Billets pour la catégorie Entretiens avec Salgas :

[À voix nue 5/5] Ecrire

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Salgas: Retour à la première phrase: «Et de nouveau, une table, une fenêtre, une table près d'une fenêtre, et la vue, les vues.» Finalement nous sommes chez vous, et cette phrase écrite ailleurs (en 1975) est la description de ce que nous voyons ici. C'est très important pour vous la vue, de vivre en hauteur...?
Renaud Camus : Oui, je suis tout à fait obsédé par la vue. Comme je travaille chez moi toute la journée à mon bureau, je ne pourrai pas vivre dans un endroit très renfermé.

Salgas: Et vous avez toujours vécu dans des appartements aux allures de nacelle suspendue, comme vous dites je crois dans Fendre l'air?
RC: Oui, j'ai tâché, c'est un choix, avec les inconvénients que ça implique, souvent de monter beaucoup d'étages à pieds, et puis la chance m'a souri quelquefois, par exemple à la Villa Médicis, où j'avais une maison absolument merveilleuse qui commandait un panorama immense sur tout Rome en étant dans Rome.

Salgas: Vous disiez que vous passiez votre journée ici. Dans Notes sur les matières du temps: l'emploi du temps est la question morale par excellence.
RC: Tout à fait. C'est la question morale. On juge un homme par ce qu'il fait de son temps. Tous les choix essentiels sont compris dans le peu de temps qui nous est imparti. Parce que je pratique une certaine liberté sexuelle, je lis parfois dans les articles qui me sont consacrés que je suis contre la morale. Je proteste véhémentement, je suis pour la morale, dans la grand tradition de la morale, et le combat contre la répression sexuelle est un combat absolument moral.

Salgas: là en l'occurrence pour parler de l'emploi du temps s'agirait plus d'éthique (l'éthique: ne concerne que soi; la morale: tout le monde). L'emploi du temps ne concerne que vous-même.
RC: non ça concerne les autres et mon rapport au monde. Est-il plus éthique pour un écrivain de passer son temps à son bureau que porter secours dans les bidonvilles, et même s'il écrit, est-il plus éthique d'écrire ceci ou d'écrire cela, de répondre à des amis... Conflit entre le bien et le bien...

Salgas: Racontez-nous une journée-type de Renaud Camus. Elle se passe ici?
RC: Oui, sauf jours de sortie. La règle est d'écrire de 10h à midi et de 2h à 8h. La règle voudrait que la matinée seule soit consacrée au journal mais elle est rarement respectée.

Salgas: il s'agit toujours du journal de la veille, ou il y a des rattrapages?
RC: il y a des rattrapages, mais ils sont infimes.

Salgas: un ordinateur sur la table. C'est important pour vous de travailler sur un ordinateur? J'ai le sentiment que la façon dont sont construits Travers et Eté est une anticipation sur ce que permet le traitement de texte
RC: Quant aux anticipations, je dirais plutôt une anticipation du zapping. On passe sans arrêt d'une chaîne sémantique à une autre, d'une chaîne diégétique à une autre. Quant à l'ordinateur (portable) a-t-il eu une influence sur "mon" écriture? J'ai l'impression que oui. Le journal est une course contre la montre, j'écrivais très vite et terriblement mal, je n'arrivais pas à me relire. Voir la phrase apparaître devant moi dans sa forme quasi définitive la rend plus solennelle elle est plus formelle, si je puis dire.

Salgas: La musique est très présente autour de nous. Vous écoutez de la musique en écrivant?
RC: J'écoute bcp de musique, mais pas en écrivant. Je n'ai jamais compris comment on pouvait écouter de la musique en écrivant, c'est une question de rythme: comment trouver le rythme d'une phrase...

Salgas: mais justement, ça pourrait vous donner le rythme
RC: mais je n'ai pas envie qu'on me donne les rythmes, je tiens à la paternité de mes rythmes (rire)

Salgas: est-ce que vous lisez en écrivant?
RC: oui, les deux activités sont bcp plus facilement mélangeables, écrire est continuer à lire, et peut-être réciproquement, mais c'est assez dangereux, parce que je suis terriblement caméléon. Quand je lis un auteur qui a une musique très forte ou un ton très particulier j'ai tendance à l'imiter dans la mesure de mes moyens, il y a des écrivains absolument redoutables dans ce genre-là...

Salgas: par exemple?
RC: Chateaubriand est un des plus dangereux en ce qui me concerne. Ou Bossuet.

Salgas: vous vivez de votre plume. C'est un choix ou un hasard?
RC: C'est un choix. C'est un choix difficile à assumer

Salgas: Vous vivez mal de votre plume?
RC: enfin, je vis économiquement mal de ma plume. Je ne dirai pas que je vis mal, après tout je mène la vie que j'ai choisi. Mais ce n'est pas un choix que je conseillerais à tout le monde…

Salgas: et en ce moment, vous avez des mensualités de votre éditeur?
RC: En ce moment oui, parce que j'ai un contrat pour un roman qui doit s'appeler eeLe Voyageuree.

Salgas: mais y a-t-il eu des moments où vous n'étiez pas sous contrat avec POL?
RC: Oui, tout à fait. La période à la Villa Médicis pendant deux ans où j'étais rémunéré par l'Etat. La nature des contrats varie en fonction des ouvrages auxquels je travaille, selon qu'ils risquent de toucher un public plus ou moins large. Je doute que POL ne fasse un pont d'or pour de nouveaux volumes des Eglogues.

Salgas: actuellement vous travaillez sur quoi?
RC: actuellement je travaille à un livret d'opéra pour mon ami Gérard Pesson, qui par coïncidence occupe "ma" maison à la Villa Médicis en ce moment. Je dois écrire Le Voyageur qui est un voyage en Caronie mais n'est pas une suite de Roman Roi. C'est un spécialiste d'Odysseus Hanon qui part à la recherche du maître d'Odysseus Hanon. (Titre auquel vous avez échappé: Le Maître du maître). Un projet qui me tient à cœur, qui est un projet difficile, théorique, dans la lointaine mouvance de Bouvard et Pécuchet: L'Ombre gagne. Un roman d’idées. Les idées sont les personnages. Le contraire d'un roman à thèses. Il y a des idées gentilles, méchantes, criminelles, niaises,...

Salgas: Vous n'êtes pas un écrivain engagé au sens traditionnel du terme. Quand on entend "l'ombre gagne", on pense aussitôt à deux ombres, le sida et le fascime. C'est dans ce sens que vous l'entendez?
RC: ce n'est pas ainsi que je l'entends, moi, mais qu'on entende cela je serais le dernier à m'en plaindre. Mais il faudrait qu'on entende le maximum le plus de choses, dont ces deux-là.

Salgas: vos lectures du moment?
RC: Roubaud: La Pluralité des monde de Lewis. Je lis bcp de manuscrits, j'ai un public bizarre qui m'envoie des manuscrits, je suis submergé sous les manuscrits, je ne peux même pas lire tout ceux que je reçois.

Salgas: ça me fait penser à quelque chose que j’ai noté en regardant les articles dans votre dossier de presse: dans Le Bulletin critique du livre français on dit à qui le livre recensé est destiné en priorité; concernant Aguets j’ai lu «ce livre est destiné aux amateurs de Renaud Camus et au public concerné.»
(Rires)
Absolument tautologique : donc qui sont donc ces amateurs de Renaud Camus et le public concerné?
RC: ils sont assez difficiles à cerner. Quelqu’un avait dit dans un article déjà ancien que j’étais un auteur «dissolu». Ça m’avait bien plu, j’aimais assez être un auteur dissolu. Je suppose qu’il voulait dire dissous dans l’air, peut-être une référence à Pessoa ou à Hanon… Je crois que mon public (il faut quatre guillemets avant et après) ««««mon»»»» public est lui-même tout à fait dissolu. En tout cas il a une tendance graphomaniaque, c’est peut-être cela qui nous lie… Des lettres et des livres, c’est pour cela que je reçois tous ces manuscrits…

Salgas: vous répondez à toutes les lettres?
RC: je vis dans la mauvaise conscience perpétuelle, parce que je réponds comme je peux, mais je n’y arrive pas, voilà. Nous revenons à la question de l’emploi du temps. Est-il plus moral de lire les manuscrits qu’on reçoit, de répondre aux lettres qu’on reçoit, ou d’écrire ces propres livres? Ce sont des questions qui se pose perpétuellement et qui sont essentielles. Mais de toute façon je n’y arrive pas, je n’arrive pas à faire tout ce que je devrais faire, je vis dans la mauvaise conscience perpétuelle. Vous savez, Barthes avait ces fameuses lectures de jour et lectures du soir, moi j’ai des lectures continues, je me force à lire de la première page à la dernière, mais mon rapport normal à la lecture dont j’ai eu longtemp un peu honte, c’est de feuilleter. Je feuillette énormément, je feuillette passionnément. Ça permet beaucoup plus étroitement l’osmose entre la lecture et l’écriture, et peut-être qu’il peut y avoir un équivalent du feuilletage en écriture, une écriture feuilletée justement, où l’on va d’un sujet à un autre, d’une phrase à une autre extrêmement rapidement. Je crois que mon mode normal à l’écriture c’est de me saisir d’un livre comme ça et de le lire cinq minutes et de le reposer. Finalement on finit par lire les livres en entier mais en procédant de façon souvent désordonnée. Mais fétichiste… il aurait fallu parler du fétichisme, du fétiche. Finalement j’ai un rapport à la littérature très fétichiste. J’ai tendance à aller directement à ce que je préfère, à cadrer suivant le désir.

Salgas: Et pour les livres que vous êtes en train d’écrire, est-ce que vous les nourrissez de lectures? Par exemple pour un livre comme Le Voyageur est-ce que vous le nourrissez de… enfin la bibliothèque sur la Caronie est énorme… (ici les voix s’entremêlent)
RC: … d’études caroniennes…

Salgas : d’ailleurs je vois derrière vous des centaines de volumes traitant de la Caronie, tous ces volumes à reliure rouge qui sont toute une bibliothèque caronienne… enfin… est-ce que pour écrire L’Ombre gagne vous lisez des livres qui contiennent toutes les idées que vous voulez mettre en carnaval…?
RC: Oui, dans une certaine mesure, mais je ne procède pas tout à fait dans ce sens. C’est plutôt en sens contraire. Je lis, je feuillette, j’apprends des choses puis ça finit par se glisser dans le livre… je ne suis pas un érudit ni un historien professionnel. Je ne fais pas des études pour faire un livre. Mais je lis, je feuillette constamment. Dès que j’ai une difficulté d’écriture, à terminer une phrase, j’ai tendance à prendre un livre derrière moi ou à traverser la pièce pour en prendre un autre et tout ça finit par faire une sorte de terreau sur lequel ensuite…

Salgas: Je pense à un poète que vous citez tout le temps, de plus en plus dans vos derniers livres, Yves Bonnefoy. J’ai eu le sentiment que vous l’aviez à portée de la main.
RC: Euh… je n’ai même pas besoin de l’avoir à portée de la main, parce que vraiment je crois pouvoir dire que je connais toute l’œuvre poétique de Bonnefoy par cœur. C’est quelqu’un avec qui j’ai un rapport littéraire difficile, (je n’ai qu’un rapport littéraire, je ne le connais pas). C’est un auteur qui est un peu ignoré de la modernité, qui n’est pas au cœur des enjeux actuels de la poésie, que beaucoup de jeunes poètes considèrent extrêment archaïque, mais peut-être archaïque au sens le plus noble… Je suis troublé par ses goûts picturaux qui sembleraient confirmer cette thèse, en tout cas, ses intérêts en matière d’art ne sont pas tellement au fond ceux qui me sont le plus proches. Malgré tout il y a une insistance en moi de Bonnefoy, c’est un poète que j’adore, sans toutefois avoir bonne conscience de l’aimer tant et que j’aime énormément. Il m’attire certaines moqueries.

Salgas: Vous l’avez découvert quand? Il apparaît assez récemment dans vos livres, en tout il me semble absent de vos premiers livres.
RC: En tout cas Je lisais Bonnefoy longtemps avant de publier des livres. J’aimais Bonnefoy à quinze ans, j’étais fou de Bonnefoy…

Salgas: Vous connaissez vraiment par cœur Bonnefoy, vous pourriez m’en réciter?
RC: Bien sûr, je pourrais en dire beaucoup. «Toi que l’on dit qui bois de cette eau presque absente,/ Souviens toi qu’elle nous échappe et parle-nous.» Oui, des dizaines. A la voix de Katleen Ferrier. La question que je me pose à propos de Bonnefoy et plus généralement à propos des artistes anachroniques. Par exemple on a une certaine réticence à admirer pleinement des hommes comme un Baltus ou un Chostakovitch, qui sont des artistes qui semblent avoir été indifférents aux grandes questions esthétiques de leur art particulier. Par exemple je sais que j’ai eu une très grande résistance à Chostakovitch, un artiste que méprisais presque pour ne tenir aucun compte de l’histoire de la musique de son temps. Et puis finalement, avec du recul, cette question devient-elle si essentielle que les gens aient été modernes. Après tout Richard Strauss ce n’est pas si mal. La question de l’anachronisme est tt à fait centrale dans ma réflexion. Mais évidemment, ma préférence va plutôt aux anachroniques en sens inverse, ce que j’ai appelé les anchronistes, qui est un fantasme d’exposition. J’adorerais organisé une exposition sur ce thème, les anachroniques ou anachronistes, les peintres indifférents à leur temps, mais de préférence qui sont en avance par rapport à leur temps. Ça peut être des artiste tout à fait immenses et géniaux comme Greco ou Turner, qui sont je trouve tout à fait difficiles à limiter à leur époque, mais ça peut être des artistes bcp moins importants qui sont très intéressants par leur inappartenance. Je pense par exemple à un peintre florentin du XVIIe siècle pour lequel j’ai une véritable passion, Cecco Bravo, ou pour passer à un animal un peu plus grand, Magnasco, peintre qu’il est très difficile de confronter à son époque. A tte les époques il y a des artistes de ce genre, il y a les surprenants dessins cubistes de Luca Cambiaso à la fin du XVIe siècle, il y a Ravier, ce peintre lyonnais qui est quasiment abstrait dans ses paysages, il y a les incroyable qu’on appelle “du placard” chez Gustave Moreau. Evidemment il faudrait savoir ce qu’en pensaient les artistes eux-mêmes, eux peut-être n’avait pas l’impression… Ces tableaux placés dans une exposition seraient tout à fait saisissants.

Salgas: Vos anachronistes sont des plagiaires par anticipation… laissons de côté les anachroniqtes prospectifs dont vous parliez à l’instant. Est-ce que les anachroniques comme Bonnefoy, Balthus ou Chostakovitch ont à voir avec ce qu’on appelle aujourd’hui la post-modernité et qui est assez présente dans vos livres puisque vous citez des écrivains comme John Barth
RC: ou Pynchon

Salgas: ou Pynchon ou des peintres comme Gilbert et George qui passent pour le prototype d’une certaine post-modernité?
RC: Peut-être que les trois grands dont nous parlions Bonnefoy, Balthus ou Chostakovitch seraient des anachroniques prospectifs alors… parce que je ne pense pas qu’ils l’aient prévu. Ils annonceraient la post-modernité.
Salgas: Au début de ces entretiens vous vous définissiez comme un conservateur, voire un conservatoire qui serait lié à certaines zones de la modernité. Alors vous-même vous définiriez comme un anachroniste prospectif, un anachroniste rétrospectif, un post-moderne, un anachronique tout court, enfin, comment vous définiriez le paradoxe Renaud Camus?
RC: J’aurais le plus grand mal à me définir et je suis bien content que cette charge ne me revienne pas.

[À voix nue 4/5] Sexe et bathmologie

l'émission

Salgas: Bathmologie l'axe de toute votre œuvre. Y a-t-il des zones qui y échappent? Le sexe? Le sexe écrit, Tricks, les Journaux. Le sexe décrit comme un lieu d'innocence, contre Georges Bataille. Premier stade, avant toute bathmologie. Sexe et bathmologie...
RC: Vous avez raison. L'innocence du sexe est l'une des rares idées à laquelle je tiendrais. Ce n'est pas une idée, mais une perception, je vois les choses comme ça. Bien entendu, peut être une occasion de faute ou de péché, comme n'importe quoi, la nourriture, les voyages... Mais je ne vois pas en quoi le sexe en soi est répréhensible, au sens moral et a fortiori au sens juridique du terme. C'est en opposition avec la tradition érotique représentée par Bataille. Tradition qui voit un rapport entre Eros et le mal. La trangression est un concept qui m'est totalement étranger.

Salgas: Le sexe le seul endroit de nature, la seule immédiateté.
RC: Oui. Me pose un léger problème théorique. Le sexe est peu médiatisé. Le désir ne passe pas par l'érotisme, par des codes, par des références, des mises en scènes, à des objets... ne m'intéresse pas. Le sexe n'est pas le lieu de la transgression. C'est une contradiction que je peux constater, mais comment l'expliquer?
Mais je fais partie de l'histoire du désir. Mon désir est lié à des images, à une génération, qui ne sont pas les mêmes que celles de la génération précédente ni celles de la génération suivante. Le désir est lié à la culture.
Vous mettez le sexe du côté de la nature, je le mettrais du côté de l'innocence. Or l'innocence et la nature ne sont pas la même chose, c'est même peut-être le contraire, au fond. L'innocence est une longue conquête, comme le naturel. C'est quelque chose qui s'acquiert, qui se travaille, elle se mérite même.

Salgas: Donc mon objection se renverse: le sexe échappe à la bathmologie par le haut lieu de la méta méta méta bathmologie...
Le sexe est chez vous homo-sexuel. Vous avez créé un mot: achrien, qui a marché puisque jusqu'à récemment je croyais que c'était un vieux mot grec. Pourquoi? Notes achriennes, Chroniques achriennes.

RC: Mon homosexualité est peu grecque.
Tous les mots qui existaient étaient lourds, déplaisants, peu littéraires, je n'arrivais pas à les manier. Homosexuel est très juste en ce qui me concerne, c'est-à-dire désirant le même, et non pas pédérastique, par exemple, pour entrer dans les détails. Homosexuel était très juste, mais difficile à placer dans une phrase de littérature.

Salgas: le sida
RC: exemple de mot pour moi inutilisable littérairement. Pardon de faire cette réflexion un peu cynique, mais une des choses les pires dans le sida, c'est la laideur du mot. Mourir d'un acronyme, ah non. Le cancer, c'est une chose qui a son passé, sa mythologie, sa grandeur, c'est un signe astrologique, c'est un monde. Mais mourir de quatre petites lettres qui ne sont même pas fichu de faire un mot, je trouve ça absolument accablant.

Salgas: vous l'avez utilisez littérairement. p 415 de Roman Roi, vous placez en exergue une citation tirée de "la jeunesse de Sida".
RC: Mais ça c'est un livre de la littérature caronienne. C'est un joli livre.

Salgas: Plagiat par anticipation. Mot sida utilisé en 1983.
RC: la Caronie est un long plagiat par anticipation.

Salgas: Votre rapport compulsif à l'art et aux musées. On pourrait diviser votre œuvre entre la série des garçons et la série des musées. L'expression du goût. Echapperait à ce regard objectivant qu'est la bathmologie.
RC: Je ne vois pas très bien en quoi mon intérêt passionné et peut-être exagéré quantitativement pour les tableaux serait anti-bathmologique. Au contraire. Tout discours esthétique intervient sur un terrain essentiellement bathmologique. Peut-être qu'inconsciemment j'y échappe par moment, le retour de la pulsion pure ou de la bêtise, ou du goût peut-être, ce qui ne s'interroge pas sur soi-même, sur ses raisons.

Salgas: Le discours du connaisseur n'est pas bathmologique, c'est justement le discours du goût.
RC: Ce à quoi je crois tout à fait, c'est au jugement. Au fond, il n'y a pas de phrase plus impie que la phrase de l'Ecriture "tu ne jugeras pas". Tu ne jugeras pas, c'est la mort de la civilisation. Pourquoi la France est en train de sortir de l'histoire, c'est parce qu'elle ne juge pas. Les critiques paraissent ne plus avoir aucune conscience de la responsabilité historique. Abdication du jugement. Presque plus personne n'a le courage de dire celui-ci est grand et celui-ci n'est pas grand. Je suis pour la classification, ce que déteste l'idéologie petite-bourgeoise.
Les jugements ne sont pas définitifs, ils peuvent être revus. Mais il faut classifier.

Salgas: Qui est le plus grand peintre contemporain?
Vous nommez très souvent Cy Towmbly.
RC: Oui, mais ici le goût intervient particulièrement. Cy Towmbly: côté paradoxal de l'extrême modernité et en même temps de l'amour du passé. Uun art conservatoire. Hommage à Mallarmé, hommage à Théocrite. J'ai toujours été sensible aux gens qui cherchent à sauver ce qui peut l'être. Autre exemple auvergnat: Sidoine Apollinaire, évêque de Clermont qui essaie de sauver un crépuscule de la civilisiation gréco-latine, qui essaie de sauver tout ce qu'il peut sauver très maladroitement sur le pauvre raffiot de son art personnel qui n'est pas quelque chose d'absolument magistral...
Cy Towmbly avec de tout autre moyen à mon avis essaie de tout sauver. Au fond l'art contemporain ne me plaît que dans la mesure où il est l'objet d'une tension avec le passé.
Originalité informée par l'amour de ce qui tombe. Indifférence pour les arts autodidactes. Je n'aime que les arts des gens qui savent ce qu'ils perdent.

Salgas: d'autres noms?
RC: Rauschenberg. Entre Johns et Rauschenberg, question de goût. Johns placé peut-être un peu plus haut par les critiques. Est-ce que Towmbly est un peintre américain?

Salgas: Vous parlez énormément des peintures du passé.
RC: Je déteste les musées. Les tableaux n'ont pas été peints pour être vus dans des musées. Quand je suis dans uneville étrangère, je vais dans les musées et je vois mes 200, 300 tableaux par jour, ce qui est le comble de l'irrespect à l'égard des peintres. Un tableau demande une fréquentation assidue. Un artiste n'a pas travaillé deux ans, trois ans pour qu'un tableau soit vu trois minutes dans un musée.

Salgas: peinture du XVIIe siècle?
RC: avec l'impressionnisme s'est perdue quelque chose dans la peinture: l'inspiration mythologique, la tragédie, le mythe. On est tombé, non, on s'est ouvert au paysage, à la vie réelle, à la vie quotidienne. On a perdu le rapport avec les dieux.

Salgas: quelques noms?
RC: Caravage, pour citer des noms pas trop attendus, Valentin de Boulogne, Gaspard Dughet (le Guaspre Poussin), le romantisme du XVIIe. Le culte de la forme, dans la tradition des formalistes français: Sébastien Bourdon.

Salgas: Les couvertures de vos livres: photos de Renaud Camus.
RC: J'en fais beaucoup, mais aucune technique. J'aime beaucoup les ombres. Manie de la trace malgré mon goût de la perte. Là encore contradiction. Peut-être que tourner la perte, c'est la consacrer, de même que la perte selon Rilke consacre la possession.

Salgas: Vous suivez moins ce qui se passe dans la photographie.
RC: Non, non. La photographie m'intéresse. En particulier la photographie ancienne du XIXe.

Salgas: Nous sommes ici chez vous, c'est important pour vous de vivre parmi les œuvres?
RC: Oui tout à fait . Je crois que les œuvres sont faites pour une fréquentation continue. Si j'étais maître absolu de mes cimaises, je vivrais parmi des toiles du XVIIe siècle...
J'ai ici quelques toiles d'artistes contemporains ou amis, comme Jean-Paul Marcheschi.
C'est mon meilleur ami, d'où vient alors mon opinion? Je m'interroge sur l'origine de mon opinion: est-ce un aussi merveilleux artiste que j'ai tendance à le penser? D'où vient en moi l'appréciation pour cette œuvre? Ou peut-être sommes-nous amis parce que nous avions une certaine façon de voir le monde, certaines opinions sur l'art... Je m'interroge sur l'origine de l'opinion, ce qui est au fond une de mes grandes obsessions. Je reproche aux critiques de ne pas s'engager, je m'engage sur la grandeur et la majesté de l'œuvre de JP Marcheschi.

Salgas: préface d'un livre de JP Marcheschi chez POL. La première phrase de cette préface "c'est mon meilleur ami".
RC: Scrupule d'honnêteté. Je voulais dire d'où je parlais.

[À voix nue 3/5] Les cartes et la Caronie

l'émission.

Salgas : Passion dévorante pour l'histoire et la géographie. Les cartes. Carte de Caronie. Géographie dans Journal d'un voyage en France. Vous vous promenez longuement dans votre région, autour de Chamalières.
RC: Passion présente dès Passage, Travers. Pourquoi l'histoire, pourquoi la géographie? Un attachement pour le passé, une sympathie pour tout ce qui est veuf de pouvoir. Une sympathie pour tout ce qui perd le pouvoir, tout ce qui tombe. Fasciné par les signes du pouvoir. Déteste le pouvoir, mais en aime les signes. Intérêt très profond.

Salgas : Chute sociale relative de votre famille: est-ce par là que vous expliquez cette nostalgie?
RC: Explication tellement énorme. Mais le fait qu'elle soit grossière n'empêche pas qu'elle soit juste. Traumatisme enfantin de la perte d'une maison. On sauve par l'écriture ce qui pouvait l'être (conservatoire). Déclassement économique accompagnée d'une résistance sociale manifeste. Surchage des signes d'une situation perdue, par exemple le vouvoiement, tout de même extrêmement anachronique.
Toute littérature est liée à la perte. Pourquoi le Sud une littérature si abondante et si belle? Monde perdu que la littérature compense.

P Salgas: Etes-vous satisfait d'être de Chamalières? Je pense à quelqu'un d'autre.
RC: J'arrive toujours en second: mon nom est celui de quelqu'un d'autre, je suis né dans un lieu illustré par quelqu'un d'autre, Roman est Roman II, après le roi mythique Roman I.
Légitimité: RC plus que Giscard d'Estaing, car RC né à Chamalières.
Chamalières: un non-lieu. Un peu exagéré. Mais confins effectivement flou. Une ville entre deux villes, Clermont et Royat. Lieu de transition, de passage.

Salgas: Vous vous sentez Auvergnat?
RC: Non, je ne me sens rien du tout. Inappartenance (Roubaud). Le bathmologue ne se situe pas au-delà des discours, il doute de son propre discours. Il ne tient pas à ses opinions. Je n'y tiens pas. Par rapport à l'Auvergne, je n'y tiens pas (mais pas d'hostilité non plus). Ce n'est pas une identité très forte car elle n'est pas problématique. Pas comme être belge, corse, breton, juif. Identités problématiques donc très fortes.
De plus peu connotations assez déplaisantes. Chanson de Brassens, Victor Hugo à propos de l'avocat Manuel arrêté sous la Restauration:
« Vicomte de Foucault lorsque vous empoignâtes
L'éloquent Manuel de vos mains auvergnates »
On sent que les mains auvergnates sont vraiment une circonstance aggravante. Nous aimions l'Auvergne: l'art roman, les volcans,…

Salgas: Vous semblez tenir bcp au pays que vous avez inventé, la Caronie.
RC: Que j'ai inventé?

Salgas: Que certains de vos lecteurs pensent que vous avez inventé.
RC: La Caronie scandaleusement oubliée. A l'intérieur même de la Caronie. Forclusion d'une partie de l'histoire. Victime d'un interdit historiographique.

Salgas: Comment vous expliquez que ce pays est beaucoup de traits du Portugal? Le grand poète Odysseus Hanon sembe une sorte d'hétéronyme de Pessoa. Fondateur de l'absentéisme. L'une des rivières s'appelle la Saudad, etc.
RC: Un des traits de la Caronie, c'est que tout le monde croit s'y reconnaître: le Portugal, la Roumanie. Position contradictoire de la Roumanie qui dit d'une part que la Caronie n'existe pas, d'autre part que la Caronie, c'est la Roumanie, ce qui semblerait impliquer que la Roumanie n'existe pas. Mais une lecture biographique remarquerait que la rivière qui passait au pied de cette maison où j'ai passé mes étés aux confins de la Creuse s'appelle la Saudad. Odysseus Hanon, c'est aussi Ulysse, s'est aussi Personne (Hanon). Exégèses complexes et nombreuses.

Salgas: Depuis la chute du mur de Berlin, avez-vous eu l'occasion de vous rendre en Caronie?
RC: Non, statut ambigü. Le pays le moins nettement dégagé de son passé récent.
Occultation de l'histoire et de la géographie.

Salgas: Les Roumains ont nommé un premier ministre qui s'appelait Pétré Roman: une tentative de détourner l'attention, de faire oublier la Caronie? Diversion?
RC: C'est vraisemblable. Exemple significatif du caractère générateur de la littérature.

Salgas: le Portugal est très présent dans vos livres.
RC: J'aime les pays des confins. Pays du bord. J'ai toujours préféré les bords au centre.

Salgas: Caronie du centre du centre du centre.
RC: Non, la Caronie est marginale par rapport aux pays de l'Est. Pays du passage. Pays de Charon, celui qui fait passer. Pays du retour. La capitale s'appelle Back. La traversée peut se faire dans les deux sens, qui sait.
Le Portugal fonctionne comme une utopie réelle pour les Portugais. Eux aussi sont assez porté par l'absentéisme. Une idée du Portugal, un Portugal regretté, absence constituve. Teixeira de Pascoes. Le non-dit essentiel de Pessoa. Un sentiment passionnant du Portugal chez Pascoes comme Saudad pure, comme regret immédiat.

Salgas: Votre rapport à certaines régions passent par la lecture?
RC: Oui, besoin de cette médiation.
Pas nécessairement des écrits d'écrivains: dépliants, guides d'hôtel, etc. Rapport à l'écrit. Le pays est une écriture, un texte. Etroitesse du rapport entre la littérature et la réalité, la terre, la géographie. Forme du journal: lieu où ce rapport est le plus étroit. Coïncidence exacte entre l'écriture et les jours, les virgules et les fenêtres, la syntaxe et le destin, la vie au jour le jour.

Je ne pourrais pas aimer un pays qui n'aurait pas été pris en compte par une écriture quelconque, par qq chose qui a été écrit.

J'ai tendance à ne lire les textes que de façon géographique. Je ne m'intéresserais pas à un texte qui n'apporterait pas avec lui sa topographie, son air à fendre. La question de l'origine sous sa forme rudimentaire: d'où vient-on. Claude Simon. Le sol, le ciel, l'air extrêment présent.

Salgas: Claude Simon vous a fait voyager?
RC: Je pratique quelque chose de très peu approuvé par la modernité. Je pratique le pélerinage littéraire. J'aime beaucoup aller sur les lieux. Pharsale à cause de Claude Simon. On a tendance à ridiculiser cela. On prête aux gens qui font cela l'illusion que le lieu va donner le dernier mot du texte. Pas du tout. Je ne cherche pas un dernier mot, mais que les lieux donnent un air une terre en plus à la phrase, qu'ils creusent la phrase. La cavatine, ce qui creuse. Les Eglogues est un texte qui se creuse. La phrase sans arrêt coupée par un ailleurs, c'est-à-dire étymologiquement la métaphore.

Salgas: vous seriez ravi si vos livres servaient de guide bleu?
RC: oh oui j'adore ça quand les gens me disent quelquefois très gentiment "je suis allé dans telle région en me servant de vos livres comme d'un guide", ou plutôt comme d'un compagnon. Car les livres ne disent pas ce qu'il faut voir, mais rendent le lieu, l'heure, plus riches, plus bathmologiquement stratifiés.

[À voix nue 2/5] La bathmologie

Transposition de la deuxième émission de Pierre Salgas.

La bathmologie à partir de Buena Vista Park. L'axe ou l'un des fondements de l'œuvre. Ou barthmologie.
Barthes: un peu une plaisanterie. Il importe de lui garder cet aspect ludique. Science des niveaux de discours. BVP a failli s'appeler Fragments de bathmologie quotidienne, ce qui était assez menaçant.
Bandeau du maréchal Ney : la même position peut-être plus contradictoire par rapport à elle-même que par rapport à ce qui est superficiellement son contraire.
Sortir de ce débat par un coup d'Etat, la méta-bathmologie. Considérer la bathmologie elle-même comme un discours conventionnel.
Autre exemple: le "Monsieur" qu'on adresse aux grands professeurs de faculté en abandonnant "Docteur" à partir d'un certain niveau est "tout à fait le même, tout à fait un autre".
La société française des années 80 est dans le deuxième degré. Le niveau Maréchal Ney du bandeau. Tout l'humour, la publicité,… Le deuxième degré est devenu la culture petite-bourgeoise, qui est devenu quelque chose d'absolument rituel. Le deuxième degré est une impasse en littérature, pense maintenant RC.

Salgas : Mais alors Roman Roi et Roman Furieux en 83 et 87 : deuxième degré ou coup d'Etat bathmologique?
RC : Nous sommes en-deça du coup d'Etat bathmologique. Se présente comme un roman historique tout à fait traditionnel et même pire que traditionnel. Sentimental, sensationnel, dans un pays d'opérette. Comment le texte se sort-il lui-même de ce que je percevais comme une impasse, c'est ce qu'il est lui-même qui le lui permet —ou pas, je suis mal placé pour en juger— de l'impasse, c'est son écriture-même qui le fait échapper à un deuxième degré rigoureux.

Salgas: Roman Roi en 1983. Or en 1983, moment de restauration esthétique en France après la fin des avant-garde, un retour au premier degré d'avant la modernité. Néanmoins, Roman Roi ne semble pas lui appartenir, tout en flirtant avec sa restauration. Comment faut-il lire Roman Roi par rapport à l'état de la littérature à ce moment-là revenant à un premier degré esthétique (date de Femmes de Sollers qui a marqué un certain changement esthétique dans la littérature française).
RC: côté parodique par rapport à cette restauration. Restauration illusoire. Caractère moins convaincant que jamais de cette restauration, pas précisément de la haute littérature.
Roman: travail ironique sur la forme. Sous l'instance de l'anagramme. La langue caronienne est très isolée. Une des thèses les plus intéressantes: d'essence anagrammatique.

S: vous pourriez-nous dire qq mots de caronien?
RC: je n'en connais pas un mot

Salgas: Virginia Woolf bathmologue?
RC: Non. RC aime Woolf car lyrique. Or aujourd'hui l'interdit majeur. Le lyrisme n'est autorisé que dans la mesure où il transcende un interdit, où il suinte quelle que chose de son contraire. Par exemple le lyrisme de la théorie.
Batmologie de Flaubert. Pascal. Les habiles et les demi-habiles.

Salgas: la bathmologie est une science auvergnate (?).
RC: j'aime bcp cette idée, mais pas sûr que ce soit pertinent.

Salgas: si la bathmologie a raison, c'est toute l'esthétique d'Aristote à Kant, de Hegel à Luckas ou Adorno qui risque de s'effondre (BVP). Salgas pense à Bourdieu. La distinction. La bathmologie rencontre le projet de Bourdieu.
RC: Batmologie: bombe à retardement. Sape tout discours établi, sape le concept de vérité. Dans le domaine esthétique, peut-être désespérante. Le batmologue est nécessairement convaincu qu'il n'y a pas de goût, qu'il n'y a que des niveaux de culture. Quand quelqu'un dit "J'aime ceci, j'aime cela", il parle de lui-même.

Salgas : C'est ce que dit Bourdieu dans La distinction.
Vous êtes vous-même infidèle à cette aspiration bathmologique. Vous exposez vos goûts dans le journal, par exemple, vous présentez vos goûts avec une sorte de naïveté comme n'ayant aucun rapport avec le monde social qui les produit. Ce n'est qu'une fois sur deux que vous objectivez la production de ces goûts.

RC: réponses en plusieurs temps.
1/ Tout système s'il est bien construit finit par fonctionner tout seul. Pourquoi les Eglogues ont-elles pris de telles proportions malgré les contraintes très fortes auxquelles elles sont soumises, c'est parce qu'à partir du moment où ces contraintes sont appliquées suffisamment longtemps, elles autorisent de plus en plus de choses. S'appliquant sur des quantités de texte sans cesse croissantes, tout devient possible.
2/ La bathmologie si on la pratique exclusivement, finit par tout admettre et son contraire, y compris la bêtise. Un bathmologue qui ne tiendrait pas compte de sa propre bêtise serait menteur. La forme de la bêtise dans le jugement esthétique serait peut-être le "mon genre, pas mon genre", c'est-à-dire le goût brutal. Malgré tout, il y a une légitimité au "mon genre pas mon genre". Il y a quelle que chose qui n'est pas réductible au jugement culturel. Par exemple, entre un amateur de Schwitters et un amateur de Dali, il n'y a pas de discussion esthétique possible. Discours à des niveaux culturels tellement éloignés que le goût n'est pas en cause (Ce n'est pas du "mon genre"). Mais entre quelqu'un qui dit mon artiste favori est Schwitters et quelqu'un qui dit Mondrian, le goût peut intervenir, de même entre un amateur de Monet et de Manet. Le goût revient à la fin, irréductible. Le "mon genre" ne peut être expliqué, RC très attaché à "mon genre" car ne peut être évacué. Concept bêta qui offre une bonne résistance à la bathmologie.
Entre quelqu'un qui dit que le plus beau monument de Paris est le Grand Palais et celui qui admire l'octroi de Ledoux, pas de discussion esthétique possible. Relève d'un état culturel. A partir de deux ou trois éléments, on peut établir la personnalité culturelle de cette personne. Quelqu'un qui dit j'aime Bosch, Van Gogh et Dali, ce qui est un schéma extrêmement repérable, on peut établir à peu près l'ensemble de la personnalité culturelle de cette personne. Bosch, Van Gogh ou Chagall ont eu le malheur de tomber dans le statut assez fâcheux de peintres favoris inévitables des gens qui n'aiment pas la peinture. Ce sont les noms typiques des gens qui n'ont pas pas de passion très appuyée pour la peinture. Ce qui ne veut pas dire que ce ne sont pas de très grands peintres.

Salgas: où situeriez-vous un amateur de Renaud Camus dans la littérature contemporaine?
RC: j'ai le plaisir de répondre qu'un amateur de Renaud Camus est extrêmement difficile à cerner. Lecteurs extrêment divers. Un amateur global de RC est presque inconcevable. Les livres que j'ai produits interviennent à des niveaux littéraires si différents que peut-être est-il très difficile de les aimer tous. Ils ont trouvé des publics extrêmement éloignés les uns les autres et qui d'ailleurs sont souvent choqués par d'autres aspects du même travail. Par exemple je vois très bien des charmantes vieilles dames aux cheveux bleutés adorer les châteaux, les paysages français, les expositions de peintures impressionnistes "quel bon jeune homme"… Les lecteurs de Tricks ne sont pas forcément des passionnés des Églogues et du travail sur le signifiant.

Transposition de la première émission avec Pierre Salgas

J'entreprends de prendre des notes sur les cinq entretiens intervenus avec Jean-Pierre Salgas. le but est bien sûr de donner envie de les écouter, mais aussi de créer des points de repère afin de pouvoir retrouver très vite un passage des entretiens quand on le souhaite, et surtout de savoir dans lequel des cinq entretiens ce passage se trouve (j'ai tendance à les confondre): une indexation, en quelque sorte.

Il s'agit de notes. Je ne donne pas de formes, volontairement, car si je donnais une forme, je serais obligée de faire des citations exactes, ce qui serait très long. J'essaie simplement de fournir quelques mots-clés qu'on pourra retrouver grâce au moteur de recherche.

Ecoutez l'émission

** la première phrase du premier livre: "une table, une fenêtre". Roussel, Claude Simon. Côté référentiel par rapport à toute la littérature.
Tout est là, les figures, les thèmes. Des guillemets, un tiret, donc une flèche qui va vers l'amont. Phrase qui est une référence à la référence.
"Ecrits antérieurs de l'auteur" : assez flou. Pas de fond de tiroir. Il s'agit du sentiment que la phrase a toujours un passé. Les phrases et les idées ne lui [RC] appartiennent pas vraiment.
Un texte que intertexuel: peut-être que RC n'est lui-même que intertextuel.
Références aux travaux de Jean Ricardou. Influence considérable d'ordre technique. Tempérament conservateur/conservatoire de la phrase opposé au côté technique de la modernité.
Pourquoi ne pas avoir été proche de Sollers? Celui-ci théorisait moins l'écriture en général. Ricardou posait davantage de questions. Lecture de Tel quel à partir de 1962 à peu près. Ricardou plus tard.

** Sciences-Po. Etudes en droit. Une maîtrise sur l'idéologie de Tel quel. Etudes en Angleterre en 1966. Folle passion pour Virginia Woolf. «Ce que j'aime naturellement». Ricardou s'est plaqué sur un lecteur de Virginia Woolf, tandis que les tenants de la modernité lisaient plutôt Joyce. Grande admiration pour Joyce, mais un rapport un peu extérieur. Joyce "n'est pas son genre".
Amour de l'Ecosse, de la Cornouaille, de la campagne anglaise.
RC a écrit une longue histoire de l'Ecosse.

** Roland Barthes a soutenu Passage. Ardent lecteur de Barthes qu'il connaissait depuis un an au moment de la publication de Passage RB soutenait plutôt des textes comme Sollers, Guyotat, qui bousculent plus l'intérieur de la phrase, tandis que RC était davantage dans la ligne du Nouveau Roman. Subversion du récit plus que celle du langage.
RC: «Est-ce que Barthes m'aurait soutenu si nous n'avions pas été amis? Je n'en sais rien. Il a été très gentil. Est-ce qu'il en aurait fait un très grand cas de Passage si nous n'avions pas été amis, je n'en sais rien»

** Des séries. Eglogues, autobiographie, deux romans, élégies, miscellanées. Comment se fait le passage entre passage et la suite entre Passage et Échange? Passage a écrit Denis Duparc, et Denis Duparc écrit Échange.
Ne connaissait pas Pessoa et les hétéronymes. Ne connaissait pas l'oeuvre mais la personne de Pessoa.
JP Salgas : ce qui est étonnant c'est que vous avouez les hétéronymes. Vous dites Denis Duparc, c'est moi.
RC: Je n'ai jamais rien dis de pareil.
JP Salgas: Les listes du même auteur rangent les choses sous votre nom.
RC: Vous attirez mon attention sur un détail qui m'avait totalement échappé.
JP Salgas : Qui êtes-vous? Renaud Camus ou Denis Duparc?
RC: Suis-je bien Renaud Camus? Je n'en suis pour ma part que très peu convaincu.
Pourquoi Duparc, Duvert pourquoi deux syllabes très commun aussi commun que Camus? D'autant plus que votre œuvre est parcourue par une passion pour les noms, d'Europe centrale, notamment.
Les Eglogues sont parcourues par une passion angrammatique. On m'a souvent dit que cela ne devait pas être très commode de porter le nom d'un autre écrivain. C'est peut-être un traumatisme tout à fait essentiel.
Denis anagramme de Indes. Duparc a écrit un livre qui pose comme fondateur le parc. Première phrase "Il y eut d'abord le parc". Il sort de son parc.
Système de couleurs. Passage: blanc et vert. Duvert pratiquement inévitable.
Duvert a réagi bcp plus vigoureusement que la famille Camus au fait que j'utilise le nom de Camus.

** Y aura-t-il d'autres volumes de Eglogues? Notes aux notes aux notes. Sorte de laboratoire aux autres volumes.
Les autres livres sont des notes qui ont pris des dimensions épouvantables. Les différents livres sont classés de façon précise, mais d'autres classements seraient possibles.
Certains livres ont sautés d'une case à l'autre dans la liste des œuvres parues.
A partir de Journal romain, un journal par an. Tendantiellement le journal n'est-il pas en train d'absorber l'ensemble du matériau? Projet d'un journal total. Tendantiellement la vie sera totalement absorbée par le journal (?)
J'ai envisagé un journal tout englobant dont le forme serait beaucoup plus contraignante. Car il s'agit d'une écriture a prima. Envisagé de le soumettre à des formes littéraires très fortes, mais idée écartée aussitôt. la vie elle-même est soumis a des contraintes littéraires très fortes. La graphobie: une vie écrite. L'existence prise dans des réseaux littérataires. L'emprise du travail littéraire sur la vie. Le diariste fou a tendance à ne plus qu'écrire son journal. L'influence de la littérature sur la vie les formes littéraires décideraient de nos choix existentiels, les lieux de l'existence, les voyages, les amis, les curiosités intellectuelles. Culte biographique totalement écarté par la modernité. Repères biographiques non pas comme explication de texte, mais création textuelle.
La littérature: forme plaquée sur du vivant, moderne plaqué sur du conservateur/oire. J'avais besoin de la forme pour ne pas être sentimental. Sinon RC aurait été au mieux un sous-Virginia Woolf plongé dans la saudad. « C'est de là que je viens, c'est cela que je suis.»
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