J’ai acheté ce livre parce que son titre évoquait La faim, de Knut Hamsum, ce livre tant aimé d’Etty Hillesum et d’Evguenia Guinzburg — et je suis si sûre de l’aimer et d’être désespérée par lui que je ne sais si j’aurai un jour le courage de le lire — mais si, sans doute.
J’ai acheté ce livre parce qu’il était petit, russe, qu’il parlait de soldats et de Tchétchénie ; j’ai pensé à Anna Politkovskaïa, fasse qu’il y ait un lieu où sont recueillies nos pensées pour les morts.
J’ai feuilleté ce livre et pensé à M. — « Je n’avais pas réussi à caser toute la vodka dans le frigo », première phrase, — M. qui affirme que la vodka est le seul alcool qui ne lui fasse pas mal à la tête, moi je trouve que ça brûle, il faudrait peut-être insister — ou peut-être pas.

Le texte raconte la réconciliation de Constantin avec son visage, ou son absense de visage, fondu sous une grenade tchétchène. Il raconte les retrouvailles ratées avec un père coureur de jupons, réussies avec une jolie belle-mère, un demi-frère et une demi-sœur. Constantin a un don pour le dessin, Goya et Le Greco, cite le texte. La narration raconte la vie de Constantin en mélangeant la chronologie. C'est une écriture claire, sobre, sans défaitisme, plus tendre que dure (le sujet est dur, l'écriture est tendre).

Un instant plus tard il m'arracha la feuille des mains, se releva d'un bond et courut vers sa sœur.
— Regarde, Natacha ! Regarde ce qu'il a dessiné !
Elle se leva de la table, s'approcha de moi et se laissa aussi glisser sur le sol.
— Et Barbie, tu peux la dessiner ?
— Moi, je veux un Pokémon ! s'écria Slava. Dessine un Pokémon !
Je haussai les épaules.
— Je ne sais pas ce que c'est, un Pokémon.
— Dessine Barbie, redemanda Natacha.
Ensuite ils demandèrent la Reine des Neiges. Puis un hérisson. Puis Britney Spears et les tortues Ninja. Quand la feuille fut toute remplie, Slava courut dans la chambre de Marina. Lorsqu'il revint, il s'immobilisa un instant sur le pas de la porte, puis accourut vers moi, me tendit tout un paquet de feuilles et une vidéocassette, se dressa sur la pointe des pieds et dit dans un souffle :
— Je veux les Pokémon. Tous !
On a regardé le dessin animé, et je dessinais en même temps. Natacha et son frère n'arrêtaient pas de courir à la cuisine et d'en rapporter des chips, du Coca-Cola, des bonbons, du fromage. Deux heures plus tard, le sol était jonché de feuilles et de nourriture. Quand le dessin animé s'est terminé, j'ai dessiné ce qui me passait par la tête. Les enfants regardaient ce que je faisais et essayaient de deviner. Slava devinait presque toujours le premier.
— Un hippopotame ! criait-il, et Natacha, toute dépitée, soupirait. Une autruche ! Un œuf ! Un sous-marin !
Pour que Natacha ne soit pas trop vexée, je me suis mis à dessiner ce qu'aiment les filles.
— Ça, ça doit être un caniche. Et ça, un chat siamois. Et là, une institutrice, parce qu'elle a une règle à la main. Et elle, je crois que c'est une hôtesse de l'air. Mais celle-là, je ne sais pas qui c'est. Elle a un drôle de chapeau.
— C'est qui ? a demandé Slava, quand j'ai fini mon dessin. On donne notre langue au chat. Dis-le-nous, parce que, de toute façon, on trouvera pas.
— C'est une infirmière de salle d'opération. Elle s'appelle Anna Nicolaïevna.
— Qu'est-ce que c'est, une infirmière de salle d'opération ? a demandé Slava, mais, au même moment, on a entendu le bruit de la clé dans la serrure, et Marina est apparue sur le seuil.
Stupéfaite, elle a promené son regard sur la pièce jonchée de feuilles blanches et de restes de nourriture, sur nous, assis par terre et qui la regardions d'en bas, et après un silence elle a fini par dire :
— Mon déjeuner est fichu. Il y en a quand même un qui a fait ses devoirs ?
Andreï Guelassimov, La soif, p.66, coll. Babel

Et cela me fait rire, des Pokémon et des Barbie dans un texte russe, est-ce que le traducteur a exagéré ? D’un autre côté il y a bien Winnie l’Ourson[1] sur les cartables irakiens et je me souviens d’un reportage radiophonique, de tchétchènes qui vivaient dans un wagon désaffecté et regardaient «Santa Barbara » .
Pourquoi pas ?

C’est à ce moment-là que je me suis mise à pleurer. Bien sûr j’avais déjà beaucoup trop bu. Je vais au Café Beaubourg uniquement pour leurs cocktails. Avant je prenais un White Lady, verre triangulaire, liquide transparent comme de l’eau, légèrement visqueux contre les parois. Mais ils ont changé la formule, le liquide transparent s’est chargé de pulpe de citron, un jour j’ai renvoyé deux fois le verre en cuisine puis je l’ai bu, de guerre lasse. Depuis c’est devenu un Pink Lady et je bois des Singapore Sling, eux aussi à base de gin.

J’ai commandé mon plat habituel et deux Singapore Sling. Le serveur m'a regardée:
— Je vous les apporte ensemble?
— Comme vous voulez. De toute façon je les boirai l'un après l'autre, ai-je ajouté en riant.
Il m'a apporté un premier verre en me disant:
— Lorsque vous aurez besoin du deuxième, faites-moi signe.
"Besoin". J'ai savouré le mot. Effectivement, lorsque j'ai eu "besoin" du second verre, le serveur a été là immédiatement, alors qu'il faut souvent longtemps pour attirer leur attention.

La jalousie — un sale truc qu'on n'arrive pas à vaincre. Jamais. Et quels que soient les efforts que l'on fait. Il y a des gens solides qui peuvent surmonter tout ce que vous voulez: ennemis, amis, solitude. Mais la jalousie, c'est une autre histoire. A moins tout simplement de s'arracher le cœur de la poitrine. Parce que c'est là qu'elle vit. Sinon chacun de vos mouvements s'exercera contre vous-même. C'est comme si on se noyait dans un marais. Plus on cherche à se dégager et plus vite on s'enfonce dans le bourbier.
Ibid, p.80

Pensé à Journal de Travers, bien sûr, que j'aime de plus en plus. L'aimerais-je autant sans L'Inauguration de la salle des Vents? Sans doute pas. Jalousie dévorante, pathologique, inexplicable.
Je suis rentrée à pied, Beaubourg, les Halles, les jardins du Palais Royal, rue Danièle Casanova, passé devant Brentanos en travaux pour ne plus être Brentanos, je lis en marchant, il fait un peu froid, j'ai un peu froid, La Madeleine, j'essaie de voir l'heure sur les montres des clients aux terrasses des cafés.

C'est pourquoi on avait appris à faire le signe de croix. Au début, on n'y arrivait pas trop — la main était raide. Le front et le ventre, ça allait encore, parce qu'on savait exactement qu'il fallait toucher le front et le ventre, mais quand on arrivait aux épaules — laquelle en premier —, là, on avait un problème. On n'avait pas retenu tout de suite s'il fallait commencer par la gauche ou par la droite. Certains d'entre nous n'avaient même pas eu le temps de le retenir. On n'en était que plus attentif à la question des épaules. Allez donc savoir si tel camarade n'avait pas sauté sur une mine immédiatement après s'être trompé de côté en faisant son signe de croix.
Ibid, p.110

Un bon livre qui se lit en deux heures.

Notes

[1] voir au 5 octobre.