce nom absent fait conjoindre. Une telle leçon devra nous inciter à capturer les lettres qui errent sous prétexte de représentation géométrique, est-il nécessaire d'insister sur le fait que la narration explosée que nous venons brièvement d'analyser prend justement pour objet ce qui est, par quelque glissement, une «matrice». A l'évidence, des forces centrifuges travaillent le gramme du texte et le nom propre plus que tout autre. Avec une force telle qu'elles le décollent de son «personnage».

4. Le nom déborde

Si le premier stade de la capture du nom aura consisté à le faire signifier, le second, plus radical le fait jouer en tant que signifiant décollé de son réfèrent. Cellule débloquée, il perd alors son pouvoir spéculaire ou générateur quant au seul « personnage » dont il était le propre. Non plus indice d'une présence fictive mais présence lui-même et strictement narrative. Principe métonymique, sa présence contaminera le contexte des fragments de sa secrète explosion, devenus comme indépendants.
Ainsi la lassitude que le nom de Wallas porte et attribue à une voix se peut transporter ailleurs que dans la fiction propre à ce «personnage». «Sa voix (Mme Bax) est à l'image de sa figure, douce et fanée. Wallas est une vieille relation...» (p. 111). N'est-ce pas faire apparaître, par un Wallas en quelque sorte épithète, à quelque niveau que je qualifierai d'«infratextuel», en harmonique: «voix lasse»?
Le texte ne porte ici qu'en filigrane (ce qui d'ailleurs rend d'autant plus passionnant le phénomène) la fragmentation du nom comme commentaire, redondance et synonyme générateur de «voix... douce et fanée». Mais il est d'autres exemples d'une telle redistribution du nom dans son espace environnant. Un autre patronyme, pris dans son unité cette fois, nous en fournira un, et des plus évidents, dans le même roman. «Marchat trouve que c'est du sans gêne, tout simplement; et il faudrait par-dessus le marché qu'il eût l'air charmé!» (p.35). Trois lignes plus bas «chambre» poursuit la série commencée par une paronomase (mieux, une «anaphonie» comme dirait Saussure) du nom propre transformée par un anagramme répercuté à son tour par une autre anaphonie. Le patronyme a ici indiscutablement généré la narration sans que celle-ci le désigne vraiment (il s'agit d'un discours indirect). Premier signe d'une dérive signifiante affichée dont nous trouverons l'exemple le plus frappant dans les toponymes de Dans le labyrinthe. Mais aussi dans cette séquence de La Maison de Rendez-vous où c'est maintenant sa couleur sonore que le nom projette sur son environnement, justement sur des noms encore, mais de lieu, et en passant par un véhicule qui rime fort opportunément avec sa syllabe initiale : «Johnson répond qu'il va quitter Hong-Kong dans la nuit, sur une jonque, pour rejoindre Macao ou Canton» (p.202). Une bonne partie des phonèmes de cette phrase se trouve déjà dans le nom et les deux mots que, sujet, il commande.
A la limite, on aura «Lady Ava», pris comme une simple succession de phonèmes et produisant par collusion avec un autre nom : «Azy», simple suite phonétique lui-même, une formule : «Vas-y.»
Ce «lâchage» du «personnage» par son nom connaîtra bien sûr des manifestations moins radicales, notamment celle qui consiste à n'opérer cet abandon qu'au niveau de la fiction, par un minimum onomastique servant indifféremment à un maximum de «personnages». Le nom sera alors mobile par rapport à son réfèrent mais il ne se disloquera pas. Et ceci concernera essentiellement les textes formant cette deuxième «période» dont je ne m'occupe ici que dans la mesure où j'en décèle l'indice.
Mais cette étiquette de nom, nous l'avons déjà vue se décoller quelque peu. Nous l'avons vue perdre des lettres. Elles vont maintenant lui revenir et lui donner du jeu.

Préface de Deleuze au Schizo et les langues de Louis Wolfson

Dans la mesure où Le Schizo et les langues, de Louis Wolfson, est épuisé, je mets en ligne cette préface qui est l'un des documents qui constituent la toile de fond de Travers et Travers II.

SCHIZOLOGIE

Le procédé linguistique de Louis Wolfson — Ressemblance avec le « procédé » de Raymond Roussel — En quoi un document n'est ni œuvre d'art ni œuvre scientifique — L'écart pathogène et la totalité non-légitime — L'impersonnel, le conditionnel et les disjonctions schizophréniques — L'équivalence mots-nourritures — Inversion, écart pathogène et mère : logique de l'objet partiel — Transformation, totalité non-légitime et père : logique de l'objet complet — Schizophrénie, langage et sexualité.

L’auteur de ce livre s'intitule lui-même « l'étudiant de langues schizophrénique », « l'étudiant malade mentalement », « l'étudiant d'idiomes dément » ou, d'après son écriture réformée, « le jeune öme sqizofrène ». Cet impersonnel schizophrénique a plusieurs sens, et n'indique pas seulement pour l'auteur le vide de son propre corps : il s'agit d'un combat, où le héros ne peut s'appréhender que sous une espèce anonyme analogue à celle du « jeune soldat ». Il s'agit aussi d'une entreprise scientifique, où l'étudiant n'a plus d’autre identité que celle d'une combinaison phonétique ou moléculaire. Enfin il s'agit pour l'auteur, moins de raconter ce qu'il éprouve et pense, que de dire exactement ce qu'il fait. Et ce n'est pas la moindre originalité de ce livre d'être un protocole d'activité ou d'occupation, et non, comme d'habitude, l'exposé d'un délire ou l'expression d'affects.

L'auteur est américain, mais le livre est écrit en français, pour des raisons qui paraîtront tout de suite évidentes. Car ce que fait L’étudiant, c’est traduire suivant certaines règles. Son procédé scientifique est le suivant : un mot de la langue maternelle étant donné, trouver un mot étranger de sens similaire, mais aussi ayant des sons ou des phonèmes communs (de préférence en français, allemand, russe ou hébreu, les quatre langues principalement étudiées par l’auteur). Une phrase maternelle quelconque sera donc analysée dans ses éléments et mouvements phonétiques, pour être convertie le plus vite possible en une phrase d'une ou plusieurs langues étrangères à la fois, qui ne lui ressemble pas seulement en sens, mais en son. Le plus vite possible... mais, comme la transformation peut faire intervenir plusieurs états intermédiaires, elle sera d'autant plus féconde qu'elle mettra en jeu des règles phonétiques générales applicables à d'autres transformations, couvrant ainsi le plus d'espace linguistique possible (même au prix de fautes de syntaxe ou d'inexactitudes de sens). Il va de soi que le problème concret réside dans les consonnes, celles-ci étant l'ossature du mot, tandis que les voyelles forment des « masses plastiques » à peu près indifférenciées.

Tel est le procédé général. Par exemple, la phrase don't trip over the wire! (ne trébuche pas sur le fil) devient tu'nicht (allemand) trébucher (français) über (allemand) èth hé (hébreu) zwirn (allemand). La traduction ici fait intervenir les transformations phonétiques générales de d en t (do-tu), de p en h (trip-treb), de v en h (over-über, comme dans have-haben, confirmé par l'espagnol où v se prononce comme b). Elle peut faire intervenir aussi des règles d'inversion : par exemple, le mot anglais wire n'étant pas encore suffisamment investi par l'allemand zwirn, on invoque le russe provoloka, qui retourne « wir » en « riv » ou plutôt « rov ». Mais pour avoir une idée plus complète des problèmes extrêmement délicats affrontés dans une transformation, considérons le mot Believe (croire), d'autant plus dangereux qu'il est fréquent en anglais : 1°le préfixe Be- ne fait pas de difficulté, et passe directement en allemand; le vrai problème est dans les consonnes l et v de « lieve »; 2° celles-ci se retrouvent dans un autre terme anglais, « leave » (à la fois « laisser » et « autorisation ») ; 3° mais convertir « leave » en « laisser », ou « lassen », ou même « verlassen » n'est pas satisfaisant, le v anglais subsistant comme fricative labio-dentale sonore; 4° dans une tout autre voie, une règle de transformation prescrit de faire précéder le l d'un g (luck-glück, like-gleich). D'où believe devient beglauben, avec une deuxième transformation de v en b; 5° ce qui permet de revenir à « leave » en le traduisant par verlaub (autorisation) ; 6° ce qui laisse encore subsister l'écart linguistique entre les deux sens de « leave », autorisation et laisser, cet écart n'étant qu'imparfaitement comblé par l'introduction d'un nouveau terme anglais let et l'allemand lassen.

Pour vaincre toutes ces difficultés, le procédé général est amené à se perfectionner dans deux directions. D'une part, vers un procédé amplifié, fondé sur « l'idée de génie d'associer les mots plus librement les uns aux autres » : la conversion d'un mot anglais, par exemple early (tôt) pourra être cherchée dans les mots et locutions françaises associées à « tôt », et comportant les consonnes R ou L (suR-Le-champ, de bonne heuRe, matinaLement, diLigemment, dévoRer L'espace). Ou bien tired sera converti à la fois dans le français faTigué, exTénué, CouRbaTure, RenDu, l'allemand maTT, KapuTT, eRschöpfT, eRmüdeT... etc. — D'autre part, vers un procédé évolué : il ne s'agit plus cette fois d'analyser ou même d'abstraire certains éléments phonétiques du mot anglais, mais de le démembrer, de le dissoudre par morceaux, en multipliant les morceaux phonétiques autant que nécessaire. Ainsi parmi les termes fréquemment rencontrés sur les étiquettes des boîtes alimentaires, on trouve « vegetable oil », qui ne pose pas de grands problèmes, mais aussi « vegetable shortening » (graisse), qui reste irréductible à la méthode ordinaire : ce qui fait difficulté, c'est SH, R, T et N. Il faudra rendre le mot monstrueux et grotesque, faire résonner trois fois, détripler le son initial (shshshortening), pour bloquer le premier SH avec N (l'hébreu « chemenn »), le deuxième SH avec un équivalent de T (l'allemand « schmalz »), le troisième SH avec R (le russe « jir »).

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L'ensemble de ce procédé de l'étudiant en langues présente des analogies frappantes avec le célèbre « procédé », lui-même schizo-phrénique, du poète Raymond Roussel. Celui-ci opérait à l'intérieur de la langue maternelle, le français; aussi convertissait-il une phrase originaire en une autre, de sons et de phonèmes semblables, mais de sens tout à fait différent (« les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard » et « les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard »). Une première direction donnait le procédé amplifié, où des mots associés à la première série se prenaient en un autre sens associable à la seconde (« queue de billard » et robe à traîne du pillard). Une seconde direction menait au procédé évolué, où la phrase originaire se trouvait elle-même disloquée (« j'ai du bon tabac... » = « jade tube onde aubade...»).

Toutefois une différence fondamentale apparaît aussitôt : le livre de Wolfson n'est pas du genre des œuvres littéraires ou œuvres d'art, et ne prétend pas l'être. Ce qui fait du procédé de Roussel l'instrument d'une œuvre d'art, c'est que l'écart de sens entre la phrase originaire et sa conversion se trouve comblé par des histoires merveilleuses proliférantes, qui repoussent toujours plus loin le point de départ, le recouvrent et finissent par le cacher entièrement. De même des machines fantastiques, qui ont dans l'œuvre de Roussel un rôle semblable à celui des mots convertis, portent et reproduisent des événements purs, symboles valant pour eux-mêmes, détachés des accidents ou effectuations qui leur ont servi de prétexte (par exemple l'événement tissé par le « métier à aubes », ayant pour prétexte la profession où l'on se lève tôt). L'écart, la fêlure pathologique est donc comblée, même si l'événement symbolique qui la comble témoigne à son tour d'une « fêlure » ou d'un « accroc » déplacés, mais devenus ainsi créateurs [1] Il n'en est pas de même chez Wolfson : un écart, vécu comme pathogène, subsiste toujours entre le mot à convertir et les mots de conversion. Quand il traduit l'article the dans les deux termes hébreux éth et , il commente lui-même : le mot maternel est « fêlé par le cerveau également fêlé » de l'étudiant en langues. De même, dans l'exemple précédent, l'écart subsistant entre lieve et leave, puis entre les deux sens de leave. Les transformations linguistiques ne dégagent donc aucun événement pur idéel ayant une existence esthétique, mais restent entièrement subordonnées aux accidents dans lesquels la phrase maternelle réelle a été prononcée, et la transformation imaginaire, effectuée. C'est pourquoi le livre de Wolfson joint à son procédé le récit détaillé des circonstances externes, accidents et effectuations : par exemple la transformation de believe occupe quarante pages du manuscrit, entrecoupées par l'apparition fréquente de ce mot dans les lieux publics, par une rencontre avec le père dans un libre-service automatique, par le souvenir d'un de ses amis musclés et de sa sœur, par un retour au père qui emploie tantôt like en anglais, tantôt l'allemand gleichen, par un de ses voisins qui dit à nouveau « Believe », lequel mot va être enfin transformé suivant le modèle fourni par like-gleichen. On remarquera que Wolfson, bien que maniant difficilement le français, trouve spontanément la forme grammaticale complexe capable d'exprimer le rapport qui demeure extrinsèque entre les accidents réels décrits et les transformations linguistiques effectuées : le conditionnel, et de préférence le conditionnel passé, qui n'indique nullement ici un phantasme, mais prolonge à la fois en mode et en temps l'impersonnel schizophrénique (« l'étudiant linguistique aliéné prendrait un e de l'anglais tree, et l'intercalerait mentalement entre le t et le r, s'il n'aurait pas pensé que quand on place une voyelle après un son t, le t devient d... » « pendant ce temps la mère de l'étudiant aliéné l'eût suivi et fût arrivée à son côté où elle disait de temps à autre quelque chose de bien inutile... »).

Le livre de Wolfson n'est pas davantage une œuvre scientifique, malgré l'intention réellement scientifique des transformations phonétiques opérées. C'est qu'une méthode scientifique implique la détermination, ou même la formation et la production de totalités formellement légitimes. Les conditions de telles totalités, là encore, forment un champ symbolique (en un second sens du mot symbole) ; et les transformations à l'intérieur d'une totalité, ou d'une totalité à une autre, doivent être rigoureusement définies dans ce champ symbolique lui-même. Or il est évident que la totalité de référence de l'étudiant en langues est formellement illégitime ; non seulement parce quelle est constituée par l'ensemble indéfini de tout ce qui n'est pas anglais, véritable tour de babil comme dit Wolfson, mais parce que nulle règle syntaxique ne vient définir cet ensemble en y faisant correspondre les sens aux sons, et y ordonner les transformations de l'ensemble de base pourvu de syntaxe et défini comme anglais. C'est donc de deux manières que l'étudiant schizophrène manque d'un symbolisme (tant à l'égard de la totalité que de la continuité) : d'une part, par la subsistance d'un écart pathogène que rien ne vient combler; d'autre part, par l'émergence d'une fausse totalité que rien ne peut définir [2] Ce pourquoi il vit ironiquement sa propre pensée comme un double simulacre, simulacre du Beau et du Vrai, simulacre d'un système poétique-philosophique et d'une méthode logique-scientifique. Encore cette puissance du simulacre ou de l'ironie fait-elle du livre de Wolfson un livre extraordinaire, illuminé de la joie spéciale et du soleil propre aux simulations, où l'on sent germer cette santé très particulière du fond de la maladie. Comme dit l'étudiant, « qu'il était agréable d'étudier les langues, même à sa manière folle, sinon imbécilique! ». Car « non pas rarement les choses dans la vie vont ainsi : un peu du moins ironiquement ».

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Toute cette entreprise de l'étudiant, avec cet écart qui la creuse, cette totalité mal formée qui l'inspire, signifie quelque chose. On dirait quelle symbolise quelque chose, au sens vague et courant du mot symbole cette fois. Et en effet il s'agit très clairement de détruire la langue maternelle. La traduction, impliquant une décomposition phonétique du mot, et ne se faisant pas dans une langue déterminée, mais dans un magma qui réunit toutes les langues contre la langue maternelle, est une destruction délibérée, une annihilation concertée, un désossement, puisque les consonnes sont l'os du langage. La traduction se confond donc avec une linguistique générale; mais l'étudiant peut assigner comme motif de toute linguistique générale le désir de tuer la langue maternelle — « un désir peut-être vague, sinon subconscient et refoulé, de ne pas devoir sentir la langue naturelle comme une entité comme la sentent les autres, mais par contre de pouvoir la sentir bien différemment, comme quelque chose de plus, comme exotique, comme un mélange, un pot pourri de divers idiomes ». La linguistique, comme meurtre rituel et propitiatoire de la langue maternelle. Tout part de là : que l'auteur ne supporte pas, ne peut pas supporter d'entendre sa mère parler. Chaque mot quelle prononce le blesse, le pénètre, et résonne, rebondit en échos dans sa tête. Le problème est donc d'apprendre des langues pour pouvoir convertir les mots anglais en mots étrangers, mais aussi d'apprendre ces langues sans passer par l'anglais, par voie de dictionnaires interlangues.

Les moyens de défense sont complexes, puisqu'il doit se protéger de toutes les façons possibles à la fois contre la voix de la mère : dès que sa mère approche, il « mémorise » dans sa tête une phrase d'une langue étrangère; il a sous les yeux un livre étranger; il produit des grognements de gorge et des crissements de dents; il a sa radio portative près de lui ; il a deux doigts prêts à boucher ses oreilles; ou bien un seul doigt, l'autre oreille étant remplie par l'écouteur de la radio, la main libre pouvant alors servir à tenir et feuilleter le livre étranger. Car c'est encore un nouvel aspect qui s'enchaîne avec l'impersonnel et le conditionnel schizophréniques : cette disjonction, ce goût d'étaler toutes les possibilités disjonctives, d'avoir une panoplie de toutes les combinaisons possibles, si bien que toutes les formes de ce qui arrive n'entraînent qu'un changement de place insignifiant, une permutation minuscule dans les éléments locaux de la parade toute prête (Beckett fait souvent le prodigieux tableau de cette disjonction schizophrénique, de cette litanie des disjonctions) [3]. Et la mère, de son côté, mène aussi le combat : soit pour le bien de son méchant fils dément, comme il dit, soit par agressivité naturelle et autorité, soit pour quelque raison plus obscure, tantôt elle remue dans la pièce voisine, fait résonner sa radio anglaise, et entre bruyamment dans la chambre du malade qui ne comporte ni clef ni serrure, tantôt elle marche à pas de loup, ouvre silencieusement la porte et crie très vite une phrase en anglais. Il va de soi que tout son arsenal et ses attitudes de défense, l'étudiant doit les tenir prêts dans la rue, dans les lieux publics, puisqu'il est sûr d'y entendre de l'anglais et risque même d'être interpellé. L'agoraphobie est chez lui étroitement déterminée par la misologie et l'écholalie.

La mère le tente ou l'attaque encore d'une autre façon. Soit dans une bonne intention, soit pour le détourner de ses études, soit pour pourvoir le surprendre, tantôt elle range açec bruit des boîtes d'aliments dans la cuisine, tantôt elle vient les lui brandir sous le nez, puis s'en va, quitte à rentrer brusquement au bout d'un certain temps. Alors, pendant son absence, il arrive que l'étudiant se livre à une orgie alimentaire, déchirant les boîtes, les piétinant, en absorbant le contenu sans discernement. Le danger est multiple, parce que ces boîtes présentent des étiquettes en anglais qu'il s'interdit de lire (sauf d'un œil très vague, pour y trouver des inscriptions faciles à convertir comme « vegetable oil »), parce qu'il ne peut donc pas savoir si elles contiennent une nourriture qui lui convient, parce que manger le rend lourd et le détourne de l'étude des langues, enfin parce que les morceaux de nourriture, même dans les conditions idéales de stérilisation des boîtes, charrient des larves, de petits vers et des œufs rendus plus nocifs encore par la pollution de l'air, « trichine, ténia, lombric, oxyure, ankylostome, douche, anguillule ». Sa culpabilité n'est pas moins grande quand il a mangé que quand il a entendu sa mère parler anglais. C'est la même culpabilité. Pour parer à cette nouvelle forme du danger, il a grand-peine à « mémoriser » une phrase étrangère apprise au préalable; mieux encore, il fixe en esprit, il investit de toutes ses forces un certain nombre de calories, ou bien des formules chimiques correspondant à la nourriture souhaitable, intellectualisée et purifiée, par exemple « les longues chaînes d'atomes de carbone non saturées » des huiles végétales. Il combine la force des structures chimiques et celle des mots étrangers, soit en faisant correspondre une répétition de mots à une absorption de calories ( « il répéterait les mêmes quatre ou cinq mots vingt ou trente fois tandis qu'il ingérait avec avidité un montant de calories égal en centaines à la deuxième paire de numéros ou égal en milliers à la première paire de numéros »), soit en identifiant les éléments phonétiques qui passent dans les mots étrangers à des formules chimiques de transformation (par exemple les paires de phonèmes-voyelles en allemand, et plus généralement les éléments de langage qui se changent automatiquement « comme un composé chimique instable ou un radio-élément d'une période de transformation extrêmement brève »).

L'équivalence est donc profonde, d'une part entre les mots maternels insupportables et les nourritures vénéneuses ou souillées, d'autre part entre les mots étrangers de transformation et les formules ou liaisons atomiques instables (dans ces deux derniers cas, la machine apparaît, soit comme dictionnaire interlangues, soit comme appareil physico-chimique de transformation ou même distributeur automatique d'aliments aseptisés). Le problème le plus général, comme fondement de ces équivalences, est exposé à la fin du livre : Vie et Savoir. Nourritures et mots maternels sont la vie, langues étrangères et formules atomiques sont le savoir. Comment justifier la vie, qui est souffrance et cri? Comment justifier la vie, « méchante matière malade », elle qui vit de sa propre souffrance et de ses propres cris? La seule justification de la vie, c'est le Savoir, qui est à lui seul le Beau et le Vrai. Il faut réunir toutes les langues étrangères en un idiome continu, comme savoir du langage ou philologie, contre la langue maternelle qui est le cri de la vie; il faut réunir les combinaisons atomiques en une formule totale ou table périodique, comme savoir du corps ou physiologie, contre le corps vécu, ses larves et ses œufs, qui sont la souffrance de la vie. Seul un « exploit intellectuel » est beau et vrai, et peut justifier la vie. Mais comment le savoir aurait-il cette continuité et cette totalité justifiantes, lui qui est fait de toutes les langues étrangères et de toutes les formules instables, où toujours un écart subsiste qui menace le Beau, et où n'émerge qu'une totalité grotesque qui renverse le Vrai? Est-il jamais possible de « se représenter d'une façon continue les positions relatives des divers atomes de tout un composé biochimique passablement compliqué... et de démontrer d'un seul coup, instantanément, et à la fois d'une façon continue, la logique, les preuves pour la véracité de la table périodique des éléments »? Peut-être faut-il être plus modeste : faire de toutes les langues étrangères un moyen de revenir à la langue maternelle désamorcée, faire de la table périodique un moyen de revenir au corps et à ses nourritures purifiées. Non plus opposer le Savoir à la Vie, dans une double figure qui renvoie de part et d'autre à la mort, mais dégager lentement, douloureusement, à travers les mots et les formules, quelque chose qui unit la vie au savoir. « Et il y a même de l'espérance qu'après tout... le jeune homme malade mentalement sera un jour capable, de nouveau, d'employer normalement cette langue, le fameux idiome anglais. »

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Soit donc l'équation de fait
mots maternels / langues étrangères = nourritures / structures atomiques = (vie / savoir)
Si nous considérons les numérateurs, nous voyons qu'ils ont en commun dêtre des « objets partiels ». Les objets partiels ont plusieurs caractères, qui en font les fragments d'une déesse redoutable, et qui expliquent le rôle essentiel qu'ils ont dans la schizophrénie : ils sont essentiellement menaçants, bruyants, toxiques, vénéneux. Ils ne sont pas partiels au sens où ils viendraient d'un tout et vaudraient pour lui : cest en eux-mêmes et directement qu'ils sont fragments impossibles à totaliser, éclats primordiaux qui ne témoignent d'aucun tout, morceaux naturels éclatés contenus dans des boîtes et qui menacent de faire exploser ce dans quoi ils entrent. Ils sont rebelles à toute transformation, précisément parce qu'ils ne s'intègrent dans aucun tout et ne passent pas dans autre chose : ils peuvent « signifier » plusieurs choses à des degrés divers, sein, nourritures, excréments, enfants, pénis; mais le terme « signifier » convient mal, et ils n'ont pas de « sens » à proprement parler, puisqu'ils n'entrent dans aucun système de transformation qui leur donnerait telle ou telle détermination d'après le tout dont ils seraient supposés être extraits, ou auquel ils seraient supposés appartenir. Ils sont donc rebelles à la symbolisation : ils ne doivent pas leurs caractères à ce qu'ils représentent, mais au contraire imposent à tout ce qu'ils représentent l'état d'objets partiels par quoi ils ne se distinguent ni numériquement ni spécifiquement, mais sur un mode très particulier de multiplicité non numérique. C'est cela le plus difficile à décrire : ils ne sont pas les morceaux d'un sein, d'un pénis, d'un enfant... etc, ; pas davantage le sein n'est lui-même un morceau de corps, le pénis, un autre morceau (de telles hypothèses réintroduiraient forcément des totalités préalables) ; mais les objets partiels sont eux-mêmes des morceaux numériques qui se disputent les morceaux organiques de ce qu'ils représentent, chaque morceau emportant de son côté un morceau du représenté, chaque morceau ayant pour son compte un morceau de pénis, un morceau de sein, un morceau d'excrément, un morceau d'enfant. C'est ce rapport « morceaux sur morceaux » qui exclut toute totalité, transformation ou symbolisation : l'objet partiel implique un phénomène essentiel d'écart où chaque morceau, inséparable de la multiplicité qui le définit, s'écarte pourtant des autres et se divise en lui-même, en étant composé, non pas simplement d'objets hétéroclites, mais de morceaux hétéroclites d'objets hétéroclites. Enfin, dernier caractère, l'objet partiel concerne le système bouche-anus, et renvoie au corps de la mère, non pas comme totalité, mais comme type de la multiplicité formelle où ce corps a lui-même le rôle de boîte et de réceptacle. La logique de l'objet partiel n'en est qu'à ses débuts ; et elle n'est nullement favorisée par les auteurs qui invoquent la notion vague et fausse de dissociation, et prétendent expliquer par là les bribes ou fragments qui constituent les « propriétés » du schizophrène.

Suivant l'étudiant en langues, sa mère ne lui adresse pas la parole en anglais sans un accent de triomphe : elle le gave de nourritures et le pénètre de paroles anglaises. Elle prétend faire vibrer l'oreille de son fils à l'unisson de ses cordes vocales, à elle : « sa voix très haute et perçante, et peut-être également triomphale »; « ce ton de triomphe qu'elle aurait en pensant pénétrer son fils schizophrène de mots anglais »; « semblant si remplie d'une espèce d'une joie macabre par cette bonne opportunité d'injecter en quelque sorte les mots qui sortaient de sa bouche dans les oreilles de son fils, son seul enfant ou, comme elle lui avait de temps en temps dit, son unique possession, en semblant si heureuse de faire vibrer le tympan de cette unique possession, et par conséquent les osselets de l'oreille moyenne de ladite possession, son fils, en unisson presque exacte avec ses cordes vocales à elle et en dépit qu'il en eût ». Les rapports de la mère avec ses deux maris, dont l'un a une existence fluidique, l'autre, une existence « sournoise », lui donnent un rôle de femme phallique. Borgne, elle a un œil en moins, mais cet œil en moins est plutôt un objet partiel en plus, un pénis en plus, représenté par l'œil artificiel qu'elle retire chaque soir. L'étudiant en langues décrit lui-même le pénis comme organe féminin : « le vrai organe génital féminin lui semblait être, plutôt que le vagin, un tube en caoutchouc graisseux, prêt à être inséré par la main d'une femme dans le dernier segment de l'intestin, de son intestin ». Son goût des thermomètres, des irrigateurs et des lavements, tout son érotisme anal joint à sa phobie des vers et des larves, s'inscrivent dans le même tableau : le plaisir affreux d'être possédé fémininement par la mère aux multiples pénis, la Méduse borgne, et avoir des enfants d'elle. (Il y a là une inversion proprement schizophrénique, renvoyant aux objets partiels, indépendamment des thèmes homosexuels qui interviennent au contraire nécessairement dans la paranoïa; de même on distinguera les cérémoniaux ou rites compulsifs de la schizophrénie et ceux de la névrose obsessionnelle, en ce que les premiers portent sur des objets partiels asymboliques.)

Si donc nous considérons les deux numérateurs de l'équation de fait, nous voyons qu'ils entrent eux-mêmes en rapport suivant la loi des objets partiels, morceaux sur morceaux. Ce sont les mots maternels qui viennent assumer les morceaux numériques de première espèce, tandis que les nourritures assument les morceaux organiques de deuxième espèce (sein, pénis, enfant, excrément = larves). On ne dira pourtant pas que les mots se mettent à désigner des nourritures, ni qu'ils trouvent leur sens dans ce que les nourritures cachent. Car suivant les règles formelles de l'objet partiel, les mots ont littéralement éclaté dans leurs éléments phonétiques, et particulièrement dans les éléments durs que sont les consonnes. Ils ne sont plus que des sons pénétrants, ou des lettres blessantes qui se détachent et se désarticulent sur les affiches publiques, sur les étiquettes des boîtes alimentaires ou sur le bloc où la mère écrit. Ils sont écartelés, leurs éléments mêmes sont écartés. Tout le drame se passe bien loin de la désignation et de l'expression. Et de leur côté, les nourritures ne sont pas davantage des objets désignés, ni ce qu'elles cachent (sein, pénis, enfant, excrément), des sens exprimés ou voilés. Les nourritures sont à leur tour des morceaux organiques, dont chacun a lui-même un morceau de sein, un morceau d'excrément, un morceau d'enfant, un morceau de pénis, larves nombreuses. Et le rapport des deux sortes de morceaux, verbaux et organiques, n'est pas de désignation ni d'expression, mais d'imbrication violente, les uns dans les autres, les uns sur les autres, comme dans un puzzle dont il faudrait forcer les pièces. Le rapport entre les numérateurs de la grande équation donne donc une équation subordonnée :
mots éclatés / nourritures morcelées = vie injuste et douloureuse (morceaux de sein, de pénis...)
Il est tout à fait insuffisant de dire que le schizophrène traite ou appréhende les mots comme des choses. En vérité choses et mots sont soumis au processus primaire, qui ne les confond nullement, mais leur donne à chacun un rôle spécifique oral conforme aux règles formelles de l'objet partiel, en tant que celles-ci les distribuent de force, les imbriquent, les emboîtent les uns dans les autres, en suspendant tout rapport de désignation et de signification possibles.

Que fait le schizophrène ou comment réagit-il? Aux objets partiels et au corps morcelé, l'étudiant en langues oppose un corps complet, clos, lèvres serrées, oreilles bouchées, corps de musique fluide et immortel, organisme sans organes et sans parties, radio-fermé. Aux mots éclatés qui sont la passion douloureuse du schizophrène, il oppose des mots entiers, idéalement indécomposables, à la fois liquides et continus, cimentés et totaux, venus de toutes les autres langues, et qui forment son action, son « exploit » [4]. Mais tout le problème est celui de la transformation : comment va-t-il passer de la passion à l'action? Comment va-t-il transformer les mots anglais, les intégrer dans une totalité étrangère, eux que les règles de l'objet partiel constituent comme intransformables, non totalisables, frappés d'un écart maternel irréductible? Il faudrait qu'un principe de totalité et de transformation vienne d'ailleurs. Et sans doute on voit que pour étendre son champ de langues étrangères, l'étudiant peut organiser un double circuit qui ne passe pas par l'anglais : soit grâce à un dictionnaire de deux langues étrangères, soit en « mémorisant » d'abord une phrase d'une langue, puis en essayant d'en retrouver les sons sur disque. C'est qu'il appartient toujours à la totalité comme objet complet de se construire sur deux circuits, à deux vitesses ou suivant deux directions à la fois, comme les deux cercles du ciel en sens inverse, ou comme les deux dimensions d'un espace du tout et d'un temps de la totalisation. Le cercle intérieur, ou plutôt les multiples cercles intérieurs constituent les règles de transformation, de permutation, d'inversion sans lesquelles les éléments ne seraient pas les parties d'un tout; mais le tout lui-même ne subsume et ne s'approprie ses parties que par le cercle extérieur, qui introduit une commune mesure dans toutes les règles et impose une période à tous les éléments (la logique de l'objet complet troublerait une de ses plus parfaites expressions dans le Timée). C'est bien ainsi dès lors, par l'existence corrélative d'un double circuit, que des éléments rebelles en soi sont déterminés de force à surmonter leur résistance. Les mots anglais phonétiquement éclatés « voient » leurs éléments passer dans des termes étrangers suivant des règles de transformation organique interne, à condition que celles-ci soient rapportées à un tableau numérique externe qui en fixe idéalement la période. Le problème schizophrénique, ici, est indissolublement de transformation et de totalisation. Le rapport de désignation du mot anglais, son « sens » courant, suspendu sur lui comme une nuée au-dessus des éléments éclatés, sert vaguement d'indicateur pour l'introduction de ces éléments dans le système à double piste qui va les transformer et les totaliser. De même que la logique de l'objet partiel distinguait les mots maternels comme morceaux verbaux et les nourritures comme morceaux organiques, étroitement pris les uns dans les autres, la logique de l'objet complet distingue un ensemble organique transformationnel (cette fois, les mots étrangers) et un ensemble périodique totalisateur (les structures atomiques et la table des éléments) : les deux, étroitement liés, co-mouvants. D'où la nécessité absolue pour l'étudiant de mettre les mots étrangers en rapport avec des formules chimiques et des radioéléments périodiques.

Et certes, les mots anglais ne désignaient pas les nourritures et ne signifiaient pas ce que les nourritures cachaient (les pénis maternels, l'inversion et la castration). Mais toutes ces espèces de morceaux entraient dans un rapport beaucoup plus intime et plus complexe, imbriqués de force les uns dans les autres, emboîtés. De même ici, dans la logique de l'objet complet, les mots étrangers comme circuit intérieur et la table périodique comme cercle extérieur entrent dans un rapport intime et complexe : les mots étrangers ne se mettent pas à désigner des formules chimiques ou des structures atomiques, pas plus qu'ils ne signifient ce que ces formules cachent (le phallus, le redressement et la restitution). Mais les deux flux, le flux organique des mots étrangers et le flux périodique des formules, sont de force insufflés l'un dans l'autre, « mémorisés » l'un dans l'autre. A la loi de l'objet partiel « morceaux sur morceaux », répond le principe du tout comme objet complet ce flux dans flux ». Si bien que, de la grande équation de fait, nous pouvons extraire une seconde équation subordonnée comme rapport des dénominateurs :
mots étrangers / structures atomiques = savoir (reformation et restitution de l'objet complet).

Ce principe de totalité et de transformation, capable de conjurer l'inversion ou l'écart maternels irréductibles, il est naturel de le chercher du côté du père. Quoi de plus « naturel »? D'autant plus que l'étudiant dispose de deux pères : le réel, premier mari, et un beau-père. Mais c'est ici (non pas pour cette raison psychosociale) qu'intervient l'obstacle radical empêchant l'étudiant de former dans l'ordre du symbole une totalité paternelle légitime, tout comme il était incapable de combler symboliquement l'écart maternel. Et si l'œil en moins de la mère était plutôt un œil en trop, les deux pères effectuent plutôt l'absence symbolique de père, la fameuse forclusion lacanienne. C'est que les deux pères ont une existence tellement fluide dans « l'esprit perverti du malade », comme dit Wolfson, que les deux flux, les deux circuits se mélangent irrémédiablement, sans que l'un puisse servir de mesure périodique totalisante, ni l'autre, de règle opératoire transformationnelle, aucune coagulation ni sédimentation, et inversement aucune précipitation ni liquéfaction n'étant assignables, mais seulement des transformations à éclipses, des bonds désordonnés, des occlusions douloureuses dans une totalité glissante, hémophilique, parfaitement inconsistante inutilisable. De son beau-père, cuisinier, l'étudiant dit : ses positions de cuisinier dans les gargottes « étaient en quelque sorte comme les chances de survie d'une particule donnée d'élément radioactif de périodicité de 45 jours, c'est-à-dire qu'il serait passablement improbable que l'emploi durerait 9 mois, tout comme la particule aurait moins qu'une chance sur 65 d'exister encore au bout du même temps ». Et cette accusation vaut plus encore contre le père, qui mène une vie nomade, dans diverses chambres meublées, et ne rencontre son fils que dans des lieux publics, tous deux ayant hâte aussitôt de se quitter.

Ainsi l'assimilation explicite des pères à des formules chimiques et radio-éléments dénonce le caractère illégitime du tout. Comment l'étudiant éviterait-il de former une fausse totalité de tout ce qui n'est pas anglais, sans principe syntagmatique ni règle syntaxique? Tout comme, dans la vision de l'étudiant, la mère est incapable de combler l'écart pathogène qu'elle creuse, le père est incapable de redresser la totalité illégitime qu'il forme. (Le père ne prétend-il pas ridiculement savoir les langues étrangères?) C'est la loi même de la totalité, flux dans flux, qui la rend illégitime, tout comme c'est la loi de l'écart, morceaux sur morceaux, qui le rend incomblable. Et la fausse totalité paternelle laisse subsister, bien plus entraîne jusque dans les langues étrangères et les essais de traduction l'écart qui brisait les mots de la langue maternelle (ainsi la fêlure transportée dans la traduction de the en eth hè. Les mots étrangers n'arrivent pas à former des blocs indécomposables et continus, La raison en est simple. C'est que nous avons fait comme si l'écart, et la tâche de le combler (continuité) revenaient à la mère, et comme si le tout, et la tâche de le redresser (totalité) revenaient au père; mais en vérité il n'y a pas de fonction idéale, et toute introduction de la Natur-philosophie dans la psychanalyse est absurde. En règle dite normale, le père et la mère ne sont pas trop de deux pour former la totalité comme pour combler l'écart. Mais s'il n'y a pas de fonctions naturelles idéales, il y a des positions symboliques. C'est lorsque le symbolisme du tout et des parties est affecté dans son essence subjective, que se produit une répartition aberrante asymbolique, et que, dans le cas précis de l'étudiant en langues, la mère est posée comme responsable d'un écart nécessairement pathogène, et le père, d'une totalité nécessairement mal formée. Aussi bien n'est-ce pas nous qui faisons comme si... Et chaque fois que se pose le problème de l'écart, le père a disparu, ce par quoi l'écart est incomblable. Et chaque fois que se pose le problème du tout, la mère a disparu, ce par quoi la totalité n'est pas formable (l'étudiant l'éprouve quand il veut convertir le mot anglais lady, et ne peut le transformer que dans l'allemand leute ou le russe loudi, qui signifient « les gens », court-circuitant précisément la partie féminine). Il serait vain de dire à l'étudiant qu'il suffit de réunir le père et la mère, de les accepter tels qu'ils sont... etc. : pas plus que la constellation familiale n'est la cause du trouble, son aménagement ne peut être thérapeutique. Et la psychologie sociale ne rend pas plus compte de la maladie que du retour à la santé : toutes ses informations au contraire doivent passer à travers la grille qui les filtre, et qui est la logique formidable de la santé comme de la maladie (grammaire générale psychotique).

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Il semble pourtant, à la fin, que l'étudiant « se fasse » à ses parents, et que ses parents fassent un pas vers lui. « Possiblement le schizophrène devrait bien modifier certaines du moins de ses conclusions péjoratives au sujet de ses parents », car la mère consent de plus en plus à lui parler yiddish, le père aussi, et le beau-père, français. Et le livre s'achève sur un chant sombre encore, mais d'espoir, où s'ébauche l'éventualité de supporter l'anglais, de supporter la vie, de retrouver la liberté perdue. Mais justement en quoi consiste cette véritable révélation finale, qui ne se réduit évidemment pas à l'acceptation mutuelle du fils et des parents? Dans les pages brûlantes de la fin, Wolfson expose la certitude qui le traverse un jour, « la vérité des vérités ». D'une part, le savoir ne peut pas s'opposer à la vie parce que, même quand il prend pour objet la formule chimique la plus morte de la matière inanimée, les atomes de cette formule sont encore de ceux qui entrent dans la composition de la vie organique, et qu'est-ce que la vie sinon leur aventure? Le savoir ne peut pas davantage justifier la vie, parce qu'il n'a pas la continuité ni la totalité nécessaires. D'autre part, la vie ne s'oppose pas non plus au savoir, car qu'est-ce que le savoir sinon l'aventure de la vie dans le cerveau des grands hommes (le cerveau ressemblant d'ailleurs à un irrigateur plié) ? Et la vie n'a pas à être justifiée par le savoir, car les plus grandes douleurs sont déjà justifiées par ceux-là mêmes qui les éprouvent, et qui en tirent un merveilleux enseignement de martyre, d'intelligence et de charité; quant aux plus petites douleurs, celles que nous nous donnons « pour » nous prouver que la vie est supportable, c'est elles qui nous apprennent un jour que la vie se dérobe à toute justification. Ainsi l'étudiant, familier de conduites masochistes (brûlures de cigarettes, asphyxies volontaires, aspersions glacées), rencontre la « révélation », et la rencontre précisément à l'occasion d'une douleur très modérée qu'il s'infligeait, et à un moment où cette douleur est fort supportable : il lui est révélé à la fois que la vie est absolument injustifiable, et cela d'autant plus qu'elle n'a pas à être justifiée! Combien nous aurions tort de voir en tout cela les rudiments d'une mauvaise philosophie. Et pour arriver à l'idée que la vie n'a pas à être justifiée, combien de pensées débiles, de délires et de balbutiements psychotiques faut-il à chacun de nous. Et tant de nous qui n'y arrivent jamais. Ce que l'étudiant saisit dans la révélation, c'est que, des deux côtés de son équation fondamentale, il n'y que la mort, du côté de la mère et du côté du père, du côté du savoir et du côté de la vie, qu'on les mette dans un rapport d'opposition ou de justification, ou même de réunion tant bien que mal. La mort comme pathologie de l'écart, ou comme malformation du tout. Mais cela, il n'a pu le saisir que comme le résultat dans sa « conscience aliénée » d'une aventure plus profonde, d'une compréhension plus profonde, d'où résulte aussi l'aspect plus supportable et plus humain pris par ses parents : « vérité des vérités... »

Cette aventure, c'est l'aventure des mots. Le langage tout entier traîne avec lui une histoire de sexe et d'amour. Mais il y a plusieurs façons d'en approcher. Au niveau le plus bas les porcs de l'humanité, c'est-à-dire les « bons vivants », sont ceux qui se plaisent aux histoires obscènes, gauloiseries, contrepèteries.., etc. : on peut dire pourtant qu'ils appréhendent quelque chose de l'histoire sexuelle du langage, et qu'ils mettent en œuvre des « procédés » proprement linguistiques, mais ils ne le font qu'en général, et cessent de rire dès qu'ils rencontrent dans le silence des mots leur propre castration, à eux, leur propre inversion, à eux. Ils se servent laborieusement du langage pour désigner la sexualité et ses événements. On sait qu'un comique autrement puissant se déchaîne quand « l'esprit » est inconscient. Et qu'un lapsus met en jeu toutes les forces de la Nature en un joyeux chaos, et qu'un mot d'esprit n'est supportable que quand il mime l'inconscient. Et que, bizarrement, c'est quand on ne l'a pas fait exprès qu'on commence à être personnellement concerné. Alors commence l'humour, qui est l'esprit en nous, non pas celui que nous faisons, mais celui qui nous fait, auquel nous nous offrons en holocauste. C'est que le rapport du langage et de la sexualité a cessé d'être de désignation, il est devenu de signification, et se déploie sous cette forme dans tout le champ névrotique (le rapport de signification étant lui-même très complexe, et comportant plusieurs couches qui vont d'une simple psycho-pathologie de la vie quotidienne à la psychanalyse des névroses). Mais au-delà encore, La psychose et l'ironie psychotique : tous les mots racontent une histoire d'amour, mais cette histoire n'est plus ni désignée ni signifiée par les mots. Elle est prise dans les mots, indésignable, insignifiable. Et c'est là l'aventure du langage psychotique. Le caractère fondamental de ce langage n'est pas de traiter les mots comme si c'étaient des choses, mais d'une part d'imbriquer les choses dans les mots suivant la loi morceaux sur morceaux de l'objet partiel ou du mot éclaté), d'autre part d'insuffler le savoir dans les mots (suivant la loi flux dans flux de l'objet complet ou du mot indécomposable). Le savoir n'est plus signifié, mais insufflé dans le mot; la chose n'est plus désignée, mais imbriquée, emboîtée dans le mot. La sexualité, c'est-à-dire Eros, est ce savoir à l'état insufflé, cette chose à l'état emboîté. Autant dire que la psychose et son langage sont inséparables du « procédé linguistique », d'un procédé linguistique. C'est le problème du procédé qui, dans la psychose, a remplacé le problème de la signification et du refoulement. Comme Thésée, s'y retrouve seulement celui qui se retrouve dans le procédé. C'est en lui que se jouent la maladie et la guérison. La guérison du psychotique, c'est non pas prendre conscience, mais vivre dans les mots l'histoire d'amour qu'ils imbriquent et qui les insufflent, Eros singulier. Non pas désigner quelque chose, ni signifier un savoir, mais vivre insufflé et emboîté, dans le procédé lui-même. Alors le procédé cesse de réunir et de distribuer les figures de la mort, et libère cet Eros, cette histoire sexuelle qu'il cachait dans ses lois. Encore faut-il que le psychotique découvre lui-même le procédé personnel précis qui le met en scène, et redécouvre l'histoire malheureuse d'un amour que son procédé murmure et retient, plus cachée que si elle était refoulée. Car, imbriquée et insufflée dans les mots, il faut la retrouver comme dans une devinette, non plus la traduire comme un signifié. Le livre de Wolfson est une des plus grandes expérimentations dans ce domaine. C'est en ce sens que tout dans la psychose passe par le langage, mais sans que rien concerne jamais la signification ni la désignation des mots.
Gilles Deleuze.

Notes

[1] Raymond Roussel expose son « procédé » dans Comment j'ai écrit certains de mes livres. Sur la nature et le rôle du procédé, sur le rôle analogue des machines, et sur la persistance d'un « accroc » devenu créateur, cf. les analyses de Michel Foucault, Raymond Roussel, éd. Gallimard, 1963.

[2] En règle générale, l'analyse psycho-sociale des familles de schizophrènes ne peut être menée qu'à travers les règles formelles instaurées par la pensée schizophrénique, et non l'inverse. L'étude de ces règles formelles n'est certes pas favorisée par les anciens lieux communs sur la pensée prélogique, la participation, l'identification, la dissociation, les mécanismes du rêve : au contraire. L'étude du formalisme schizophrénique, et des « non-sens » où il se déploie pour lui-même et positivement, trouve déjà un certain développement dans les travaux de G. Bateson et de son école : cf. Toward a theory of schizophrenia, Behavioral Science, 1966 (et le compte-rendu qu'en donne Pierre Fédida, Psychose et Parenté, Critique, octobre 1968). Il est certain que la théorie lacanienne, concernant la position du schizophrène dans l'ordre symbolique, est susceptible de donner à ces recherches de nouvelles bases.

[3] Les exemples les plus nets en sont dans Watt et dans un conte admirable de Têtes-mortes, « Assez ». Cf. Malone meurt : « tout se divise en soi-même ».

[4] Chez Wolfson, la différence entre les deux sortes de mots est d'autant plus évidente que les uns sont par nature anglais, les autres, de langues étrangères. Mais la corrélation des deux sortes de mots se retrouve partout : dans le langage schizophrénique sommaire et caricatural des bandes dessinées (où des éclats phonétiques s'opposent à des blocs toniques inarticulés), ou bien dans la grande œuvre poétique d'Artaud (où les mots déboîtés s'opposent aux mots-souffles). L'analyse de la seconde sorte de mots, mots-souffles ou blocs indécomposables, doit marquer deux caractères inséparables : ils sont à la fois liquides et cimentés (par exemple on remarquera les vertus que Wolfson donne au « signe mou ou mouillé » en russe). Nous essayons plus loin d'expliquer ce double caractère par la logique du tout qui régit de tels mots.

Trois vœux

Comme ce sont les vacances et que Paris est vide, comme ce sont les vacances scolaires et que je n'ai plus d'horaire fixe le matin, comme il fait froid, comme je n'ai pas un gros moral en ce moment, je n'ai pas courage de prendre le RER, je pars de plus en plus tard et en voiture.

L'inconvénient c'est que je ne peux pas lire. L'avantage c'est que je peux écouter la radio.
C'est pourquoi vers 19 heures j'écoutais France-Musique en sourdine, doucement en train de m'endormir dans les bouchons rue Saint-Honoré.

Il s'agissait d'une émission de jazz. Le présentateur a parlé d'une baronne, la baronne Pannonica de Koenigswarter (Quel nom! Le nom d'un papillon, ai-je entendu. Trop beau pour être vrai, on dirait du Nabokov)), qui fut mécène de nombreux jazzmen. Elle les ramenait chez elle, les photographiait et leur demandait quels seraient leurs trois vœux, si ceux-ci devaient se réaliser immédiatement (cet immédiatement me paraît une condition importante). Tout cela a été réuni en un livre chez Buchet-Chastel: Les musiciens de jazz et leur trois vœux. Apparemment il est en cours de réimpression (il devrait être à nouveau disponible vers le 7 janvier 2007).

Le présentateur a joliment commenté: «Certains vœux sont d'une grande banalité, d'autres nous font entrer dans une extraordinaire intimité avec les musiciens, trois vœux suffisent à dessiner une personnalité.»

Le coup des trois vœux m'a toujours fascinée. Tous les contes de fée prouvent qu'il faut être préparé à cette question, sinon on ne répond que des bêtises et on laisse passer sa chance.
Pendant des années j'ai eu ma liste de vœux prête, révisée régulièrement.
Je n'ai croisé nulle fée, ni crapaud, ni prince charmant.
Donc ce soir, au lieu de m'endormir dans ma voiture, j'ai refait ma liste. Elle a beaucoup changé. Finalement, je ne souhaite plus que des choses que je peux obtenir sans fée ni crapaud (mais pas mal d'efforts et d'organisation, tout de même). Sagesse ou résignation?

La fin du monde est proche

Ce matin, dans le RER, j'étais assise à côté d'un jeune homme qui lisait un magazine édité par les témoins de Jéhovah.
L'article engageait ses lecteurs à mettre de l'ordre dans leur vie, et ce, de façon très américaine, du moins ce que j'appelle "très américaine", c'est-à-dire de façon fort pramagtique : triez, rangez, jetez, mettez de l'ordre autour de vous pour pouvoir faire régner l'ordre en vous, proclamait l'article. (Je devrais peut-être me convertir.)
Cela m'a rappelé les articles de Sélection du Reader's Digest que j'ai lus pendant des années. J'adorais cela. Aujourd'hui encore, je ne résiste jamais à un livre sur la gestion du temps: je l'ouvre et le feuillette, c'est inévitable.

Ce soir, mon voisin de RER lisait Les extra-terrestres et l'avenir de l'humanité. Il était malheureusement placé de telle façon que je n'ai pu entrevoir quelques lignes.
J'ai fait une recherche sur Amazon. Voici la présentation :

Depuis des décennies, un peu partout dans le monde, des entités se présentant comme des extraterrestres contactent des humains de conditions sociales et de milieux différents. Elles leur donnent pour mission de délivrer un message prédisant un futur apocalyptique pour notre civilisation. Or, aujourd'hui de nombreux signes prouvent que ces avertissements ne sont que trop fondés. La fin du pétrole est pour bientôt et le réchauffement de la planète commence à montrer ses effets, tandis que les scientifiques admettent la possibilité d'un emballement climatique catastrophique pour les années à venir. Sur fond de 11 septembre, de montée en puissance de la Chine, d'économie mondiale au bord du gouffre, de guerre au Moyen-Orient, de pollution et d'arme secrète, l'auteur examine quel sera notre avenir collectif et quel est le sens profond de ces avertissements issus d'entités non humaines.

L'auteur, précise Amazon, est «informaticien au Ministère de la défense. Il a déjà publié trois livres aux éditions JMG: Ummo: un dieu venu d'ailleurs; Ovnis: contact et impact; Le Plan pour sauver la Terre. Il est considéré comme l'un des principaux spécialistes du phénomène Ovni.»

Well.


Je sais peu de choses sur les Témoins de Jéhovah. Ce que j'en sais emporterait plutôt mon admiration: ils ont fait preuve d'une remarquable obstination face aux nazis, même si ce courage s'enracine dans une forme de bêtise ou de crédulité ou d'obscurantisme. Mais n'est-ce pas là le terreau privilégié du martyre?

Ce que je sais des témoins de Jéhovah vient du livre de Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück. L'histoire de cette femme est extraordinaire: allemande et communiste, elle fut arrêtée à Moscou lors des purges de 1937. Détenue en Sibérie, elle fut renvoyée en Allemagne après le pacte germano-soviétique et aussitôt, puisque communiste, envoyée à Ravensbrück, où elle fut haïe des communistes allemandes et tchèques qui refusaient de croire son témoignage.
Si vous voulez lire le témoignage presque irréel d'une femme qui observe, juge et ne se plaint jamais, lisez Déportée en Sibérie et Déportée à Ravensbrück.

Je copie les pages concernant les témoins de Jéhovah. Margarete Buber-Neumann, à sa grande surprise, est nommée leur Blockälteste suite à diverses luttes d'influence entre les Allemands du camp:

Une curieuse existence commence alors pour moi au block 3. Chez les asociales, chaque minute apportait son lot de craintes et d'obligations. Chez les témoins de Jéhovah par contre, pas l'ombre d'un problème. Le block fonctionne comme un véritable métronome. Le matin, dans la hâte qui sépare le réveil de l'appel, c'est à peine si l'on entend un mot prononcé à voix haute. Le départ en rangs par deux pour l'appel, qui dans les autres baraques ne peut se faire sans que Blockältesten et Stubenältesten s'époumonent à tout va, se déroule ici sans le moindre à-coup, de la manière la plus naturelle du monde. Il en va de même des autres activités telles que la répartition de la nourriture, etc. Ma tâche principale, chez les témoins de Jéhovah, est de rendre leur séjour aussi agréable que possible (pour autant qu'il puisse l'être), de les préserver des tracasseries de la chef de block SS et de me faire le porte-parole de chacune d'entre elles (pour autant que j'en aie la force et le pouvoir). [...] Au block 3, on ne vole pas, on ne trompe pas, les codétenues ne se dénoncent pas les unes les autres. Chacune de ces femmes est non seulement dotée d'un sens du devoir très aigu, mais se sent en outre partie prenante et responsable de la baraque dans son ensemble. Assez rapidement, elles s'aperçoivent que je n'ai rien de ces manières de Blockälteste qu'elles redoutent tant, que je me sens bien auprès d'elles; elles m'accueillent donc dans leur communauté de block et, deux années durant, ce rapport fondé sur la confiance absolue ne s'est trouvé brisé ni de mon fait, ni du leur. [...]
Mais voici que je vivais quotidiennement avec des centaines de ces fanatiques religieuses; dans la mesure où elles ne me considéraient pas comme un «instrument du Malin», il était fatal qu'elles tentent de me faire rejoindre leurs rangs ou, comme elles disaient dans le langage singulier de leur secte, de me faire «porter témoignage». Toutes les femmes qui tentèrent de discuter avec moi avaient sans exception un niveau d'éducation très médiocre. La plupart d'entre elles étaient originaires de villages ou de petites villes, de familles paysannes ou ouvrières, de la petite bourgeoisie parfois, mais toutes avaient fréquenté l'école. Il était parfaitement vain d'évoquer devant elles des références empruntées à l'histoire, voire aux sciences naturelles; elles répondaient à tout par des citations de la Bible, et lorsque j'entrepris une fois de parler de l'histoire de l'évolution et mentionnai sans malice le bon vieux Darwin, elles réagirent comme si j'avais invoqué le Diable en personne. Elles finirent rapidement par se convaincre que je ne présentais aucune des prédispositions ou qualités me permettant de devenir témoin de Jéhovah; elles cessèrent donc de tenter de me convertir mais — m'assuraient-elles sans relâche pour me manifester leur sympathie — elles conservaient l'espoir que l'«inspiration» finirait par me venir avant qu'il ne soit trop tard et que je connaisse le sort de tous les «damnés». Si j'ai bien compris ce qu'elles entendaient par là, toute l'humanité allait, à brève échéance, connaître «la fin du monde» et être précipitée dans la damnation éternelle. C'est alors que surviendrait, pour les seuls témoins de Jéhovah, l'Âge d'or, l'«Armageddon».
[...] La seule croyance en l'imminence de la fin du monde n'aurait pourtant pas suffit à faire des témoins de Jéhovah des ennemis du Troisième Reich... si de surcroît elles n'avaient pas été convaincues que toute organisation étatique était l'«œuvre du Malin», de même d'ailleurs que tout Église, — à commencer par l'Église catholique. Pour elles, le régime nazi était (et elles en trouvaient lla prophétie dans la Bible!) le couronnement de l'entreprise diabolique; survenant à la fin des temps, il était le signe avant-coureur de la chute de tous les incroyants dans l'enfer de la damnation. Les témoins de Jéhovah, qui s'en tenaient au commandement chrétien «Tu ne tueras point», étaient totalement réfractaires à la guerre: cela coûta la vie à de nombreux hommes professant la foi et les femmes de Ravensbrück, elles, refusaient d'effectuer tout travail relevant de l'effort de guerre — une attitude qui n'allaient pas sans conséquence. Jusqu'en 1942, elles constituèrent, au camp, le personnel le plus recherché, le plus convoité par les SS. [...] A tel point qu'on les dota de laissez-passer spéciaux leur permettant d'entrer et de sortir du camp pour le travail sans surveillance: jamais un témoin de Jéhovah n'aurait songé à s'enfuir! Elles étaient d'ailleurs, en un certain sens, des «détenues volontaires». Il leur suffisait en effet de se présenter auprès de la surveillante-chef, de signer une déclaration attestant qu'elles renonçaient à leurs convictions pour être remises en liberté le jour même. Le contenu en était grosso modo le suivant : «Je soussignée... déclare renoncer à dater d'aujoud'hui à être témoin de Jéhovah et m'engage à ne plus participer aux activités de l'Union internationale des témoins de Jéhovah, ni par la parole, ni par écrit...»
Jusqu'en 1942, celles qui «signèrent» demeurèrent des cas tout à fait isolés.

Un jour, l'une des plus âgées des détenues, tuberculeuse, est sélectionnée pour un départ vers les chambres à gaz. Il est trop tard pour détruire la liste des prisonnières choisies. Margarete Buber-Neumann va voir la malade pour tenter de la convaincre d'adjurer et de quitter le camp. Elle pense avoir réussi :

Mais une demi-heure plus tard environ, je vois entrer Ella Hempel dans la pièce de service où je me trouve. Une expression de dégoût et de fureur gravée sur le visage, elle me lance:
— Grete, je n'aurais jamais pu imaginer que tu étais de mèche avec le Malin! Que tu faisais cause commune avec les SS!
Je ne comprends pas tout de suite ce qu'elle entend par là:
— Qu'est-ce qui se passe? Qu'est-ce que tu veux?
—Tu as conseillé à Anna Lück d'aller signer! Comment as-tu pu faire une chose pareille?
Là, vraiment, c'en est trop; pour la première et la dernière fois je sors de mes gonds et j'agonis d'injures un témoin de Jéhovah:
— Quoi? hurlé-je, vous prétendez être des chrétiennes? Et vous livrez de sang-froid votre sœur au gaz? Dis-moi un peu quels sont les commandements chrétiens qui l'ordonnent? L'amour du prochain, peut-être? Il ne vous suffit pas de laisser en carafe vos enfants, de laisser sans broncher les autorités les fourrer dans des foyers nazis, les maltraiter? Non, il faut qu'en plus vous alliez prêter main-forte à un assassinat — pour la plus grande gloire de Jéhovah! Des brutes sans cœur, voilà ce que vous êtes!
Elle s'attend si peu à cette sortie qu'elle bat en retraite, effrayée. Je suis alors persuadée de m'en être fait une ennemie pour toujours. Mais tout au contraire. A dater de ce jour, elle sera la soumisson en personne — raison suffisante pour me la rendre tout à fait antipathique.

Diagnostic

Ce n'est pas une coïncidence fâcheuse qui fait toujours choisir au sujet désirant, pour s'en indigner, le mal qui le ronge lui-même.

René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, p.90, poche Hachette Littératures

Opération Barbarie

Quand j'eus découvert le nom de Vladimir Volkoff, je fis quelques recherches. Je découvris un romancier plus ou moins journaliste/enquêteur, spécialiste de la désinformation, fervent orthodoxe, ayant des positions contestables sur la guerre de Yougoslavie et soutenant Poutine.
J'achetai au hasard de mes promenades Le Montage (1982) à la brocante paroissiale de notre-Dame de La Trinité. Je ne l'ai toujours pas lu.
Sur Amazon, je trouvai la référence d'Opération Barbarie, qui m'intriga: apparemment c'était le premier livre écrit par Volkoff, c'était un roman qui traitait de la torture en Algérie, et à l'époque, en 1961, il avait été refusé par tous les éditeurs. Il venait enfin d'être édité. Je l'achetai, avec l'intention de l'offrir à O. (le premier livre du Lieutenant X !)
Je le lus et ne l'offris pas.
Je l'ai feuilleté hier soir pour préparer ce billet. Aujourd'hui encore, je ne peux lier intellectuellement le fait que le jeune homme qui écrivit Opération Barbarie en 1961 soit le même que celui qui écrivit Langelot agent secret en 1965. Le premier est trop sombre et le deuxième trop guilleret. Je ne sais si j'en veux au Lieutenant X d'avoir connu des événements qui lui ont permis d'écrire Opération Barbarie ou si j'en veux à Vladimir Volkoff d'avoir été capable d'écrire Langelot après avoir écrit Opération Barbarie.
C'est stupide, je sais. Mais c'est un peu comme si je découvrais que Nounours, dans une vie antérieure, avait eu une vie d'ours sauvage dans un livre de Fenimore Cooper.

Dans son premier livre, Vladimir Volkoff démontre une étonnante maîtrise de narration La succession des événements est raconté à tour de rôle par trois narrateurs différents. L'histoire n'est pas linéaire, elle se présente comme un flash-back. Il subsiste des maladresses, sans doute quelque chose de trop appliqué dû à cette structure artificielle difficile à maîtriser pour un premier livre : parfois, entre l'ironie, les sous-entendus et les surnoms, on ne sait plus bien où on en est. Mais cela reste une réussite pour un débutant.

Parti deuxième classe le 9 septembre 1957 pour faire son service militaire, Vladimir Volkoff s'est porté volontaire pour l'Algérie. Il a servi dans les troupes de marine et a été démobilisé le 7 janvier 1962 comme lieutenant, avec la croix de la Valeur militaire.
Vladimir Volkoff, Opération Barbarie, quatrième de couverture

Le présent volume est composé de deux parties.
Le roman Opération Barbarie, ouvrage de jeunesse, a été écrit en Algérie, dans la vallée de la Soummam, en 1961.
À l'époque, le manuscrit avait été refusé par des éditeurs de droite parce qu'il traitait de la torture et par des éditeurs de gauche parce qu'il ne visait pas à discréditer l'armée française.
Si l'auteur s'est décidé à publier ce texte quarante ans après son écriture, c'est à la suite de la campagne de désinformation déclenchée en 2000 et visant, entre autres, à déstabiliser l'armée française.
Le texte est publié tel quel. L'action est métaphorique et l'ambiguïté du mot « Barbarie » voulue.
L'essai Quarante ans après, écrit en 2001, expose en deux chapitres les réflexions de l'auteur :
— sur la guerre d'Algérie considérée comme une grande occasion manquée ;
— sur la « torture » ou, plus précisément, la question.
Vladimir Volkoff, Opération Barbarie, avertissement situé avant la page de titre

L'arrivée de rebelles au camp militaire, le choix d'un cachot en attendant de les soumettre à la question. Le narrateur est une femme, maîtresse d'un militaire présent:

Bien. L'après-midi, le Minotaure du blockhaus réclama une pitance plus substantielle. On lui en ramena un camion. Tout le monde alla les voir, et j'y fus aussi.
Ils descendaient maladroitement, appendus du bout des ongles aux hautes ridelles, un orteil sur le pneu, l'autre pied à la verticale, comme les danseuses, ou plutôt comme si, déjà, on les écartelait. Des vieux, accrochés à mi-hauteur, voulaient remonter, s'embarrassaient dans les longs manteaux gris qu'ils portaient presque pour tout vêtement; les barbes grises sous les chèches blanchâtres traînaient dans la poussière de la caisse et la hâte générale suggérait une ignoble bonne volonté à se laisser supplicier. Il n'y avait pas assez de menottes pour tout le monde, et on les avait affectées aux jeunes : un gaillard à chèche orange, les mains jointes comme pour le plongeon, sauta. Toute une chaîne de jeunes garçons, une paire de menottes pour deux, se déroula par à-coups et vint se ranger devant le camion comme au pied d'un mur. Les visages, terreux, immobiles, me surprirent : nulle épouvante, nul désespoir visibles ; aucune résignation, même. Simplement, ils étaient devenus encore plus impénétrables que tous les jours, encore plus étrangers. Et c'étaient les haillons, la crasse, les épaules voûtées, les poitrines creuses, les paupières bouffies, qui pourtant n'avaient pas changé depuis hier, qui paraissaient chargés d'exprimer la détresse de l'heure.
N'allez pas vous imaginer que j'eusse à me défendre contre la moindre sensiblerie. Mais d'aimer les hommes, d'en regarder dans les yeux une petite cargaison, et de les savoir tous, sans exception, promis à une séance plus ou moins prolongée de ce qu'il faut bien appeler par son nom: la torture, cela écœure un peu, malgré qu'on en ait.
[...]
Il fallait parer aux évasions, aux indiscrétions, prévoir un accès facile, des issues bien gardées, le moins de publicité possible. Gabriel suggéra un bâtiment qui servait de magasin; mais il y avait des fenêtres; le capitaine, l'infirmerie: elle était trop petite.
[...]
- Trouvé! jappa le roquet roux.
- Où?
- Ici.
Du soulier, il cogna le plancher, qui sonna creux. Burbura :
- Essayez.
On pratiqua une trappe dans le plancher du bureau et l'on vit que l'on disposait, dans l'espace vide entre le plancher et la terre, d'une prison encastrée dans les fondations du bâtiment et déjà partagée en cellules correspondant aux pièces du rez-de-chaussée. Des cellules sans air et d'un mètre de haut, mais à la guerre comme à la guerre : il ne s'agissait pas de confort. Le capitaine s'éclipsa pour n'avoir pas à donner son avis, Gabriel eut un haussement d'épaule qui acquiesçait, et moi, j'écarquillai les yeux pour me contraindre à regarder. Pourquoi me sentais-je responsable ?
- Allez ! Dedans ! jappa le roquet.
- Là? questionna un vieil homme, sans indignation ni horreur, comme pour demander qu'on voulût bien préciser l'information.
- Oui: là. Tu veux que je te prenne dans ma chambre ? Dépêche-toi.
- Je me dépêche.
- Tais-toi.
- Je me tais.
Un à un, les hommes s'affaissèrent dans le trou. Les vieux s'accrochaient aux lattes du plancher puis se laissaient tomber avec une souplesse surprenante ; les jeunes jetaient un regard autour d'eux, comme s'ils ne devaient jamais revoir la lumière du jour, puis sautaient, tels des parachutistes nerveux. Un troufion blond, torche électrique à la main, se déplaçait à quatre pattes dans le souterrain et réglait en rigolant le ballet des taupes humaines.
Je m'approchai de la trappe, et je vis se mouvoir au fond les plantes de pieds et la croupe d'un homme qui gagnait sa cellule en quadrupédie. Le suivant, un vieillard à barbiche blanche, attendait patiemment son tour au bord du trou. Je me forçai à lever les yeux jusqu'aux siens. Il y eut un sourire sur sa vieille petite figure de papier mâché jaune. Je me sentais trop embarrassée pour garder le silence:
- Tu ne seras pas bien, là-bas, murmurai-je honteusement... Et lui, avec courtoisie, il plaisanta :
- Si ce n'est pas pour longtemps...
Rationnelle installation! A présent, dès que nous entrions dans un bureau ou à la popote, nous savions que sous nos semelles grouillaient des hommes, que nous marchions sur de la souffrance humaine, comme les hommes marchent sur l'enfer. Rarement, nous entendions remuer ; rarement, un mot inconnu montait troubler notre digestion à travers un interstice du plancher: la plupart du temps, nos damnés restaient cois, et personne n'aurait pu deviner qu'ils étaient là, croupissants sous le lit, sous la table, sous le soulier clouté. Tout à coup, des cris retentissaient, mais avec l'accent du faubourg ou de Cavaillon; un nom mal prononcé résonnait comme une insulte; un «présent» serviable d'outre-tombe répondait après une hésitation; une bousculade; retombait la trappe: les soldats étaient venus chercher quelqu'un.
- Sont sages, nos clients, disait Burbura en se badigeonnant une tartine de mayonnaise.
- Bande de feignants ! glapissait le roquet roux dès qu'il avait six ou sept anisettes dans le nez. Nous, on bosse toute la nuit par votre faute, et vous, là-dessous, vous vous vautrez sur le ventre toute la journée, et vous ne voulez même pas nous dépanner un bout?
Coups de pied dans le plancher.
- Quand vous aurez passé le pied à travers... sifflait Gabriel.
Dès le deuxième jour, le silence de nos emmurés devint insoutenable.
Sauvagiot se plaignait:
- Ils ne pourraient pas geindre un peu ? Ça serait tout de même moins terrible pour nous.
Le ric avançait le museau :
- On pourrait leur dire.
Le roquet bondissait sur place :
- Mais vous n'avez qu'à faire comme s'ils n'étaient pas là ! Je ne sens pas du tout qu'ils y sont, moi.
Et alors Gabriel, brusquement penché sur la table:
- Question d'odorat, monsieur. Moi, je sens.
Nous reniflâmes. Et, en effet, la tranche épaisse d'humanité compressée sous nos pieds commençait à dégager une odeur compacte qui évoluait vers le haut, par couches successives et de plus en plus nauséabondes, par vagues où se brassaient tous les relents les plus offensants pour la narine, comme une silencieuse et abominable protestation :
«Nous ne pouvons ni écrire, ni chanter, ni parler, ni gémir : que notre puanteur nous serve de témoignage!»
- Mon cher Gaby, tu as raison, dit Burbura. Ils commencent à empester : il faudra en relâcher quelques-uns.
- Vous les relâcherez après leur avoir fait sentir ça !
- Mais, mon cher Gaby, nous aussi, nous sentons ça.
- Oui, dit Gabriel, pédantesque. Seulement nous respirons, et ils exhalent.

Ibid, extraits de la page 107 à la page 111

La première fois que j'ai compris ce qu'était vieillir

C'était en 2000 ou en 2001.

Paul Rivière m'avait confié son incapacité à lire Proust: trop long, trop verbeux, trop ampoulé. Croisant Comment Proust peut changer votre vie dans une librairie, je le feuilletai. Il me fit sourire, je l'achetai, le lus, l'abandonnai à Paul.
C'est un livre qui peut permettre à ceux qui n'aiment pas Proust ou ont peur de Proust d'avoir l'impression qu'ils pourraient ou pourront aimer Proust. Il est possible que cela permettent à certains d'essayer enfin de le lire.
Néanmoins je le déconseille à ceux qui lisent et aiment Proust : ils trouveront ce livre creux.

Mais il est vif, brillant, bien écrit, et c'est à cela que je voulais en venir : Alain de Botton est plus jeune que moi, c'était la première fois que je trouvais acceptable un livre écrit par quelqu'un de plus jeune que moi. Je pris soudain conscience qu'il était trop tard, que de plus jeunes prenaient la place que je n'occuperais jamais, j'éprouvai l'impression physique d'être poussée vers la fin par la marée ininterrompue des nouveaux venus, qui eux-mêmes continueraient d'être agités des mêmes passions, incapables eux non plus de trouver la moindre solution, et leurs vies à leur tour s'écouleraient inexorablement, le sable du temps nous engloutissant les uns après les autres sans que le flux des hommes ne tarisse.
C'est un destin curieux que le destin des hommes.

Aujourd'hui, je m'aperçois que ce sentiment d'étrangeté est le même que celui que je ressens à lire Borges. Il est celui qui a le mieux exploré et exprimé cette énigme du temps humain, infini et immobile, inscrivant la mort sur fond d'instants et d'éternité.

[...]
Être immortel est insignifiant; à part l'homme, il n'est rien qui ne le soit, puisque tout ignore la mort. [...]
Exercée par un entraînement séculaire, la république des Immortels était parvenue à une certaine perfection de tolérance et presque de dédain. Elle savait qu'en un temps infini, toute chose arrive à tout homme. Par ses vertus passées ou futures, tout homme mérite toute bonté; mais également toute trahison par ses infamies du passé et de l'avenir. Ainsi, dans les jeux de hasard, les nombres pairs et impairs tendent à s'équilibrer; ainsi s'annulent l'astuce et la bêtise, et peut-être le grossier poème du Cid est-il le contrepoids exigé par une seule épithète des Églogues ou par une maxime d'Héraclite. [...]
Parmi les corollaires de la doctrine selon laquelle il n'existe aucune chose qui ne soit compensée par une autre, il en est une de très peu d'importance théorique, mais qui nous conduisit, à la fin ou au début du Xe siècle, à nous disperser sur la surface du globe. Il tient en quelques mots : Il existe un fleuve dont les eaux donnent l'immortalité; il doit donc y avoir quelque part un autre fleuve dont les eaux l'effacent. Le nombre des fleuves n'est pas infini; un voyageur immortel qui parcourt le monde, un jour aura bu à tous. Nous nous proposions de découvrir ce fleuve.
La mort (ou son allusion) rend les hommes précieux et pathétiques. Ils émeuvent par leur condition de fantômes; chaque acte qu'ils accomplissent peut être le dernier; aucun visage qui ne soit à l'instant de se dissiper comme un visage de songe. Tout, chez les mortels, a la valeur de l'irrécupérable et de l'aléatoire. Chez les Immortels, en revanche, chaque acte (et chaque pensée) est l'écho de ceux qui l'anticipèrent dans le passé ou le fidèle présage de ceux qui, dans l'avenir, le répèteront jusqu'au vertige. Rien qui n'apparaisse pas perdu entre d'infatigables miroirs. Rien ne peut arriver une seule fois, rien n'est précieusement précaire. L'élégiaque, le grave, le cérémoniel, ne comptent pas pour les Immortels. Homère et moi, nous nous sommes séparés aux portes de Tanger; je crois que nous ne nous sommes pas dit adieu.
[...] J'ai été Homère; bientôt, je serai Personne, comme Ulysse; bientôt, je serai tout le monde : je serai mort.

Jorge Luis Borges, L'Immortel, dans le recueil intitulé L'Aleph dans la collection L'Imaginaire Gallimard.

Douloureuse Russie

J'ai commené le livre d'Anna Politkovskaïa.
Je vous livre quelques extraits dans les premières pages.

On parle souvent de la corruption russe. Au quotidien, nous pourrions dire qu'il s'agit avant tout d'un sens très particulier de la saisie des opportunités qui se présentent :

La commission électorale de la région avait mis en place une «hotline» destinée à recevoir les appels signalant des infractions commises lors de la campagne et du vote proprement dit. Mais 80% des appels reçus relevaient du chantage le plus simple exercé sur les autorités communales, et non de quelques préoccupations politiques que ce soit. Il faut bien dire que les gens de chez nous ont un don pour tirer parti de toute agitation politique. Les citoyens exigeaient qu'on fasse réparer leurs canalisations percées, qu'on installe enfin le chauffage chez eux, etc. Sinon, laissaient-ils entendre, nous n'iront pas voter... Eh bien, ils eurent gain de cause : les habitants des quartiers Zavodskoi et Leningradski de la ville de Saratov obtinrent eau chaude et eau froide; non loin de là, dans certains villages du district d'Aktarst, on rétablit enfin l'approvisionnement en électrécité.
Douloureuse Russie, p. 11

Il existe une option intéressante, au moins pour les législatives:

Seule ombre au tableau pour le pouvoir : le vote «contre tous» — une option permettant de traduire le rejet de tous les candidats en lice — atteignit 10% des suffrages exprimés. Ce qui signifie qu'un électeur sur dix s'est rendu aux urnes, a bu un verre ou deux de vodka... et a décidé d'envoyer tout le monde au diable.
Ibid, p 13

Je me demande ce qui se passerait si un tel vote avait la majorité, car si je comprends bien, il ne désigne personne. Un vote blanc exprimé, en quelque sorte.

Un extrait d'une rédaction d'une lycéenne de St-Pétersbourg :

« Ma mère dit que tout est arrangé d'avance, que le résultat est déjà joué avant même que les gens aillent voter. Je pense que voter est complètement inutile. Quand j'étais petite, je croyais que plus une personne était célèbre, plus elle était intelligente et sensée. Mais en grandissant, j'ai compris que même quelqu'un de parfaitement stupide était capable de parvenir au gouvernement Alors, aller voter, pour quoi faire? D'autant plus qu'aucun être sain d'esprit ne pourrait déclarer qu'il faudrait buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes[1]"...»
Ibid, p 13

Politkovskaia déplore que ces concitoyens aspirent davantage au confort qu'à la liberté :

On pourrait se poser la question : à quoi Iavlinski a-t-il donc servi, avec les grands principes de probité qu'il n'a cessé de proclamer depuis quinze ans? Et à quoi a donc servi le SPS, qui voulait tant instaurer une économie de marché à visage humain? Pour l'instant, rares sont ceux qui définissent la liberté de la même manière que ces deux partis. Pour les riches de chez nous, être libre, c'est avoir des vacances réussies. Et plus on est riche, plus on part souvent en vacances. Pas en Anatolie, trop accessible au petit peuple, mais à Tahiti. Ou à Acapulco. Ces gens-là ne songent même pas à la vraie liberté. Pour l'immense majorité d'entre eux, seul compte l'accès au confort. Dès lors, pourquoi ne promouvraient-ils pas leurs intérêts en corrompant les partis bien en cour au Kremlin? Il faut bien comprendre que la plupart sont corruptibles d'une façon très primitive : chaque question y a son propre « prix ». Qui est prêt à payer ce prix obtiendra le projet de loi dont il a besoin. Ou bien « son » député pourra attirer l'attention du parquet général sur les activités de tel ou tel de ses concurrents (un moyen très usité par les hommes d'affaires pour se débarrasser de leurs adversaires).
Ibid, p 16

«être libre, c'est avoir des vacances réussies» : no comment.

Je pourrais tout citer. Chaque page m'arrête : réflexions sur le parti communiste p.18, adhésion enthousiaste du peuple russe à un «petit père» p.19, suppression d'émissions télévisées («A quoi peut bien servir une émission qui invite des perdants?», commentaire de Poutine, p.20), passivité du peuple russe devant la disparition du régime parlementaire, pouvoir exécutif et législatif étant fondu en une «verticale unique» p.22:

Deuxièmement — et c'est la raison essentielle pour laquelle on doit parler de « fin » et non de « crise » du parlementarisme russe —, le peuple a accepté l'évolution de ces dernières années sans broncher. Personne n'a bougé quand Poutine a établi sa fameuse « verticale du pouvoir ». Il n'y a eu ni manifestations, ni protestations de masse, ni actions de désobéissance civile. Le peuple a tout « avalé » et il a consenti à vivre non pas sans Iavlinski, mais sans démocratie. Un chiffre est particulièrement parlant à cet égard. D'après une enquête d'opinion de l'institut d'études sociologiques «Vtsiom-A», à la question : «Au cours des débats organisés à la télévision à l'occasion de la campagne électorale, les représentants de quels partis vous ont semblé les plus convaincants?», 12% des Russes ont répondu : «Les représentants de Russie unie.» Or ceux-ci avaient refusé de prendre part à quelque débat télévisé que ce soit, arguant que «leurs actions parlaient pour eux»!
La population a donc entériné la restauration d'une nouvelle Union soviétique - une URSS légèrement retouchée, relookée, modernisée, mais une URSS tout de même, dotée d'une sorte de capitalisme bureaucratique dans lequel les hauts fonctionnaires ont remplacé les oligarques des années 1990.
Dès lors, l'élection présidentielle de mars 2004 était jouée d'avance.
Ibid, p.23

L'écriture d'Anna Politkovskaia est nette, sa pensée claire, parfois on suit presque trop facilement (on comprend que si la politique russe paraît si compliquée vue de loin, c'est que chacun "glisse" au rythme de ses intérêts ou de sa peur et qu'il est normal de s'y perdre si l'on ne la suit pas jour après jour), on s'interroge : Anna Politkovskaia ne se laisse-t-elle pas emporter par ses convictions, qu'a-t-elle pour étayer ses affirmations?
Et le livre continue et quelques pages plus loin on a honte d'avoir douté.

Par exemple, elle raconte l'histoire d'une mère de soldat qui a porté plainte suite à la mort de son fils en Tchétchénie : je soupire avec incrédulité, un soldat mort à la guerre, cela arrive, tout de même.
Voici les faits :

La Russie mène au Caucase une guerre étrange. À première vue, on pourrait croire que tous les soldats des troupes fédérales sont des frères d'armes. Mais, en réalité, il n'en va pas du tout ainsi. Les effectifs du ministère de la Défense sont à couteaux tirés avec ceux du FSB[2] et du ministère de l'Intérieur. Quand des officiers de l'armée disent : « Ce ne sont pas les nôtres qui ont été tués », cela signifie que ce sont des policiers ou des membres des forces de l'Intérieur qui ont trouvé la mort. Cette animosité réciproque a suscité une interminable lutte autour de la désignation du commandant en chef de toutes les unités engagées dans le Caucase du Nord. L'enjeu est de taille : chacun sait bien que si le commandant en chef est issu des rangs de l'armée, les deux autres catégories de troupes ne doivent même pas espérer obtenir suffisamment de munitions et d'émetteurs-récepteurs.
C'est ce qui s'est passé dans ce cas précis. Kazantsev, un officier de l'armée, a donné des ordres à des hommes qui relèvent de l'Intérieur.
Au début, pourtant, tout semblait bien se passer. Le 10 septembre, à une heure du matin, les quatre-vingt-quatorze combattants des forces spéciales réussirent à prendre la colline sans pertes. À six heures, le général major Tcherkachenko reçut un rapport serein du major Iachine, qu'il transmit immédiatement à Kazantsev. Décidant que tout allait pour le mieux, celui-ci alla dormir, pour ne réapparaître qu'à huit heures quarante.
Mais à six heures vingt, les hommes de Iachine furent attaqués. À sept heures trente, les boïeviki commencèrent à les encercler, Iachine appela le centre opérationnel pour obtenir des renforts. Mais Tcherkachenko, qui y était le numéro un en l'absence de Kazantsev, ne pouvait rien pour lui. Il savait déjà, à cette heure-là, qu'un autre détachement des forces de l'Intérieur, dirigé par le général major Grigori Terentiev, avait essayé de rejoindre les hommes de Iachine, mais avait été repoussé après d'âpres combats : quatorze combattants de Terentiev avaient été tués et beaucoup d'autres, dont le général major lui-même, avaient été blessés. Cinq véhicules blindés brûlaient sur les flancs de la colline...
Hormis le détachement de Terentiev, personne n'avait l'intention d'essayer de briser l'encerclement de Iachine. Les seules troupes disponibles relevaient de l'armée, et elles n'avaient aucune envie de risquer leur peau pour des hommes de l'Intérieur. Quant à Kazantsev, le seul qui aurait pu donner un tel ordre, il dormait. À huit heures trente, Iachine hurla dans sa radio qu'il ne restait à ses hommes qu'une seule cartouche de munitions chacun, et qu'il fallait abandonner la position. Tcherkachenko était d'accord. À huit heures quarante, Kazantsev se réveilla et entra en courant dans le centre de commandement. Il ne pouvait pas comprendre pour quelle raison Iachine se retirait. Et il lui donna l'ordre de « tenir jusqu'au bout ». Les gens de l'armée sont impitoyables envers les « étrangers ».
Mais à ce moment-là, le centre opérationnel perdit tout contact avec Iachine. Les batteries des radios étaient mortes. Le major était devenu « sourd ». Et, par conséquent, indépendant. Iachine divisa son détachement en deux groupes. Il prit le commandement du premier et confia le second au sous-colonel Gadouchkine. À onze heures du matin, les deux groupes se mirent à redescendre de la colline par deux flancs différents. C'était leur seule chance de survivre. Depuis le centre opérationnel, Kazantsev vit les deux groupes descendre... et donna l'ordre de bombarder les flancs de la colline qu'ils étaient en train de dévaler. Pourquoi? Tout simplement parce qu'il avait déjà transmis « en haut » que son plan avait été un succès et que les fédéraux tenaient la colline.
Vers quinze heures, deux bombardiers SU-25 apparurent au-dessus du groupe de Iachine qui venait de rompre son encerclement et pouvait enfin espérer sauver sa peau. Ils exécutèrent plusieurs frappes « chirurgicales » droit sur les combattants russes. À la demande expresse de Kazantsev, le coordinateur de l'opération aérienne était le général lieutenant Valéri Gorbenko, chef de la 4e armée des forces aériennes et de la DCA. Au moment des frappes, Kazantsev et Gorbenko se trouvaient au poste d'observation du centre opérationnel. Ils virent de leurs propres yeux le groupe de Iachine se faire massacrer, alors que les survivants actionnaient leurs fusées de détresse pour montrer aux avions qu'il ne fallait pas tirer sur eux...
Ibid, p. 62

J'ai l'impression de regarder un film ou de lire un roman d'espionnage, un livre ou un film où il ne serait absolument pas assuré que le bon gagne à la fin: prise d'otages terminée de façon sanglante, sans qu'on comprenne pourquoi tous les terroristes (endormis) ont été abattus sur place (qu'auraient-ils raconté?), attentats sans doute commandités par le pouvoir (et à chaque fois, des centaines de morts et de blessés), enlèvement de l'un des candidats à l'élection présidentielle, candidat qui réapparaît une semaine plus tard visiblement choqué et se réfugie à Londres, tandis que le bruit court qu'on lui a extorqué des informations en le droguant. Ce candidat aurait possédé des documents compromettants pour Poutine.
Une fois encore on se dit «A-t-elle des preuves? Suppositions que tout cela.» (Ô cette incrédulité cartésienne.)
Un soir Politkovskaia reçoit un coup de téléphone :

Je reçois un coup de téléphone à la rédaction de mon journal, Novaïa Gazeta. Mon interlocuteur prétend appartenir aux services spéciaux : « Transmettez à Londres — je sais que vous avez des contacts là-bas — que si Rybkine apparaît à la télévision et y exhibe des documents compromettants pour Poutine, il y aura un nouvel attentat. Le président serait obligé de déplacer l'attention de l'opinion publique... »
J'ai transmis le message. Mais Rybkine a déjà renoncé à tout. Il craint pour sa vie.
Ibid, p.109

J'en suis à la p.125. Je connais déjà la fin : la mort de l'auteur. Et je comprends déjà que Poutine a dû être bien malheureux (très en colère) de devoir céder à la pression de l'opinion internationale et de devoir dire quelques mots de regret à propos de l'assassinat d'Anna Politkovskaia. Non, il ne regrettait pas, il devait être soulagé et vengé.

Au fond de moi demeure la conscience poignante que si elle n'avait pas été assassinée, je ne serais pas en train de la lire.
Que dire?

Notes

[1] promesse de Vladimir Poutine faite le 24 septembre 1999

[2] ex-KGB

Etre de gauche

He might be termed a Puritan. One essential dislike, formidable in its simplicity, pervaded his dull soul : he disliked injustice and deception. He disliked their union — they were always together — with a wooden passion that neither had, nor needed, words to express itself. Such a dislike should have deserved praise had it not been a by-product of the man's hopeless stupidity. He called unjust and deceitful everything that surpassed his understanding. He worshipped general ideas and did so with pedantic aplomb. The generality was godly, the specific diabolical. If one person was poor and the other wealthy it did not matter what precisely had ruined one or made the other rich; the difference itself was unfair, and the poor man who did not denounce it was as wicked as the rich one who ignored it. People who knew too much, scientists, writers, mathematicians, crystalographers and so forth, were no better than kings or priests : they all held an unfair share of power of which others were cheated. A plain decent fellow should constantly be on the watch for some piece of clever knavery on the part of nature and neighbor.

Vladimir Nabokov, Pale Fire, commentaire du vers 171

Il y a un peu plus d'un an, j'ai brutalement compris quelque chose qui paraîtra peut-être évident à de nombreux lecteurs : être de gauche, cela ne signifiait pas forcément être généreux et souhaiter partager le bien-être dans le but d'un plus grand bonheur général, être de gauche c'était aussi (parfois ou souvent? je m'interroge) être dévoré par l'envie ou la jalousie et souhaiter punir "les riches", c'était souhaiter s'approprier les biens dont on avait été injustement spolié par une nature et un hasard et une société injustes.

Cette illumination est survenue au milieu d'un très sérieux colloque sur les finances publiques dont le thème était la reditribution sociale. Henri Sterdyniak, économiste à l'OFCE, s'y est exprimé avec violence contre "les riches", il ressortait si clairement de son exposé qu'il souhaitait punir "les riches" plutôt qu'aider ou encourager "les pauvres" qu'au moment des questions de la salle je n'ai pu m'empêcher de poser la question suivante (oh, je suppose que j'aurais pu m'en empêcher, mais il m'avait outrée, j'ai répondu provocation pour provocation): «S'il était en votre pouvoir de changer les choses, préfèreriez-vous que tout le monde soit riche ou que tout le monde soit pauvre?», provoquant à ma grande confusion (car je ne voulais pas gêner l'organisateur du colloque) un grand silence dans la salle avant de me faire remettre vertement à ma place par M. Belorgey, sur le thème "quand on ne fait pas partie de la confrèrie, on se tait" (je ne sais plus quelles ont été ses paroles exactes, ça commençait à peu près par : «Madame, nous sommes ici entre nous et nous nous connaissons bien, si nous avons été durs avec M.Trainar (ils avaient été infâmes), il sait parfaitement que c'est en toute amitié,... (etc)».
Mon intervention était certes déplacée, cependant malgré ma gêne je ne suis pas mécontente d'avoir pu faire entrevoir à M.Sterdyniak toute l'outrance de la sienne.

Je regrette que cette outrance ait été gommée des actes du colloque. Il faut y avoir assisté pour deviner le désir de vengeance ou de revanche que cachent ces constats et ces explications :

Face à un modèle social-démocrate soucieux de corriger la distribution des revenus issus du fonctionnement de l'économie capitaliste par des transferts aboutissant à une forte réduction des inégalités de revenus et par la couverture collective d'une partie importante des besoins (éducation, santé, retraite), le modèle libéral préconise de maintenir les incitations au travail et à l'épargne en réduisant les impôts, les transferts et les dépenses sociales. Dans la période récente, la mondialisation met en péril le modèle social-démocrate puisque les plus riches peuvent refuser la redistribution nationale en choisissant leur lieu de résidence et d'activité.

Henri Sterdyniak, «La redistribution est-elle encore un objectif des politiques budgétaire et sociale?», p.125 in Finances publiques et redistribution sociale, dir. Rémi Pellet

C'est une description raisonnable de la réalité. La tonalité de ce que j'ai entendu ce jour-là ressemblait plutôt à : «Salauds de riches, maintenant ils peuvent s'échapper!»

Plus loin :

La société doit réduire les inégalités de situation en prélevant sur les titulaires de plus hauts revenus et plus forts patrimoines. D'une part, ceux-ci ne sont pas seulement dus au mérite, mais aussi à la chance ou à l'héritage. D'autre part, ils provoquent des effets négatifs à l'échelle sociale : les consommations ostentatoires et luxueuses provoquent des externalités négatives comme des sentiments d'injustice. Ceux-ci sont réduits si les revenus des plus riches sont limités et s'ils participent fortement aux dépenses communes.

Ibid, p.127

On notera que la chance est inacceptable. Au lieu de se réjouir de la chance du voisin (au moins un d'heureux, tant mieux pour lui), on l'envie aussitôt (pourquoi lui et pas moi?). Il ne s'agit pas d'élargir cette chance, d'en faire profiter le plus grand nombre, non, il s'agit de la faire disparaître.

Considérons un retraité, dont la pension n'est que de 20.000 euros par an. Il possède et occupe un logement évalué à 1,5 million (soit une valeur locative de 75.000 euros). Il paye une taxe d'habitation de 5.000 euros, une taxe foncière de 5.000 euros, un ISF de 2.600 euros (compte tenu d'un abattement de 20% sur la valeur de sa résidence principale). Son impôt sur le revenu est de 3.000 euros; le total de ses impôts directs est de 78% de ses revenus. En fait, il bénéficie aussi du loyer imputé de son appartement. On peut donc estimer son revenu, loyer imputé compris, à 95.000 euros et son taux d'imposition sur son revenu ainsi mesuré à 16,4%. Il n'y a guère de raison de lui faire un rabais si on compare sa situation à celle d'un actif de revenu comparable. Le bouclier fiscal lui restituera 3.600 euros, soit plus que le montant de l'ISF. Deux arguments sont souvent avancés : cette personne serait la victime de la hausse des prix de l'immobilier, qui aurait, par exemple, doublé le prix de son logement. Drôle de victime, qui aurait gagné «en dormant», 750.000 euros. Est-il choquant qu'il restitue, par l'ISF, 0,3% par an de son gain à la collectivité? Même si ce gain n'a pas été réalisé, il a permis à son bénéficiaire de dépenser davantage, puisqu'il n'avait plus besoin d'épargner pour laisser un héritage ou se constituer une retraite. Le deuxième est que, bien que riche, il ne peut trouver la liquidité nécessaire pour payer ses impôts. Mais, il peut toujours hypothéquer son bien; ses héritiers peuvent l'aider, compte tenu du patrimoine important dont ils hériteront... Enfin ce cas est rarissime: il est peu probable qu'une personne investisse tous ses avoirs dans son appartement sans garder de quoi vivre (et payer ses impôts).

Ibid, p.156

On aura reconnu la situation pas si rare de vieux Parisiens, d'habitants de l'île de Ré ou de Noirmoutier ou même d'agriculteurs dont la terre déclarée constructible prend brusquement une valeur démesurée d'une année sur l'autre (obligeant les-dits agriculteurs à vendre : j'appelle cela du rackett).
La dernière phrase du paragraphe que je cite est un non-sens : la personne n'a pas tout investi dans son habitation, celle-ci a pris de la valeur du fait d'un mouvement général de l'économie sur les trente ou quarante dernières années.
On notera que M.Sterdyniak ne considère pas impossible de vivre avec 4.400 euros par an (je me demande combien gagne un directeur à l'OFCE). Que la collectivité récupèrera des droits de mutation sur le bien au moment de sa vente ou par le biais des droits de succession, et que donc la plus-value sera bel et bien taxée à un moment ou à un autre, ne semble pas l'effleurer.
Mais ce qui me choque le plus, en fait, c'est que l'analyse ignore totalement les dimensions humaine et affective de la vie. Jamais il n'est pris en compte qu'un objet ou une maison ou une terre puisse être davantage qu'une valeur marchande, qu'il puisse représenter des souvenirs, une histoire. Dans cette vision du monde il n'y a aucune tendresse, tout vaut tout et n'a pour valeur que sa poignée d'écus; de tels économistes n'hésiteront pas à envoyer le retraité vivant depuis quarante ans par hasard et par bonheur dans un deux pièces place des Vosges dans un HLM de Créteil. Après tout, il n'avait qu'à ne pas avoir de chance, c'est bien fait pour lui.
Ce n'est pas tant un monde moins inégal qu'un monde d'où disparaîtrait la chance due au hasard que souhaite ce genre d'hommes de gauche. Il convient que les inégalités soient laminées, mais surtout les inégalités "heureuses", qui ont finalement l'air de choquer davantage ces puristes que la pauvreté et les inégalités "malheureuses". Une telle vision du monde souhaite un monde moins inégal, elle se soucie peu que ce soit un monde plus beau ou plus heureux. Qu'importe qu'on crée du malheur si l'on crée de l'égalité. Le paradoxe, c'est que l'appartement de la place des Vosges ne pourra être racheté que par un réel riche, un "vrai capitaliste": cette structure de pensée favorise en pratique qui elle combat en théorie.

Budapest 1956

Il y a quelques années, j'ai emprunté Le Gang des philosophes, de Tibor Fischer, à la bibliothèque rue Mouffetard. Le livre m'a plu (encore un livre dans la catégorie loufoque), j'ai donc entrepris Sous le cul de la grenouille.

"Tibor Fischer est né en 1959 à Londres de parents hongrois", nous indique laconiquement la quatrième de couverture. Sous le cul de la grenouille décrit la survie d'un jeune homme, Gyuri, dans Budapest de décembre 1944 à octobre 1956. C'est un livre drôle et désolant, racontant les mille et une malices de quelques jeunes gens devenus basketteurs pour échapper (un peu) à la chappe communiste. Les anecdotes sont tristes, amères ou totalement déjantées. Les détails révoltants, injustes ou stupides s'insèrent naturellement dans la vie quotidienne, seul Gyuri, poète, amoureux, rêveur, semble en souffrir et ressentir un malaise: fuir, donc, mais fuir où?
On avance ainsi dans le récit, de scène en scène, sans jamais s'ennuyer, même si le tout est un peu décousu.

Une escapade hors de Budapest (je rajoute des sauts de ligne pour faciliter la lecture à l'écran):

Ladanyi revenait chez lui à cause du camarade Farago. Ce Farago avait été longtemps, semblait-il, un élément clé de la vie à Halas. Ladanyi en gardait un vif souvenir, bien qu'il fut parti à quatorze ans pour étudier à Budapest. «Farago était à la fois l'idiot du village et le voleur du village. Dans un petit coin comme ça, il faut cumuler.» Mais ce petit village ne montrait une très grande tolérance vis-à-vis des fauteurs de troubles autochtones.

La guerre et la Croix Fléchée changèrent cela. Octobre 1944 était bien le dernier moment auquel les villageois s'attendaient à voir Farago. Il était passé des méfaits à la petite semaine — faucher des tournesols, piquer des abricots, kidnapper des cochons — à l'administration du district sous contrôle nazi. Ladanyi ne s'étendit pas sur ses agissements de l'époque. «Mieux vaut pour vous les ignorer.»

Les citoyens de Halas ne s'attendaient pas à revoir Farago après 1944 parce qu'il avait pris six balles dans le buffet et que la carriole l'avait conduit à la morgue de Békéscsaba où la police déposait ses victimes non réclamées de décès inexplicables. A l'époque, les corps égarés intéressaient encore la bureaucratie; un peu plus tard personne n'y aurait pris garde.
C'est au moment où on étendait Farago sur une table de la morgue qu'il se plaignit, très bruyamment pour un cadavre, d'avoir le gosier sec.

Les villageois furent donc étonnés de le revoir. «On m'a juste donné un revolver à six coups, est-ce ma faute?» fit dans la csarda une voix chargée de reproche. Ce n'était pas la première fois qu'on attentait à la vie de Farago. Un mois auparavant, alors qu'il avait reçu l'hospitalité d'un fossé bien plus proche de l'endroit où il s'était soûlé à rouler que de son domicile, quelqu'un avait balancé là une grenade pour lui tenir compagnie. La grenade n'avait pas réussi à débarrasser le monde de Farago, même si elle l'avait débarrassé de sa jambe gauche, mais l'ardeur de celui-ci à servir ses mentors allemands n'en avait pas été attiédie, d'où l'exercice subséquent de tir à la cible.

C'est le curé du village qui suggéra alors un autodafé. Lorsqu'on apprit que Farago, une fois de plus, avait le nez enfoncé dans l'oreiller sous le poids d'une masse d'alcool, des mains anonymes mirent le feu à sa maison en pleine nuit. Il devait être carbonisé dans un vrai coma éthylique car le feu put carboniser la porte d'entrée, puis réduire les deux maisons voisines sans qu'il en perdît un ronflement. «Le curé avait suggéré ça? s'étonna Gyuri. — Qui sait? répondit Ladanyi. Si on disposait du texte original des Commandements, on y trouverait peut-être bien une note en bas de page prévoyant une dispense dans le cas de Farago.»

Quand Halas sut que Farago, tournant avec le vent politique, briguait le poste de secrétaire du parti communiste local, on décida de passer aux choses sérieuses. En pleine nuit, on le traîna hors de chez lui ivre mort et comme un poids mort. Ses mains furent liées dans son dos, une corde jetée en travers d'une branche, un nœud passé à son cou. On le hissa, la branche cassa, et ses hurlement éveillèrent la curiosité d'une patrouille russe qui passait par là.
De cette élévation nocturne, Farago conserva un collier de meurtrissures et l'habitude de porter un revolver : il avait senti que certaines personnes ne l'aimaient pas vraiment.
«Je tire, avait-il annoncé dans la csarda, et je ne prends même pas la peine de poser des questions après.» Cette déclaration suivait la mort du villageois auquel on attribuait le mérite de l'avoir six fois transpercé.

À l'origine du retour de Ladanyi se trouvait un petit vignoble de deux hectares, à bonne distance de Halas, qui produisait un vin si âcre que Farago était pratiquement le seul à accepter d'en boire. Ce vignoble avait été légué à l'Église (sans doute par malveillance), bien que son revenu annuel suffît tout juste à faire épousseter l'autel.
Farago, en sa qualité de premier secrétaire et de maire de la commune de Halas-Murony, avait décrété que ce vignoble devait être retiré à la garde des fournisseurs d'opium du peuple et placé sous l'hégémonie du prolétariat. Le village se tourna alors vers Ladanyi parce que c'était quelqu'un qui avait été à Budapest, qui avait regardé dans les entrailles des livres, parce qu'il avait aspiré ses premières goulées d'air à Halas, parce qu'il était un membre à part entière de la Compagnie de Jésus et parce qu'il avait fait tomber le record des cinquante œufs.
Bien qu'il eût quitté le village quinze ans auparavant et n'y fût revenu en week-end qu'une fois dans l'intervalle, Ladanyi y restait une célébrité et la source d'une immense fierté. Combien d'autres localités pouvaient se vanter d'avoir leur juif du village chez les jésuites? Et puis il y avait les récits qui serpentaient jusqu'ici, sur la manière dont Ladanyi faisait son chemin à l'Université de droit, sur les tournois d'omelettes et sur sa participation aux guerres du goulasch qui avaient éclaté à la fin des années trente dans les restaurants de Budapest.
[...]
Mais celui-ci avait raccroché couteau et fourchette, non sans avoir battu pour la seconde fois le record des cinquante œufs, après que le rédacteur du Pesti Hirlap fut tombé mort face à lui d'un arrêt cardiaque non sans rapport avec l'omelette de quarante-six œufs qu'il venait d'avaler. Ce brusque trépas dînatoire, au moment, de surcroît, où Ladanyi réalisait qu'il voulait entrer dans la Compagnie, mit fin à sa carrière gastronomique, sans porter atteinte à sa renommée à Halas. Aussi, quand Farago apprit qu'il venait plaider pour le vignoble, il lança simplement ce défi: «Réglons ça à table.»
[...]
À présent, tout le village tendait le cou : Farago, visiblement, perdait pied, contemplant avec ressentiment son bol plein.
«Comme on dit, articula-t-il en cherchant son souffle, il n'y a pas de place pour deux joueurs de cornemuse dans la même auberge. Nous, la classe laborieuse... nous, l'instrument du prolétariat international... nous défendons les gains du peuple...» Là, il coinça, tomba de sa chaise et, comme s'il vomissait sa propagande, vida son estomac sur le plancher. Il sembla mûr à Gyuri pour les derniers sacrements.
Ladanyi ne parut pas s'en inquiéter. «Voici quelques documents que le père Orso a, je crois, préparés à votre signature», dit-il.
[...]
Neuman rompit le silence du pélerinage: «Est-ce que cet accord vaut réellement quelque chose? Si je peux me permettre, ce Farago m'a l'air capable de baiser sa grand-mère pour le prix d'un verre de rouge ou même pour rien.
— Ecoutez, dit Ladanyi, il faut se dire que nous avons joué ce soir une moralité. On m'a demandé de venir. Je ne pouvais pas refuser. Je doute qu'à l'avenir cela fasse la moindre différence, pas à cause de l'improbité de Farago, mais à cause de tout ce qui se passe dans le pays. C'était un soir de victoire miniature dans les longues années de défaites qui s'annoncent. J'espère qu'il comptera pour les gens de Halas.

Tibor Fischer, Sous le cul de la grenouille, p.75 et suivantes dans l'édition de poche

Du danger de la brosse à dents (confirmation)

billet dédié à Zvezdo

C'était il y a huit ou neuf ans, on est appelés pour un accident domestique rue du Bac... pas loin du Bon Marché. C'était un gars dans sa salle de bains qui avait les couilles déchirées et un trou dans l'arrière du crâne. Il y avait du sang partout... ça pissait comme Niagara mais ce n'était pas bien grave. Ni pour la tête ni, heureusement, pour les boules. Mais le gars ne pouvait quand même pas marcher, alors on le couche sur le brancard et on commence à le descendre par l'escalier. Et voilà-t-y pas que ce con se met à raconter son accident. J'étais en train de me laver les dents qu'il nous fait quand j'ai senti que de l'eau gouttait sous le lavabo... à ce propos faudra qu'on me dise un jour pourquoi on dit lavabo dans une salle de bains et évier dans une cuisine ! mais bon, on s'en fout... donc le gars il se dit qu'il doit y avoir une fuite et il se met à quatre pattes sous son lavabo. A ce moment son chat arrive... vous connaissez ces sales bêtes, dès que vous agitez quelque chose sous leurs griffes : pchacck ! ça cherche à le gauler. Et le matou, qu'est-ce qu'il voit devant son nez qui s'agite comme les boules de Noël ? Celles de notre client bien sûr ! et ni une ni deux voilà le greffier qui par instinct leur colle un bon coup de griffe. Le gars sous la douleur il se redresse brusquement et ping ! ! ! il se mange le lavabo qui lui ouvre le crâne. Moi de l'imaginer à quatre pattes avec ses machins qui se balançaient sous les yeux du chat, ça m'a foutu un de ces fous rires... mais alors un de ces fous rires ! ! ! Monumental. Je riais tellement que les autres se sont mis à rire aussi, même le client se bidonnait... mais on a tellement ri qu'on a lâché le brancard. Le gars s'est fait un étage d'escalier en roulé-boulé... la jambe gauche cassée. Craack ! On peut dire qu'il avait gagné sa journée. De retour à la caserne on m'a collé quatre jours d'arrêts de rigueur avec comme motif: Rire intempestif en intervention !
Ludovic Roubaudi, Le 18, p.31 (suivant la recommandation de Matoo)

L'histoire est simple, elle souffre de vouloir démontrer, un peu maladroitement, une thèse (fort sympathique au demeurant : une femme n'est pas différente d'un homme, mais si, mais non, mais quand même (etc) (lol)).

Quant au style, on dirait que le petit Nicolas, enfin grand, fait son service militaire chez les pompiers. Cette impression naît de la syntaxe de phrases de ce type : «La bonne femme, elle pleurait, parce qu'elle se rendait compte que c'était vrai ce que lui racontait le colonel.» (p.121)

Si je veux être un peu peste, j'ajouterai que malgré sa bonne volonté, Roubaudi continue de colporter les clichés de la littérature masculine. Ainsi, à la fin du chapitre 4, il conclut : "Décidément, c'est bien compliqués, les femmes".
J'aurais conclu : "Décidément, c'est bien fragiles, les hommes".

Mais bon, on passe un bon moment, les anecdotes sont choisies pour illustrer la variété des interventions de pompiers; il est bien normal que ce soit un corps très aimé car il intervient dans les situations les plus dures, les plus farfelues et les plus liées à la vie intime des gens.
Ainsi que je l'espérais, ce livre fera un excellent cadeau de Noël.

P.S.

Et n'oubliez pas la campagne de solidarité menée par M.le Maudit. (Ces photos sont très exactement dans l'esprit du livre.)

Synchronie

Fin août, il n'y a qu'une boulangerie ouverte dans le centre de ma ville:
— Il y avait une queue immense devant la boulangerie, je n'avais pas de livre, alors j'ai laissé tomber.
H., abasourdi et exaspéré :
— Tu n'as pas acheté de pain parce que tu n'avais pas de livre?
— Ben oui, je n'avais rien pour attendre. (un temps) Ce n'est pas si grave, tu sais, je savais qu'il en restait un peu.

Ce midi, il y avait la queue devant le distributeur de billets. (J'avais un livre, mais du théâtre, pas envie de le lire par petits morceaux, on perd trop facilement le fil.) Je décidai de faire un tour à la librairie où quelques commandes m'attendaient (auraient dû m'attendre). Elles n'étaient pas arrivées, mais j'en profitai pour acheter, après l'avoir feuilleté, Et tout ça en cinq minutes, de Georges Kolebka. Il s'agit de trente très courts récits, de trois à cinq pages, relatant des événements survenus entre dix heures et dix heures cinq.
C'est totalement loufoque. Je vous livre en exemple le septième :

Au même instant, sur une scène pleine de fureur, de passions et d'alexandrins.

À la fin du troisième acte, Don Diègue engage le Cid, son fils Rodrigue, à se montrer glorieux, d'autant plus que l'occasion se présente : des Maures sont arrivés, avec des desseins pas nets.
Mais désirant faire un break, le Cid ôte son chapeau, desserre sa collerette qui lui tient chaud, déboutonne son pourpoint et quitte la scène pleine de fureur et d'alexandrins. Il traverse la rue, entre en face, au Café des Artistes. Don Fernand, le roi, est déjà attablé devant une grande bière. Francis, le bistrotier, s'approche du Cid :
— Bonjour m'sieur Rodrigue, qu'est-ce que je vous sers ?
— Un pastis avec des cacahuetas, s'il te plaît.
Sur ces entrefaites, entre Chimène :
— Il fait une de ces calors! On va crever, ma parole.
A l'aide d'un mouchoir en papier, elle pompe l'excès de transpiration dans son décolleté, hésite sur ce qu'elle veut boire :
— Donne-moi un jus d'orange, Francis... Oh! et puis non, un Vittel menthe.
Le Cid boit une, puis deux gorgées de pastis, et se tourne vers Chimène :
— Tu veux des cacahuetas ? Des bretzelos ?
— Arrête tes conneries ! répond, glaciale, Chimène.
Le Cid se dit qu'il vaut mieux cesser de plaisanter. Chimène est capable de tout. De sortir un poignard de sa manche et de vous en donner un coup si vous l'agacez. Un poignard de théâtre certes, mais tout de même.
Elle est comme ça, Chimène : une passionaria, un fichu caractère, une qui, après vous avoir attrapé dans les rets de sa libido glaciale, vous examine avec dédain, puis vous jette comme un ticket de métro ! Voilà, c'est ça Chimène !
Rien que de penser à la fin du cinquième acte, Rodrigue en a la chair de poule. Surtout quand elle dira :

Après avoir vaincu les Maures sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu'en leur pays leur reporter la guerre

Elle est marrante : aller chez les Maures pour les combattre ! Et s'il tombe sur des types exaltés aux petits yeux noirs ardents, portant des pains de TNT en guise de ceinture ?
Ou sur un qui a passé toute une nuit à creuser fiévreusement le talon d'une de ses chaussures afin d'y glisser une bombe ?
Rodrigue se dit qu'avant de se lancer dans une entreprise à caractère belliqueux, il est prioritaire de repenser aux vertus bienfaisantes d'un thé à la menthe. Surtout lorsqu'on a affaire à quelqu'un d'énervé. Rodrigue pense qu'il ira même jusqu'à partager un petit gâteau avec cette personne. Il est peu de gens qui haïssent les macarons ou les madeleines.

En cela, Rodrigue est d'accord avec Freud, qui écrit dans Psychopathologie de la vie quotidienne (1901): « Il arrive qu'un homme ne puisse s'empêcher de satisfaire sa pulsion d'agressivité aux dépens d'un voisin. Même si ce dernier vient de lui offrir un ou deux verres de cidre. »
Freud ajoute, à la page suivante : « Cette tendance brutale peut être parfois évitée lorsqu'on accompagne le verre de cidre d'une crêpe au sucre. »

Avouons-le, ce sont les conclusions de ces récits qui m'ont décidée.

Une incertitude et une certitude

Ensuite ? Je ne sais pas si je mourrai très vieux, mais je suis certainement né très jeune ; j'ai du plaisir à voir le ciel.

Alfred de Musset, L'Habit vert, scène I

Emmanuelle

En 1986 ou 1987, nous sommes allés voir Emmanuelle à la séance de 22 heures au Grand Pavois. Il ne passait plus que dans cette salle, c'était pour nous un film mythique, l'un des bruits de fond de notre enfance — sans compter la chanson de Pierre Bachelet.

C'est l'un des rares films dont nous soyons sortis avant la fin. Il était d'un ennui profond, nous balançions entre le rire et l'exaspération, nous sommes sortis à un quart d'heure de la fin environ, tandis qu'un homme (l'initiateur) expliquait d'un ton docte qu'une femme n'était une femme qu'une fois qu'elle s'était fait pénétrer par les trois orifices à la fois; nous sommes sortis parce que nous avions très peur de rater le dernier RER pour Nanterre où j'avais une chambre de Cité U (on dirait une chanson de Pierre Bachelet).
Nous avons effectivement raté le dernier RER (errant dans les souterrains d'Auber, poursuivis par les caméras, guidés jusqu'à la surface par une voix qui ne s'adressait plus qu'à nous). Trop tard pour Saint-Lazare. Nous sommes retournés à pied boulevard Saint-Michel, quartier que nous connaissions le mieux, cherchant au passage une chambre d'hôtel que nous n'avons pas trouvée (qui aurait sérieusement écorné notre budget d'étudiants), échouant dans une brasserie qui n'existe plus. Nous avons sommeillé sur une banquette jusqu'à l'heure du premier métro, je lisais par intervalle des contes d'Andersen en anglais, H. m'avait offert l'intégrale dans la soirée, intégrale qui à l'époque n'existait pas en français (j'aime beaucoup Andersen).


Cette remontée de souvenirs est due à un article, "Ne m'appelez plus Emmanuelle", que je découvre aujourd'hui dans L'Express, bel article un peu larmoyant qui par sa mélancolie m'évoque Marilyn Monroe:

[...] Alanguie sur son trône en osier, Sylvia Kristel, vêtue d'un collier de perles, d'une paire de bottines et de sa peau de lait, régnait alors sur le box-office et sur le désir des hommes. C'est ainsi qu'à la mi-temps des années 1970, de Reykjavik à Buenos Aires, Emmanuelle (ou les galipettes initiatiques d'une madone androgyne sur fond d'exotisme Roche Bobois) émoustille près de 100 millions de spectateurs et devient le film le plus vu dans les salles, derrière Autant en emporte le vent. Dans la sémillante URSS du camarade Brejnev, un père de famille est condamné à trois ans de goulag pour avoir rapporté de voyage une copie de l'oeuvre impie. […]

Il ne faut pas mésestimer l'apport culturel d'Emmanuelle dans la société du baby-boom, de Guy Lux et des moquettes orange. Le film invente un genre - le porno soft - et révolutionne l'esthétique bourgeoise à grand renfort de moustiquaires, de sièges en osier et de paravents en bambou. Sylvia Kristel, elle, collectionne les panouilles, Emmanuelle 10, Emmanuelle 12, Emmanuelle 20... On exagère à peine. Pour le reste, sa vie est un tsunami permanent. Son deuxième mari, un escroc international, la pousse vers la banqueroute. Un troisième ne fait que passer. Elle vivote de sa peinture et de quelques émissions « pour les Allemands ou pour les Japonais ». Une grande passion la fait renaître. Freddy De Vree est un poète flamand. Elle est sa muse. Il y a deux ans, il s'est éteint dans ses bras. Et elle n'a pas encore payé la note. Enfant de la clope et du pétard, Sylvia Kristel vient d'être opérée d'une tumeur au poumon qui suivait un cancer de la gorge. On l'a prise pour un sex-symbol. C'était un petit soldat.

Il était une fois une femme aux cheveux coupés courts et au regard transparent à qui la vie a tout donné puis tout repris. [...] Il y a quelques semaines, Sylvia Kristel a reçu une invitation pour siéger dans le jury d'un festival de cinéma, chez elle, à Utrecht, sa ville natale. Ça l'a rendue joyeuse comme une gamine qui ramène une bonne note à la maison. Elle qui croyait que la Hollande, ce pays de marchands et de puritains, la prenait toujours pour le diable. Et puis, ce matin, dans son courrier, elle a trouvé une lettre des organisateurs qui s'excusaient de la méprise, mais, non, finalement, ce n'était pas la peine de préparer sa valise, le nombre des jurés avait été réduit, une autre fois, peut-être, et merci de bien vouloir renvoyer son billet…

Un crachin malingre tombe sur Amsterdam. Sylvia Kristel marche dans le crépuscule vers un autre restaurant italien ou un traiteur chinois. Elle marche comme si elle était étrangère aux épreuves, les épaules tendues par un fil invisible, la tête haute, de cette allure de danseuse que les hommes, leurs œillères et leurs hormones, ont toujours prise pour un air de défi. Il est trop tard pour leur expliquer que ce n'était qu'un réflexe d'écolière, du temps du pensionnat et des leçons de maintien de soeur Marie-Immaculata. « Tenez-vous droite, Kristel ! Il faut régner. Vous le saurez : on ne désire pas ce qui est à terre. » Maintenant, elle le sait.

extrait d'un article de Henri Haget paru dans L'Express du 21/9/2006

''Nue'', de Sylvia Kristel, sort ces jours-ci aux éditions du Cherche-Midi.

D'un cheveu

A la lecture de Roland furieux présenté par Italo Calvino (GF Flammarion), j'ai vu se lever les contes de mon enfance débusqués dans les livres de prix de mes tantes (couverture rouge ou bleue, cartonnée, caractères au plomb, relief des pages, odeur particulière des anciens greniers à foin, chaleur torride sous les tuiles, absence de réponse aux voix qui m'appelaient), j'ai retrouvé les changements de paysages si particuliers des Neuf princes d'Ambre, leurs combats et la multiplication des magiciens, des palais enchantés et des labyrinthes, j'ai reconnu dans Bradamante et Angélique les modèles lointains d'Éowyn, et dans Rabican, né du vent et de la flamme, un ancêtre de Shadowfax, j'ai eu l'impression d'être tombée sur une source vive de la littérature et de la BD fantastiques d'aujourd'hui.

Je ne sais que mettre en ligne, chaque passage me plaît pour une raison particulière et les commentaires de Calvino ne sont pas le moins amusant. (Calvino en fait un peu trop, d'ailleurs, nous ne sommes pas si bêtes, il n'est pas obligé de paraphraser chaque passage et de souligner les effets. Je crois qu'il finit par oublier qu'il a, qu'il aura, des lecteurs, et qu'il ne commente plus que pour lui-même, proprement ravi.)

Je vais donc mettre en ligne non ce que j'ai préféré (je serais bien en peine de dire ce que j'ai préféré), mais ce qui m'a fait rire parce que je l'ai spontanément rapproché d'une autre histoire :

Dans le delta du Nil, il est une tour que des crocodiles entourent de toutes parts. C'est le domicile du brigand Orille. Ce brigand a une particularité : il ne peut guère être abattu car, si on lui coupe un bras, il ramasse ce bras en ricanant et le recolle à son épaule, si on lui coupe un pied, il le remet en place comme s'il n'avait fait que perdre une chaussure, si on lui arrache une oreille, il l'attrape au vol ainsi qu'un papillon et la replace où elle était. Et si on parvient à lui couper la tête et à la jeter dans le Nil, il plonge et en nageant sous l'eau va la rattrapper tout au fond.
Deux garçons, des jumeaux, Griffon et Aquilant, sont en train de se battre avec Orille depuis un temps infini. Ils l'ont déjà démembré et mis en pièces des quantités de fois : et, chaque fois, les membres d'Orille retournent à leur place tout comme font les gouttes de vif argent dans le baquet d'un alchimiste.
Ces deux jumeaux sont les fils d'un paladin de Charlemagne, Olivier : dans leur âge tendre, ils ont été enlevés par deux fées, l'une toute blanche, l'autre toute noire. C'est bien pour empêcher qu'ils courent aux champs de bataille que ces fées les ont envoyés se battre avec le brigand Orille, assurées qu'ils en auraient pour une bonne pièce de temps.
En dehors de son cor magique, Astolphe a reçu un autre cadeau, un livre d'enchantement, bien pratique à consulter, vu qu'il comporte une table des enchantements dans l'ordre alphabétique. Il cherche donc dans cet index : «M... N... O, voilà! Ogresse... Orgelet... Orille, voilà! Il meurt si l'on parvient à lui arracher un certain cheveu qu'il a sur la tête.» Sapristi, c'est vite dit! Orille a en effet le chef couvert d'une chevelure fournie, qui lui va des sourcils à la nuque.
Eh bien, Astolphe, lui livrant combat, commence par lui fendre net le cou, en détachant la tête du buste. Une babiole, pour Orille, mais qui va l'occuper un moment : il faut qu'il aille retrouver le chef tronqué dans la poussière, à tâtons vu qu'il n'a plus d'yeux pour voir. Mais Astolphe, plus prompt que lui, ramasse la tête saignante et démarre au galop, la tenant par les cheveux.
Orille tâte le sol un peu partout, à l'aveuglette, comprend bien que son adversaire s'est joué de lui, remonte à cheval et se lance à la poursuite d'Astolphe. Il voudrait crier : — Arrête! Ce n'est pas régulier! — mais comment faire, pas moyen de crier, il ne dispose plus de bouche à cet effet.
Astolphe, lui, trouve un coin tranquille au bord du Nil, s'y assied avec la tête coupée sur les genoux et entreprend de l'effeuiller cheveu après cheveu, comme il ferait d'une marguerite. Mais il y a là de quoi passer toute sa vie, avec cette chevelure si longue, si drue, si graisseuse, et si pelliculeuse! Alors Astolphe dégaine, en tenant la tête par le nez, et comme son épée est aussi aiguisée qu'un rasoir, il la dénude à ras, mieux encore, la scalpe carrément. Sous la lame, le cheveu fatal tombera tout comme les autres : et, en effet, la tête devient blême comme une serpillière, ses yeux se tordent, ses mâchoires s'ouvent, elle n'est plus qu'un crâne tout desséché. C'est justement le moment où Orille étêté rejoint Astolphe, sur sa monture : il a un soubresaut, frissonne, et roule par terre les bras grand ouverts. (65-88)
Italo Calvino racontant Roland furieux de L'Arioste, p.160-161, édition GF Flammarion

Cela m'a rappelé (lointainement, bien sûr) le tome 1 de Trolls de Troy : à la fin de l'album, le troll et sa fille vont voir un grand sorcier car leur tribu a été ensorcelée. Le sorcier demande deux choses pour briser l'enchantement: du feu prélevé sur le feu originel, et une mèche de cheveux du magicien qui a jeté le sort à la tribu.
Le troll et sa fille s'éloignent :

— Il y a quand même une chose embêtante pour la mèche de cheveux...
— Oui, p'pa ?
— Leur grand sage. Celui qui a lancé son enchantement depuis son dragon... il est chauve.

Une pièce montée

C'est d'ailleurs une constante : que le mariage soit simple ou spectaculaire, les parents et beaux-parents au mieux s'impliquent, au pire se surinvestissent, et ce n'est que justice puisqu'ils continuent de financer en partie la noce de leurs enfants. «Qu'on ne s'y trompe pas, le mariage est un moment fort de la famille, pas du couple!» met en garde le psychiatre Philippe Brenot. D'où les tensions. Car aux classiques pourparlers souvent délicats entre famille, belle-famille et enfants s'ajoutent aujourd'hui quelques nouveaux éléments explosifs. La recomposition des familles modernes et son lot de questions insolubles: «Comment placer les parents divorcés ?», «Peut-on inviter la nouvelle compagne sans froisser l'ex-femme ?» La moyenne d'âge des époux modernes, qui, à 30 ans, acceptent mal qu'on leur impose les coutumes familiales ; l'augmentation du nombre de mariages mixtes et leurs traditions parfois inconciliables. Mélangez ces ingrédients, ajoutez-y l'inévitable bouffée de stress des futurs époux, l'émotion des parents qui, avec l'union de leur progéniture, se voient brutalement vieillir, secouez, et... dégustez. On survit tout de même, en général, à l'enfer des préparatifs, parfois au prix de compromis délirants - comme ces deux familles qui, n'ayant jamais réussi à s'entendre sur la composition du menu, proposaient le jour du mariage deux buffets concurrents...
[…]
Tout le monde croit au conte de fées le jour d'un mariage. Chacun prend le pouls de son propre couple ou la mesure de sa solitude et forme autour des mariés une sorte de foule galvanisée, réussissant à se contenir tant que le Champagne n'a pas trop coulé. Mais l'alcool aidant, tous les dérapages sont possibles. Le moment à haut risque étant celui des discours. Tant que ce sont les petits-cousins qui massacrent une chanson inaudible, vous pouvez continuer d'ingurgiter tranquillement votre part de pièce montée. Mais lorsqu'un adulte un peu éméché prend le micro, relevez la tête et tenez-vous prêt à intervenir. Du père de la mariée qui sous-entend entre deux sanglots combien sa fille méritait mieux au vieil ami de la famille trahissant une intimité plus que louche avec la mère du marié, «Ah, Marie-Jo, te souviens-tu de cet été 1993... », tout a déjà été entendu dans ce domaine.
Le Point, 3 août 2006

Mardi, j’ai découvert par hasard cet article, « Le mariage, quelle épreuve ! ». Il donnait la référence d’un livre, Une Pièce montée, de Blandine Le Callet. Je l’ai acheté en sortant du bureau, englouti dans la soirée.

Hilarant et cruel, disait Le Point. Oui, tout à fait, il n’y a pas un chapitre qui ne donne envie tout à la fois de rire et de hurler. Le titre représente finalement davantage la mise en scène de l'événement ("une représentation", dira la future mariée) que le gâteau, contrairement à ce que voudrait nous faire croire la quatrième de couverture. Le milieu représenté est trop bourgeois pour que j'y retrouve directement des expériences vécues, mais les grands principes sont là. L'auteur frappe juste car elle évite la caricature, elle dresse de petits tableaux en changeant de narrateur à chaque chapitre et croise les points de vue.

Ce livre amusant et vite lu m'a plutôt attristée.
J'ai pensé comme souvent à la phrase de Malraux: «les gens sont beaucoup plus malheureux qu’on ne croit…»
Depuis, j'ai le cafard.

Lecture fortuite

Aujourd'hui, je n'ai eu le temps que de parcourir de l'œil L'île du crâne, d'Anthony Horowitz, qui traînait sur la table du salon. Il est probable que ce livre tient une place importante dans les sources d'inspiration d'Harry Potter.
Il est facile de comprendre pourquoi il n'a pas eu de succès : il n'est pas tissé assez serré, malgré ses allusions évidentes à Bram Stoker et Edgar Poe. Pas facile de doser peur et séduction : ici, on ne comprend pas réellement ce que risque le héros, à part perdre son âme. Mais est-ce si important, une âme, lorsqu'on vous offre de devenir sorcier, et que vous avez treize ans ?


en parlant d'âme à perdre

Je viens de faire un petit tour de blog et je vous signale cela.

De l'attrait de la lecture

Interview de Marc Fumaroli dans Le Nouvel économiste du 31 août 2006 suite à la parution de son livre Exercices de lecture.

N'êtes-vous pas déçu de l'accueil réservé à votre livre par les grands médias, qui ne le jugent pas assez «glamour» — terme proféré par un ténor qui tient une émission littéraire ?
Je vous remercie de m'avoir fait connaître cette critique qui m'honore.

Quels remèdes au recul croissant de la lecture?
Enseigner, écrire et publier des livres qui ne soient pas «glamour».

Occupation

— «Vous voyez bien qu'elle n'était pas vraie, votre histoire!»
— «Pourquoi pas vraie? — parce qu'ils sont six au lieu d'un! — J'ai fait Tityre seul, pour concentrer cette monotonie; c'est un procédé artistique; vous ne voudriez pourtant pas que je les fasse pêcher tous les six à la ligne?»
André Gide, Paludes, p 38

Je lis Paludes, et c'est presque aussi amusant que l'écrire, en tout cas bien plus amusant qu'attendre Godot, bien que ce soit à peu près la même chose.

Je suis contente, en vérifiant grâce à quelques mots-clés la présence – ou l'absence – de citation issue des Faux-monayeurs dans Vaisseaux brûlés, j'ai enfin trouvé l'origine de "mon grand ami Hubert". Au début de mes lectures, je pensais qu'Hubert, c'était Flatters. J'ai cherché des Hubert partout, j'ai soupçonné Hubert Juin, le préfacier de Toulet, et puis j'ai abandonné, faisant confiance au hasard. La réponse était si simple.
— Mais pourquoi Flatters s'appelle-t-il Flatters? demandé-je le jour où je croisais quelques vieux lecteurs (comme il y a de vieux croyants).
— Vous ne savez pas? Parce qu'il habitait rue Flatters.


Cher Joyce : Je suis vraiment très heureux que tu veuilles venir. Je ne pense pas que le voyage soit mortel pour un homme seul accompagné de son pyjama et de sa brosse à dents.
Lettres d'Ezra Pound à James Joyce, p.185

Je lis ces lettres, et je suis bien embêtée. Me voilà dévorée par l'envie de lire les Cantos et Ulysse : puis-je vraiment me permettre de passer plusieurs semaines sur un seul livre?

Il ne faut pas y penser. Il faut s'y mettre et s'y tenir, un jour on a fini et on est content. (Dans cette phrase, on reconnaîtra l'influence des livres de self-help américains, des traducteurs d'Hemingway, aussi. Reginald Hill appelle ce genre de phrases "de la morale pour éphémérides". J'adore leur niaiserie et leur justesse, que le juste soit si niais est d'un grand réconfort.)


précision le 27 décembre 2006

Flatters (que j'appelle Flatters parce qu'il habitait, quand je l'ai rencontré, rue Flatters)
Renaud Camus, Notes achriennes p.62

Une mauvaise solution pour ranger les dromadaires

Les vacances sont l'occasion de visiter la bibliothèque des amis.


Trouvé hier dans l'Anthologie de la poésie française d'André Gide de la Pléiade:

Les Chameaux

J'ai connu dans mon enfance un vieux lapidaire
Qui avait fait emplette de trois ou quatre dromadaires,

A l'encan, — ou dans quelque liquidation,
Ce qui, alors, simplifierait beaucoup la question);

Il faut d'ailleurs, aimable lecteur, que je le confesse,
Ce n'était pas des dromadaires de la grosse espèce,

Mais ce n'était pas de petits dromadaires non plus,
Ils étaient d'une bonne moyenne, — et même un peu plus.

Malheureusement le lapidaire dut les mettre dans sa commode :
Les logements, à Paris, sont si incommodes;

Et alors les pauvres dromadaires
Sont morts, parce qu'ils manquaient d'air.

Franc-Nohain, Le Kiosque à musique


J'ajoute celui-ci, pour Philippe[s] :

Cantilène des trains qu'on manque

Ce sont les gares, les lointaines gares,
Où l'on arrive toujours trop tard.

— Belle-maman, embrassez-moi,
Embrassez-moi encore une fois,
Et empilons-nous comme des anchois
Dans le vieil omnibus bourgeois!

Ouf, brouf,
Waterproofs,
Cannes et parapluies,
Je ne sais plus du tout où j'en suis...

Voici venir les hommes d'équipe,
Qui regardent béatement, en fumant leurs pipes.

Les trains, les trains que j'entends,
Nous n'arriverons jamais à temps,
(Certainement!) —

Monsieur, on ne peut plus enregistrer vos bagages,
C'est vraiment dommage! —

La cloche du départ, oui j'entends la cloche:
Le mécanicien et le chauffeur ont un cœur de roche,
Alors, inutile d'agiter notre mouchoir de poche...

Ainsi les trains s'en vont, rapides et discrets,
Et l'on est très embêté, après.

Franc-Nohain, Le Kiosque à musique

Embrasser une fille qui fume, c'est comme lécher un cendrier

Biff a dix-huit ans, c'est un garçon intelligent, doux et coincé, Heidi a seize ans, un peu peste, un peu paumée. A la demande d'une amie de sa sœur, Biff tient compagnie à Heidi.

Il se mit à pleuvoir plus fort quand la préposée, sa capuche remontée, leur fit signe d'avancer et de monter sur le ferry. Ils sortirent de voiture parmi les bruits de moteurs qui ronflaient, de pneus qui crissaient et de portières qui claquaient. Instinctivement, Biff prit un livre.
— Ça porte malheur si tu n'en as pas, dit-il à Heidi. En cas de naufrage.
Il lui en offrit un mais elle secoua la tête et lui montra son paquet de cigarettes.
— Ça porte malheur si tu n'as pas ça.

Randy Powell, Embrasser une fille qui fume, p.197


Il se pencha vers elle et l'embrassa.
Elle rouvrit les yeux.
— Et alors ? dit-elle, en passant son bras sous le sien comme il recommençait à marcher.
— Et alors quoi?
— C'était comme lécher un cendrier ?
— Je ne sais pas, dit-il après un instant de réflexion. Je n'ai jamais léché de cendrier.

op. cité, dernières phrases du livre.

Ecrit en pensant à Skot.

Célébrité

Found that my bunch of essays The untamed
Seahorse was 'universally acclamed'.
(It sold three hundred copies in one year.)

Vladimir Nabokov, Pale Fire v.671-673

note de bas de page ''in'' La Tour de babil

Je commence La Tour de Babil. Page 11 se trouve une impressionnante liste de références en note de bas de page.

2. Dans Poétique, n° 11, Tz. Todorov propose un classement où viendraient s'inscrire les théories linguistiques de ceux que nous étudierons ici du point de vue de la logique de leur délire : étiologie de leur sémiologie. Outre cet essai de classement linguistique proposé par Todorov sous le titre «Le sens des sons», on trouvera chez J.Cl. Lebensztejn, dans un livre intitulé La fourche, Gallimard, 1972, un complément utile à toute étude sur la «logophilie», sous la forme d'une exploration exhaustive de la combinatoire permettant les permutations anagrammatiques. L'article de Ch. Delacampagne, «L'écriture en folie», Poétique n°18, aborde également certains des problèmes que nous étudions ici. Quant au livre de Jean Roudaut, Poètes et grammairiens au XVIIIe siècle, Gallimard, 1971, il constitue une référence indispensable à toute discussion sur le paragrammatisme, de Court de Gébelin à l'OU.LI.PO. La série d'études publiée par G. Genette dans Poétique, nos 11, 13 et 15 sous le titre de «Avatars du Cratylisme», est une importante source d'information, bien que Genette ait limité son étude à une analyse strictement linguistique des théories de De Brosses, Court de Gébelin et Nodier. Etudes reprises dans le volume intitulé Mimologiques, Seuil, 1976. Les travaux de Julia Kristeva sur Roussel, Mallarmé et le paragrammatisme en général, parus dans Semêiotikê, Seuil, 1969, et La Révolution du langage poétique, Seuil, 1973, doivent également être mentionnés, pour le lien qu'ils établissent entre logophilie et modernité.»

La nostalgie de Nabokov

But "the enchanted eyes of nostalgia" (Nabokov on Gogol) are carrying me far from that pledge to write down only those memories which might illuminate his novels.
Ross Wetzsteon in TriQuaterly number seventeen, winter 1970, p.245


Deux ans plus tôt, c'était Feu pâle, le nec plus ultra de la littéralité; cinq ans plus tard c'était Ada, la summa nabokoviana, véritable machine à engendrer de la nostalgie, mais où celle-ci est si bien maîtrisée, «dramatisée», avec cet humour à la fois malicieux et savant, voir érudit —marque la plus distinctive de l'auteur— qui évite parfaitement le travers dans lequel tombe trop souvent ce sentiment: le débordement.
Michel Gresset dans l'introduction du n°99 de L'Arc de 1985 consacré à Nabokov (réédition du n° de 1964)

Après Gide et Proust, convoquons Nabokov

Ce billet s'inscrit dans la suite d'un autre billet.

"Le sujet de la phrase est davantage dans l'action." Rien dans la langue, je crois, ne peut étayer ce sentiment.

We came to know — nous connûmes, to use a Flaubertian intonation— the stone cottages under enormous Chateaubriandesque trees, the brick unit, the adobe unit, the stucco court, on what the Tour Book of the Automobile Association describes as "shaded" or "spacious" or "landscaped" grounds.
Vladimir Nabokov, premier chapitre de la deuxième partie de Lolita.

Avec nous connûmes, je vois Humbert au volant de sa voiture, Lolita à côté de lui, en train de parcourir l'Amérique et découvrir ses hôtels (Il n'y a pas une chasse d'eau des journaux camusiens, de Journal romain à Outrepas, qui ne m'évoque Lolita).
Avec "nous avons connu", je vois Humbert penché sur son cahier, en train de raconter ses voyages.
C'est ce que j'appelle "un sujet davantage dans l'action".


*************************************

réponse de Rodolphe (l'inconscient!)

We came to know — nous connûmes, to use a Flaubertian intonation— the stone cottages under enormous Chateaubriandesque trees, the brick unit, the adobe unit, the stucco court, on what the Tour Book of the Automobile Association describes as "shaded" or "spacious" or "landscaped" grounds.
Vladimir Nabokov, premier chapitre de la deuxième partie de Lolita.

Cet exemple me met un peu mal à l'aise. Nabokov commence par employer le prétérit anglais ("we came to know") avant de continuer en français dans le texte (nous connûmes). Est-ce cependant la traduction? "To use a Flaubertian intonation" peut suggérer au contraire que connûmes s'impose en vertu de ses qualités sonores. En outre, le prétérit anglais ne se traduit pas systématiquement par un passé simple. Selon le contexte, le sémantisme du verbe, etc., la logique impose parfois l'imparfait ou le passé composé. Quelle connaissance Nabokov avait-il du français? Votre exemple pourrait certes s'avérer pertinent: vous n'avez néanmoins pas choisi la facilité.


*************************************

ma réponse

"To use a Flaubertian intonation" peut suggérer au contraire que "connûmes" s'impose en vertu de ses qualités sonores.
Quelle connaissance Nabokov avait-il du français?

Nabokov est connu pour avoir construit des résonnances, allusions, jeux de mots, transversaux au russe, à l'anglais et au français. Son aisance à ces jeux paraît si grande qu'elle en est devenue mythique.
(Ah Rodolphe, que vous me permettiez d'étaler mes connaissances toutes fraîches (elles datent de quelques recherches suite à la lecture des trois premières Églogues) suffirait à ce que je vous embrassasse (non parce que j'étale (quoique), mais parce que c'est une telle joie de se plonger dans Nabokov)).

Disons tout d'abord que lorsque Nabokov utilise nous connûmes, il sait très précisément ce qu'il évoque ou invoque en utilisant ce temps, et que c'est peut-être justement parce que la même nuance ne peut s'exprimer en anglais qu'il utilise le français. Que la sonorité vienne compléter son dessein est un plaisir supplémentaire et nécessaire, quelque chose qui va de soi, d'une certaine façon, comme dans tout usage poétique de la langue.

Je ne sais pas trop par quoi commencer. Voici les souvenirs d'un élève de Nabokov :

After the initial lecture on good literature and good readers (the course was taught in Goldwin Smith Hall, by the way, a fact which might be of interest to anyone doing research into the sources of the names in Pale Fire), we were told to be sure to bring our copies of the novel to the next class, for the first lecture on each novel consisted largely of a long list of corrections of the inevitably wretched translation.
"Turn to page 15, line eight — cross out 'violet' and write in 'purple'. 'Violet', he would blurt out in a kind of disdainful glee. "Imagine, 'violet' ", he would almost quiver in delight at the exquisite vulgarity of the translator's word-choice.
"Page 18, third line from the bottom — change 'umbrella' to 'parasol'. " He would hold up the book like something damp and greenish found under the sink: "This wingless Penguin..."
I almost remember the translation corrections better than the novels. In Madame Bovary for instance, "steward" became "butler", "fluttered" became "rippled", "pavement" became "sidewalk" — but was Rudolf Emma's first or second lover? Never mind. [...]
Ross Wetzsteon in TriQuaterly number seventeen, winter 1970, p.245

ou (évidemment, ce serait plus parlant en anglais, mais je n'ai que le français sous la main)

«L'if, arbre sans vie! Ton grand Peut-Être, Rabelais:
La grande patate. I.P.H., un très laïque
Institut (I) de Préparation (P)
A l'Hadès (H), ou If, comme nous
L'appelions — grand si !— m'invita à discourir sur la mort
Pendant un semestre («pour traiter du Ver»,
M'écrivit le Président Mc Aber).»

Ligne 501 : L'if
Yew en français. Il est amusant de constater que le mot zemblais pour saule pleureur est également if (yew se traduit par tas)

Ligne 502 : La grande patate Un exécrable jeu de mots, délibérément placé dans cette position épigraphique pour souligner le manque de respect envers la mort. De mes années d'études, il me souvient des soi-disant «derniers mots» de Rabelais, parmi d'autres brillants traits d'esprit dans quelque manuel de français: Je m'en vais chercher le grand peut-être.»
Vladimir Nabokov, Feu Pâle, Canto trois


This is only one facet of Nabokov's multi-lingual nature. His translations, re-translations, pastiches, cross-linguistic imitations, etc., form a dizzying cat's craddle. No biographer has, until now, fully unraveled it. Nabokov has translated poems of Ronsard, Verlaine, Supervielle, Baudelaire, Musset, Rimbaud from French into Russian. Nabokov has translated the following English and Irish poets into Russian: Rupert Brooke, Seumas O'Sullivan, Tennyson, Yeats, Byron, Keats and Shakespeare. His Russian version of Alice in Wonderland (Berlin, 1923) has long been recognized as one of the keys to the whole Nabokov œuvre. Among Russian writers whom Nabokov has translated into French and English are Lermontov, Tiuchev, Afanasi Fet and the anonymous of The Song of Igor's Campaigne. His Eugene Oneguine, in four volumes with mammoth textual appartus and commentary, may prove to be is (perverse) magnum opus. Nabokov has published a Russian text of the Prologue to Goethe's Faust. One of is most bizarre feats is a re-translation back into English of Konstantin Bal'mont's "wretched but famous" (Andrew Field: Nabokov, p.372) Russian version of Edgar Allan Poe's The Bells. Shades of Borges's Pierre Menard!
Equally important, if not more than these translations, mime, canonic inversions and pastiches of other writers —darting to and fro between Russian, French, German, English and American—are Nabokov's multi-lingual recastings of Nabokov, the principal translator into English of his own early Russian novels and tales, but he has translated (?) Lolita back (?) into Russian, and there are those who consider this version, published in New York in 1967, to be Nabokov,s crowning feat.
George Steiner in TriQuaterly number seventeen, winter 1970, p.122


C'est en 1948, je crois, que Vladimir Nabokov vint enseigner à l'université de Cornwell [...]
Si l'on s'était attendu à ce que Nabokov enseignât le russe, cette illusion fut vite dissipée. non seulement il n'entendait rien à l'enseignement des langues aujourd'hui, mais, dans la mesure où il s'en instruisait, il n'avait que dédain pour des méthodes où il ne voyait que préjugés et défis à la culture. Pour lui, le langage était un instrument extrêmement sensible, que rien ne pouvait éprouver mieux, et finalement éclairer, que la littérature elle-même. Vouloir étudier le russe, ou n'importe quelle autre langue, par voie de phonèmes ou de morphèmes, lui répugnait tout simplement.
[...]
Il constituait un mélange curieux de sens esthétique et de simple bon sens: cette combinaison étonnait sans cesse ses collègues. la littérature pour lui n'était pas tant un moyen d'expression qu'une façon de dominer le langage, et presque de l'exténuer. [...]
David Daiches in L'Arche n°99, 1985, réédition du numéro de 1964 consacré à Nabokov, p.65 et 66


[...] he has translated (?) Lolita back (?) into Russian, and there are those who consider this version, published in New York in 1967, to be Nabokov's crowning feat.
George Steiner

My private tragedy, which cannot, and indeed should not, be anybody's concern, is that I had to abandon my natural idiom, my untrammeled, rich, and infinitely docile Russian tongue for a secon-rate brand of English, devoid of any of those apparatuses —the baffling mirror, the black velvet backdrop, the implied associations and traditions— which the narrative illusionist, frac-tails flying, can magically use to transcend the heritage in his own way.
dernière phrase de la postface de Nabokov à Lolita

A propos de la traduction de Lolita en russe :

I am only troubled now by the jangling of my rusty Russian strings. The history of this translation is a history of disillusion. Alas, that "marvellous Russian" which, I always thought, constantly awaited me somewhere, blooming like true spring behind hermetically sealed gates to which I kept the key for so many years — that Russian turns out to be non-existent. And behind the gates there is nothing, except charred stumps and a hopeless automn vista, the key in my hand is more like a lock-pick.
Nabokov dans la postface de sa Lolita russe Traduction de Irwin Weil dans TriQuaterly (op. cit.), p.282

Le parti de l'intelligence

Les Antimodernes cite Henri Massis (p.232) :

[...] la victoire de Pascal est une victoire dangereuse [...], c'est la victoire de l'irrationnel; c'est, en outre, la victoire du pessimisme, d'une conception pathétique et romantique du monde, [...] du divin, de l'inquiétude, de l'intuition, de la violence, que sais-je encore! [...] J'ajouterai [...] c'est la victoire du modernisme. Il ne suffit pas, en effet, de se déclarer violemment antimoderniste pour ne pas l'être, si l'on installe le modernisme dans la place. C'est bien de chasser Descartes : mais y mettre Bergson sous le nom de Pascal, c'est un autre danger.

Antoine Compagnon continue : «Passage fort éclairant, qui expose la genèse du manifeste du «Parti de l'intelligence» publié dans Le Figaro au lendemain de la guerre, en 1919, et signé, entre autres, par Maurras, Massis et Halévy.»

Et là, debout dans le métro, je souris. Le Parti de l'intelligence? Manifeste signé par Maurras? Est-ce que ce n'est pas à peu près le nom de la pétition des Inrockuptibles de février 2004? Ce serait trop beau...
Rentrée chez moi, je fais une recherche dans Google, et je trouve ça, qui me fait rire (avec un goût de vengeance qui se mange froide) :

Vous êtes contre l’OTAN et le tout-au-marché ; mais le libéral-kaki Daniel Cohn-Bendit vous séduit. Contre la fric-culture ; mais vous achetez les disques découverts dans des magazines culturels gavés de publicité. Vous pensez aux sans-papiers, aux immigrés, aux femmes battues, aux recalculés de l’Assedic, aux sans-logis, aux Tibétains… Comment survivent-ils ? Pour les aider, vous seriez prêt à tout. Même à expédier un courrier électronique. Bingo ! Vous appartenez au cœur de cible des Inrockuptibles, l’hebdomadaire des gens qui souffrent intelligemment au nom des autres.

Suit un portrait pas gentil de Sylvain Bourmeau (avec quelques faits précis.)

Et en note de bas de page: «En choisissant le titre de leur pétition, Les Inrockuptibles, dont l’histoire n’est pas le fort, ignoraient l’existence d’un glorieux antécédent… Le 19 juillet 1919, Le Figaro publiait un manifeste «Pour un parti de l’intelligence» signé par Charles Maurras et ses amis de l’Action française. «Le parti de l’intelligence, expliquaient-ils, c’est celui que nous prétendons servir pour l’opposer à ce bolchevisme qui, dès l’abord, s’attaque à l’esprit et à la culture, afin de mieux détruire la société, la nation, la famille, l’individu.» Les pétitionnaires fulminaient contre la «Déclaration d’indépendance de l’esprit» signée par Romain Rolland, Jules Romains, Albert Einstein, Bertrand Russell, Stefan Zweig. Ces Sardons déploraient: «La plupart des intellectuels ont mis leur science, leur art, leur raison au service des gouvernements». Et ils affirmaient ne travailler que pour «le peuple qui souffre, qui lutte, qui tombe et se relève» (L’Humanité, 26.6.1919). »

Enhardie, je fais une recherche dans le site de www.homme-moderne.org sur les mots "Renaud Camus", et je trouve une chaude recommandation pour Vaisseaux brûlés.
Mon Dieu mon Dieu, RC est récupéré par les libertaires!

Ambition

La lecture des Antimodernes d'Antoine Compagnon m'amène à ouvrir Mon cœur mis à nu, de Baudelaire :

Saint-Marc Girardin a dit un mot qui restera : Soyons médiocres.
Pléiade t1, p 696

La source du Dictionnaire khazar

C'est surtout Julius Guttman qui prit pour moi une importance personnelle. Il était spécialiste de la philosophie juive du Moyen-Âge, en particulier à l'époque hispano-arabe, où la cohabitation entre musulmans et juifs était dans l'ensemble très harmonieuse, de sorte que la vie juive put alors se développer librement. Outre la philosophie arabo-aristotélicienne, il naquit en ce temps-là également un aristotélisme juif, dont la figure la plus importante à citer fut Maïmonide. Je me souviens encore d'un cours chez Guttman sur le Sefer Kusari de Juda Halevi — une fiction historique sur une joute oratoire entre juifs, chrétiens et musulmans à la cour du chef chazari en Russie du Sud, dont l'auteur se servait comme d'un instrument littéraire pour prouver la supériorité philosophique du judaïsme.

Souvenirs de Hans Jonas, p.62

Philosophie et syntaxe comparée de l'anglais et de l'allemand

L'adoption de l'anglais, à laquelle je m'étais préparé en lisant le London Times et la philosophie anglaise, dont David Hume et John Stuart Mill, ne posait pas de problèmes comparables à ceux qu'il m'avait faluu maîtriser en essayant de passer à l'hébreu. Ce qui m'aida alors beaucoup, ce fut la tradition de la prose universitaire anglaise, dans laquelle simplicité et intelligibilité comptent bien plus qu'en Allemagne où la conscience culturelle confond souvent la profondeur avec l'affreuse complexité de l'écriture. Je me donnais donc, en rédigeant, beaucoup plus de peine pour énoncer mes idées avec clarté et acuité que dans mes écrits formulés en allemand, où j'avais pris encore la liberté de m'exprimer à peu près dans le jargon de Heidegger ou de Kant.

Souvenirs de Hans Jonas, p.234

Y a-t-il un rapport entre cela et la constatation amusée de Jonas que les Américains ne savent pas ce qu'est la philosophie? Est-ce un problème de langage ou de tournure d'esprit, est-ce le langage qui conditionne la tournure d'esprit ou l'inverse?

Là-bas [aux Etats-Unis], la philosophie préfère s'occuper d'analyse du langage et de théorie formelle de la connaissance, abandonnant souvent le monde et ses états aux spécialistes des sciences de la nature. Un exemple pourra l'illustrer. Jo Greebaum, alors doyen de la Graduate Faculty à la New School, me raconta un jour qu'il avait demandé à des collègues de la Chicago University comment on jugeait là-bas l'orientation philosophique d'Hannah Arendt et la mienne. L'un de ses interlocuteurs aurait déclaré que nous ne faisions aucunement de la philosophie, car la philosophie était une science positive avec un domaine thématique bien défini — il pensait à l'analyse du langage et à la logique formelle —, or aucun de nous deux n'allait dans cette voie. «Ce n'est point de la philosophie, continua-t-il, c'est intéressant, bien sûr, et désirable, il faut qu'il y ait aussi des facultés qui cultivent ce genre de choses. Je suis pour. Mais commençons par trouver un nom à cet objet. Je ne saurais dire lequel. Je sais seulement que ce n'est point de la philosophie.» J'éclatais de rire. Délicieux! Donc il existe encore quelques fossiles pratiquant ce pour quoi le concept de philosophie fut forgé à l'origine, en l'occurrence chez les Pythagoriciens, et voilà maintenant que ce contenu premier de la philosophie est à ce point sorti de mode que les esprits qui la pratiquent désormais se donnent la tâche divertissante d'inventer un concept approprié à ce que nous tentions de faire! En fait, cet épisode comique a un aspect gravement symbolique: en Amérique, on ne croit guère à la philosophie au sens où elle se pratique en Allemagne ou en France.»

Ibid., p.254

Les fictions du journal littéraire de Catherine Rannoux

Je commence la partie consacrée à Renaud Camus. Le vocabulaire technique me décourage. Les citations en corps plus petit se détachent. Je les lis, je lis ce qu'il y a autour. Catherine Rannoux a fait un étonnant travail d'identification des sources.
Rannoux étudie les différents modes de citation, de la citation explicite avec source à l'appropriation avec légère réécriture, en passant par l'allusion. De ces citations, elle tire des conclusions quant à la vision du monde et le vivre au monde de Renaud Camus. Il me semble que ses conclusions sont juste, disons qu'elle ne dit rien qu'on ne sache déjà, mais elle s'appuie sur le texte du journal pour étayer ses conclusions, «ça change», comme dirait un ami. C'est jargonnant, dommage (mais est-ce vraiment évitable? Chaque mot technique ne pourrait être évité qu'au prix d'une périphrase) mais je trouve cela passionnant.

Quelques exemples d'identification donnés par C. Rannoux. Les notes de bas de page sont de son fait:

On devine que rien n'interdit l'accumulation de références à des discours autres, combinant les différentes configurations du mode semi-allusif comme dans ces lignes où une première modalisation autonymique semi-allusive (segment délimité, source donnée de façon allusive) sert de commentaire à une citation d'Ella Maillart, puis une nouvelle citation déclenche une deuxième modalisation interdiscursive dont la source n'est pas donnée bien qu'elle diffère de la première (segment non délimité, source non désignée) :
«Excitées par l'exploration de Bayezid, nous n'eûmes pas de répit jusqu'à ce que, parmi les criailleries des choucas indignés, nous ayons gagné le sommet des falaises faisant face à la citadelle.» L'image pousse son cri, comme pour le pauvre Crusoé dans Londres, chez Perse : c'est celui des choucas indignés, qu'affrontent à la varape les Suissesses intrépides... «En 1835, un voyageur nommé Brant écrivait au sujet de Bayezid que c'était le palais le plus splendide de toute l'Anatolie [...]» Oh! Partir, partir! Que me veut cet at home obèse?[1] (Fendre l'air p.316)

ou encore

Malgré la combinaison (mais tellement singulière) d'éléments qui pour la plupart nous sont assez familiers, somme toute, il y a là quelque chose qui ne ressemble à rien qu'on connaisse, sinon dans quelque haut Moyen-Age rêvé, qu'aggraverait sous la lune d'hiver une Arabie de sombre fantaisie, peuplées d'assassins souriants, et de bourreaux qui tranchent/le cou des innocents. (Fendre l'air p.316)
[...]
Les vers proviennent d'un poème de Tristan Klingsor, «Asie», extrait de la Shéhérazade mise en musique par Ravel. La forme originale en est :
Je voudrais voir des assassins souriants
Du bourreau qui coupe un cou d'innocent
Avec son grand sabre recourbé d'Orient

C'est toujours la même surprise de constater à quel point je ne vois pas ce qui est devant mes yeux: le journal est parsemé de citations non dissimulées, en italiques ou entre guillemets, et d'une certaine façon, je ne les avais pas remarquées. Mais comment est-ce possible?
L'écrivain baigne dans la littérature et le moindre paragraphe le transpire.

Deux autres exemples choisis par C. Rannoux:

Et pour le reste, Octave, rentre en toi-même. Je ne sais pas, moi: pourquoi ne tiendrais-tu pas ton journal? Fendre l'air p.392[2]

Un jeune gardien y lisait au soleil, sur un janséniste balcon. Or nous fûmes au chemin de Racine, à Saint-Lambert, à Dampierre même. And then to bed, contents mais fatigués... Fendre l'air p.185

[...] Mais l'excursion dans un dire familier collectif est susceptible d'ouvrir la voie vers d'autres dires encore: à la voix de la communauté, indifférente au temps, se superpose l'écho possible d'un nouveau dire, singulier celui-ci, surgissement d'une voix du XVIIe siècle spontanément associée au commentaire de la visite de Port-Royal. C'est en effet par le banal «And then to bed» que Samuel Pepys concluait fréquemment les entrées de son Journal, sur un modèle repris ici par l'énonciation de Fendre l'air. Jouant d'une même forme de clôture, le discours laisse percevoir en lui l'équivalence de dires multiples, sur le mode d'un possible «je dis comme disent les Anglais, qui disent comme disait Pepys au XVIIe siècle», et ce alors que la façon de dire en français joue simultanément à imiter les voix du passé. C'est donc à une forme de puits discursif sans fond que l'on a affaire, chaque voix semblant pouvoir s'ouvrir sur d'autres voix, dans une familiarité des dires, mais si rapide, si ténue, qu'elle peut laisser de côté le lecteur dont elle sollicite tant, à moins qu'elle ne l'entraîne à son tour dans le soupçon des échos infinis.

Catherine Rannoux, Les fictions du journal littéraires p.165

(C'est moi qui souligne)


''commentaire le 25/08/08: la découverte de ces lignes a infléchi ma lecture de Camus vers la recherche des sources. C'est à partir de ce moment que je me suis plongée dans Robbe-Grillet, par exemple. Il s'agit maintenant de trouver un équilibre entre la recherche ludique et maniaque des sources, et l'analyse globale de l'œuvre, construction complexe d'échos où rien ne se trouve où cela devrait se trouver (les détails appartenant au journal se trouvent dans les Eglogues, par exemple).''

Notes

[1] L'image pousse son cri est empruntée aux «Images à Crusoé», dans Eloges de Saint-John Perse. La deuxième modalisation fait appel aux mots de «Laeti et errabundi» dans Parallèlement de Verlaine.

[2] il s'agit d'un vers de Cinna, extrait de la tirade d'Auguste (IV, 2): «Rentre en toi-même Octave, et cesse de te plaindre.»

Sanglant

Sultan Mourad

[...] Dans son sérail veillaient les lions accroupis,
Et Mourad en couvrit de meurtres les tapis;
On y voyait blanchir des os entre les dalles;
Un long fleuve de sang de sous ses sandales
Sortait, et s'épandait sur la terre, inondant
L'orient, et fumant dans l'ombre à l'occident;
[...]
Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches
De cèdre, afin de faire honneur à ce vieillard
[...]

(et ainsi, pendant des pages)

Victor Hugo, La Légende des siècles

Ça n'a pas dû s'arranger depuis

Sur la tombe de Timon le misanthrope:

— Eh bien Timon?
— C'est pire, ô tourbe délétère,
L'Hadès est plus peuplé que ne l'était la Terre!

Callimaque, IIIe siècle av JC, traduit par Marguerite Yourcenar

Vœux

Puisqu'on n'est entouré que de canailles ou d'imbéciles dans ce bas monde (il y en a qui cumulent), que ceux qui ne se croient être ni des uns ni des autres, se rejoignent et s'embrassent. C'est ce que je fais en vous envoyant à tous mille amitiés et souhaits pour cette année et les subséquentes (selon la formule).

Lettre de Flaubert à son oncle Parain, [vers le 1er janvier 1853], Correspondance, éd. Jean Bruneau, Pléiade, t.II, p.226

Jean-Pierre Camus contre l'indexation

Il y a au moins cinq cents ans que l'on indexe, et pourtant il aura fallu attendre le milieu du XXe siècle pour voir apparaître les mots indexer et indexation, que les dictionnaires datent de 1948. On a commencé par des ouvrages, et de là on est passé à des collections. Au début du XVIe siècle, ce n'est pas encore le mot index qui désigne le résultat de l'opération; c'est tabula. Il s'agit bien de rompre la linéarité des documents traités, d'en donner une projection tabulaire, qui permette d'y tracer un chemin autre que celui que les auteurs avaient choisi. C'est ainsi, en partant de l'index, que la plupart des lecteurs se promenaient dans Pline l'Ancien, dans les Essais de Montaigne ou dans les commentaires hiéroglyphiques de Pierus Valerianus.

En tête du tome V de ses Diversités (1610), Jean-Pierre Camus, l'évêque de Belley, ami de saint François de Sales, dit son hostilité à la pratique de l'indexation et au mode de lecture qu'elle induit. Il demande au lecteur de ne pas considérer comme une imperfection le fait que son livre soit «sans Indice des mémorables»: «C'est une erreur populaire, qui n'infecte que les faibles cerveaux, qui appellent cela l'âme du livre, et c'est l'instrument de leur stupidité. Ces gens peuvent être appelés Doctores tabularii, lesquels Sapiunt tantum per Indices. Les enquerrez-vous de ce qu'ils savent? Ils vous demandent un livre pour le montrer, et aussitôt à la Table pour trouver ce qu'ils cherchent, les habiles appellent cela le pont aux ânes.» Les quatre premiers volumes des Diversités étaient munis d'index, d'ailleurs fort bien faits, ce qui n'arrêtent pas les protestations de Jean-Pierre Camus: «Les tables des tomes précédents de l'auteur, faites par je ne sais qui, et à son insu, lui déplaisent, sachant qu'il faut retrancher tant que l'on peut ce qui fomente la paresse, paresse mère de l'ignorance.» Les volumes suivants comportent des index. Le fait que la protestation de Jean-Pierre Camus soit restée vaine, même auprès de ses propres éditeurs, montre que l'indexation répond à un véritable besoin, dès que l'imprimerie a multiplié les documents: on ne peut pas tout lire, de tous les livres, même en n'étant pas paresseux. À la nécessité empirique de trouver de l'information répond la pratique de l'indexation, qui restera empirique pendant plus de quatre siècles.

Préface de Michel Le Guern à Les Fondements théoriques de l'indexation, une approche linguistique, de Muriel Amar

Aux alentours de 600 avant JC

Lui aussi [Théognis] était noble et riche; lui aussi dut partir pour l'exil. Sa longue Elégie à Cyrnos est toute coupée de ses cris de rancœur et de haine:
...Notre ville, Cyrnos, est toujours une ville; mais elle a d'autres habitants, ceux qui jadis ne connaissant ni droit ni loi usaient sur leur dos des peaux de chèvres et allaient paître hors de la ville comme des cerfs; ce sont eux maintenant... les gens «bien», et les gens «bien» d'autrefois sont devenus gens de rien...

Et plus loin, il s'indigne contre les nobles qui épousent pour leur argent des femmes du peuple: «La richesse confond les races!»
Ces sentiments, suscités par les grands bouleversements sociaux, économiques et politiques alors communs à toutes les cités grecques, où ils se déploient avec plus ou moins de violence et qui n'ont pas partout trouvé leur poète, étaient ceux de Sappho et d'Alcée. L'un et l'autre se dressent, en rigides conservateurs, comme on en rencontre dans toutes les révolutions, non seulement contre les nouveaux chefs politiques, mais peut-être plus furieusement encore contre leurs frères de caste, ceux qui se rallient à l'ordre nouveau, et qu'ils accusent de trahir. On sait bien d'ailleurs qu'en pareil cas, les attardés des anciens régimes sont, à leur tour, férocement attaqués et persécutés par leurs anciens amis: pour ceux-là, on jugeait folle leur obstination aveugle à vouloir conserver la Lesbos d'autrefois...
Telle était Sappho, têtue dans son esprit de caste, imbue de ses privilèges; décevante peut-être pour ceux qui verraient volontiers en elle, à cause de ses mœurs, une sorte de moderniste secouant les portes du gynécée, narguant les hommes, se mettant, grâce à son génie, au-dessus des traditions communes. Mais du moins ne peut-on nier son courage à brocarder les ralliés, à fronder le pouvoir, à partir enfin pour un long, un inconfortable et périlleux voyage en mer, vers une lointaine et inconnue terre d'exil.»

Sappho, d'Edith Mora, p.4

source
le 28/04/2008

Influences

Si je lis Flaubert ou des commentaires sur Flaubert, je lis Travers à travers Flaubert, je vois des correspondances, des allusions, partout. Si je lis Barthes, je lis Travers à travers Barthes, si je lis Nabokov, je lis Travers à travers Nabokov (les jumeaux, les miroirs, «Satire is a lesson, parody is a game», «a modicum of average "reality" (one of the few words wich mean nothing without quotes)», «We did not expect that, amid the whirling masks, one mask would turn out to be real face, or at least the place where that face ought to be», etc).

644.« On se demande ce qu'ils ont lu...
Renaud Camus, ''Vaisseaux brûlés

On se demande ce qu'on lit et ce qu'on invente.

Alfred Appel, le commentateur de The annotated Lolita me fait rire, il exagère un peu tout de même : note 48/2 (édition 1991) «toothbrush mustache: Quilty has one too; see p.218. Poe also had one, but Nabokov said that no allusion was intented here.»
Et j'imagine Nabokov souriant ou soupirant devant ce commentateur zélé trouvant des correspondances et des coïncidences sans relâche. (J'aime la note 4/9: «although Nabokov did not know it until this note came into being, Quilty is a town in Country Clare, Ireland, appropriate to a verbally playful novel in which there are several apt references to James Joyce. See 4/11.») Parfois Appel se moque de lui-même: note 51/2 «The name of "Harold D.Doublename" represents a summary phrase (p.182), but the annotator's double initials are only a happy coincidence.»

Finalement, je postulerais que de l'auteur, du narrateur ou du lecteur (tout lecteur attentif est un commentateur potentiel), l'un des trois au moins doit être fou. «Several of Nabokov's narrators are mad. Among other things, their madness functions as a parody of critical dogma about fiction, and a telling parody of the reader's own delusory "contact with reality".» (note 34/3) C'est la condition qui permet de fondre fiction et réalité, la condition qui permet d'admettre qu'entre fiction et réalité, il n'y a qu'un regard. La fiction n'est pas réalité, comme le croit un lecteur naïf, mais il est fort possible que la réalité soit fiction : «If it is disturbing to discover that the characters in The Gift are also the readers of Chapter Four, this is because it suggests, as Jorge Luis Borges says of the play within Hamlet, "that if the characters of a fictional work can be readers or spectators, we, its readers or spectators, can be fictious".» (introduction à The annotated Lolita). Dès lors «ils parlent du roman qu'ils viennent de lire tout à fait comme si les personnages appartenaient à la» (L'Inauguration p.229) redevient légitime. Il y a bien enchantement et "fairy tale".

«Cet enfant vit dans les livres» pourrait être lu dans son sens premier. (Mais ce que je pense, c'est : doit être lu dans son sens premier.)

Lieu de plaisir

Lorsque j'ai lu la préface à Cartes postales, la librairie Brentano est brusquement devenue un lieu de souvenirs qui m'incite à l'indulgence (je ne pensais pas qu'elle était si ancienne). Je vous copie ces quelques lignes, afin de peut-être changer votre regard, même si cela ne changera rien au côté touristique du lieu:

Il y avait Maroussia, dont j'ai oublié le nom de famille. Je l'ai emmenée un jour à la librairie Brentano pour lui montrer les portraits de Walt Whitman. En sortant, le vendeur, qui était mon ami, me fit un sourire en hauteur et me lança un clin d'yeux qui me laissa tout déconcerté, et dont je n'ai pas encore compris le sens exact. J'aimais beaucoup la librairie Brentano; même, de mes dix-huit ans à mes vingt-et-un an, elle a été mon principal lieu de plaisir. J'aimais à me sentir dépaysé, à la façon de des Esseintes dans les bars et les brasseries anglaises de la rue d'Amsterdam. Du reste, nous éprouvions tous le besoin de nous dépayser; nous affections de ne considérer Paris que comme une de nos capitales, et secrètement nous nous apppliquions la phrase de Nietzsche: «Nous autres Européens». Ce n'était pas pour rien que notre revue allait s'appeler: «L'Œuvre d'Art International»! Oh, les belles Américaines que je frôlais parfois —Excuse me— entre les corps de bibliothèque de chez Brentano! Je rêvais, non seulement de me faire aimer d'elles, mais aussi de leur faire connaître la littérature française contemporaine, de leur traduire, en quel anglais et avec quel accent effroyable, tu vois ça d'ici, les «Moralités légendaires», ou même «Maldoror». Mais elles étaient peu préparées pour cela, je crois; peut-être même qu'elles ne connaissaient pas Whitman! C'était probable en effet, car en fait de poètes américains, c'était surtout Ella Wheeler Wilcox qu'elles achetaient. J'étais un des rares clients français de Brentano, je veux dire des clients assidus, qui venaient trois ou quatre fois par semaine. Après avoir eu à mon égard une attitude très réservée, on finit par m'admettre, et par me laisser fouiller partout, même au sous-sol. A vrai dire, presque tout l'argent dont je disposais passait là!

Valery Larbaud, conversation avec Léon-Paul Fargue, en préalable à Cartes postales (Gallimard poésie), p.48

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