Quatre hommes sont à bord d'un canot de sauvetage. Ils ne peuvent aborder à cause des récifs, ils passent la nuit en mer bien que la terre soit à portée de vue.

«Si je dois me noyer — si je dois me noyer — pourquoi, au nom des sept dieux déments qui gouvernent la mer, m'a-t-on permis d'arriver jusqu'ici et de contempler le sable et les arbres?»
Pendant cette affreuse nuit, en effet, un homme aurait conclu que telle était vraiment l'intention des sept dieux en dépit de l'abominable injustice du fait. Car c'était certainement une abominable injustice que de noyer un homme qui avait peiné si dur, si dur. Ledit homme éprouvait que ce serait là un crime des plus contre-nature. Il y avait eu d'autres gens noyés en mer depuis le temps où les galères grouillaient sur les eaux avec leurs voiles peintes, pourtant...
Lorsqu'un homme se rend compte que la nature ne le regarde pas comme important et qu'elle sent qu'elle n'estropiera pas l'univers en disposant de lui, son premier vœu est de jeter des briques au temple, et il déteste profondément le fait qu'il n'y a ni briques ni temple. Toute expression visible de la nature serait sûrement criblée de sarcasmes.
Stephen Crane, Le bateau ouvert, p.44-45

En lisant les pages de cette courte nouvelle qui reprend des éléments biographiques de la vie de Crane, (lors d'un naufrage, il passa trente heures dans un canot de sauvetage avec trois compagnons), j'ai pensé à Jack London, à Construire un feu, par exemple. C'est la même précision dans la description des éléments, la même petitesse de l'homme face à la nature. C'est le même don de savoir rendre les sensations du monde physique en les liant ou au contraire en les séparant des émotions. De Fenimore Cooper à Steinbeck, il me semble trouver chez les auteurs américains l'idée d'une confrontation à la nature, confrontation et tentative de pacte avec le pays-même, sa terre et son climat, idée reprise ensuite dans les westerns, où le pays est souvent autant à dompter que les bestiaux ou les desperados, idée qui se poursuivrait aujourd'hui jusque dans dans certains des films des frères Coen.