Il y a quelques temps (le 16 décembre pour être précise), Tlön m'apporta un livre d'Anatole France. Cette attention m'émut doublement: d'une part dans sa dimension d'attention «soudain un inconnu vous offre des fleurs», d'autre part dans sa dimension d'attention.

J'ai donc lu L'Orme du mail.
C'est magnifique d'intelligence et de légèreté.
J'ai enfin compris ce que voulait dire "esprit français". Il s'agit de ces phrases qu'un mot suffit à faire basculer vers le rire ou le doute, un mot innocent, insoupçonnable, qu'une lecture un peu rapide pourrait ne pas remarquer.

L'action (si l'on peut dire, car il ne se passe rien, les dernières pages bouclent sur les premières) met en scène les relations naïvement compliquées entre les représentants de l'Église, de la République et de l'Armée dans une ville de province à la fin du XIXe siècle. C'est très drôle, chacun est ridicule et charmant, cependant la sensation aigüe que tout cela est instable, susceptible de basculer à tout instant — l'armée pourrait renverser la République, l'Église est un contre-pouvoir puissant, sans compter tout simplement la bêtise de la population —, ne nous quitte pas.

Lorsque j'ai voulu choisir un passage, j'ai hésité entre une scène confrontant l'excellent abbé Guitrel au préfet un peu obtus et les pages défendant la République, défense ayant l'adresse de s'appuyer sur les faiblesses de la République. (Une phrase me fait frémir car elle reprend exactement ce qu'on dit aujourd'hui de l'Europe: «Ce qui me réjouit surtout dans notre République, c'est le sincère désir qu'elle a de ne point faire la guerre en Europe.» Funeste présage si l'on considère que la guerre de 1914 éclata peu après.)

J'ai finalement choisi un passage sur un sujet bien plus léger, passage qui se moque à la fois des érudits et des ignorants, passage au sens subtil et instable (glissement de la supposition à la certitude à la faveur du discours indirect libre) qui me fait beaucoup rire par sa futilité même. La (trop) grande précision de France, la multiplication des références, est déjà une source de ridicule et de sourire.

M. Paillot était libraire à l'angle de la place Saint-Exupère et de la rue des Tintelleries. Les maisons qui bordaient cette place étaient pour la plupart anciennes; celles qui s'adossaient à l'église portaient des enseignes sculptées et peintes. Plusieurs avaient un pignon pointu et la façade en colombage. Une d'elles, qui avait gardé ses poutres sculptées, était un joyau admiré des connaisseurs. Les solives apparentes étaient soutenues par des corbeaux taillés, les uns en forme d'anges portant des écus, les autres de façon de moines bassement accroupis. A gauche de la porte, le long d'un poteau, se dressait la figure mutilé d'une femme, le front ceint d'une couronne à gros fleurons. Les gens de la ville disaient que c'était la reine Marguerite. Et la maison était connue sous le nom de maison de la reine Marguerite.
On croyait, sur la foi de dom Maurice, auteur d'un Trésor d'antiquités, imprimé en 1703, que Marguerite d'Ecosse avait logé en cet hôtel durant quelques mois de l'an 1438. Mais M. de Terremondre, président de la Société d'agriculture et d'archéologie, prouve, dans un mémoire solidement établi, que cette maison avait été bâtie en 1488 pour un notable bourgeois nommé Philippe Tricouillard. Les archéologues de la ville qui conduisent les curieux devant ce logis leur montrent volontiers, en saisissant le moment où les dames sont inattentives, les armes parlantes de Philippe Tricouillard, sculptées sur un écu porté par deux anges. Ces armoiries, que M. de Terremondre a judicieusement rapprochées de celles de Coleoni de Bergame, sont figurées sur le corbeau qui se trouve au-dessus de la porte d'entrée, sous le linteau de gauche. Les figures en sont peu distinctes et reconnaissables seulement pour ceux qui sont avertis. Quant à l'effigie d'une femme portant une couronne, qui est adossée à la solive perpendiculaire, M. de Terremondre n'a pas eu de peine à démontrer qu'il faut y voir une sainte Marguerite. En effet, on distingue encore aux pieds de la sainte les restes d'un corps difforme qui n'est autre que celui du diable; et le bras droit de la figure principale, qui manque aujourd'hui, devait tenir le goupillon que la bienheureuse secoua sur l'ennemi du genre humain. On conçoit que sainte Marguerite figure à cette place depuis que M. Mazure; archiviste du département, a mis en lumière une pièce établissant qu'en l'année 1488 Philippe Tricouillard, alors âgé de soixante-dix ans environ, avait épousé depuis peu Marguerite Larrivée, fille du lieutenant criminel. Par une confusion qui n'est pas trop surprenante, la céleste patronne de Marguerite Larrivée a été prise pour la jeune princesse d'Ecosse dont le séjour dans la ville de *** a laissé un profond souvenir. Peu de dames ont légué une mémoire de plus de pitié que cette dauphine qui mourut à vingt ans en exhalant ce soupir: «Fi de la vie!»

Anatole France, L'orme du mail, début du chapitre XII