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Le 25 juin

Ces gens qui ont réussi à donner à tous les jours du mois de juin (et nous sommes le 25), le même air luisant et propre, avec les mêmes coups de gong, les mêmes leçons, les mêmes commandements qui nous obligent à nous laver, à changer de robe, à travailler, à manger.

Virginia Woolf, Les Vagues, dans le deuxième "chapitre"


(Parfois je rencontre une date au cours de mes lectures, il me semble que c'est souvent celle du jour. Allons-y pour un relevé des coïncidences.)

Le bateau ouvert, de Stephan Crane

Quatre hommes sont à bord d'un canot de sauvetage. Ils ne peuvent aborder à cause des récifs, ils passent la nuit en mer bien que la terre soit à portée de vue.

«Si je dois me noyer — si je dois me noyer — pourquoi, au nom des sept dieux déments qui gouvernent la mer, m'a-t-on permis d'arriver jusqu'ici et de contempler le sable et les arbres?»
Pendant cette affreuse nuit, en effet, un homme aurait conclu que telle était vraiment l'intention des sept dieux en dépit de l'abominable injustice du fait. Car c'était certainement une abominable injustice que de noyer un homme qui avait peiné si dur, si dur. Ledit homme éprouvait que ce serait là un crime des plus contre-nature. Il y avait eu d'autres gens noyés en mer depuis le temps où les galères grouillaient sur les eaux avec leurs voiles peintes, pourtant...
Lorsqu'un homme se rend compte que la nature ne le regarde pas comme important et qu'elle sent qu'elle n'estropiera pas l'univers en disposant de lui, son premier vœu est de jeter des briques au temple, et il déteste profondément le fait qu'il n'y a ni briques ni temple. Toute expression visible de la nature serait sûrement criblée de sarcasmes.
Stephen Crane, Le bateau ouvert, p.44-45

En lisant les pages de cette courte nouvelle qui reprend des éléments biographiques de la vie de Crane, (lors d'un naufrage, il passa trente heures dans un canot de sauvetage avec trois compagnons), j'ai pensé à Jack London, à Construire un feu, par exemple. C'est la même précision dans la description des éléments, la même petitesse de l'homme face à la nature. C'est le même don de savoir rendre les sensations du monde physique en les liant ou au contraire en les séparant des émotions. De Fenimore Cooper à Steinbeck, il me semble trouver chez les auteurs américains l'idée d'une confrontation à la nature, confrontation et tentative de pacte avec le pays-même, sa terre et son climat, idée reprise ensuite dans les westerns, où le pays est souvent autant à dompter que les bestiaux ou les desperados, idée qui se poursuivrait aujourd'hui jusque dans dans certains des films des frères Coen.

The Narrative of Arthur Gordon Pym, d'Edgar Allan Poe

Parmi mes lectures obligatoires de ce mois (parfois il me semble que je fais trop de promesses), je devais choisir le texte d'un "écrivain de la mer". Melville était le plus évident (mais impossible de remettre la main sur Billy Budd, j'en viens à me demander si je l'ai acheté), Conrad bien sûr (Lord Jim m'attend depuis 1984), peut-être Loti, j'ai repoussé la tentation de Golding parce que c'était beaucoup trop long.
Je regrette un peu de ne pas avoir pris le temps de trouver Le vieil homme et la mer. Je l'ai lu il y a très longtemps, et quand j'y pense, je suis prise de vertige. S'il est un livre dont le temps de la lecture est appelé à représenter le temps de la fiction, c'est bien celui-là: rien d'autre qu'un poisson, un homme, la mer, et le temps. Il faut donc que l'écriture résiste à la lecture, empêche le lecteur d'atteindre trop vite la fin. Quelles techniques Hemingway a-t-il utilisées? Sont-elles efficaces? Qu'en penserais-je aujourd'hui?
Ce sera pour une autre fois. Je me suis résolue à lire Les aventures d'Arthur Gordon Pym, ce qui me permettait de combler une lacune et tenir ma promesse d'un même mouvement.

Trois remarques :
1/ Les récits qui commencent par un épisode qui paraît totalement détaché de la suite me fascine. Je songe à cette remarque de Victor Hugo citée par Ricardou:

«Toutes les pièces de Shakespeare, deux exceptées, Macbeth et Roméo et Juliette, trente-quatre pièces sur trente-six, offrent à l'observation une particularité qui semblent avoir échappé jusqu'à ce jour aux commentateurs et aux critiques les plus considérables (...). C'est une double action qui traverse le drame et qui le reflète en petit. A côté de la tempête dans l'Atlantique, la tempête dans un verre d'eau. Ainsi Hamlet fait au-dessous de lui un Hamlet; il tue Polonius, père de Laertes, et voilà Laertes vis-à-vis de lui exactement dans la même situation que vis-à-vis de Claudius; il y a deux pères à venger. Il pourrait y avoir deux spectres. Ainsi, dans Le Roi Lear, côte à côte et de front, Lear désespéré par ses filles Goneril et Regane, et consolé par sa fille Cordelia, est répété par Gloucester, trahi par son fils Edmond et aimé par son fils Edgar. L'idée bifurquée, l'idée se faisant écho à elle-même, un drame moindre copiant et coudoyant le principal, l'action traînant sa lune, une action plus petite que sa pareille; l'unité coupée en deux, c'est là assurément un fait étrange.»[...]
Dans la mesure où le récit-satellite, pour parler comme Hugo, résume le grand récit qui le contient, il joue le rôle d'un révélateur.
Jean Ricardou, Le Nouveau roman, p.60 à 86

Le premier chapitre de Gordon Pym est-il un révélateur? On y voit le caprice d'un jeune homme qui entraîne son ami dans une aventure stupide sans que celui-ci ne songe à résister, les dangers de l'ivresse (intoxication), un naufrage, une mort quasi-certaine, l'opposition d'un homme droit à un homme fourbe, enfin le retour au port, où tout se passe comme s'il ne s'était rien passé: l'aventure est tellement enjolivée par les témoins qu'elle ne peut plus être reconnue, les protagonistes mentent et personne ne met en doute leur mensonge:

Scoolboys, however, can accomplish wonders in the way of deception, and I verily believe not one of our friends in Nantucket had the slightest suspicion that the terrible story told by some sailors in town of their having run down a vessel at sea and drowned thirty or forty poor devils, had reference ever to the Ariel, my companion, or myself.
fin du premier chapitre

Une fois de retour, les jeunes gens mentent donc habilement sur ce qui s'est passé. Faut-il en déduire que le récit qu'on nous fournit est mensonge? Ou n'est-ce que le signe qu'il faut mettre en doute le récit de la transmission du récit, cet éditeur Poe qui reprendrait à son compte le récit de l'aventurier Pym?

Je soulignerais également la qualité onirique de cette première aventure: tout se passe comme s'il ne s'était rien passé. Un bateau a été détruit et a disparu, mais personne ne pose de question, personne ne s'étonne, sans qu'on sache s'il s'agit d'une preuve de l'extrême liberté dont dispose l'ami du héros dans sa famille, ou de la preuve de l'extrême négligence de l'auteur, ou de la volonté de l'auteur de ne pas enchaîner événements et conséquences (dans le but d'accentuer le caractère rêvé et brumeux de l'épisode?).

2/ M'a frappé l'accumulation des détails durant la traversée sur le Grampus: trois temps, celui de la claustration, celui de la mutinerie, celui du naufrage. Seul celui de la mutinerie permet l'action. Comment donner une épaisseur de temps au récit de l'absence d'événements? en se consacrant aux détails matériels, en détaillant tout, de la façon d'arrimer un chargement à celui de boire l'eau d'une tortue de mer. En accumulant les pages sur ce genre de détails à la Jules Verne, en s'attachant avec une précision maniaque à l'alternance des jours et des nuits (les naufragés dorment vraiment peu!), Poe réussit à faire passer le temps.
D'autre part, on sait dès le début du récit, par sa tonalité qui fait à plusieurs reprises des incursions dans le futur pour nous préparer à ce qui va se passer (tout en nous mettant sur de fausses pistes), que le personnage principal va être sauvé. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce sauvetage n'intervient pas rapidement et que Poe n'hésite pas à accumuler les situations désespérées et les faux espoirs, de navires fantômes à navire s'éloignant en sens inverse à navires scélérats ne recueillant pas de naufragés, sans compter que dès que ceux-ci accumulent quelques vivres, une vague plus forte vient leur enlever.
Chaque fois qu'un personnage plonge pour essayer de trouver de la nourriture ou qu'une voile apparaît à l'horizon, le lecteur se dit que l'épisode naufrage va prendre fin, comme par miracle, et que décidément être personnage de livre est de tout repos, on est toujours sauvé par un événement inattendu.
Mais pas ici. Les péripéties s'accumulent, les espoirs sont à chaque fois déçus (alors qu'on sait qu'il faut que l'auteur sauve ces personnages, on l'attend, à chaque nouveau délai on se demande comment il va s'y prendre), tant et si bien que lorsque apparaît le navire salvateur, le narrateur commence par nous prévenir que nombreux sont les navires qui ne s'arrêtent pas pour recueillir des naufragés — pour être aussitôt démenti. Poe joue ainsi à prendre systématiquement le contre-pied de ce qu'on attend ou de ce qui serait logique, créant des effets de suspense, d'étonnement et de malaise.

3 / S'il est frustrant pour le lecteur qui éprouve l'impression d'être floué (Poe échappant à la tâche d'expliquer à quoi Pym a échappé et comment), l'artifice qui consiste à faire mourir le narrateur après son son retour mais avant qu'il n'ait fini son récit, est une péripétie qui dans dans "la vraie vie" serait extrêmement vraisemblable.


Enfin, de façon plus anecdotique, je crois que la fin de ces aventures a directement inspiré la fin d'un des tomes de la Chronique de Narnia, The voyage of the Dawntreader. Il me semble même qu'elle en serait la contraposée positive.
Le Passeur d'aurore est parti vers l'est pour atteindre la fin du monde. Après de multiples aventures, il atteint un endroit où l'eau de l'océan est devenue douce. Elle a des pouvoirs magiques, elle comble la faim, rajeunit les explorateurs, leur permet de contempler le soleil. le navire se déplace sans vent, porté par un fort courant.
L'obsession du blanc, ici valeur positive, et le voile d'eau, rappellent Poe:

"My Lord", said Caspian to Drinian one day, "what do you see ahead?"
"Sire", sais Drinian, "I see whiteness. All along the horizon from nort to south, as far my eyes can reach."
[...]
The whiteness did not get any less mysterious as they approached it.
C.S. Lewis, The voyage of the Dawntrader, dernier chapitre

Les explorateur vont découvrir une mer de lotus.
Plus tard:

There was no need to row, for the current drifted them steadily to the east. None of them slept or ate. All that night and all next day they glided eastward, and when the third day dawned — withe a brightness you or I could not bear even if we had dark glasses on — they saw a wonder ahead. It was as if a wall stood up between them and the sky, a greenish-grey, trembling, shimmering wall. Then up came the sun, and at it first rising they saw through the wall and it turned into wonderful rainbow colours. Then they new that the wall was really a long, tall wave — a wave endlessly fixed in one place as you may often see at the edge of a waterfall.
C.S. Lewis, The voyage of the Dawntrader, dernier chapitre

à comparer avec:

I can liken it to nothing but a limitless cataract, rolling silently into the sea from some immense and far distant rampart in the heaven.
Edgar Allen Poe, The narrative or Arthur Gordon Pym, avant dernier chapitre.

Le Passeur d'aurore n'atteindra pas le voile d'eau, il s'échouera avant.

Le silence de la mémoire, de Nicole Lapierre

Je n'ai pas compris ce que cherchait l'auteur: trouver un prétexte universitaire pour partir à la recherche de ses propres racines (la mère de son père), explorer la faille entre mémoire et histoire, examiner les conditions d'une identité juive aujourd'hui, après la catastrophe (Shoah) et la naissance de l'Etat d'Israël ?

En 1984, Nicole Lapierre entreprend de retrouver les survivants de la communauté juive de Plock éparpillée par le nazisme puis les suites de la seconde guerre mondiale. Elle peint l'effervescence de la jeunesse juive en Europe orientale dans les années vingt et trente, poussée à choisir ou à inventer une nouvelle articulation entre la tradition du Shetl, la modernité économique et l'espoir né de la révolution russe. Ce livre constitue ainsi un arrière-plan parfait au chapitre "Rosa Luxembourg" des Vies politiques d'Hannah Arendt.
La jeunesse juive polonaise n'aura pas le temps d'inventer un nouveau modèle, la guerre détruira toute trace de sa vie antérieure, rendant impossible et l'oubli et la mémoire : se souvenir n'est pas vivre, oublier est trahir.
J'en retire l'impression que Nicole Lapierre nous murmure que tout un mode de vie était condamné à disparaître (très) lentement, absorbé par la modernité et les espoirs politiques, dispersé par l'émigration en occident ou en Palestine, et que l'une des conséquences paradoxales de l'œuvre nazie est que personne désormais n'osera parachever cette disparition : le shetl est dorénavant éternel, car comment s'autoriser à oublier?

Avec l'anéantissement d'une société fut aussi aboli l'espoir de ceux qui la contestaient. Ils voulaient rompre avec une vie juive marquée par la misère et la résignation, mais aussi se défaire de l'emprise de la tradition et du conformisme. De cette vie, plus rien ne demeure et les ruptures anciennes sont devenues d'irrémédiables et coupables abandons, scellés dans le silence. Revendiquer aujourd'hui les révoltes et rejets d'autrefois, c'est dénoncer, condamner les travers d'un univers depuis martyrisé. Rares sont ceux qui l'assument, même lorsqu'ils sont resté fidèles à leur engagement. Cet effondrement a rétroactivement doté du sens mythique de la nostalgie cet univers que l'émigration avait abandonné. Or la nostalgie est l'inverse d'une mémoire fondatrice, en elle, aucun présent, aucun avenir ne saurait se ressourcer, elle n'est que traces des pertes et des ruptures.
Nicole Lapierre, Le silence de la mémoire : à la recherche des Juifs de Plock, p.273

Exil avant la guerre (vers la France, souvent), fuite pendant la guerre (vers l'est, la Sibérie, le Nord de l'URSS ou le Caucase), hommage au peuple russe, pogroms polonais de 1946, tracasseries administratives françaises des années cinquante, livres de mémoire (Yzker biher), arogance des sabras (jeunes Israëliens nés en Israël) dans un pays qui valorise la résistance et les héros et tait la "catastrophe",...

L'épilogue clôt ce récit comme seul le réel ose clore un récit.
Et je songe aux Disparus de Mendelsohn : ce n'est finalement que l'accomplissement fictionnel de la recherche entreprise par Nicole Lapierre, recherche à la fois merveilleuse et éternellement décevante.
Je ne sais comment se termine Les Disparus.

A la kermesse (hier)

Acheté

  • le petit livre rouge de Mao (Ecrits politiques de Mao Tse-Tung (Est-ce bien raisonnable à la kermesse paroissiale?)). Livre mythique de ma jeunesse, j'espère que je trouverai le temps de le lire. La première page est datée de 1928, la dernière de 1949 : cela ressemble fort à un journal de guerre. Les caractère sont si petits qu'il me faudra une loupe.
  • L'Idiot dans l'édition du livre de poche de 1963. J'ai vérifié avec les deux volumes de la collection Folio empruntés à un ami: à trente ans d'écart, c'est la même traduction. Pensée pour Barthes qui voulait qu'une traduction soit revue régulièrement (ce qui me fait dire pour ma part qu'il est sans doute plus facile à un Français de lire Shakespeare en français qu'à un Anglais de le lire en anglais);
  • Lolita dans l'édition du livre de poche de 1959. Je suis contente d'avoir trouvé cette vieille édition (c'est le même fétichisme que celui qui m'a poussée à acheter Autant en emporte le vent dans une édition de 1938, une édition d'avant le film, donc (il faudrait que je la fasse relier, elle part en lambeaux));
  • deux Agatha Christie (dont Pension Vanilos qu'on avait déjà (j'ai cru que notre exemplaire appartenait à ma sœur, d'où l'erreur d'achat)), un Modesty Blaise (cette fois, achat volontaire d'un double, les Modesty Blaise sont difficiles à trouver et plaisants à offrir);
  • Exercices de style en collection blanche (des années 40);
  • L'Alchimiste de Coelho (je sais, je sais... c'est H. qui a insisté, par curiosité. Moi je l'ai déjà lu, à sa sortie (1995?) : un mélange de Saint-Ex et de Tahar Ben Jelloun, de mémoire, un Jonathan le goéland version saharienne);
  • Zadig et autres contes (Eh non, nous n'en avions aucun exemplaire à la maison. Cela a dû rester chez nos parents. Apparemment, H. avait éprouvé un besoin urgent de le lire il y a quelques jours et ne l'avait pas trouvé dans la bibliothèque);
  • La Tulipe noire en vieille édition de la bibliothèque verte (le genre de choses auxquelles je ne résiste pas).

J'ai noté avec surprise un nombre important de Michel Bataille. Je ne les ai pas achetés, sachant que je ne les relirais pas (ou que leur relecture me ferait honte).
Pas acheté non plus les quatorze ou seize tomes des Hommes de bonne volonté en livre de poche: impressionnant dans une bibliothèque, mais beaucoup trop volumineux pour une œuvre que je n'ai aucune intention/envie de lire.

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