Véhesse

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Billets pour la catégorie Döblin, Alfred :

jeudi 17 avril 2014

Mœurs hôtelières

Je loge à Lublin au bord de la Bystrzyca, dans un, comme on me dit, bon hôtel. La ville a été fondée au Xe siècle; mon hôtel en est un vestige. Quand j'y entre, le soir, il y a là un portier qui repose, comme une momie dans son sarcophage, dans un réduit sur l'arrière, il a rabattu sa casquette sur son visage et il ne comprend rien. S'il donne ensuite un signe quelconque, il ne répond qu'à une image de rêve, il a seulement compris ce que le rêve a laissé passer. Je monte l'escalier. Sa rampe est de marbre presque vrai, provisoirement de bois peint en blanc. Je loge au deuxième étage. Les murs ont été blanchis, huilés, au Xe. Plus tard, ils sont devenus gris, suivant un instinct naturel. Plus tard encore, l'hôtel s'est plusieurs fois trouvé en territoire de guerre; on a tiré à la mitrailleuse à l'intérieur du bâtiment; bien des murs et des portes sont criblés de trous, de fissures. L'administration de l'hôtel, d'une grande culture historique, veille à la conservation des traces. Depuis lors, des usages militaires se sont aussi transmis dans l'hôtel: on hurle le matin de bonne heure dans les couloirs comme pour ordonner l'assaut, on entretient à travers la porte des conversations terrifiantes. Et au-dessous de moi, dans la cour, on a dressé une machine qui travaille de six heures du soir à environ quatre heures de matin et feule comme une locomotive. On se met au lit, alors cela cogne en mesure, et l'on a vite le sentiment d'être en guerre ou de rouler en wagon-lit; illusion gratuite.

Alfred Döblin, Voyage en Pologne p.159 (Flammarion 2011)

vendredi 13 novembre 2009

Des bas fins

Les femmes ont des bas fins et doivent geler, mais ça fait joli.

Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, début du livre V

Mieze

Et elle est toujours un peu grave, et on ne sait pas grand-chose d'elle: si elle pense, quand elle est assise là à ne rien faire du tout, et ce qu'elle pense. S'il lui demande, elle répond en riant: mais rien du tout. On ne peut pas penser toute la journée à quelque chose. Il est bien de cet avis.

Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, p.256

jeudi 12 novembre 2009

Berlin Alexanderplatz, d'Alfred Döblin

Nouvelle traduction d'Olivier Le Lay, première traduction intégrale en français si j'ai bien compris (j'ai du mal à y croire: avait-on réellement caviardé ce texte, qui ne tient que par son rythme, sa puissance d'évocation des vies qui passent, des informations dérisoires, des grands textes mythologiques ou bibliques? Qu'en restait-il? Qu'avait-on enlevé?)

Compte-rendu sans spoiler, ne donnant rien d'autre que quelques impressions et un avertissement: ici, vous n'apprendrez rien mais vous serez emporté dans le flot irrésistible de la vie: inutile de se débattre, mieux vaut se laisser porter par le courant.

Trois piliers : le livre de Job, le sacrifice d'Isaac, la description des abattoirs. Une vie broyée mais étrangement broyée, broyée doucement, insensiblement. Tout le livre nous le répète, Franz Biberkopf (le héros) "n'a pas compris", ne comprend pas ce qui lui arrive. Il se rebelle, fait des plans, veut diriger sa vie. «Il n'a pas encore compris», nous répète le texte.
Et pourtant, dans les faits, ce héros paraît bien passif et bien peu rebelle, un peu ivrogne, un peu brutal, un peu benêt mais moins qu'il ne devrait l'être pour être heureux sans se poser de questions.

Suite à un dialogue avec la mort, Franz "comprendra". Mais pas le lecteur, laissé seul face à cette absence de révélation concrète: que s'est-il passé? En quoi la vie de Franz après la révélation est-elle différente de sa vie avant? Pas de réponse nette, pas de réponse.

Grande poésie du texte, traduction lancinante des rythmes, tramways et comptines.

Envie de reprendre Voyage au bout de la nuit, pour comparer, pour entendre une autre voix, de la même époque.

vendredi 30 octobre 2009

Achille parmi les femmes

A quoi ressemblait le bouclier d'Achille, quelles étaient ses armes et sa parure quand il partit au combat, je ne saurais le décrire avec précision, je ne puis me souvenir, et encore confusément, que de brassards et de jambières.
Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz p.242, Gallimard (2009).

Dans la première partie de cette traduction par Olivier Le Lay, je retrouve le rythme de la phrase de Brown traduite par Baudelaire en exergue du Double Assassinat dans la rue Morgue de Poe:

Quelle chanson chantaient les sirènes ? Quel nom Achille avait-il pris quand il se cachait parmi les femmes ? — Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture.
Thomas Browne, Hydriotaphia, Urn Burial, or a Discourse of the Sepulchral Urns lately found in Norfolk (Chapitre V)

A cette dernière question, un auteur de roman policier anglais contemporain apporte une réponse pleine de bon sens. Dans cette scène, Enée reproche à Ulysse d'avoir causé la mort d'Achille en allant le débusquer parmi les femmes où sa mère l'avait caché pour lui éviter de partir à Troie:

'You were still responsible for discovering Achilles, without whom none of this could have happened,' accused Aeneas.
'Come on!' protested the Greek. 'You make it sound like summa special. Well, it weren't. Any idiot could have found him out. Il mean, think about it. There he was, disguised as a lass among all these other lasses. Good thinking, eh? Except that he's seven foot tall and he's got a dong like Big Ajax's spear! You know what the lasses on Skyros used to call him when he hid among them? Stiffy! And it weren't for the way he danced.'
Reginald Hill, Arms and the Women, p.306

mardi 27 octobre 2009

Job et le combat avec l'ange

— Job, tu ne peux pas ouvrir tes yeux, ils sont collés, ils sont collés. Tu te lamentes parce que tu es couché dans le potager, et la niche du chien est la dernière chose qui te reste, et ta maladie.
— La voix, dis, la voix, la voix de qui tu es et où tu te caches.
— Je ne sais pas sur quoi tu te lamentes.
— Oh, oh.
— Tu gémis et tu ne sais pas non plus, Job.
— Non, j'ai —.
— J'ai ?
— J'ai perdu ma force. Voilà.
— Tu voudrais bien l'avoir.
— Plus de force pour espérer, plus de souhait. Je n'ai plus de dents. Je suis mou, j'ai honte.
— C'est toi qui l'as dit.
— Et c'est vrai.
— Oui, tu le sais. C'est le plus terrible.
— C'est déjà inscrit sur mon front alors. La loque que je suis.
— C'est cela, Job, qui te fait le plus souffrir. Tu voudrais ne pas être faible, tu voudrais pouvoir résister, ou alors être tout à fait criblé, ton cerveau envolé, tes pensées envolées, déjà bétail tout entier. Choisis quelque chose.
— Tu m'as déjà tant demandé, voix, maintenant je crois que c'est bien ton droit. Guéris-moi! Si tu le peux. Que tu sois Satant ou Dieu ou un ange ou un homme, guéris-moi.
— Tu accepteras cette délivrance de n'importe qui?
— Guéris-moi.
— Job, réfléchis bien, tu ne peux pas me voir. Si tu ouvres les yeux, tu t'effaroucheras peut-être de moi. Peut-être que mon prix est élevé et terrible.
— Nous verrons bien. Tu parles comme quelqu'un qui sait ce qu'il dit.
— Mais si je suis Satan ou le Malin?
— Guéris-moi.
— Je suis Satan.
— Guéris-moi. »
Alors la voix céda du terrain, se fit de plus en plus faible. Le chien aboya. Job épia anxieusement: Il est parti, il faut qu'on me guérisse, ou il faut que j'entre dans la mort. Il criaillait. Une nuit atroce arriva. Et la voix vint une fois encore:
— «Et si je suis Satan, comment te débarrasseras-tu de moi?»
Job cria: «Tu ne veux pas me guérir. Personne ne veut m'aider, ni Dieu, ni Satan, pas un ange, pas un homme.
— Et toi-même ?
— Quoi, moi-même ?
— Tu ne veux pas !
— Quoi.
— Qui peut t'aider, quand tu ne veux pas toi-même !
— Non, non», balbutia Job.
La voix face à lui: «Dieu et le Satan, anges et hommes, tous veulent t'aider, mais tu ne veux pas — Dieu par amour, le Satan pour te tenir plus tard, les anges et les hommes parce qu'ils sont les assesseurs de Dieu et du Satan, mais tu ne veux pas.
— Non, non», balbutia, hurla Job et se débattit.
Il cria toute la nuit. La voix lançait sans discontinuer: «Dieu et le Satan, les anges et les hommes, tous veulent t'aider, tu ne veux pas.» Job, sans discontinuer: «Non, non.» Il cherchait à étouffer la voix, elle s'amplifiait, s'amplifiait à mesure, elle le devançait toujours d'un degré. Toute la nuit. Vers le matin Job tomba face contre terre/
Muet Job gisait.
De ce jour ses premiers ulcères guérirent.

Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz p.146-147, Gallimard 2009, nouvelle traduction d'Olivier Le Lay



Echo de ce livre dans écholalistes, le site des listes.

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