Billets pour la catégorie Giono, Jean :

Filiation

Callas, Delphin-Jules! Celui-là, on sait comment il était. Il s'était fait tirer le portrait avec Anselmie, sa femme, se tenant tous les deux par le petit doigt, à peine deux ans avant. Le portrait est ici, chez Honorius, je l'ai vu. Allez-y, vous le verrez. Les Honorius sont de Corps mais, la belle-sœur d'Honorius, enfin, je ne sais pas, des trucs de cousins germains, de, j'avoue que je ne sais pas très bien. D'habitude, ces choses-là, on doit les savoir; là c'est vague, je ne sais pas très bien. Ce qu'il y a de certain, c'est que la belle-sœur, la cousine, a hérité d'un Callas d'ici. Non. Je sais, attendez, voilà, ça m'a mis sur la voie. Ce n'est pas la belle-sœur ni la cousine, c'est la tante d'Honorius, la sœur de sa mère qui a hérité d'un Callas, qui était son beau-frère, le frère de son mari et le petit-fils du frère de Callas Delphin-Jules. Là, on y est. Je savais que je me souviendrais. J'ai suivi les filiations de tous ceux qui ont participé à la chose. Pour voir de quelle façon ils figurent maintenant dans les temps présents (mais, nous en parlerons plus tard). A la mort de la tante, il y a eu un arrangement et les Honorius de Corps ont eu en jouissance la maison d'ici et en propréité les meubles qu'elle contenait. La maison, c'est là où ils ont ouvert l'épicerie-mercerie, et les meubles c'est là où j'ai trouvé la photo de Callas Delphin-Jules et d'Anselmie.

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.46-47, Folio. 1948

Les bruits, les couleurs, la lumière

On plaçait de nouveau le fusil à portée de la main, sur la table, à côté de l'assiette de soupe. Les volets sont fermés, la porte est barricadée. On ne voit pas la nuit. On sait seulement que la neige s'est remise à tomber. On fait le moins de bruit possible en respirant, pour être certain de ne perdre aucun des bruits que fait le reste du monde, pouvoir bien interpréter, savoir d'où ils viennent: si c'est de la branche de saule qui craque maintenant sous un nouveau poids de gel; si c'est ce papier collé sur une vitre cassée qui bourdonne ou qui tamboure; si c'est la clenche qui grelotte, un étai qui geint, des rats qui courent.
Encore quinze heures à attendre.
Naturellement, attendre… attendre… le printemps vient. Il en est de ça comme de tout. Le printemps arriva. Vous savez comment il est: saison grise, pâtures en poils de renard, neige en coquille d'œuf sur les sapinières, des coups de soleil fous couleur d'huile, des vents en tôle de fer-blanc, des eaux, des boues, des ruissellements, et tous les chemins luisants comme des baves de limace. Les jours s'allongent et même un soir (il fait déjà jour jusqu'à six heures) il suffit d'un peu de bise du nord pour qu'on entende, comme un grésillement, la sortie des écoles de Saint-Maurice: tous ces enfants qu'on lâche dans la lumière dorée et de l'air qui pétille comme de l'eau de Seltz.
Depuis longtemps on avait revu la pointe du clocher au-dessus de la girouette; on avait revu les prés de Bernard, les clairières, la Plainie, le Jocond. On avait revu que les pistes qui montent sur le Jocond ont beau monter raides, elles ne vont pas dans les nuages: il y a le ciel. Un beau ciel couleur de gentiane, de jour en jour plus propre, de jour en jour plus lisse, englobant de plus en plus des villages, des pentes de montagnes, des enchevêtrements de crêtes et de cimes. Peut-être même trop…

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.29-30, Folio. 1948



Remarque : la quatrième de couverture de ce Folio est criminelle, je ne peux rêver plus bête: «Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare: il fumait une cartouche de dynamite.» Comment peut-on faire cela à un auteur, à des lecteurs? Je sais bien que nous ne lisons pas «pour savoir si la baronne épousera le vicomte» (Flaubert), mais tout de même.
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