Il faisait beau, je n'étais pas spécialement pressée, j'allais de Beaubourg à la bibliothèque de la place d'Italie, je me suis arrêtée au "Chemin des Philosophes", 1, rue des Feuillantines.
J'évite de venir dans cette librairie, trop de choses me font envie, mais j'aime bien savoir qu'elle existe.
La dernière fois que j'y étais passée, le libraire m'avait fait miroiter un exemplaire original de la thèse de Pierre Hadot en deux volumes. Je venais juste de lui acheter un livre très cher, j'avais donc dû renoncer.
Je revenais avec l'espoir cette fois de pouvoir acquérir l'objet précieux.
Je n'avais pas réalisé que cette dernière fois remontait à dix-huit mois. La thèse était vendue depuis longtemps (et tant mieux, tant mieux).

Je suis repartie avec un exemplaire de la thèse de Clémence Ramnoux, que je vénère. Vocabulaire et structures de pensée archaïque chez Héraclite: je ne lis pas le grec, mais ça m'est bien égal. J'ouvre au hasard:

Les Racines. Depuis combien de temps les histoires vont-elles contant, les doxographies anciennes d'abord, les histoires modernes joyeusement dans leurs foulées, qu'Empédocle aurait inventé la liste définitive des quatre «éléments», comme on dit pour traduire un mot de vocabulaire non empédocléen qui signifie les lettres? Rien que dans les textes existants d'Empédocle, on trouve bien quelque quatorze listes, complètes ou incomplètes, à quatre, à trois, (sans compter les allusions à deux), avec une variété déconcertante de noms (Cf. Frs. 6, 17, 21, 22, 27 37, 38, 62, 71, 73, 96, 98, 109, 111,115). Le chiffre 4 s'impose, et de même la formule: 4+2=6. Sur cette armature le shéma se déforme sans cesse. Qui pis est: les listes ne sont pas superposables. La variété des noms pourraient être mise au compte de la fantaisie poétique, ou de la nécessité de la versification, encore que ce soit une explication courte. La superposition impossible ne sera mise au comtpe d'une imprécision de la doctrine que par des esprits légers et paresseux.
Quand Empédocle se mêle de décrire la respiration sur le modèle d'un jeu avec une horloge à eau, ou l'œil sur le modèle d'une lanterne avec son appareil de protection contre le vent, il le fait avec une précision proprement exemplaire. C'était peut-être un esprit tourmenté de contradictions affectives puissantes, ce n'était sûrement pas un esprit flou. On a d'ailleurs toujours tort de se tirer des difficultés posées par un texte grec, surtout un de bonne époque, en supposant de la confusion. Dans le jeu de la subtilité et de la précision, le moderne se fait régulièrment battre par le grec. Il convient en tout cas d'épuiser toutes les explications possibles, avant que d'admettre de la malfaçon dans la doctrine. Qu'on renonce donc à superposer ce qui n'est pas superposable. Qu'on le lise plutôt dans des clefs, ou à des niveaux différents. Il s'agit toujours des racines, justement dites telles parce qu'elles s'enfoncent dans l'invisible: dans le visible elles s'épanouissent, et portent des noms et des formes divers dans divers domaines et à divers étages.
Clémence Ramnoux, Vocabulaire et structures de pensée archaïque chez Héraclite, p.180, société d'édition «Les Belles Lettres», 1959.

Quel âge avait-elle quand elle a écrit cela?
Le papier est glacé, très lisse, l'impression au plomb, les caractères ont un léger relief sous les doigts, les pages sont soigneusement coupées, gondolées en fin de volume, comme si elles avaient pris l'humidité. D'où vient ce livre, à qui a-t-il appartenu, comment est-il arrivé là? Une succession, un besoin d'argent? J'aimerais savoir.