Réponse à un jugement de Guillaume:
c'est trop mal écrit, trop farci de clichés et trop kitsch pour que je pense sérieusement à poursuivre le sillon de ces proses fadasses.
Je ne suis absolument pas d'accord. Ce n'est pas mal écrit. C'est un style délibérément plat, sec, sans fioriture. Cela me fait penser à une écriture "américaine", mais je n'arrive pas à trouver à quel auteur américain je pense quand j'écris cela. Il est fort possible que ce soit un auteur dans un genre que vous méprisez, un auteur de science-fiction.

Les clichés sont une composante de ce style. Il est toujours à la limite du too much, à la limite de basculer dans le grotesque. C'est une écriture de et sur la bêtise.
Soit la phrase (entre cent du même acabit): «La remarque de sa mère, certes, n'avait rien de bien surprenant; le tabou de l'inceste est déjà attesté chez les oies cendrées et les mandrills.» (Les particules élementaires, p.93) : phrase cliché, toute prête, phrase qui met mal à l'aise, phrase qui peut faire sourire si on décide de la prendre au second degré, comme si elle était ironique, phrase plate, sans aucune marque d'ironie, dont il nous faut bien accepter ce qu'elle nous dit de l'homme, même si ce n'est pas agréable, phrase vraie et donc bête (phrase dite alors qu'elle allait sans dire), sans grand intérêt pour le texte lui-même, phrase qui ne sert qu'à mettre le lecteur en condition. Tout le style de Houellebecq vise à mettre le lecteur en condition, à le mettre mal à l'aise, en ce sens il est une provocation.
Ce qui est dit est toujours vrai (jamais faux), rarement agréable à entendre, pas forcément utile ou nécessaire, paraît souvent exagéré tandis qu'à la relecture de chaque phrase, rien n'est exagéré. C'est l'accumulation de phrases vraies non exagérées qui donne cette impression d'exagération. Il me semble que le génie de cette écriture est dans cette tension qu'elle fait naître entre l'obligation pour le lecteur de reconnaître que chaque phrase est vraie ou plausible, et le refus de ce même lecteur de reconnaître pour vrai le monde décrit au total par l'ensemble des phrases. Houellebecq oblige à voir, à reconnaître l'ambiguïté de notre vision du monde, notre souhait d'aveuglement.

Je n'ai pas de définition du kitsch, mais intuitivement, je pense que l'une des caractéristique du kitsch est de se démoder. Je crois que Houellebecq ne se démodera pas, qu'il sera l'un des rares qu'on lira encore dans trente ou cinquante ans (ou plus, mais restons modestes.)

C'est dans ce livre, Les particules élementaires, qu'il me semble trouver un autoportrait de l'auteur:
Travaillant dans les conditions du reportage, avec un matériel d'éclairage léger, il composait en déplaçant quelques objets des scènes troublantes, à la fois réalistes, tranquilles, et parfaitement désespérées, qui pouvaient évoquer le travail d'Edward Hopper. Il promenait sur les célébrités qu'il côtoyait un regard indifférent et filmait Bardot ou Sagan avec autant de considération que s'il s'était agi de calmars ou d'écrevisses. Il ne parlait avec personne, ne sympathisait avec personne; il était réellement fascinant. (p.38)
(C'est moi qui songe à un autoportrait, pas Houellebecq qui le proclame. Mais si j'ai raison, la dernière proposition est intéressante dans ce qu'elle dévoile de construction du personnage Houellebecq.)

Enfin, chose sans doute étrange, certaines thèses de Houellebecq (monde industriel déshumanisé, perte du désir et de la puissance sexuelle), me rappellent irrésistiblement L'Amant de lady Chatterley.
Taveshall! C'était là Tavershal! La joyeuse Angleterre! L'Angleterre de Shakespeare! Non certes; mais l'Angleterre d'aujourd'hui; Constance s'en rendait bien compte depuis qu'elle était venue y vivre. Cette Angleterre était en train de produire une nouvelle race d'hommes ultra-sensibles à l'argent et au côté politique et social de la vie; mais pour tout ce qui est spontané et intuitif, plus morte que des morts. Des demi-cadavres : mais dont la moitié vivante vivait avec une étrange résistance. Il y avait dans tout cela quelque chose de sinistre. C'était un monde souterrain, et imprévisible. Comment pourrions-nous comprendre les réactions d'un demi-cadavre? Constance vit passer de grands camions pleins d'ouvriers des aciéries de Sheffield, de pauvres petits êtres misérables, tordus, qui ressemblaient à des hommes, en route pour une excursion à Matlock, et elle se sentait défaillir dans ses entrailles; elle pensait: «Ah! Dieu, qu'est-ce que l'homme a fait à l'homme? Qu'est-ce que les conducteurs d'hommes ont fait à leurs semblables? Ils les ont retranché de l'humanité, et maintenant il ne peut plus y avoir de fraternité! Ce n'est plus qu'un cauchemar!

D.H. Lawrence, L'Amant de lady Chatterley, chapitre XI (p.259 dans mon vieux livre de poche imprimé en 1963)


« — Non, dit-il. Ça lui était bien égal. Seulement, il ne les aimait pas. Il y a une différence. Parce que, disait-il, les simples soldats sont en train de devenir aussi pédants, aussi dépourvus de couilles, aussi étroits de boyaux. C'est le sort de l'humanité, de devenir ainsi.
— Même les gens du peuple, les ouvriers?
— Tous. Leur nerf est mort. Les autos, les cinémas, les aéroplanes leur sucent tout ce qui leur reste. Croyez-moi: chaque génération engendre une génération plus abâtardie, avec des tubes de caoutchouc en guise de boyaux, et des jambes et des visages de fer-blanc! C'est une sorte de bolchevisme qui est en train de tuer tranquillement la chose humaine pour adorer la chose mécanique. L'argent, l'argent, l'argent! Tout le monde modernen'a qu'une idée au fond, c'est de tuer chez l'homme le vieux sentiment humain, et de hacher le vieil Adam et la vieille Ève en chair à pâté. Ils sont tous les mêmes. Tout le monde fait la même chose: anéantir la réalité humaine: une livre pour chaque prépuce, deux livres pour chaque paire de couilles! L'amour même n'est qu'une machine à baiser. C'est partout la même chose. Donnez-leur de l'argent, de l'argent, de l'argent, pour enlever tout le nerf de l'humanité et ne laisser que de petites machines trépidantes!»
Il était assis là, dans la cabane, le visage tiraillé par l'ironie et la moquerie. Mais, même ainsi, il tendait une oreille aux bruits de l'orage sur le bois qui lui donnaient une telle impression de solitude.
«Mais, est-ce que cela ne finira jamais? dit-elle.
— Oui, certes. Le monde accomplira son propre salut. Quand le dernier homme, vraiment homme, aura été tué, et que nous seront apprivoisés, devenus tous des animaux apprivoisés de toutes couleurs, blancs, noirs, jaunes, alors tous seront insensés. Parce que la santé de l'esprit a sa racine dans les couilles. Alors ils seront tous insensés, et feront leur grand autodafé. Savez-vous que autodafé signifie acte de foi? Eh bien, ils feront leur magnifique petit acte de foi; ils s'immoleront l'un l'autre.»

Ibid, chapitre XV
Cependant, finalement, un peu d'accord : on se lasse.
La peinture de l'homme moderne, obsédé et impuissant, m'avait fait rire avec une joie mauvaise, avec férocité, lorsque je l'avais découverte dans Extention du domaine de la lutte: j'avais quelques exemples à l'esprit… Si certains donnent l'impression d'avoir eu une révélation (mais n'avaient-ils jamais regardé autour d'eux?), j'ai eu l'impression d'une vengeance: enfin on tournait en ridicule ce monde sans culture, sans élévation, sans curiosité, et ces hommes pathétiques (désolée… Je ne suis pas androphobe, plutôt l'inverse, d'où ma colère, si vous comprenez ce que je veux dire: un peu de dignité, que diable!).

Maintenant qu'on a compris le fond de la pensée de Houellebecq (une illustration d'un roi sans divertissement de Pascal, un romantisme comme on n'en fait plus, l'espoir de s'en sortir (ou pas) dans une solution à la Huxley, l'ambition (le rêve caressé) d'écrire à la Balzac (mais Balzac était la force et la vie, la générosité, aussi, l'amour de la vie, tout le contraire de l'homme dépressif et angoissé)), cela devient un peu répétitif. Lorsque le fond n'est plus intéressant, il faut que la forme soit puissamment envoûtante, et ce n'est pas vraiment le cas.

Il reste que cela "est", comme dirait Flatters, et constituera dans le futur une excellente photographie d'une époque.