Billets pour la catégorie Ferrer, Daniel :

Le cœur de Félicité

Prenons le cas d'un élément (mot, phrase, chapitre…) ajouté, puis supprimé à un stade ultérieur. En apparence, il ne reste plus rien de cet ajout, il est nul et non avenu. Pourtant, dans la logique particulière de la genèse, il n'en va pas ainsi. Quand bien même le contexte immédiat ne serait pas changé, le contexte d'ensemble l'est par définition. Des changements ont été introduits en présence de l'ajout, avant sa suppression: ils forment un système avec lui.
[…]
Dans le dernier brouilon d'«Un cœur simple1», l'agonie de Félicité prend la forme d'un ralentissement du cœur, comparé à un écho qui s'affaiblit en douceur. Deux mots ajoutés («presque insensiblement») viennent préciser l'idée d'un brouillage des limites entre la vie et la mort, d'une indécidabilité, paradoxalement exacerbée par la modalisation du «presque» — mais cet ajout est raturé. Coup pour rien? Retour au point de départ? Certainement pas, car la rature de l'ajout s'accompagne d'une prolifération de comparaisons romantiques exprimant la même idée: «Comme les vibrations d'une corde d'argent sur laquelle on a joué, ou bien l'écho tombant au fond d'un précipice / comme les flots s'apaisent et les encens se balançant / comme une fontaine s'épuise / comme un écho disparaît». Au stade suivant, celui de la mise au net, un nouvel équilibre sera trouvé et les comparaisons se réduiront finalement à deux et seront précédées d'un nouvel adjectif, «vagues»: «Les mouvements du cœur se ralentirent — un à un — plus vagues chaque fois, plus doux — comme une fontaine s'épuise, comme un écho disparaît.» On voit précisément que l'écho de l'expression raturée ne disparaît pas du passage: l'indécidabilité et le brouillage des limites se diffusent à travers tout un réseau comprenant aussi bien les images que le choix des adverbes et des adjectifs.

Si on regarde maintenant les brouillons plus anciens du même passage, on voit que l'agonie de Félicité y était au contraire décrite en termes de rupture entre l'âme et le corps, de cassure des ressorts de la vie. par rapport aux états antérieurs, le «presque insensiblement» opère donc un véritable renversement dont le contexte immédiat ne semble pas conserver de traces. A l'échelle de l'ensemble de la nouvelle, toutefois, cette modification fait partie d'une recherche d'équilibre entre les éléments brutalement réalistes et clichés hagiographiques2», elle est donc bien inscrite dans la configuration finale qui en est la résultante.

C'est ainsi que chaque état conserve la mémoire des états antérieurs sous la forme de traces laissées par les remaniements de l'équilibre du système qui ont dû être opérés au fil des ajustements successifs.

Daniel Ferrer, Logiques du brouillon, p.111-113, Paris, Seuil, «Poétique», 2011





1 : Folio 353r° du dossier conservé à la Bibliothèque nationale de France.
2 : Voir les analyses de Raymonde Debray Genette dans «Comment faire une fin ("Un cœur simple")» in Raymonde Debray Genette, Métamorphoses du récit: autour de Flaubert, Paris, Seuil, «Poétique», 1988.

Du paradoxe des notes

«Circé» est le quinzième chapitre d'Ulysse. Il reprend, très vite, c'est-à-dire de façon compacte, condensée, tous les événements et personnages rencontrés précédemment, parfois d'un mot, d'un fragment de mot; tout fonctionne par références et allusions.

A la fin de son introduction à ce chapitre dans la Pléiade, Daniel Ferrer souligne le paradoxe qu'il y a à ralentir la lecture par des notes à chaque alors que le principe du chapitre est justement l'inverse, la condensation et la rapidité:

Cette autographie étant donc la caractéristique principale de l'épisode, une grande part des notes ci-dessous va être consacrée à signaler les récurrences. Bien que nos renvois soient nécessairement très incomplets (puisque, nous l'avons vu, pratiquement chaque mot peut être considéré comme un revenant, ramenant avec lui quelque chose du ou des contextes où il a figuré dans les chapitres antérieurs), ils pourront paraître fastidieux, ralentissant la lecture à l'excès, alourdissant inutilement un des chapitres les plus comiques d'Ulysse; mais cette méthode rétrograde est la seule qui permette de pénétrer dans «Circé», car le lecteur est devant ce texte comme devant un miroir; il découvre qu'il y figure déjà, mais qu'il ne peut s'y enfoncer qu'à condition de s'en éloigner à reculons.

Daniel Ferrer, notes à Ulysse dans l'édition la Pléiade, p.1663-1664
Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.