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Rien où poser sa tête de Françoise Frenkel

Il y a presque un an, Michel Francesconi m'envoya un livre étonnant: l'histoire d'une jeune juive polonaise, férue de littérature française, qui eut l'idée incroyable d'ouvrir une librairie française… à Berlin dans les années vingt. Elle revint en France en 1939 et la suite raconte ses tribulations de juive étrangère bientôt clandestine.

Je suppose que le titre est une référence à Luc: «Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’Homme n’a pas où poser sa tête». (Luc 9, 57-62)
Ainsi l'auteur se trouve plus démunie que les animaux sauvages, entièrement à la merci des personnes qui l'entourent.

Ce livre fourmille de détails sur la mise en place progressive de mesures vexatoires rendant la vie impossible, d'abord en Allemagne pour les étrangers (et même les autochtones…), ensuite en France pour les juifs. En un sens ce livre ne nous apprend rien qu'on ne sache déjà; cependant, il s'agit d'une vision quotidienne et précise de la mise en place de mesures d'abord "innocentes" (après tout nous sommes en temps de guerre et il est bien naturel de mettre en place le contrôle des étrangers) établissant progressivement la terreur. Comme souvent (toujours?) dans les récits de survivants, il se rencontre dans la population autant de courage tranquille, de générosité qui s'ignore, que de méchanceté et de mesquineries.

Françoise Frenkel a écrit ce livre très rapidement après avoir atteint clandestinement la Suisse où l'attendaient des amis. Il est paru en septembre 1945 à Genève.
Il me semble qu'il est rare qu'un tel témoignage ait été si vite publié après les faits.
Il est aujourd'hui introuvable, c'est pourquoi je vais le citer longuement.


La librairie ouvre en 1921. Elle connaît immédiatement un vif succès. Tout cela me rappelle Hannah Arendt parlant de Rosa Luxembourg dans Vies politiques, ou Alfred Döblin:
1921! Cette époque d'effervescence fut marquée par la reprise des relations internationales et des échanges intellectuels. L'élite allemande commença à paraître, d'abord très prudemment, dans ce nouveau havre du livre français. Puis les Allemands se montrèrent de plus en plus nombreux: philologues, professeurs, étudiants, et les représentants de cette aristocratie dont l'éducation fut fortement influencée par la culture française, ceux qu'on appelait déjà alors «l'ancienne génération».
Public curieusement mêlé. Des artistes connus, des vedettes, des femmes du monde se penchent sur les journaux de mode, parlant bas, pour ne pas distraire le philosophe plongé dans un Pascal. Près d'une vitrine, un poète feuillette pieusement une belle édition de Verlaine, un savant à lunettes scrute le catalogue d'une librairie scientifique, un professeur de lycée a réuni devant lui quatre grammaires dont il compare gravement les chapitres concernant l'accord du participe suivi d'un infinitif.
A mon étonnement, je pus constater alors combien la langue française intéressait les Allemands et quelle connaissance approfondie certains d'entre eux possédaient de ses chefs-d'œuvre. Un professeur de lycée me fit un jour remarquer, dans l'édition de Montaigne qu'il avait en mains, une lacune d'une dizaine de lignes importantes. C'était exact, l'édition n'était pas in extenso. Un philologue pouvait, sur quelques citations d'un poète français, dire sans hésitation le nom de l'auteur. Un autre pouvait réciter par cœur des maximes de La Rochefoucauld, de Chamfort et des pensées de Pascal.
[…]
Claude Anet, Henri Barbusse, Julien Benda, madame Colette, Debroka, Duhamel, André Gide, Henri Lichtenberger, André Maurois, Philippe Soupault, Roger Martin du Gard vienrent rendre visite à la librairie.
Françoise Frenkel, Rien pour poser sa tête, p.18
A partir de 1935, des tracasseries d'ordre divers commencèrent: problème des paiements en devise, censure et confiscation de livres (Barbusse, Gide,…), saisie des journaux français, promulgation des lois raciales.
Puis vint la nuit de cristal (la librairie fut épargnée puisque non-allemande):
Je les voyais s'approcher, venir dans ma direction.
Je me trouvais sur les marches de la librairie. Mon cœur battait à coups précipités, mes nerfs étaient terriblement tendus. Je sentais en moi une énergie grandissante.
Ils s'arrêtèrent. L'un épela mon enseigne, pendant que l'autre consultait sa liste.
— Attends! Attends! Elle n'y est pas. (p.28)
Écœurement, mais obligation d'ouvrir la librairie le lendemain:
Le lendemain, je n'ouvris pas la librairie. Vers midi, je fus appelée au téléphone par un haut fonctionnaire de la Chambre de commerce. Il m'enjoignit fort poliment de rouvrir incessamment. En commentaire, il ajouta que la fermeture des entreprises étrangères n'était pas dans les vues du gouvernement; elle pourrait avoir des répercussions sur les établissements allemands hors du pays. (p.30)
Peu à peu il lui faut se rendre à l'évidence: elle ne peut rester en Allemagne. Mais il n'est plus temps de vendre. Nous sommes en août 1939, Françoise Frenkel ne quittera Berlin qu'au dernier moment, contrainte et forcée. Personne ne semble avoir cru à l'imminence de la guerre, son témoignage est hallucinant:
Le 1er août 1939, l'autorisation du clearing me fut octroyée. Je procédai fiévreusement aux payements.
Je tentai de mettre à l'abri les collections de livres. Pendant que je faisais dans ce sens des démarches hâtives, d'ailleurs sans succès, l'air se chargeait de menaces et de danger.
En juillet, je m'étais rendue à plusieurs reprises au Consulat polonais pour me renseigner sur la situation.
Chaque fois on me rassurait pleinement.
Le consul m'avoua confidentiellement que l'Angleterre était en train d'aplanir les complications surgies dans les rapports germano-polonais.
Le 25 août, allégée de toutes mes obligations, à la veille de mon voyage de vacances dans ma famille, je revins demander au service commercial quelques indications relatives à la protection de ma librairie. J'appris avec consternation que la frontière polonaise était «momentanément» fermée, à la suite de coups de feux échangés entre les éléments des deux pays.
A la foule inquiète accourue, on répondait: «Tout s'arrangera, il n'y aura pas de guerre!»
Le 26 août, je fus appelée au Consulat de France. J'y reçus le conseil d'aller «en attendant» à Paris et de prendre le train qui, dans vingt-quatre heures, devait emmener les Français de Berlin et quelques étrangers.
«Ce départ collectif n'est qu'une protestation contre la violation nazie de la frontière polonaise.»
Je retournai une fois encore à mon Consulat. «L'Angleterre agit! L'Amérique s'en mêle! Roosevelt adressera un appel à la paix au peuple allemand.» Et mon interlocuteur, haut fonctionnaire, ajouta: «Cependant votre situation est, dans ces moments troubles, particulièrement exposée. Pourquoi n'accepteriez-vous pas l'offre bienveillante d'aller «en attendant» à Paris, quitte à faire le voyage en Pologne dès que le conflit sera conjuré. C'est une question de quelques jours! Les Alliés ne sont pas disposés le moins du monde à faire la guerre…»
Cela fut dit avec un sentiment de profonde conviction.
Il fut établi depuis que les diplomates anglais, français et polonais n'admettaient guère l'approche du désastre.
Le soir même, deux amies dévouées vinrent pour «faire mes bagages». Rien ne devait à cette époque quitter l'Allemagne sans autorisation spéciale. Il fallait remplir une multitude de questionnaires et préciser chaque objet que l'on désirait emporter: pièces de lingerie, vêtements, chaussures et même ciseaux, pains de savon, brosses à dents.
Je n'avais pas songé à me soumettre à cette formalité.
Mes deux amies insistèrent pour que j'emporte au moins une partie de mes effets personnels. Une malle fut préparée par leurs bons soins.
Recroquevillée dans un coin du divan, je les laissais faire. Toute mon énergie avait disparu. J'étais comme hébétée. (p.31-32)
Paris non plus ne croit pas à la guerre, et l'apprend avec stupéfaction, suspendu aux postes de T.S.F. Françoise Frenkel prend connaissance en direct de l'écrasement de la Pologne où réside toute sa famille.
En France commence la «drôle de guerre» et avec elle, l'institutionnalisation de la méfiance envers les étrangers. (Ce sont des détails que je n'avais encore jamais lus, même si ma grand-mère (polonaise) me racontait que mon grand-père (polonais) avait été interné pendant la guerre dans un camp dans le Massif central (elle restant seule et enceinte à la ferme)):
C'est alors que la presse entama une grande campagne contre ce que l'on appelait «la cinquième colonne», installée partout depuis des années. Avide de diversion, le public trouva dans ces révélations sensationnelles un intérêt passionnant.
La préfecture de police prit «de grandes mesures» d'ordre général et décida de procéder au recensement de tous les étrangers et à la revision de leur situation.
Ces mesures, établies sans préparation, furent exécutées sur-le-champ. Les commissariats de police, les directions d'hôtels, les logeurs, les concierges, les patrons qui occupaient des étrangers furent invités à s'assurer que ces derniers se conformaient bien aux nouvelles ordonnances.
La population entière se mit à surveiller les «suspects». Du jour au lendemain des milliers d'étrangers stationnèrent devant la préfecture, formant une queue qui passait par le quai aux Fleurs et s'allongeait jusqu'au boulevard Saint-Michel.
Ils venaient prendre leur place dès l'aube; ils apportaient un pliant, une collation, un livre, des journaux et ils patientaient, d'abord sous la pluie de septembre et d'octobre, puis sous la neige de novembre et de décembre.
Séparés par la guerre de leurs pays d'origine, sans possibilité d'y retourner, certains sans ressources, ces gens attendaient, las et hébétés. Un abattement terrible régnait dans cette foule hétéroclite de déracinés.
La mobilisation générale ayant appelé sous les drapeaux la majorité des hommes valides, le personnel de la préfecture se composait surtout de jeunes femmes. Elles n'étaient pas le moins du monde préparées à cette tâche écrasante et furent vite excédées. (p.39)
Grâce à des invitations de ses amis en France, Françoise Frenkel obtient des laisser-passer pour Avignon, puis Vichy, puis Nice. Partout elle rencontre les mêmes personnes égarées, seules, désœuvrées. L'important est de trouver des compagnons, de ne pas rester seul, de ne pas céder au désespoir.
Des juifs, de tous les pays occupés, tournaient dépaysés, sans but et sans espoir, dans une inquiétude et une agitation toujours grandissantes.
Ce qui pesait le plus ce qui anéantissait toute énergie et toute résistance, c'était le désœuvrement. (p.76)
Impossible cependant de travailler, les fonctionnaires veillent:
Un fonctionnaire d'aspect débonnaire fumait sa pipe au milieu des paperasses accumulées. Je lui présentait le mot du bouquiniste en y joignant mon attestation de libraire.
— «…bien travaillé pour la France… accorder toutes les facilités…», se mit-il à lire à mi-voix.
Changeant de ton, il ponctua:
— Pas de permis de travail aux étrangers! Quant à votre recommandation… vous savez! La présidence du Conseil de 1939! C'est plutôt compromettant!
Et il ajouta, réprobateur:
— Tous ces étrangers! Ils mangent notre pain et ils veulent encore travailler chez nous. (p.77)
Se nourrir, se loger, tout est difficile. La présence des Allemands fait flamber les prix et le marché noir se développe. Après le recensement des étrangers par la France vint le temps du recensement des juifs par les Allemands:
En mars 1942, le gouvernement de Vichy décréta le recensement général.
Des affiches spéciales enjoignaient à la population de race juive de stipuler cette origine dans ses déclarations et cela sous peine de réclusion.
La signification de cet appel était claire puisqu'en Allemagne le même recensement avait ouvert l'ère des persécutions.
Personne n'ignorait, d'ailleurs, qu'il s'agissait d'une mesure imposée à l'Etat français par les autorités allemandes. Les conséquences à prévoir étaient évidentes.
On était indécis sur l'attitude à adopter. Les uns disaient: «L'omission volontaire de la déclaration de notre race serait évidemment poursuivie, mais il subsiste toujours la chance qu'elle passe inaperçue. Alors c'est le salut. Par contre, une déclaration nous exposerait avec certitude à toutes les persécutions.»
Les autres répondaient: «Nous sommes en France, dans un pays qui nous a accordé l'hospitalité et la protection. Nous avons envers lui un devoir de loyauté et nous devons répondre à ses exigences. Les autorités françaises n'admettront pas d'exactions contre nous. Nous avons confiance.»
C'est dans cette atmosphère de perplexité et d'excitation que se préparait le haineux recensement, puis le dernier jour de la remise des questionnaires arriva. Il fallait se décider et agir. La majorité fit une déclaration conforme à la vérité. J'étais du nombre.
Le recensement terminé, chacun dut remettre à la préfecture ses papiers d'identité. Huit jours après, ces documents nous furent rendus, munis de l'indication prévue. Le service du ravitaillement convoqua à son tour les intéressés pour inscrire la mention de race. Tout le monde était classé, marqué, aux dires de la police, «en ordre parfait». La danse macabre pouvait commencer. Dès le début de juillet, des déportations d'étrangers de race juive étaient effectuées à Paris; le 15 juillet à Lyon. On sentait le danger imminent dans toute la France, mais personne ne savait au juste ce qu'il convenait d'entreprendre.
Des fuyards arrivaient en masse, de partout, éplorés, apportant des nouvelles terribles.
Les réfugiés résidant dans les Alpes-Maritimes assiégeaient littéralement les consulats : américain, espagnol, suisse, suédois… Ils faisaient queue pour tenter cette démarche désespérée; mais la plupart des services de visas ne fonctionnaient plus. (p.93-94)
Françoise Frenkel a des amis en Suisse. Elle tente d'obtenir un visa:
J'avais écrit à mes amis suisses que «mon état de santé s'était aggravé», ce qui, selon nos conventions épistolaires, signifiait que j'étais en danger. Mes amis répondirent que je pouvais compter sur un visa d'entrée dans leur pays.
Forte de cette promesse, je me rendis à la préfecture. Je montrai le message reçu de Suisse en y joignant la recommandation de 1939 et je demandais un visa de sortie.
Le fonctionnaire, un jeune homme de vingt ans, après avoir examiné ces deux papiers, me dit poliment, sur un ton de renseignement:
— Vous avez là, madame, une recommandation d'un gouvernement d'avant guerre qui s'est révélé indigne. Ce gouvernement est aboli. Nous avons maintenant une France nouvelle. Les maîtres que vous avez servis ont disparu.
Ce raisonnement ne m'était pas inconnu. Ne l'avais-je pas entendu déjà à plus d'une reprise! Cependant, cette fois-ci, je protestai en me récriant:
— Sachez, monsieur, que les maîtres que j'ai servis pendant plus de vingt ans s'appellent Boileau, Molière, Corneille, Racine, Voltaire et bien d'autres immortels de votre pays!
Mes paroles parurent éveiller, sembla-t-il, quelques souvenirs scolaires chez mon interlocuteur.
— Soit, dit-il après quelques instants d'un ton conciliant, je vais tenter une demande pour vous. Votre passeport, s'il vous plaît!
Il plaça une feuille rose dans sa machine à écrire, épela mon nom, puis le tapa.
— Vous n'êtes pas de race juive, j'espère? se ravisa-t-il subitement. Montrez-moi votre permis de séjour.
Il y jeta un coup d'œil.
— Inutile de faire la demande! Nous avons l'ordre strict de ne plus laisser sortir de France les étrangers de race juive. Ce règlement sera prochainement appliqué même aux Français. Vous comprenez, les Allemands sont les maîtres, ajouta-t-il à voix basse, comme un aveu.
Il avait l'air de s'excuser et son attitude me toucha. (p.95)
La traque s'organise, les policiers fouillent les chambres, vont attendre dans les bureaux où l'on peut obtenir des cartes de ravitaillement.
Détail inconnu de moi, une mesure sépara les enfants juifs de leurs parents. Françoise Frenkel explique le zèle policier par l'aigreur de la défaite. Elle aussi a l'intuition d'un fond sadique en tout homme:
Peu après, une nouvelle mesure fut promulguée: les enfants juifs devaient être enlevés à leurs parents. On les jetait dans des camions, on déchirait leurs papiers sur place. Les autorités les marquaient d'un numéro matricule.
Cette mesure ne s'exécuta pas sans scènes tragiques. Des mères se coupaient les veines, d'autres se jetaient sous les autocars au moment où ils démarraient, emportant leur chargement tragique. Dans un hôtel de la Côte d'Azur, une femme, qui avait échappé aux rafles, se jeta par la fenêtre avec son petit. Elle fut relevée avec une fracture des jambes. L'enfant était mort, écrasé dans la chute.
Agents et gendarmes faisaient la chasse avec une adresse et une activité infatigables. Ils exécutaient les ordonnances de Vichy fermement, inexorablement. Chez ces hommes asservis, la colère amassée par suite de la défaite était violente et ils paraissaient vouloir la dépenser contre de plus malheureux et de plus faibles qu'eux. Ces représentants de l'autorité n'avaient rien d'héroïque, ni dans leur tâche, ni dans leur attitude.
Un fond de sadisme doit être caché en tout homme pour se dévoiler lorsqu'une occasion s'en présente. Il suffisait qu'on ait donné à ces garçons, somme toute paisibles, le pouvoir abominable de chasser et de traquer des êtres humains sans défense pour qu'ils remplissent cette tâche avec une âpreté singulière et farouche qui ressemblait à de la joie.
Etait-ce sur ordre ou par un sentiment de honte? On les entendait prétendre que ces procédés étaient utiles et nécessaires, puisqu'ils étaient l'une des conditions de la collaboration avec les Allemands et que dans cette collaboration résidait le salut de la France.
Les décisions définitives, concernant les réfugiés de race juive arrêtés, ne se firent pas attendre longtemps. Pendant huit jours, des amis purent aller les voir et leur porter quelques objets de première nécessité, un peu de réconfort. Mais un jour, sans avertissement, on les achemina vers des camps de concentration français, d'où ils furent transportés, par catégories, dans les camps de Pologne, de Tchécoslovaquie et d'Allemagne. (p.102-103)
Quelques mois plus tard, l'invasion de la Provence par l'Italie accorde quelques répits aux réfugiés. Là encore, j'ignorais cet épisode. Déjà il ne reste plus beaucoup de juifs à Nice:
L'arrivée des Italiens dans les Alpes-Maritimes semblait faire suite à une décision improvisée. Pendant des heures, des convois d'artillerie, d'infanterie, de troupes alpines avec des centaines de mulets, suivis de camions, de voitures d'ambulance défilèrent sur la Promenade. L'état-major italien s'installa dans un palace du centre.
Une nouvelle inattendue se répandit aussitôt: grâce à l'intervention du Saint-Siège, les occupants venaient de décréter la suspension immédiate des persécutions.
La synagogue de Nice, polluée d'inscriptions grossières, avec ses vitraux brisés, fut nettoyée, remise en état et rendue au culte.
Les réfugiés de race juive furent invités à passer dans les commissariats de police pour s'y inscrire et à la préfecture pour y renouveler leurs cartes d'identité et leurs permis de séjour; ordre fut donné à tous les logeurs de restituer tout ce qu'ils détenaient. La protection des juifs par l'occupant italien fut notifiée à la communauté israélite. On vit alors des réfugiés, rescapés des rafles, stationner devant la préfecture. Ils ne formaient qu'un petit groupe.
Issus d'une longue suite d'aïeux parmi lesquels les persécutés ne manquèrent pas, tourmentés et dépouillés pendant des générations, les juifs ont indéniablement l'instinct du danger. Malgré l'attitude libérale des autorités italiennes, ils se méfiaient de l'avenir. Chacun profitait de cette accalmie pour préparer sa fuite vers les régions de la Creuse, de l'Isère et surtout de la Savoie, afin de se rapprocher de la frontière helvétique. (p.134-135)
Françoise Frenkel est arrêtée alors qu'elle tente de passer la frontière avec la Suisse. Elle raconte ses journées de prison en attente de jugement, puis le jugement lui-même.
Je me tenais debout pendant que mon avocat exposait mon délit: tentative d'évasion, mais avec visa suisse. Alors qu'il s'agissait généralement d'étrangers venus en France récemment pour fuir les persécutions, j'avais pour ma part longtemps vécu dans ce pays, j'y avais fait mes études. Il raconta comment, traquée, j'avais dû me cacher pendant des mois. Il rappela que des amis suisses, informés de ma détresse, m'avaient envoyé un visa d'entrée. Forcée par le danger et bien à contre-cœur, j'avais enfin cherché à quitter cette France que je considérais comme ma seconde patrie. Cette tentative de fuite avec de faux papiers que, par égard pour la Française qui me les avait prêtés, j'avais renvoyés prématurément, avait échoué.
— Ma cliente, si elle avait conservé ces papiers, aurait pu aisément passer pour une Française et rebrousser chemin.
Elevant la voix, l'avocat lut ensuite la lettre de recommandation de 1939. Au passage… nous souhaitons qu'elle jouisse dans notre pays de tous les droits et de toutes les libertés…, un murmure s'éleva parmi les juges.
Cette recommandation repoussée, dédaignée, moquée même, à tant de reprises, permettait maintenant à mon avocat de demander une autorisation exceptionnelle de résidence en Haute-Savoie, dans n'importe quel village, bourgade, sous-préfecture, à Annecy même, ainsi que le droit de me déplacer librement dans les limites du département.
La demande de mon défenseur reçut pleine satisfaction. Je fus condamnée au minimum avec sursis et déclarée libre. (p.183-184)
Elle passe quelques semaines en Haute-Savoie, épuisée, raconte les mille ruses utilisées pour survivre, le dévouement de la population, la tristesse des enfants orphelins cachés dans les couvents. Il se découvre une hiérarchie, des plus brutaux aux plus tolérants: les Allemands, les Français, les Italiens:
Dans l'histoire de la France pendant les années de l'occupation, les pages consacrées à la Savoie compteront parmi les plus altières et les plus glorieuses.
Car ce qui était le plus beau dans ce pays si beau — c'était l'attitude du Savoyard.
Tout le pays gardait son esprit d'indépendance et continuait à prodiguer aide et hospitalité à ceux qui affluaient de plus en plus nombreux pour l'y réfugier.
Le maquis se remplissait de réfractaires, venus de tous les coins de France, les maisons particulières cachaient des persécutés.
La Gestapo et la Milice arrivaient en même temps, s'installant partout.
Ce qui se passait dans d'autres départements laissait prévoir ce que l'occupation italienne serait d'un jour à l'autre remplacée en Savoie par les autorités allemandes.
L'emprise de Vichy allait en augmentant…
En mai 1943, un groupe de réfugiés était allé faire acte de présence, comme d'habitude, à la police. Il fut appréhendé à l'improviste et incarcéré dans les caves de la mairie, en attendant les instructions de Vichy.
La Viennoise fut avertie; son mari et son père se trouvaient parmi les arrêtés. Affolée, elle courut à la mairie, à la préfecture, à la gendarmerie et revint en larmes à la mairie… Un fonctionnaire français, ne voyant pas de secours possible, lui conseilla d'avoir recours à l'ultime moyen: faire appel à la protection des occupants italiens.
Elle se rendit à l'hôtel où siégeait la Commission. Après lui avoir demandé d'attendre, le commandant monta dans sa voiture, se rendit à la préfecture et donna l'ordre de mise en liberté immédiate de tous les détenus. On s'exécuta avec empressement. A la suite de ce succès, la Viennoise fut appelée «l'ambassadrice». Et plus d'une fois elle présenta les requêtes des prisonniers, des libérés et des fugitifs. (p.202-203)
Sa deuxième tentative d'évasion est la bonne:
Douloureusement oppressée par la séparation toute proche, je faisais mes adieux aux montagnes, aux prairies et aux champs, au village paisible, à ce vaste horizon, à la France.
La tristesse de devoir franchir ses frontières en fraude, comme une malfaitrice, m'envahissait.
Pour me donner du courage, je me remémorai toutes les souffrances, presque surhumaines, que j'avais supportées, mais en même temps le terrible malheur de la France et son asservissement sans limite s'imposèrent à ma conscience.
Soudain, un sentiment naquit et grandit en moi — la nostalgie déchirante de ce pays que j'allais quitter.
[…]
Instinctivement, un regard furtif vers la sentinelle…
Un soldat italien accourait dans ma direction!
Alors, sans réfléchir, dans un état de fièvre, j'enjambai gauchement l'obstacle — et je me jetai de l'autre côté!
Dans ma chute, les fils de fer barbelés s'accrochèrent à mes vêtements. Je tombai sur le sol…
Presque aussitôt un coup de feu retentit.

De nouveau un soldat arrivait vers moi en courant lui aussi — fusil en main!
Par terre, étourdie, je l'attendais avec résignation.
— Levez-vous, madame, vous n'êtes pas blessée. J'ai vu l'Italien tirer en l'air, fit en français le soldat en m'aidant à me mettre sur pieds.
— Où suis-je?
Mais, voyons! Vous êtes en Suisse, à ce qui me paraît. (p.208-209)

Berlin 1935 : tri sélectif

— Ces quatre boîtes de métal vous appartiennent-elles?
— Je l'ignore, je vais le demander à la femme de ménage; mais pourquoi?
— Elles sont à vous. Je le sais et je vous le dis! Tous les Allemands savent que pour se débarrasser des boîtes de conserves il y a un récipient autre que la poubelle, c'est une caisse spéciale avec inscription! Vous allez avoir une amende salée! Elle figurera sur le compte de vos «bonnes affaires» de Noël, ajouta-t-elle, les yeux pleins de haine.
La mégère partit. Un diplomate présent à l'incident raconta qu'il n'avait su, pendant plusieurs jours, comment se défaire d'un tube d'aluminium portant en rouge l'injonction: «Ne pas jeter». Il n'osait mettre ce tube dans la corbeille à papier de sa chambre d'hôtel, ni l'abandonner dans la rue. Il eut enfin l'idée de le déposer dans une pharmacie, où on le félicita au nom du Parti.

Françoise Frenkel, Rien pour poser sa tête, p.22

A la manière de Marie Poppins

Je le voyais placer dans les poches de sa soutane les objets les plus divers: un flacon de médicament, des paquets de cigarettes, un quart de café, deux paires de chaussettes, une chemise, un jour, même, un litre de vin rouge!

Devant mon étonnement, il plaisanta:
— C'est incroyable ce qu'une poche de curé peut contenir, n'est-ce pas? Tiens, j'ai failli oublier…

Et il ajouta une paire de pantoufles qui, effectivement, y rentra encore!

Françoise Frenkel, Rien où poser sa tête, p.194 (édition 1945)
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