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Billets pour la catégorie Des livres :

jeudi 30 novembre 2006

Opération Barbarie

Quand j'eus découvert le nom de Vladimir Volkoff, je fis quelques recherches. Je découvris un romancier plus ou moins journaliste/enquêteur, spécialiste de la désinformation, fervent orthodoxe, ayant des positions contestables sur la guerre de Yougoslavie et soutenant Poutine.
J'achetai au hasard de mes promenades Le Montage (1982) à la brocante paroissiale de notre-Dame de La Trinité. Je ne l'ai toujours pas lu.
Sur Amazon, je trouvai la référence d'Opération Barbarie, qui m'intriga: apparemment c'était le premier livre écrit par Volkoff, c'était un roman qui traitait de la torture en Algérie, et à l'époque, en 1961, il avait été refusé par tous les éditeurs. Il venait enfin d'être édité. Je l'achetai, avec l'intention de l'offrir à O. (le premier livre du Lieutenant X !)
Je le lus et ne l'offris pas.
Je l'ai feuilleté hier soir pour préparer ce billet. Aujourd'hui encore, je ne peux lier intellectuellement le fait que le jeune homme qui écrivit Opération Barbarie en 1961 soit le même que celui qui écrivit Langelot agent secret en 1965. Le premier est trop sombre et le deuxième trop guilleret. Je ne sais si j'en veux au Lieutenant X d'avoir connu des événements qui lui ont permis d'écrire Opération Barbarie ou si j'en veux à Vladimir Volkoff d'avoir été capable d'écrire Langelot après avoir écrit Opération Barbarie.
C'est stupide, je sais. Mais c'est un peu comme si je découvrais que Nounours, dans une vie antérieure, avait eu une vie d'ours sauvage dans un livre de Fenimore Cooper.

Dans son premier livre, Vladimir Volkoff démontre une étonnante maîtrise de narration La succession des événements est raconté à tour de rôle par trois narrateurs différents. L'histoire n'est pas linéaire, elle se présente comme un flash-back. Il subsiste des maladresses, sans doute quelque chose de trop appliqué dû à cette structure artificielle difficile à maîtriser pour un premier livre : parfois, entre l'ironie, les sous-entendus et les surnoms, on ne sait plus bien où on en est. Mais cela reste une réussite pour un débutant.

Parti deuxième classe le 9 septembre 1957 pour faire son service militaire, Vladimir Volkoff s'est porté volontaire pour l'Algérie. Il a servi dans les troupes de marine et a été démobilisé le 7 janvier 1962 comme lieutenant, avec la croix de la Valeur militaire.
Vladimir Volkoff, Opération Barbarie, quatrième de couverture

Le présent volume est composé de deux parties.
Le roman Opération Barbarie, ouvrage de jeunesse, a été écrit en Algérie, dans la vallée de la Soummam, en 1961.
À l'époque, le manuscrit avait été refusé par des éditeurs de droite parce qu'il traitait de la torture et par des éditeurs de gauche parce qu'il ne visait pas à discréditer l'armée française.
Si l'auteur s'est décidé à publier ce texte quarante ans après son écriture, c'est à la suite de la campagne de désinformation déclenchée en 2000 et visant, entre autres, à déstabiliser l'armée française.
Le texte est publié tel quel. L'action est métaphorique et l'ambiguïté du mot « Barbarie » voulue.
L'essai Quarante ans après, écrit en 2001, expose en deux chapitres les réflexions de l'auteur :
— sur la guerre d'Algérie considérée comme une grande occasion manquée ;
— sur la « torture » ou, plus précisément, la question.
Vladimir Volkoff, Opération Barbarie, avertissement situé avant la page de titre

L'arrivée de rebelles au camp militaire, le choix d'un cachot en attendant de les soumettre à la question. Le narrateur est une femme, maîtresse d'un militaire présent:

Bien. L'après-midi, le Minotaure du blockhaus réclama une pitance plus substantielle. On lui en ramena un camion. Tout le monde alla les voir, et j'y fus aussi.
Ils descendaient maladroitement, appendus du bout des ongles aux hautes ridelles, un orteil sur le pneu, l'autre pied à la verticale, comme les danseuses, ou plutôt comme si, déjà, on les écartelait. Des vieux, accrochés à mi-hauteur, voulaient remonter, s'embarrassaient dans les longs manteaux gris qu'ils portaient presque pour tout vêtement; les barbes grises sous les chèches blanchâtres traînaient dans la poussière de la caisse et la hâte générale suggérait une ignoble bonne volonté à se laisser supplicier. Il n'y avait pas assez de menottes pour tout le monde, et on les avait affectées aux jeunes : un gaillard à chèche orange, les mains jointes comme pour le plongeon, sauta. Toute une chaîne de jeunes garçons, une paire de menottes pour deux, se déroula par à-coups et vint se ranger devant le camion comme au pied d'un mur. Les visages, terreux, immobiles, me surprirent : nulle épouvante, nul désespoir visibles ; aucune résignation, même. Simplement, ils étaient devenus encore plus impénétrables que tous les jours, encore plus étrangers. Et c'étaient les haillons, la crasse, les épaules voûtées, les poitrines creuses, les paupières bouffies, qui pourtant n'avaient pas changé depuis hier, qui paraissaient chargés d'exprimer la détresse de l'heure.
N'allez pas vous imaginer que j'eusse à me défendre contre la moindre sensiblerie. Mais d'aimer les hommes, d'en regarder dans les yeux une petite cargaison, et de les savoir tous, sans exception, promis à une séance plus ou moins prolongée de ce qu'il faut bien appeler par son nom: la torture, cela écœure un peu, malgré qu'on en ait.
[...]
Il fallait parer aux évasions, aux indiscrétions, prévoir un accès facile, des issues bien gardées, le moins de publicité possible. Gabriel suggéra un bâtiment qui servait de magasin; mais il y avait des fenêtres; le capitaine, l'infirmerie: elle était trop petite.
[...]
- Trouvé! jappa le roquet roux.
- Où?
- Ici.
Du soulier, il cogna le plancher, qui sonna creux. Burbura :
- Essayez.
On pratiqua une trappe dans le plancher du bureau et l'on vit que l'on disposait, dans l'espace vide entre le plancher et la terre, d'une prison encastrée dans les fondations du bâtiment et déjà partagée en cellules correspondant aux pièces du rez-de-chaussée. Des cellules sans air et d'un mètre de haut, mais à la guerre comme à la guerre : il ne s'agissait pas de confort. Le capitaine s'éclipsa pour n'avoir pas à donner son avis, Gabriel eut un haussement d'épaule qui acquiesçait, et moi, j'écarquillai les yeux pour me contraindre à regarder. Pourquoi me sentais-je responsable ?
- Allez ! Dedans ! jappa le roquet.
- Là? questionna un vieil homme, sans indignation ni horreur, comme pour demander qu'on voulût bien préciser l'information.
- Oui: là. Tu veux que je te prenne dans ma chambre ? Dépêche-toi.
- Je me dépêche.
- Tais-toi.
- Je me tais.
Un à un, les hommes s'affaissèrent dans le trou. Les vieux s'accrochaient aux lattes du plancher puis se laissaient tomber avec une souplesse surprenante ; les jeunes jetaient un regard autour d'eux, comme s'ils ne devaient jamais revoir la lumière du jour, puis sautaient, tels des parachutistes nerveux. Un troufion blond, torche électrique à la main, se déplaçait à quatre pattes dans le souterrain et réglait en rigolant le ballet des taupes humaines.
Je m'approchai de la trappe, et je vis se mouvoir au fond les plantes de pieds et la croupe d'un homme qui gagnait sa cellule en quadrupédie. Le suivant, un vieillard à barbiche blanche, attendait patiemment son tour au bord du trou. Je me forçai à lever les yeux jusqu'aux siens. Il y eut un sourire sur sa vieille petite figure de papier mâché jaune. Je me sentais trop embarrassée pour garder le silence:
- Tu ne seras pas bien, là-bas, murmurai-je honteusement... Et lui, avec courtoisie, il plaisanta :
- Si ce n'est pas pour longtemps...
Rationnelle installation! A présent, dès que nous entrions dans un bureau ou à la popote, nous savions que sous nos semelles grouillaient des hommes, que nous marchions sur de la souffrance humaine, comme les hommes marchent sur l'enfer. Rarement, nous entendions remuer ; rarement, un mot inconnu montait troubler notre digestion à travers un interstice du plancher: la plupart du temps, nos damnés restaient cois, et personne n'aurait pu deviner qu'ils étaient là, croupissants sous le lit, sous la table, sous le soulier clouté. Tout à coup, des cris retentissaient, mais avec l'accent du faubourg ou de Cavaillon; un nom mal prononcé résonnait comme une insulte; un «présent» serviable d'outre-tombe répondait après une hésitation; une bousculade; retombait la trappe: les soldats étaient venus chercher quelqu'un.
- Sont sages, nos clients, disait Burbura en se badigeonnant une tartine de mayonnaise.
- Bande de feignants ! glapissait le roquet roux dès qu'il avait six ou sept anisettes dans le nez. Nous, on bosse toute la nuit par votre faute, et vous, là-dessous, vous vous vautrez sur le ventre toute la journée, et vous ne voulez même pas nous dépanner un bout?
Coups de pied dans le plancher.
- Quand vous aurez passé le pied à travers... sifflait Gabriel.
Dès le deuxième jour, le silence de nos emmurés devint insoutenable.
Sauvagiot se plaignait:
- Ils ne pourraient pas geindre un peu ? Ça serait tout de même moins terrible pour nous.
Le ric avançait le museau :
- On pourrait leur dire.
Le roquet bondissait sur place :
- Mais vous n'avez qu'à faire comme s'ils n'étaient pas là ! Je ne sens pas du tout qu'ils y sont, moi.
Et alors Gabriel, brusquement penché sur la table:
- Question d'odorat, monsieur. Moi, je sens.
Nous reniflâmes. Et, en effet, la tranche épaisse d'humanité compressée sous nos pieds commençait à dégager une odeur compacte qui évoluait vers le haut, par couches successives et de plus en plus nauséabondes, par vagues où se brassaient tous les relents les plus offensants pour la narine, comme une silencieuse et abominable protestation :
«Nous ne pouvons ni écrire, ni chanter, ni parler, ni gémir : que notre puanteur nous serve de témoignage!»
- Mon cher Gaby, tu as raison, dit Burbura. Ils commencent à empester : il faudra en relâcher quelques-uns.
- Vous les relâcherez après leur avoir fait sentir ça !
- Mais, mon cher Gaby, nous aussi, nous sentons ça.
- Oui, dit Gabriel, pédantesque. Seulement nous respirons, et ils exhalent.

Ibid, extraits de la page 107 à la page 111

mardi 21 novembre 2006

La première fois que j'ai compris ce qu'était vieillir

C'était en 2000 ou en 2001.

Paul Rivière m'avait confié son incapacité à lire Proust: trop long, trop verbeux, trop ampoulé. Croisant Comment Proust peut changer votre vie dans une librairie, je le feuilletai. Il me fit sourire, je l'achetai, le lus, l'abandonnai à Paul.
C'est un livre qui peut permettre à ceux qui n'aiment pas Proust ou ont peur de Proust d'avoir l'impression qu'ils pourraient ou pourront aimer Proust. Il est possible que cela permettent à certains d'essayer enfin de le lire.
Néanmoins je le déconseille à ceux qui lisent et aiment Proust : ils trouveront ce livre creux.

Mais il est vif, brillant, bien écrit, et c'est à cela que je voulais en venir : Alain de Botton est plus jeune que moi, c'était la première fois que je trouvais acceptable un livre écrit par quelqu'un de plus jeune que moi. Je pris soudain conscience qu'il était trop tard, que de plus jeunes prenaient la place que je n'occuperais jamais, j'éprouvai l'impression physique d'être poussée vers la fin par la marée ininterrompue des nouveaux venus, qui eux-mêmes continueraient d'être agités des mêmes passions, incapables eux non plus de trouver la moindre solution, et leurs vies à leur tour s'écouleraient inexorablement, le sable du temps nous engloutissant les uns après les autres sans que le flux des hommes ne tarisse.
C'est un destin curieux que le destin des hommes.

Aujourd'hui, je m'aperçois que ce sentiment d'étrangeté est le même que celui que je ressens à lire Borges. Il est celui qui a le mieux exploré et exprimé cette énigme du temps humain, infini et immobile, inscrivant la mort sur fond d'instants et d'éternité.

[...]
Être immortel est insignifiant; à part l'homme, il n'est rien qui ne le soit, puisque tout ignore la mort. [...]
Exercée par un entraînement séculaire, la république des Immortels était parvenue à une certaine perfection de tolérance et presque de dédain. Elle savait qu'en un temps infini, toute chose arrive à tout homme. Par ses vertus passées ou futures, tout homme mérite toute bonté; mais également toute trahison par ses infamies du passé et de l'avenir. Ainsi, dans les jeux de hasard, les nombres pairs et impairs tendent à s'équilibrer; ainsi s'annulent l'astuce et la bêtise, et peut-être le grossier poème du Cid est-il le contrepoids exigé par une seule épithète des Églogues ou par une maxime d'Héraclite. [...]
Parmi les corollaires de la doctrine selon laquelle il n'existe aucune chose qui ne soit compensée par une autre, il en est une de très peu d'importance théorique, mais qui nous conduisit, à la fin ou au début du Xe siècle, à nous disperser sur la surface du globe. Il tient en quelques mots : Il existe un fleuve dont les eaux donnent l'immortalité; il doit donc y avoir quelque part un autre fleuve dont les eaux l'effacent. Le nombre des fleuves n'est pas infini; un voyageur immortel qui parcourt le monde, un jour aura bu à tous. Nous nous proposions de découvrir ce fleuve.
La mort (ou son allusion) rend les hommes précieux et pathétiques. Ils émeuvent par leur condition de fantômes; chaque acte qu'ils accomplissent peut être le dernier; aucun visage qui ne soit à l'instant de se dissiper comme un visage de songe. Tout, chez les mortels, a la valeur de l'irrécupérable et de l'aléatoire. Chez les Immortels, en revanche, chaque acte (et chaque pensée) est l'écho de ceux qui l'anticipèrent dans le passé ou le fidèle présage de ceux qui, dans l'avenir, le répèteront jusqu'au vertige. Rien qui n'apparaisse pas perdu entre d'infatigables miroirs. Rien ne peut arriver une seule fois, rien n'est précieusement précaire. L'élégiaque, le grave, le cérémoniel, ne comptent pas pour les Immortels. Homère et moi, nous nous sommes séparés aux portes de Tanger; je crois que nous ne nous sommes pas dit adieu.
[...] J'ai été Homère; bientôt, je serai Personne, comme Ulysse; bientôt, je serai tout le monde : je serai mort.

Jorge Luis Borges, L'Immortel, dans le recueil intitulé L'Aleph dans la collection L'Imaginaire Gallimard.

vendredi 17 novembre 2006

Douloureuse Russie

J'ai commené le livre d'Anna Politkovskaïa.
Je vous livre quelques extraits dans les premières pages.

On parle souvent de la corruption russe. Au quotidien, nous pourrions dire qu'il s'agit avant tout d'un sens très particulier de la saisie des opportunités qui se présentent :

La commission électorale de la région avait mis en place une «hotline» destinée à recevoir les appels signalant des infractions commises lors de la campagne et du vote proprement dit. Mais 80% des appels reçus relevaient du chantage le plus simple exercé sur les autorités communales, et non de quelques préoccupations politiques que ce soit. Il faut bien dire que les gens de chez nous ont un don pour tirer parti de toute agitation politique. Les citoyens exigeaient qu'on fasse réparer leurs canalisations percées, qu'on installe enfin le chauffage chez eux, etc. Sinon, laissaient-ils entendre, nous n'iront pas voter... Eh bien, ils eurent gain de cause : les habitants des quartiers Zavodskoi et Leningradski de la ville de Saratov obtinrent eau chaude et eau froide; non loin de là, dans certains villages du district d'Aktarst, on rétablit enfin l'approvisionnement en électrécité.
Douloureuse Russie, p. 11

Il existe une option intéressante, au moins pour les législatives:

Seule ombre au tableau pour le pouvoir : le vote «contre tous» — une option permettant de traduire le rejet de tous les candidats en lice — atteignit 10% des suffrages exprimés. Ce qui signifie qu'un électeur sur dix s'est rendu aux urnes, a bu un verre ou deux de vodka... et a décidé d'envoyer tout le monde au diable.
Ibid, p 13

Je me demande ce qui se passerait si un tel vote avait la majorité, car si je comprends bien, il ne désigne personne. Un vote blanc exprimé, en quelque sorte.

Un extrait d'une rédaction d'une lycéenne de St-Pétersbourg :

« Ma mère dit que tout est arrangé d'avance, que le résultat est déjà joué avant même que les gens aillent voter. Je pense que voter est complètement inutile. Quand j'étais petite, je croyais que plus une personne était célèbre, plus elle était intelligente et sensée. Mais en grandissant, j'ai compris que même quelqu'un de parfaitement stupide était capable de parvenir au gouvernement Alors, aller voter, pour quoi faire? D'autant plus qu'aucun être sain d'esprit ne pourrait déclarer qu'il faudrait buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes[1]"...»
Ibid, p 13

Politkovskaia déplore que ces concitoyens aspirent davantage au confort qu'à la liberté :

On pourrait se poser la question : à quoi Iavlinski a-t-il donc servi, avec les grands principes de probité qu'il n'a cessé de proclamer depuis quinze ans? Et à quoi a donc servi le SPS, qui voulait tant instaurer une économie de marché à visage humain? Pour l'instant, rares sont ceux qui définissent la liberté de la même manière que ces deux partis. Pour les riches de chez nous, être libre, c'est avoir des vacances réussies. Et plus on est riche, plus on part souvent en vacances. Pas en Anatolie, trop accessible au petit peuple, mais à Tahiti. Ou à Acapulco. Ces gens-là ne songent même pas à la vraie liberté. Pour l'immense majorité d'entre eux, seul compte l'accès au confort. Dès lors, pourquoi ne promouvraient-ils pas leurs intérêts en corrompant les partis bien en cour au Kremlin? Il faut bien comprendre que la plupart sont corruptibles d'une façon très primitive : chaque question y a son propre « prix ». Qui est prêt à payer ce prix obtiendra le projet de loi dont il a besoin. Ou bien « son » député pourra attirer l'attention du parquet général sur les activités de tel ou tel de ses concurrents (un moyen très usité par les hommes d'affaires pour se débarrasser de leurs adversaires).
Ibid, p 16

«être libre, c'est avoir des vacances réussies» : no comment.

Je pourrais tout citer. Chaque page m'arrête : réflexions sur le parti communiste p.18, adhésion enthousiaste du peuple russe à un «petit père» p.19, suppression d'émissions télévisées («A quoi peut bien servir une émission qui invite des perdants?», commentaire de Poutine, p.20), passivité du peuple russe devant la disparition du régime parlementaire, pouvoir exécutif et législatif étant fondu en une «verticale unique» p.22:

Deuxièmement — et c'est la raison essentielle pour laquelle on doit parler de « fin » et non de « crise » du parlementarisme russe —, le peuple a accepté l'évolution de ces dernières années sans broncher. Personne n'a bougé quand Poutine a établi sa fameuse « verticale du pouvoir ». Il n'y a eu ni manifestations, ni protestations de masse, ni actions de désobéissance civile. Le peuple a tout « avalé » et il a consenti à vivre non pas sans Iavlinski, mais sans démocratie. Un chiffre est particulièrement parlant à cet égard. D'après une enquête d'opinion de l'institut d'études sociologiques «Vtsiom-A», à la question : «Au cours des débats organisés à la télévision à l'occasion de la campagne électorale, les représentants de quels partis vous ont semblé les plus convaincants?», 12% des Russes ont répondu : «Les représentants de Russie unie.» Or ceux-ci avaient refusé de prendre part à quelque débat télévisé que ce soit, arguant que «leurs actions parlaient pour eux»!
La population a donc entériné la restauration d'une nouvelle Union soviétique - une URSS légèrement retouchée, relookée, modernisée, mais une URSS tout de même, dotée d'une sorte de capitalisme bureaucratique dans lequel les hauts fonctionnaires ont remplacé les oligarques des années 1990.
Dès lors, l'élection présidentielle de mars 2004 était jouée d'avance.
Ibid, p.23

L'écriture d'Anna Politkovskaia est nette, sa pensée claire, parfois on suit presque trop facilement (on comprend que si la politique russe paraît si compliquée vue de loin, c'est que chacun "glisse" au rythme de ses intérêts ou de sa peur et qu'il est normal de s'y perdre si l'on ne la suit pas jour après jour), on s'interroge : Anna Politkovskaia ne se laisse-t-elle pas emporter par ses convictions, qu'a-t-elle pour étayer ses affirmations?
Et le livre continue et quelques pages plus loin on a honte d'avoir douté.

Par exemple, elle raconte l'histoire d'une mère de soldat qui a porté plainte suite à la mort de son fils en Tchétchénie : je soupire avec incrédulité, un soldat mort à la guerre, cela arrive, tout de même.
Voici les faits :

La Russie mène au Caucase une guerre étrange. À première vue, on pourrait croire que tous les soldats des troupes fédérales sont des frères d'armes. Mais, en réalité, il n'en va pas du tout ainsi. Les effectifs du ministère de la Défense sont à couteaux tirés avec ceux du FSB[2] et du ministère de l'Intérieur. Quand des officiers de l'armée disent : « Ce ne sont pas les nôtres qui ont été tués », cela signifie que ce sont des policiers ou des membres des forces de l'Intérieur qui ont trouvé la mort. Cette animosité réciproque a suscité une interminable lutte autour de la désignation du commandant en chef de toutes les unités engagées dans le Caucase du Nord. L'enjeu est de taille : chacun sait bien que si le commandant en chef est issu des rangs de l'armée, les deux autres catégories de troupes ne doivent même pas espérer obtenir suffisamment de munitions et d'émetteurs-récepteurs.
C'est ce qui s'est passé dans ce cas précis. Kazantsev, un officier de l'armée, a donné des ordres à des hommes qui relèvent de l'Intérieur.
Au début, pourtant, tout semblait bien se passer. Le 10 septembre, à une heure du matin, les quatre-vingt-quatorze combattants des forces spéciales réussirent à prendre la colline sans pertes. À six heures, le général major Tcherkachenko reçut un rapport serein du major Iachine, qu'il transmit immédiatement à Kazantsev. Décidant que tout allait pour le mieux, celui-ci alla dormir, pour ne réapparaître qu'à huit heures quarante.
Mais à six heures vingt, les hommes de Iachine furent attaqués. À sept heures trente, les boïeviki commencèrent à les encercler, Iachine appela le centre opérationnel pour obtenir des renforts. Mais Tcherkachenko, qui y était le numéro un en l'absence de Kazantsev, ne pouvait rien pour lui. Il savait déjà, à cette heure-là, qu'un autre détachement des forces de l'Intérieur, dirigé par le général major Grigori Terentiev, avait essayé de rejoindre les hommes de Iachine, mais avait été repoussé après d'âpres combats : quatorze combattants de Terentiev avaient été tués et beaucoup d'autres, dont le général major lui-même, avaient été blessés. Cinq véhicules blindés brûlaient sur les flancs de la colline...
Hormis le détachement de Terentiev, personne n'avait l'intention d'essayer de briser l'encerclement de Iachine. Les seules troupes disponibles relevaient de l'armée, et elles n'avaient aucune envie de risquer leur peau pour des hommes de l'Intérieur. Quant à Kazantsev, le seul qui aurait pu donner un tel ordre, il dormait. À huit heures trente, Iachine hurla dans sa radio qu'il ne restait à ses hommes qu'une seule cartouche de munitions chacun, et qu'il fallait abandonner la position. Tcherkachenko était d'accord. À huit heures quarante, Kazantsev se réveilla et entra en courant dans le centre de commandement. Il ne pouvait pas comprendre pour quelle raison Iachine se retirait. Et il lui donna l'ordre de « tenir jusqu'au bout ». Les gens de l'armée sont impitoyables envers les « étrangers ».
Mais à ce moment-là, le centre opérationnel perdit tout contact avec Iachine. Les batteries des radios étaient mortes. Le major était devenu « sourd ». Et, par conséquent, indépendant. Iachine divisa son détachement en deux groupes. Il prit le commandement du premier et confia le second au sous-colonel Gadouchkine. À onze heures du matin, les deux groupes se mirent à redescendre de la colline par deux flancs différents. C'était leur seule chance de survivre. Depuis le centre opérationnel, Kazantsev vit les deux groupes descendre... et donna l'ordre de bombarder les flancs de la colline qu'ils étaient en train de dévaler. Pourquoi? Tout simplement parce qu'il avait déjà transmis « en haut » que son plan avait été un succès et que les fédéraux tenaient la colline.
Vers quinze heures, deux bombardiers SU-25 apparurent au-dessus du groupe de Iachine qui venait de rompre son encerclement et pouvait enfin espérer sauver sa peau. Ils exécutèrent plusieurs frappes « chirurgicales » droit sur les combattants russes. À la demande expresse de Kazantsev, le coordinateur de l'opération aérienne était le général lieutenant Valéri Gorbenko, chef de la 4e armée des forces aériennes et de la DCA. Au moment des frappes, Kazantsev et Gorbenko se trouvaient au poste d'observation du centre opérationnel. Ils virent de leurs propres yeux le groupe de Iachine se faire massacrer, alors que les survivants actionnaient leurs fusées de détresse pour montrer aux avions qu'il ne fallait pas tirer sur eux...
Ibid, p. 62

J'ai l'impression de regarder un film ou de lire un roman d'espionnage, un livre ou un film où il ne serait absolument pas assuré que le bon gagne à la fin: prise d'otages terminée de façon sanglante, sans qu'on comprenne pourquoi tous les terroristes (endormis) ont été abattus sur place (qu'auraient-ils raconté?), attentats sans doute commandités par le pouvoir (et à chaque fois, des centaines de morts et de blessés), enlèvement de l'un des candidats à l'élection présidentielle, candidat qui réapparaît une semaine plus tard visiblement choqué et se réfugie à Londres, tandis que le bruit court qu'on lui a extorqué des informations en le droguant. Ce candidat aurait possédé des documents compromettants pour Poutine.
Une fois encore on se dit «A-t-elle des preuves? Suppositions que tout cela.» (Ô cette incrédulité cartésienne.)
Un soir Politkovskaia reçoit un coup de téléphone :

Je reçois un coup de téléphone à la rédaction de mon journal, Novaïa Gazeta. Mon interlocuteur prétend appartenir aux services spéciaux : « Transmettez à Londres — je sais que vous avez des contacts là-bas — que si Rybkine apparaît à la télévision et y exhibe des documents compromettants pour Poutine, il y aura un nouvel attentat. Le président serait obligé de déplacer l'attention de l'opinion publique... »
J'ai transmis le message. Mais Rybkine a déjà renoncé à tout. Il craint pour sa vie.
Ibid, p.109

J'en suis à la p.125. Je connais déjà la fin : la mort de l'auteur. Et je comprends déjà que Poutine a dû être bien malheureux (très en colère) de devoir céder à la pression de l'opinion internationale et de devoir dire quelques mots de regret à propos de l'assassinat d'Anna Politkovskaia. Non, il ne regrettait pas, il devait être soulagé et vengé.

Au fond de moi demeure la conscience poignante que si elle n'avait pas été assassinée, je ne serais pas en train de la lire.
Que dire?

Notes

[1] promesse de Vladimir Poutine faite le 24 septembre 1999

[2] ex-KGB

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