Billets pour la catégorie Des livres :

Un blog de veille littéraire, un entretien de Deleuze

Via fabula, découvert ce blog (littéraire, précision pour ceux qui hésitent à cliquer), qui m'a permis de remonter à ce texte de Deleuze sur (ou à propos) des nouveaux philosophes, inaccessible sur le site de multitudes à l'heure où j'écris.

Mon souvenir de Doris Lessing

En septembre 1985, après avoir terminé les épreuves de trois concours dans trois villes différentes, et malgré le désespoir de ma mère (que j'avais prévenu depuis longtemps mais qui ne m'avait pas crue), j'ai pris mon sac à dos et je suis partie, moitié à pied moitié en stop, visiter les châteaux cathares.<br> Pendant une semaine j'ai fait du camping sauvage, je me suis nourrie de raisins, de pommes et de diabolo-menthe.<br><br>

Le dernier jour, sur les routes désertes entre Carcassonne et Peyrepertuse, un jeune automobiliste en cabriolet 304 s'est arrêté. Il avait le sourire d'enfant préconisé (c'était <a href="http://alicedufromage.eu/dotclear/index.php?2006/06/13/30-quelques-regles-quand-on-fait-du-stop" target="blank_" rel="noopener">lui</a>). C'était un garagiste d'Etampes qui passait lui aussi ses vacances à visiter les châteaux cathares.<br> Nous avons donc visité Peyrepertuse ensemble, un peu gênés et sans beaucoup parler.<br> A l'époque, seul un chemin de chèvres montait au château, vingt minutes d'efforts dans les broussailles de la pente abrupte, à se demander quel orgueil avait bien pu pousser des hommes à monter des pierres dans un endroit aussi impossible. Le château était encore sauvage, les pierres cédaient sous les pieds, les bords à pic en étaient à peine protégés.<br><br>

Comme tous les soirs, il fallait trouver un lieu où dormir. J'ai interrogé le vendeur de billets. Il m'a indiqué une cabane au pied de la montagne, cachée par la végétation. C'était la cabane d'un berger monté dans les alpages, je pouvais l'utiliser, elle restait ouverte pendant son absence.<br> J'ai dormi cette nuit-là dans le lit du berger, dans la cabane sans électricité. Une source aurait dû couler sur l'évier, mais la canalisation était rompue, le filet d'eau coulait à l'extérieur, dans l'abreuvoir.<br> Je songeais à Alphonse Daudet, cela doit être l'une des dernières fois que j'ai vu la voie lactée.<br> Il n'y avait qu'un seul livre dans la cabane, j'en ai déchiffré le titre à la lueur des étoiles: <i>Le Carnet d'or</i>, de Doris Lessing.

Le Bernin

Comme prévu je n'ai pas lu le Bonnefoy, mais un autre livre, plus maniable, consacré au Bernin.
C'est une sorte de concentré de biographie entièrement orientée autour de l'œuvre, exaspérant par deux travers: d'une part rien ne trouve grâce aux yeux d'Howard Hibbard si ce n'est Le Bernin (il faut lire son exécution des trois autres statues qui entourent le baldaquin de Saint-Pierre), d'autre part l'auteur veut absolument que l'œuvre du Bernin soit une progression, une succession orientée (vers toujours plus de génie bien sûr), ce qui le pousse à des interprétations parfois artificielles.

Ce livre reste cependant une excellente introduction à l'œuvre du Bernin, il est abondamment illustré, il fournit des dates, des noms et une première bibliographie. J'ai relevé au passage que Colbert semblait avoir la répartie assassine. J'ai désormais envie de lire Chantelou et Vasari. Et Saint-Augustin, mais c'est une autre histoire.

Je retiens que Le Bernin n'opposait pas baroque et classisisme, pour lui il s'agissait d'amener le spectateur à partager une émotion religieuse. Bonnefoy le note aussi d'ailleurs, en remarquant que le classisisme naît davantage d'une réaction à la peinture de Michel-Ange, brutalement dévalorisée, que d'une opposition au baroque.

Plus qu'aucune autre grande œuvre d'art visuel, les créations du Bernin sont l'accomplissement des aspirations religieuses, politiques et humaines de son temps dont elles forment, prises ensemble, un portrait physique et spirituel. Elles ne sont pas simplement autobiographiques (comme l'étaient, en un sens, les œuvres de Donatello et de Michel-Ange) ; elles sont l'autobiographie de l'époque elle-même. La conception du Bernin trancha sur l'ancien art religieux - qui privilégiait les histoires, enluminait les événements et les sentiments chrétiens. Son point de mire était le fidèle. Par empathie, par analogie, il s'agit d'ouvrir l'homme ordinaire à l'expérience du divin - et dans ce registre il reste insurpassé à travers l'histoire de l'art.
Howard Hibbard, Le Bernin, p.225

Finalement, Le Bernin aura trop été de son époque, trop en accord avec son siècle, trop admiré, trop adulé, et c'est de ce manque de décalage que viendrait l'oubli relatif dans lequel il est tombé. Nous rejoignons ici l'analyse du classique selon A. Compagnon, "celui qui n'est jamais d'aucune époque": Le Bernin ne pouvait pas devenir "un" classique si l'on retient cette définition.

Le Chant du peuple juif assassiné

Un petit livre au rayon poésie de ma librairie, un titre étrange, une jolie couverture tremblée de bleuets blancs sur fond gris. Je l'ai feuilleté et acheté.

Wagons vides! Vous étiez pleins à craquer, et vous voici dépeuplés,
Où vous êtes-vous débarrasser de vos Juifs? Que sont-ils devenus?
Ils étaient là dix mille, dénombrés, enregistrés, scellés — et vous voici revenus?
Ô dites-moi, wagons, dites, wagons vides, où vous êtes allés!

Vous revenez de l'autre monde, je sais, il ne doit pas être bien loin,
Hier à peine vous êtes partis d'ici chargés à plein et aujourd'hui, vous revoici!
Pourquoi tant vous presser, wagons? Le temps vous serait-il compté?
Comme moi vous aurez vite vieilli, comme moi serez brisés, usés, tout gris.

Rien que de tout voir, tout regarder, tout entendre — misère!
Comment le supporter, même vous,wagons de fer et de bois!
Ô fer, tu reposais tout au fond de la terre, métal inerte et froid!
Ô bois, tu étais arbre, sortant de terre, poussant haut et fier!

Et maintenant? Vous voici wagons, wagons de marchandise, vous voyez leur sort,
Témoins muets d'une telle cargaison, d'une telle détresse, d'une telle misère!
Vous avez tout vu, bouches muettes et scellées, dites, wagons de bois et de fer,
Où vous menez le peuple juif, où vous l'avez emmené à la mort?

Vous n'êtes pas coupables, on vous charge, on vous scelle, on vous dit: roulez!
On vous envoie à plein, on vous ramène à vide.
Ô vous, wagons qui revenez de l'autre monde, dites un mot, parlez,
Faites tourner vos roues, racontez — et moi je laisse couler ce pleur...

Yitskhok Katzenelson, Le Chant du peuple juif assassiné, fin du chant IV "Déjà de retour, les wagons", traduit du yiddish par Batia Baum

Ce poème est composé de quinze chants de quinze strophes. Il raconte l'entrée des Allemands en Pologne, la fuite des Juifs, leur retour chez eux (autant mourir chez soi), leur rassemblement dans le ghetto de Varsovie, la survie, les râfles, les brimades, la mort.
Il est d'une étonnante précision, en si peu de pages tout y est, Hilberg, Lanzmann et Rudniki. Il possède un rythme de comptine et des élans de psaume, il lie souvenirs familiaux et adresses aux prophètes. Son charme puissant (il reste en tête longtemps après qu'on ait fermé le livre) tient à ce mêlange de spiritualité et de détails les plus triviaux.
J'ai retrouvé dès les premières pages cette angoisse des survivants, présente chez Grossman ou Hans Jonas: où sont les morts?

Comment chanter, quand le monde m'est un désert?
Comment jouer , les mains tordues de désespoir?
Où sont mes morts? Je cherche mes morts, ô Dieu, dans chaque dépotoir,
En chaque tas d'ordures, en chaque tas de cendres — où êtes-vous, mes morts?
Ibid, chant I

Cette strophe dépeint l'état de Yitskhok Katzenelson, au moment où il commença à composer ce poème. Né en 1886, c'était un poète et une personnalité de Lodz où il tenait une école. Lorsque les Allemands envahirent la Pologne, il s'enfuit à Varsovie, y perdit sa femme et ses deux plus jeunes enfants. Il participa activement à la vie culturelle du ghetto. Lors du premier soulèvement du ghetto de Varsovie, la résistance insista pour qu'il accepte de fuir, et il parvint au camp de Vittel. Là, après des tentatives pour écrire sur d'autres sujets, il composa ce chant entre octobre 1943 et janvier 1944, chant de douleur, de souvenirs et d'accusation.
Déporté à Auschwitz, il y fut gazé en avril 1944.

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