Pour planes, dont la précédente version de blog m'avait fait découvrir ce livre lyrique, pour tous ceux qui ne savent plus vraiment ce soir s'ils doivent rire ou pleurer (Eugène Saccomano sur RTL entre 19 et 20 heures (citation à peu près): «C'est Shakespeare et Goldoni, c'est tragique et rigolo») et pour ceux qui s'occupent bénévolement de clubs de football et d'enfants et qui disposent désormais d'un exemple rêvé pour illustrer la relation discipline-esprit d'équipe-victoire.
À la fin du Mondial 94, tous les garçons qui naquirent au Brésil s'appelèrent Romario, et la pelouse du stade de Los Angeles fut vendue par petits morceaux, comme une pizza, à vingt dollars la portion. Folie digne d'une meilleure cause? Négoce vulgaire et inculte? Usine à trucs manipulée par ses propriétaires? Je suis de ceux qui pensent que le football peut être cela, mais qu'il est également bien plus que ça, comme fête pour les yeux qui le regardent et comme allégresse du corps qui le pratique. Un journaliste demanda à la théologienne allemande Dorothee Sölle:
— Comment expliqueriez-vous à un enfant ce qu'est le bonheur?
— Je ne le lui expliquerais pas, répondit-elle. Je lui lancerais un ballon pour qu'il joue avec.

Le football professionnel fait tout son possible pour castrer cette énergie de bonheur, mais elle survit en dépit de tout. Et c'est peut-être pour cela que le football sera toujours étonnant. Comme dit mon ami Angel Ruocco, c'est ce qu'il a de meilleur: son opiniâtre capacité de créer la surprise. Les technocrates ont beau le programmer jusque dans ses moindres détails, les puissants ont beau le manipuler, le football veut toujours être l'art de l'imprévu. L'impossible saute là où on l'attend le moins, le nain donne une bonne leçon au géant et un Noir maigrelet et bancal rend fou l'athlète sculpté en Grèce.

Un vide stupéfiant: l'histoire officielle ignore le football. Les textes de l'histoire contemporaine ne le mentionnent pas, même en passant, dans des pays où il a été et est toujours un signe primordial d'identité collective. Je joue, donc je suis: la façon de jouer est une façon d'être, qui révèle le profil particulier de chaque communauté et affirme son droit à la différence. Dis-moi comment tu joues et je te dirai qui tu es: il y a bien longtemps qu'on joue au football de différentes façons, qui sont les différentes expressions de la personnalité de chaque pays, et la sauvegarde de cette diversité me semble aujourd'hui plus nécessaire que jamais. Nous vivons au temps de l'uniformisation obligatoire, dans le football et en toute chose. Jamais le monde n'a été aussi inégal dans les possibilités qu'il offre et aussi niveleur dans les coutumes qu'il impose: en ce monde fin de siècle, celui qui ne meurt pas de faim meurt d'ennui.

Eduardo Galeano, Football, ombre et lumière, p.242-243 (1995, traduction française 1998)


«Les différentes expressions de la personnalité de chaque pays» : la France serait donc en pleine confusion mentale.



--------------------------
Note cinq anq plus tard : il s'agit du jour où les footballeurs français en Afrique du Sud refusèrent de descendre du bus pour s'entraîner pour le Mondial.
J'avais noté en marge du blog ces précisions inutiles à l'époque de la publication de ce billet: Anelka insulte Domenech, la fédération renvoie Anelka, les joueurs se mettent en grève d'entraînement, l'entraîneur "physique" a failli mettre son poing dans la tête du capitaine des bleus, le second de la Fédération a démissionné, Domenech a lu une proclamation des Bleus.