Il s'agit d'une biographie prétexte à une autobiographie. Ou l'inverse.

L'autobiographie :
Mon cycliste de père et mon fabricant de vélos d'oncle m'avaient combiné une bécane idéale qui répondait parfaitement aux exigences doubles du rêve et de l'apprentissage. Elle avait toutes les apparences du vélo de course et toutes les prudences du vélo-école (façon première année). Par-dessus tout, et là, c'est moi qui l'avais exigé, elle était verte. Je me souviens encore de mon bonheur lorsque je la découvris au fond de l'atelier sombre, propre comme un sou neuf, rutilante dans les étincelles de la soudure. Verte, comme celle d'Anquetil. Cela après de longues semaines d'impatience, car il fallait en ce temps-là, du côté de Saint-Étienne, savoir attendre que le vélo se fasse sur mesure. Au fil des jours, j'étais allé d'abord voir le cadre brut, juste brasé, puis j'avais vu les pièces détachées, j'avais trépigné pendant le temps de l'émaillage et du montage, attendu, attendu… et il était enfin là, mon vélo. On allait voir ce qu'on allait voir. Je me mis à vivre contre la montre, battant mes propres records sur les chemins alentour de notre maison, dans la Haute-Loire. J'accomplissais le tour complet de la baraque en «1 ou 2 minutes». Il est vrai que ma montre n'avait pas de trotteuse et qu'il m'arrivait de gaspiller quelques précieuses secondes lorsque je devais mettre pied à terre pour relever un temps partiel à mi-tour… mais mon énergie était telle que ces imprécisions ne mettaient jamais en péril ma domination absolue sur le Grand Prix des Nations.

Paul Fournel, Anquetil tout seul, Points seuil 2012, p.21
La biographie :
Parmi les champions, certains ont l'apparence de machines simples: ils aiment leur sport, puis ils aiment la victoire, ensuite l'argent qui vient avec, la gloire, la notoriété, le confort, toutes choses magnifiquement et clairement compréhensibles. Et puis certains autres semblent être des mécaniques compliquées, animées de forces contradictoires, d'énergies négatives qu'ils doivent dompter, canaliser sinon maîtriser pour les transformer en bouquets. Ils font contre eux-mêmes acte de mauvais volonté, il refusent l'évidence de leur force, ce qui, paradoxalement, les entraîne encore au-delà du point suprême où ils comptaient aller. Parmi eux, Anquetil est sans doute le plus abouti et le plus complexe. Celui qui dans un sport de groupe a su toujours rester le grand modèle du singulier. (p.23)
Les deux se mêlent par un usage très particulier de la première personne du singulier: voici une biographie qui dit "je":
J'ai mal. La nuque, les épaules, les reins, et puis l'enfer des fesses et des cuisses. Il faut résister à la brûlure, aux nœuds, à la morsure que chaque tour de pédale réinvente, détecter le point où la crampe paralysante risque de se déclencher. Résister au plomb que chaque quart d'heure de course ajoute dans les muscles. Garder l'esprit clair pour être sûr que le mouvement est toujours bien complet, pousser, tirer, remonter, écraser, sans jamais oublier de faire le rond le plus rond. Faire le vrai coup de pédale, remonter la cheville. Entraîner le plus grand braquet possible, le plus vite possible, et tenir. Ne pas écouter le corps et la tête qui s'unissent pour dire qu'il faut que cela cesse immédiatement. Pédaler dans un monde de peine dont seul j'ai le secret et me persuader que, si je souffre tant, il n'est pas possible que les autres tiennent le coup. (p.18)
Le livre se poursuit, à peu près chronologique, racontant les choix, les exploits, les interviews scandaleuses sur le dopage, la façon dont Anquetil ne cherchait pas à se faire aimer — mais eut du mal à accepter que Poulidor soit, lui, si naturellement aimable, les coups bas dans le peloton, les stratégies, l'entourage sportif et familial. C'est un monde qui se déploie, aussi intéressant pour ceux qui n'y connaissent rien (moi) que ceux qui s'y connaissent (le propriétaire qui m'a prêté le livre).

Fournel grandit. Son père avait pour habitude de faire les étapes du Tour de France pour voir les coureurs.
La troisième fois que j'ai vu Anquetil pour de vrai, c'était dans le col de l'Izoard, juste à la sortie de la lunaire Casse Déserte, là où la route recommence à grimper sèchement après la brève descente. J'étais monté le matin même sous le soleil, toujours dans la roue de mon père. Nous avions emprunté la vallée du Guil, qui sert de marche d'approche pour le col, puis nous avions tourné à gauche, au célèbre carrefour avec sa pancarte «Col d'Izoard 15 km». J'y étais enfin, dans cette montée terrible où s'écrivait l'histoire du Tour. Pendant quelques kilomètres je fus un peu surpris, la côte n'était pas si épouvantble après tout, et je parvenais même à la grimper sans mettre mon plus petit braquet. Ce fut un moment de bonheur, mêlé d'un peu d'inquiétude. Mon père m'avait-il trompé sur la difficulté du col? Etait-ce bien là le juge de paix attendu? Nous avons passé Arvieux à jolie cadence et puis nous avons atteint cette longue ligne droite aubout de laquelle se trouve un village. Mon père me précisa que ce village se nommait Brunissard et puis il ne me dit plus rien. Au fur à mesure que nous avancions dans la ligne droite, je sentais mes jambes s'alourdir et je voyais mon guidon remonter vers mon nez. Je passais mon petit braquet et mes jambes restaient de plomb. Rien dans ce bout droit n'indiquait la pente et je ne comprenais pas cette soudaine baisse de forme. Je venais de taper dans le mur invisible de l'Izoard. Mon braquet était trop gros, mes forces étaient trop menues, la route était trop pentue, le soleil était trop brûlant, mon bidon était trop vide, mon père était trop loin devant (au moins cinq longueurs), la vie de cycliste était trop dure et j'étaits trop petit.

Ensuite, nous sommes entrés dans la forêt et l'ombre m'a serré dans ses bras doux. La route montait toujours mais je la voyais faire. De lacet en lacet, je mesurais le chemin parcouru et le dénivelé gagné. Des cyclistes nous rattrapaient, une élégante pointe de banane sortant de leur poche, ils avaient un mot d'encouragement, ils tendaient un bidon plein, ils donnaient une poussette dans le dos au passage. La vie redevenait cyclable et, à force de bonne volonté, j'atteignis le fameux virage à droite où mon père m'attendait avec le sourire du farceur. Je tournais et, là, je découvris la lune et une descente, ce qui faisait beaucoup à la fois. Le paysage était épluché jusqu'à l'os, tout de pierraille et de rochers dressés, de tous les gris, de tous les beiges, de tous les bruns, magnifique de tristesse, sublime de désolation. Je n'avais jamais rien vu de semblable et je m'en délectai d'autant plus que la route, en plein milieu de la montée, avait la grâce de descendre pendant 500 mètres, pour laisser au cycliste le loisir de profiter de ses beautés. Je n'en revenais pas.

[…] Anquetil est passé en un éclair dans un premier groupe qui escaladait très vite. […] Trois longues heures de montée terrible et quatre heures d'attente pour trois secondes d'Anquetil, je jugeais le partage équitable. Mon vélo, couché dans le fossé, était toujours vert. Anquetil était passé si vite que je m'inquiétais de savoir s'il avait bien eu le temps de regarder le paysage. Tout était tellement beau, tellement vaste, si différent. En avait -il vraiment profité? Les coureurs jouissaient-ils de la beauté de monde? Aplati comme il était sur sa machine, pouvait-il seulement voir un bout du ciel bleu? Etait-il condamné à la roue arrière de Bahamontes? Aux fesses de Poulidor? Aimait-il bien le même vélo que moi? Etais-je de l'étoffe dont on fait les champions cyclistes? S'il s'était tenu debout, immobile au boird de la route, comme moi, à s'attendre, aurait-il eu lui aussi terriblement mal aux jambes?
Si j'ai un seul instant dans mon enfance douté d'être Anquetil, ce n'est certainement pas dans la montée de Brunissard, mais bien plutôt à cet instant fugitif-là, à ce moment de bataille rageuse, où la gloire avait pris les allures de l'éclair. (p.128-131)
Le dernier chapitre évoque la vie d'Anquetil après le vélo, sa propriété en Normandie, ses amis, ses choix familiaux si personnels (pour ne pas dire étranges).

Paul Fournel avait annoncé au début du livre avoir vu Anquetil trois fois "pour de vrai". Il nous a déjà raconté la deuxième et la troisième. Il termine en nous racontant la première. Le récit de cette première fois est admirable et renversant, shakespearien («Nous sommes de l'étoffe dont les rêves sont faits») — je ne le copie pas ici pour ne pas vous priver de le découvrir.