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Billets pour la catégorie Eça de Queiros, José Maria :

lundi 29 octobre 2007

Lettres de Paris, de Eça de Queiroz

Eça de Queiroz a écrit une version portugaise des ''Lettres persanes'', mais sans tricher: il écrivait réellement de Paris, il était réellement portugais, et ses articles étaient destinés au Brésil.

Il fut consul à Paris de 1888 jusqu'à sa mort, en 1900, à Neuilly. Ces seules dates suffisent à retenir l'attention: les ''Lettres de Paris'' nous décrivent l'atmosphère de la jeunesse de Proust.

Ses articles sont fins, drôles et éclectiques, construits le plus souvent selon un motif de retournement: la thèse en début d'article s'oppose exactement à celle de la fin. Le plus amusant et le plus intéressant est sans doute la variété des sujets abordés : la politique internationale (Guillaume II "le velléitaire de l'action", l'Italie et la France et le complexe de l'Italie, la Russie et la France et la reconnaissance de la France), le journal (qui permet d'acheter des idées), Sarah Bernarht (obligée de reconnaître "avec stridence" son génie lors d'un déchirant examen de conscience), la démission de Casimir Périer, un magnifique hommage à Sadi Carnot, le souvenir de la Commune qui s'estompe difficilement, les attentats anarchistes, la colonisation (seule façon pour les Français d'apprendre la géographie) et les duels:

— Alors, le duel? Il y a eu mort d'homme ?
— Non, répond quelqu'un d'une table du fond. Il y a eu mort d'âne.
— Quoi! Paul est mort?
Et Paul qui sirotait gaillardement son grog à côté, se lève la crinière hérissée et l'injure aux lèvres... Et de là un nouveau duel, également au pistolet.

Eça de Queiroz, Lettres de Paris, p.31



Pour les prévoyants qui préparent déjà les cadeaux de Noël, un livre de choix.

mercredi 17 octobre 2007

Monsieur Buloz, version masculine d'Emma Bovary

dédiée à Tlön, cette fable morale.

Je ne sais pas si vous connaissez l'affaire Buloz. Eh bien, c'est une affaire épouvantable. Il suffit de voir comment les journaux la reprennent quotidiennement et la sondent jusqu'aux plus petits recoins, annoncent son évolution, prédisent des solutions, font dépendre d'elle les destinées des belles lettres françaises. Il n'y a personne qui ne connaisse Buloz. Du moins, personne ne doit ignorer son nom dans ces deux mondes qu'il éclaire tous les quinze jours, éduque et entretient par son illustre et célèbre Revue, car c'est bien de lui qu'il s'agit, de Buloz, le vrai Buloz, l'unique Buloz, le Buloz directeur de la Revue des deux mondes !

Que de souvenirs ce nom de Buloz fait remonter de notre jeunesse! Il n'y en avait pas d'autre que nous prononcions avec une horreur plus joyeuse, parce qu'il représentait, pour notre groupe révolutionnaire et enthousiasmé par des formes nouvelles et audacieuses, tout ce qu'il y avait de plus conservateur et bourgeois dans la littérature. Sa Revue des deux mondes en entier, si sérieuse et pesante, nous semblait exhaler alors un horrible parfum de moisi et de lettres mortes.
Et écrire dans la Revue, appartenir à la Revue, était pour nous une façon spéciale d'être un fossile.
Combien de surnoms pittoresques donnés à cette majestueuse Revue! Combien de fantaisies bâties sur sa faculté à endormir et à abrutir ! Un de nos amis avait composé un conte dont le héros, trahi par un amour sincère, et souhaitant la mort, choisissait, au lieu d'une fiole de laudanum, un numéro de la Revue des deux mondes et en arrivant aux dernières pages, à la «Chronique de politique étrangère», il plongeait, en effet, dans l'éternel sommeil. Je me souviens encore d'une définition de la Revue donnée par l'un de nous: «Une publication couleur de brique, qui a deux lecteurs au Havre!».
Tout cela était excessif et injuste. La Revue avait effectivement des lecteurs de par tout le monde et, comme on le sait, et cela a déjà été dit, Tout le Monde est un sujet qui a beaucoup plus d'esprit que Voltaire. Avec ses trente années de courageuse existence, elle était déjà une féconde agitatrice d'idées et de faits: il n'y avait d'ailleurs pas eu de grand Français, depuis Alfred de Musset, qui n'eût commis cet acte, pour nous si honteux: «d'écrire dans la Revue». Tous avaient écrit, même Murger, le bohème. Nous, cependant, nous n'avons commencé à désamorcer notre rancœur que lorsqu'elle a publié des vers des deux grandes idoles de notre génération, Lecomte de Lisle et Baudelaire. Il est vrai que les vers de Baudelaire, extraits des Fleurs du Mal, elle les a présentés au public avec des pincettes et d'immenses précautions sanitaires. Il y avait, en dessous des vers, une note de la direction, toute dégoûtée, où elle repoussait une quelconque solidarité avec semblable infection, et jurait qu'elle l'exhibait seulement comme une leçon morale, pour montrer jusqu'à quels excès et quel désordre peut arriver la littérature, quand elle a l'audace de rejeter la discipline salutaire et les bonnes règles de Boileau. Mais, enfin, elle publiait Baudelaire (et même quelques-uns des vers les plus téméraires), et cette concession, ce début d'hommage rendu au satanisme (le satanisme était alors une école, et nous nous considérions tous sataniques) a adouci, quelque peu, nos relations intellectuelles avec la Revue. Nous avons même modifié l'irrespectueuse définition. C'était alors devenu une « publication couleur saumon, qui avait deux lecteurs en enfer»!
Les impressions de jeunesse sont si persistantes qu'encore aujourd'hui je ne peux regarder la Revue des deux mondes sans un vague et inexplicable sentiment d'ennui. Je sais parfaitement qu'elle est pleine de bon sens et de savoir spécifique, qu'elle possède une langue sobre et pure, qu'elle a beaucoup d'élégance et de finesse académique, et que l'on y trouve quelquefois, ici et là, un souffle d'originalité. Mais quoi! Sa présence est pour moi celle d'une matrone grave, lourde, riche bien installée dans le monde, dont les lèvres décolorées, auxquelles il manque du sang vivant, ne laissent tomber, avec un art discret, que ce qui est absolument dans le cadre du décorum et de la tradition. Je ne doute pas que la fréquentation de cette matrone soit salutaire, profitable, et conduise à de bons avantages sociaux; mais tout de même, je préfère encore une joyeuse muse du Quartier latin. C'est peut-être pour me faire croire à moi-même que je suis encore jeune.

C'est la raison pour laquelle j'ai lu, avec une certaine joie malicieuse, dans les gazettes, que M. Buloz, et avec lui la pudibonde Revue des deux mondes, se trouvaient engagés dans un scandale d'amours et d'intrigues. Quoi! Elle, la Revue qui, avec une austère hauteur, avait, pendant tant d'années, dénoncé Zola à l'exécration publique, se retrouvait engluée jusqu'au cou dans une aventure amoureuse! Comment cela se faisait-il ? Buloz, Buloz lui-même, qui faisait une si sévère police à l'intérieur de sa Revue, qui épluchait tous les romans, dans la terreur qu'un baiser plus vorace n'éclate quelque part, qui poursuivait avec rancœur, sous la férule de l'honnêteté, et au nom de la «pudeur domestique », toute la littérature d'observation, sincère et libre, se retrouvait par terre, pris dans des jupes légères et illégitimes. Comment cela se faisait-il? Et tout cela, pour ce contraste étemel entre ce que prêche frère Thomas, et ce que fait frère Thomas, me paraissait amusant.
Ensuite, mieux informé, je regrettai sincèrement ce qui arrivait à l'excellent Buloz et à l'excellente Revue. Parce qu'il n'y avait réellement là aucun de ces romans que Buloz lui-même condamnait sombrement comme « infects », mais un vol, un vol long et abject, organisé contre Buloz, et donc contre la Revue dont il est l'incarnation vivante, et par deux de ces horribles personnages que Balzac appelait, improprement, les requins de Paris. Requins, oui, dans le sens où ils nageaient anxieusement dans l'océan parisien en quête de proie. Mais c'est ce que font tous les poissons, dans la mer et à Paris.
Les requins, cependant, et c'est leur trait caractéristique, avalent indifféremment et avec un pareil appétit une vieille bouteille vide, ou un colin gras et succulent; et ces requins de Paris, dont parle Balzac, choisissent leur proie avec soin, et ne se jettent sur elle que lorsqu'elle est aussi grasse et succulente que Buloz.
L'affaire, telle qu'elle apparaît au travers de tant de versions et même de tant de fictions, est lamentable. Buloz, il y a longtemps, au milieu du chemin de sa vie (comme le dit Dante, qui avait une façon incomparablement magnifique de raconter ce type de cas) a fait la rencontre d'une jeune fille. Ce n'était pas Béatrice, mais une personne quelconque, qui n'avait même pas la beauté pour justification. Mais lorsqu'on a vécu, pendant vingt ans dans la Revue des deux mondes, toute jeune figure, au regard un peu allumé, semble une vision de haute splendeur. Buloz, bien que directeur de la Revue n'en était pas moins homme et sensible. Il eut une heure néfaste (entre deux articles de Charles de Mazadel!), une de ces tentations, s'il faut croire saint Augustin, qu'aucune âme, même fortifiée par la constante fréquentation des Broglie et des Rémusat, ne saurait éviter ou vaincre.
Buloz céda, ou plutôt, la jeune fille céda. (Et cet ingrat de Buloz prétend maintenant, dans des confidences faites auprès d'un reporter du Gaulois, que «ce fut insipide».) Insipide ou délicieux, à compter de ce moment-là, il devint l'homme le plus exploité de toute la Chrétienté et même de l'Islam. Il paya, bien sûr, les toilettes de la jeune fille et de la famille de la jeune fille; il meubla pour la jeune fille une résidence en ville et une résidence à la campagne; et afin de la rendre plus respectable et de renforcer sa position dans la société, il offrit une dot et un mari à la jeune fille.

Elevé dans l'idéalisme incorrigible des romans de la Revue, Buloz imaginait qu'une fois la dot et le mari fournis, il avait liquidépour toujours l'erreur sentimentale de sa vie. Buloz ignorait la réalité humaine et surtout parisienne. À partir de cet instant-là, au contraire, la jeune fille et son mari prirent définitivement possession de Buloz. En menaçant le malheureux homme de révéler son «infamie de séducteur» à Mme Buloz et à la Revue des deux mondes, l'horrible couple se mit à saccager Buloz comme on saccage une ville conquise.
Au début, avec ordre et méthode, mensuellement. Le premier de chaque mois, les deux bandits lui présentaient l'addition de leur silence, et Buloz payait ponctuellement le silence des deux bandits. Ensuite, les exigences devinrent plus urgentes et tumultueuses. L'appétit vient en mangeant. L'abominable couple voulait réunir rapidement une fortune, et chaque jour désormais, plusieurs fois par jour, Buloz recevait l'injonction de nouvelles sommes à payer. Et il payait, afin de garder intact, devant le monde, aussi bien sa position domestique que sa situation de directeur grave d'une revue grave. Il était presque ruiné, et la jeune fille et son mari n'étaient pas rassasiés. Au contraire! Ils en avaient assez de petites sommes qui «ne sont pas brillantes», ils en voulaient une grosse, et avec des menaces plus féroces, ils forcèrent l'infortuné à signer une reconnaissance de dette de quelque sept cent mille francs.
Buloz avait pourtant déjà donné plus d'un million!
Selon ses affirmations, Buloz s'est plaint à la police. Mais tout laisse à croire que les deux bandits, précisément parce qu'ils étaient devenus riches, avaient acquis respectabilité et amis. Il y avait de grosses influences qui les protégeaient contre les plaintes de Buloz, influences peut-être payées avec l'argent arraché à Buloz. Alliance de «requins», comme dirait Balzac. Le fait est que la police a gardé une magistrale indifférence. Alors, un jour, éperdu, désespéré, Buloz raconta tout à sa femme et à sa Revue. Immédiatement, implacablement, Mme Buloz se sépara de son mari, et la Revue des deux mondes se sépara de son directeur. Et le gros scandale domestique et littéraire s'abattit sur Paris.

Que fera, en définitive, Mme Buloz ? Surtout, que fera, en définitive, la Revue des deux mondes? Voilà pendant deux semaines, l'anxieuse interrogation de Paris qui, plus que toute autre ville d'Europe, se compose de commères et de cancanières. La solution ne tarda point, et cruelle.

Une sentence du tribunal des divorces prononça sèchement le divorce entre Buloz et Mme Buloz. Et une assemblée d'actionnaires de la Revue prononça également le divorce entre la chaste Revue des deux mondes et Buloz, son galant directeur. Ainsi, vers la fin de sa vie, Buloz perd et sa femme et sa revue. Et pourquoi ? Parce qu'il fut abjectement volé, pendant des années, par deux odieux bandits. Eux, ils n'ont rien perdu, les bandits, pas même la considération de leur quartier, car pendant tout le scandale leurs noms ne furent même pas prononcés, à la manière des noms sacrés. Voilà Paris.

Sur la résolution de Mme Buloz, il n'est pas permis de faire de commentaires. Mais sur la résolution des actionnaires de la Revue, elle me paraît excessivement austère et illogique.

Pendant cette amère aventure, Buloz n'a rien fait d'autre que d'acquérir des notions exactes sur les réalités de la vie, et son pécule de connaissances sur l'homme et la femme a dû singulièrement fructifier. Il se trouve donc, maintenant plus que jamais, dans les conditions expérimentales pour diriger une revue, surtout cette section de la Revue dont il s'occupait avec un amour tout particulier, celle du roman. C'est réellement maintenant que l'opinion de Buloz sur les trames, les caractères tortueux des héroïnes et les misères finales de tout sentiment aurait valeur d'autorité. Et c'est justement maintenant qu'ils l'ont écarté de cette chaire directoriale de haute critique pour laquelle ses mésaventures l'avaient, enfin, rendu idoine ! Il y a ici, de toute évidence, une erreur de jugement, outre un manque de miséricorde.
En tout cas, ainsi se termine dans la Revue des deux mondes, la grande dynastie des Buloz. Celui-ci, si je ne me trompe, c'était Buloz III. Que dirait Buloz Ier, le fondateur, s'il apprenait que sa race avait été détrônée de la Revue par un scandale de cœur? Voilà l'ironie du sort! La plus austère, solennelle, pudique de toutes les publications européennes, parvenue à ses soixante ans, sans que jamais une réalité ardente des choses de l'amour ne maculât ses pages, doit, brusquement, se séparer de son directeur, de l'homme qui en était le symbole, pour des motifs de bamboches en alcôves illégitimes! Habent sua fata Revistae.

Eça de Queiros, Lettres de Paris, p.65 et suiv. (extrait d'un article daté du 10 et 11 septembre 1873). Traduit du portugais par Pierre Léglise-Costa

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