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D'un cheveu

A la lecture de Roland furieux présenté par Italo Calvino (GF Flammarion), j'ai vu se lever les contes de mon enfance débusqués dans les livres de prix de mes tantes (couverture rouge ou bleue, cartonnée, caractères au plomb, relief des pages, odeur particulière des anciens greniers à foin, chaleur torride sous les tuiles, absence de réponse aux voix qui m'appelaient), j'ai retrouvé les changements de paysages si particuliers des Neuf princes d'Ambre, leurs combats et la multiplication des magiciens, des palais enchantés et des labyrinthes, j'ai reconnu dans Bradamante et Angélique les modèles lointains d'Éowyn, et dans Rabican, né du vent et de la flamme, un ancêtre de Shadowfax, j'ai eu l'impression d'être tombée sur une source vive de la littérature et de la BD fantastiques d'aujourd'hui.

Je ne sais que mettre en ligne, chaque passage me plaît pour une raison particulière et les commentaires de Calvino ne sont pas le moins amusant. (Calvino en fait un peu trop, d'ailleurs, nous ne sommes pas si bêtes, il n'est pas obligé de paraphraser chaque passage et de souligner les effets. Je crois qu'il finit par oublier qu'il a, qu'il aura, des lecteurs, et qu'il ne commente plus que pour lui-même, proprement ravi.)

Je vais donc mettre en ligne non ce que j'ai préféré (je serais bien en peine de dire ce que j'ai préféré), mais ce qui m'a fait rire parce que je l'ai spontanément rapproché d'une autre histoire :

Dans le delta du Nil, il est une tour que des crocodiles entourent de toutes parts. C'est le domicile du brigand Orille. Ce brigand a une particularité : il ne peut guère être abattu car, si on lui coupe un bras, il ramasse ce bras en ricanant et le recolle à son épaule, si on lui coupe un pied, il le remet en place comme s'il n'avait fait que perdre une chaussure, si on lui arrache une oreille, il l'attrape au vol ainsi qu'un papillon et la replace où elle était. Et si on parvient à lui couper la tête et à la jeter dans le Nil, il plonge et en nageant sous l'eau va la rattrapper tout au fond.
Deux garçons, des jumeaux, Griffon et Aquilant, sont en train de se battre avec Orille depuis un temps infini. Ils l'ont déjà démembré et mis en pièces des quantités de fois : et, chaque fois, les membres d'Orille retournent à leur place tout comme font les gouttes de vif argent dans le baquet d'un alchimiste.
Ces deux jumeaux sont les fils d'un paladin de Charlemagne, Olivier : dans leur âge tendre, ils ont été enlevés par deux fées, l'une toute blanche, l'autre toute noire. C'est bien pour empêcher qu'ils courent aux champs de bataille que ces fées les ont envoyés se battre avec le brigand Orille, assurées qu'ils en auraient pour une bonne pièce de temps.
En dehors de son cor magique, Astolphe a reçu un autre cadeau, un livre d'enchantement, bien pratique à consulter, vu qu'il comporte une table des enchantements dans l'ordre alphabétique. Il cherche donc dans cet index : «M... N... O, voilà! Ogresse... Orgelet... Orille, voilà! Il meurt si l'on parvient à lui arracher un certain cheveu qu'il a sur la tête.» Sapristi, c'est vite dit! Orille a en effet le chef couvert d'une chevelure fournie, qui lui va des sourcils à la nuque.
Eh bien, Astolphe, lui livrant combat, commence par lui fendre net le cou, en détachant la tête du buste. Une babiole, pour Orille, mais qui va l'occuper un moment : il faut qu'il aille retrouver le chef tronqué dans la poussière, à tâtons vu qu'il n'a plus d'yeux pour voir. Mais Astolphe, plus prompt que lui, ramasse la tête saignante et démarre au galop, la tenant par les cheveux.
Orille tâte le sol un peu partout, à l'aveuglette, comprend bien que son adversaire s'est joué de lui, remonte à cheval et se lance à la poursuite d'Astolphe. Il voudrait crier : — Arrête! Ce n'est pas régulier! — mais comment faire, pas moyen de crier, il ne dispose plus de bouche à cet effet.
Astolphe, lui, trouve un coin tranquille au bord du Nil, s'y assied avec la tête coupée sur les genoux et entreprend de l'effeuiller cheveu après cheveu, comme il ferait d'une marguerite. Mais il y a là de quoi passer toute sa vie, avec cette chevelure si longue, si drue, si graisseuse, et si pelliculeuse! Alors Astolphe dégaine, en tenant la tête par le nez, et comme son épée est aussi aiguisée qu'un rasoir, il la dénude à ras, mieux encore, la scalpe carrément. Sous la lame, le cheveu fatal tombera tout comme les autres : et, en effet, la tête devient blême comme une serpillière, ses yeux se tordent, ses mâchoires s'ouvent, elle n'est plus qu'un crâne tout desséché. C'est justement le moment où Orille étêté rejoint Astolphe, sur sa monture : il a un soubresaut, frissonne, et roule par terre les bras grand ouverts. (65-88)
Italo Calvino racontant Roland furieux de L'Arioste, p.160-161, édition GF Flammarion

Cela m'a rappelé (lointainement, bien sûr) le tome 1 de Trolls de Troy : à la fin de l'album, le troll et sa fille vont voir un grand sorcier car leur tribu a été ensorcelée. Le sorcier demande deux choses pour briser l'enchantement: du feu prélevé sur le feu originel, et une mèche de cheveux du magicien qui a jeté le sort à la tribu.
Le troll et sa fille s'éloignent :

— Il y a quand même une chose embêtante pour la mèche de cheveux...
— Oui, p'pa ?
— Leur grand sage. Celui qui a lancé son enchantement depuis son dragon... il est chauve.

Une pièce montée

C'est d'ailleurs une constante : que le mariage soit simple ou spectaculaire, les parents et beaux-parents au mieux s'impliquent, au pire se surinvestissent, et ce n'est que justice puisqu'ils continuent de financer en partie la noce de leurs enfants. «Qu'on ne s'y trompe pas, le mariage est un moment fort de la famille, pas du couple!» met en garde le psychiatre Philippe Brenot. D'où les tensions. Car aux classiques pourparlers souvent délicats entre famille, belle-famille et enfants s'ajoutent aujourd'hui quelques nouveaux éléments explosifs. La recomposition des familles modernes et son lot de questions insolubles: «Comment placer les parents divorcés ?», «Peut-on inviter la nouvelle compagne sans froisser l'ex-femme ?» La moyenne d'âge des époux modernes, qui, à 30 ans, acceptent mal qu'on leur impose les coutumes familiales ; l'augmentation du nombre de mariages mixtes et leurs traditions parfois inconciliables. Mélangez ces ingrédients, ajoutez-y l'inévitable bouffée de stress des futurs époux, l'émotion des parents qui, avec l'union de leur progéniture, se voient brutalement vieillir, secouez, et... dégustez. On survit tout de même, en général, à l'enfer des préparatifs, parfois au prix de compromis délirants - comme ces deux familles qui, n'ayant jamais réussi à s'entendre sur la composition du menu, proposaient le jour du mariage deux buffets concurrents...
[…]
Tout le monde croit au conte de fées le jour d'un mariage. Chacun prend le pouls de son propre couple ou la mesure de sa solitude et forme autour des mariés une sorte de foule galvanisée, réussissant à se contenir tant que le Champagne n'a pas trop coulé. Mais l'alcool aidant, tous les dérapages sont possibles. Le moment à haut risque étant celui des discours. Tant que ce sont les petits-cousins qui massacrent une chanson inaudible, vous pouvez continuer d'ingurgiter tranquillement votre part de pièce montée. Mais lorsqu'un adulte un peu éméché prend le micro, relevez la tête et tenez-vous prêt à intervenir. Du père de la mariée qui sous-entend entre deux sanglots combien sa fille méritait mieux au vieil ami de la famille trahissant une intimité plus que louche avec la mère du marié, «Ah, Marie-Jo, te souviens-tu de cet été 1993... », tout a déjà été entendu dans ce domaine.
Le Point, 3 août 2006

Mardi, j’ai découvert par hasard cet article, « Le mariage, quelle épreuve ! ». Il donnait la référence d’un livre, Une Pièce montée, de Blandine Le Callet. Je l’ai acheté en sortant du bureau, englouti dans la soirée.

Hilarant et cruel, disait Le Point. Oui, tout à fait, il n’y a pas un chapitre qui ne donne envie tout à la fois de rire et de hurler. Le titre représente finalement davantage la mise en scène de l'événement ("une représentation", dira la future mariée) que le gâteau, contrairement à ce que voudrait nous faire croire la quatrième de couverture. Le milieu représenté est trop bourgeois pour que j'y retrouve directement des expériences vécues, mais les grands principes sont là. L'auteur frappe juste car elle évite la caricature, elle dresse de petits tableaux en changeant de narrateur à chaque chapitre et croise les points de vue.

Ce livre amusant et vite lu m'a plutôt attristée.
J'ai pensé comme souvent à la phrase de Malraux: «les gens sont beaucoup plus malheureux qu’on ne croit…»
Depuis, j'ai le cafard.

Lecture fortuite

Aujourd'hui, je n'ai eu le temps que de parcourir de l'œil L'île du crâne, d'Anthony Horowitz, qui traînait sur la table du salon. Il est probable que ce livre tient une place importante dans les sources d'inspiration d'Harry Potter.
Il est facile de comprendre pourquoi il n'a pas eu de succès : il n'est pas tissé assez serré, malgré ses allusions évidentes à Bram Stoker et Edgar Poe. Pas facile de doser peur et séduction : ici, on ne comprend pas réellement ce que risque le héros, à part perdre son âme. Mais est-ce si important, une âme, lorsqu'on vous offre de devenir sorcier, et que vous avez treize ans ?


en parlant d'âme à perdre

Je viens de faire un petit tour de blog et je vous signale cela.

De l'attrait de la lecture

Interview de Marc Fumaroli dans Le Nouvel économiste du 31 août 2006 suite à la parution de son livre Exercices de lecture.

N'êtes-vous pas déçu de l'accueil réservé à votre livre par les grands médias, qui ne le jugent pas assez «glamour» — terme proféré par un ténor qui tient une émission littéraire ?
Je vous remercie de m'avoir fait connaître cette critique qui m'honore.

Quels remèdes au recul croissant de la lecture?
Enseigner, écrire et publier des livres qui ne soient pas «glamour».

Occupation

— «Vous voyez bien qu'elle n'était pas vraie, votre histoire!»
— «Pourquoi pas vraie? — parce qu'ils sont six au lieu d'un! — J'ai fait Tityre seul, pour concentrer cette monotonie; c'est un procédé artistique; vous ne voudriez pourtant pas que je les fasse pêcher tous les six à la ligne?»
André Gide, Paludes, p 38

Je lis Paludes, et c'est presque aussi amusant que l'écrire, en tout cas bien plus amusant qu'attendre Godot, bien que ce soit à peu près la même chose.

Je suis contente, en vérifiant grâce à quelques mots-clés la présence – ou l'absence – de citation issue des Faux-monayeurs dans Vaisseaux brûlés, j'ai enfin trouvé l'origine de "mon grand ami Hubert". Au début de mes lectures, je pensais qu'Hubert, c'était Flatters. J'ai cherché des Hubert partout, j'ai soupçonné Hubert Juin, le préfacier de Toulet, et puis j'ai abandonné, faisant confiance au hasard. La réponse était si simple.
— Mais pourquoi Flatters s'appelle-t-il Flatters? demandé-je le jour où je croisais quelques vieux lecteurs (comme il y a de vieux croyants).
— Vous ne savez pas? Parce qu'il habitait rue Flatters.


Cher Joyce : Je suis vraiment très heureux que tu veuilles venir. Je ne pense pas que le voyage soit mortel pour un homme seul accompagné de son pyjama et de sa brosse à dents.
Lettres d'Ezra Pound à James Joyce, p.185

Je lis ces lettres, et je suis bien embêtée. Me voilà dévorée par l'envie de lire les Cantos et Ulysse : puis-je vraiment me permettre de passer plusieurs semaines sur un seul livre?

Il ne faut pas y penser. Il faut s'y mettre et s'y tenir, un jour on a fini et on est content. (Dans cette phrase, on reconnaîtra l'influence des livres de self-help américains, des traducteurs d'Hemingway, aussi. Reginald Hill appelle ce genre de phrases "de la morale pour éphémérides". J'adore leur niaiserie et leur justesse, que le juste soit si niais est d'un grand réconfort.)


précision le 27 décembre 2006

Flatters (que j'appelle Flatters parce qu'il habitait, quand je l'ai rencontré, rue Flatters)
Renaud Camus, Notes achriennes p.62

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