Réjean de Saint-Gahl se tenait debout devant la croisée, les mains dans le dos, les lèvres légèrement pincées, le regard perdu dans les lointains.
Ou, plutôt, à travers la légèreté de cette nuit gersoise d'avril, ses petits yeux bleus fixaient le seul point lumineux des environs.
Une autre fenêtre éclairée.
Réjean de Saint-Gahl savait que, au-delà de ce rectangle brillant, s'étendait une vaste pièce en longueur, dont les épais murs du XVe siècle disparaissaient presque entièrement, en tout cas dans leur partie basse, derrière des bibliothèques chargées de livres en tout genre: art, littérature française et étrangère, musique, architecture militaire ou religieuse...
Il savait aussi que, derrière son vaste bureau, les doigts pianotant sans presque s'interrompre sur le clavier de son ordinateur portable, L'Autre travaillait.
Réjean de Saint-Gahl éprouvait toujours une certaine répugnance à nommer son voisin, celui dont la présence silencieuse, et totalement indifférente à la sienne, lui était une sorte de prurit qu'il lui fallait gratter sans cesse, pour des apaisements partiels et fugitifs.
Dès que Saint-Gahl se mettait à penser à L'Autre —et cela lui arrivait plusieurs fois par jour—, la démangeaison reprenait, intacte, horripilante. Ce qui agaçait le plus le maître des lieux était que pour contempler la fenêtre éclairée de L'Autre, il était obligé de lever les yeux. Simplement parce que, des deux châteaux existant sur le territoire de la commune de Plieux, le sien était situé légèrement en contrebas, alors que celui de L'Autre, véritable forteresse médiévale, massive, orgueilleuse, dominait tous les environs, du haut de sa butte.
Généralement, Réjean de Saint-Gahl mettait fin à ses aigres rabâchages en se disant que L'Autre était toujours au bord de la ruine, alors que lui était multimillionnaire, à ne même pas savoir exactement combien d'argent il y avait sur ses différents comptes en banque, dans les divers pays où il les avait ouverts, au fil des années.
Mentalement, il ajoutait que L'Autre ne vendait jamais plus de deux à trois mille exemplaires des livres qu'il écrivait, tandis que les siens s'écoulaient à des centaines de milliers d'unités, étaient traduits dans une quarantaine de langues et régulièrement adaptés à la télévision — plus rarement au cinéma, mais c'était déjà arrivé, tout de même.
Bref, lui, Réjean de Saint-Gahl, était un vrai personnage, une célébrité, un homme avec qui il fallait compter, alors que L'Autre n'était rien ni personne.
Il n'en demeurait pas moins que l'austère forteresse de Plieux dominait son propre château, sis à quelques centaines de mètres à vol d'oiseau, et ne paraissait même pas s'être jamais avisée de cette présence rivale.

Michel Brice, incipit de Le Maître de Plieux

On aura bien entendu reconnu dans ce thème de l’autre et des deux châteaux se faisant face le thème de Construction d'un château, de Misrahi, spécialiste de Spinoza. Cependant, cette évidente référence ne peut dissimuler les deux courants souterrains qui minent les fondations du texte, l'un nietzschéen, faisant signe vers la domination du sur-homme, domination mise astucieusement en opposition avec la dialectique du maître et de l'esclave.

Mais ces références philosophiques ne peuvent suffire à épuiser la dimension littéraire d'une œuvre qui accumule les clins d'œil proustiens. Comment en effet ne pas reconnaître la phrase de Swann «C’est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture.» dans la remarque de Géraldine «Tiens! Leur bled s'appelle comme moi!» (p.81) ou la description de Mme de Villeparisis («Bref ces trois Parques à cheveux blancs, bleus ou roses avaient filé le mauvais coton d'un nombre incalculables de messieurs.») dans la vieille dame qui intervient p.217 («—Ah! ça, c'est bien les mecs, tiens: dès que tu prononces le mot «mâle», immédiatement ils pensent «queue»! [...] —Vous avez tout à fait raison, Mademoiselle, dit-elle avec beaucoup de distinction. Et, si vous voulez mon avis, je trouve que c'est une excellente chose.») Ce ne sont que deux exemples parmi cent.
On sent par ailleurs l'influence camusienne dans les jeux onomastiques (Karl, Krall, arc; Saint-Gahl, Saint-G, singer; Weston, W.; etc.), la leçon roussellienne trouvant une illustration épurée dans le nom de Lableux "iks", si loin de Lableue "e" (référence explicite à L'Amour l'Automne : «une lettre en plus ou en moins [...] le nom s'en va de biais» p.384), cette nouvelle notation nous éloignant étrangement de sa signification initiale «Et toi le bleu, va donc...»[1]. Wolfson n'est pas loin.

Il s'agit indubitablement d'une grande réussite qui réinvestit la culture populaire en lui insufflant la puissance des mythes du XXe siècle tout en démontrant son appartenance franche au XXIe siècle par une utilisation pleinement maîtrisée du mashup.

Notes

[1] Et les esprits soupçonneux se demanderont s'il faut y voir une référence aux Schtroumpfs, car comme l'a dit Borges, depuis Poe le lecteur est entré dans l'air du soupçon.