Un petit livre au rayon poésie de ma librairie, un titre étrange, une jolie couverture tremblée de bleuets blancs sur fond gris. Je l'ai feuilleté et acheté.

Wagons vides! Vous étiez pleins à craquer, et vous voici dépeuplés,
Où vous êtes-vous débarrasser de vos Juifs? Que sont-ils devenus?
Ils étaient là dix mille, dénombrés, enregistrés, scellés — et vous voici revenus?
Ô dites-moi, wagons, dites, wagons vides, où vous êtes allés!

Vous revenez de l'autre monde, je sais, il ne doit pas être bien loin,
Hier à peine vous êtes partis d'ici chargés à plein et aujourd'hui, vous revoici!
Pourquoi tant vous presser, wagons? Le temps vous serait-il compté?
Comme moi vous aurez vite vieilli, comme moi serez brisés, usés, tout gris.

Rien que de tout voir, tout regarder, tout entendre — misère!
Comment le supporter, même vous,wagons de fer et de bois!
Ô fer, tu reposais tout au fond de la terre, métal inerte et froid!
Ô bois, tu étais arbre, sortant de terre, poussant haut et fier!

Et maintenant? Vous voici wagons, wagons de marchandise, vous voyez leur sort,
Témoins muets d'une telle cargaison, d'une telle détresse, d'une telle misère!
Vous avez tout vu, bouches muettes et scellées, dites, wagons de bois et de fer,
Où vous menez le peuple juif, où vous l'avez emmené à la mort?

Vous n'êtes pas coupables, on vous charge, on vous scelle, on vous dit: roulez!
On vous envoie à plein, on vous ramène à vide.
Ô vous, wagons qui revenez de l'autre monde, dites un mot, parlez,
Faites tourner vos roues, racontez — et moi je laisse couler ce pleur...

Yitskhok Katzenelson, Le Chant du peuple juif assassiné, fin du chant IV "Déjà de retour, les wagons", traduit du yiddish par Batia Baum

Ce poème est composé de quinze chants de quinze strophes. Il raconte l'entrée des Allemands en Pologne, la fuite des Juifs, leur retour chez eux (autant mourir chez soi), leur rassemblement dans le ghetto de Varsovie, la survie, les râfles, les brimades, la mort.
Il est d'une étonnante précision, en si peu de pages tout y est, Hilberg, Lanzmann et Rudniki. Il possède un rythme de comptine et des élans de psaume, il lie souvenirs familiaux et adresses aux prophètes. Son charme puissant (il reste en tête longtemps après qu'on ait fermé le livre) tient à ce mêlange de spiritualité et de détails les plus triviaux.
J'ai retrouvé dès les premières pages cette angoisse des survivants, présente chez Grossman ou Hans Jonas: où sont les morts?

Comment chanter, quand le monde m'est un désert?
Comment jouer , les mains tordues de désespoir?
Où sont mes morts? Je cherche mes morts, ô Dieu, dans chaque dépotoir,
En chaque tas d'ordures, en chaque tas de cendres — où êtes-vous, mes morts?
Ibid, chant I

Cette strophe dépeint l'état de Yitskhok Katzenelson, au moment où il commença à composer ce poème. Né en 1886, c'était un poète et une personnalité de Lodz où il tenait une école. Lorsque les Allemands envahirent la Pologne, il s'enfuit à Varsovie, y perdit sa femme et ses deux plus jeunes enfants. Il participa activement à la vie culturelle du ghetto. Lors du premier soulèvement du ghetto de Varsovie, la résistance insista pour qu'il accepte de fuir, et il parvint au camp de Vittel. Là, après des tentatives pour écrire sur d'autres sujets, il composa ce chant entre octobre 1943 et janvier 1944, chant de douleur, de souvenirs et d'accusation.
Déporté à Auschwitz, il y fut gazé en avril 1944.