Billets pour la catégorie Kantorowicz, Ernst :

Une époque de transition

Frédéric II a souvent été qualifié de philosophe des Lumières. Il était à coup sûr l'homme qui, en son temps, possédait les dons les plus divers; en outre, il était sans doute le plus savant de son époque, c'était un dialecticien et un philosophe formé non seulement par la scolastique et le savoir hérité des Romains mais aussi dans la pensée d'Aristote, d'Avicenne et d'Averroès. Rompre toutes les entraves à la liberté ressenties comme des contraintes antinaturelles, ce mot d'ordre de toute la philosophie des Lumières se manifeste dans la pensée politique de l'empereur sous la forme de la Necessitas, de la nature inévitable des choses elles-mêmes qui tissent les fils du destin selon la loi des causes et des effets. Il est à peine besoin de souligner le caractère révolutionnaire d'une telle doctrine. Aussi longtemps qu'on croyait au miracle comme à la seule force capable de préserver et de renouveler le monde, on pouvait abolir la causalité au profit du providentiel et expliquer les conséquences naturelles comme des interventions providentielles. On aurait pu penser autremement, mais on ne le voulait pas, on n'attachait aucune importance aux autres choses et le Dieu que l'on cherchait et dans lequel on avait foi se révélait dans le miracle de la Grâce et non dans la loi de la cause et de l'effet. Aussi longtemps que le miracle prévalut et que les liaisons causales des choses elles-mêmes disparurent derrière lui, on ne pouvait percevoir la destinée humaine. L'existence la plus chargée d'événements était alors miraculeuse et pareille à un conte de fées, mais jamais elle n'avait un caractère fatal, jamais elle n'était régie par sa propre loi, jamais elle n'était «démonique».

La doctrine de la Necessitas était donc «éclairée» dans la mesure où, reconnaissant les lois naturelles inhérentes aux choses, elle brisait la suprématie de surnaturel magique. En ce sens, Frédéric II, qui explora les lois de la nature et de la vie, le vir inquisitor, pour reprendre les termes de son propre fils, fut un philosophe des Lumières ou, plus exactement, il agit comme tel en mettant sur le même plan connaissance des choses et magie. Car, bien qu'il eût commencé à faire disparaître les miracles, les sortilèges et les mythes, ne fût-ce qu'en les utilisant et en les réalisant, et même en en créant de nouveaux, il ne détruisit pas pour autant le miraculeux mais se borna à lui juxtaposer un savoir. C'est ainsi qu'il favorisa l'avènement de l'une de ces très rares et incomparables époques de transition où toutes choses existent à la fois ensemble et individuellement, où mythe et clairvoyance, foi et connaissance, miracle et réglementation se confirment mutuellement tout en se combattant, collaborent tout en s'opposant. Telle fut l'atmosphère spirituelle dans laquelle vécut Frédéric II — étonnament savante tout en étant par quelque point presque naïve, à la fois hantée de visions cosmiques et d'un réalisme solide comme la pierre, monde dépouillé, dur et passionné à la fois. Ce fut aussi l'air que respira Dante.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.229-230

Un Etat fondé sur la nécessité

«L'aristotélisme a engendré le machiavélisme», a déclaré plus tard Campanella, mettant au jour par cette remarque les relations les plus importantes. Car il clair qu'il avait dû y avoir une irruption du monde extérieur dans la conception madiévale du monde et qu'elle avait dû s'accompagner d'une mutation radicale de la pensée médiévale. L'apparition du législateur impérial fait surgir celle du philosophe nourri de sagesse hellénistique et arabe. On est stupéfait de voir comment, d'un seul mot, Frédéric II a transformé l'idée médiévale de l'Etat et lui a insufflé vie et dynamisme. Alors que son temps discutait encore le problème de l'origine de l'Etat terrestre, ne sachant s'il fallait la chercher en Dieu ou en Satan, dans le Bien ou le Mal, Frédéric II déclare très sobrement que la fonction du souverain a son origine dans sa nécessité naturelle. La Necessitas conçue comme puissance indépendante, à l'œuvre dans les choses, comme soumission de la nature à une loi vivante, était une idée qui procédait de la pensée d'Aristote et de ses disciples arabes. Elle constitue l'axiome nouveau que l'empereur introduit dans la philosophie politique de l'Occident médiéval afin de fonder l'Etat sur lui-même. C'est pourquoi le Liber Augustalis porte dans son préambule que les princes des nations ont été créés «par la pressante nécessité des choses elles-mêmes non moins que par l'inspiration de la Providence divine». Dans des diplômes postérieurs, il est dit d'une façon encore considérablement plus dépouillée que la Justice érige les trônes des souverains necessitate, par nécessité. Et dans le même passage, même lorsqu'il remonte à l'origine de la fonction impériale, l'empereur renonce totalement à faire intervenir quelque dessein surnaturel et insondable de la divine Providence; il se réfère simplement à la parole du Seigneur en présence d'une pièce de monnaie. Mais, plusieurs fois également, l'empereur a recouru à la «nécessité naturelle» pour faire comprendre la raison des dogmes et des institutions sacrées. Il explique par exemple le sacrement du mariage — sans préjudice de sa sainteté établie par Dieu — comme une simple «nécessité naturelle» destinée à la conservation de l'espèce humaine. Et il aprouvé très vite qu'il faisait plus de cas de la nécessité naturelle du mariage que de son caractère sacramentel en procédant à des changements révolutionnaires et en contradiction avec le dogme dans les mariages siciliens, en vue de faire naître une race meilleure en Sicile. Tout cela fut passablement lourd de conséquences. En restreignant la portée des théories bibliques et ecclésiastiques au profit des comceptions naturelles, l'Etat ne se trouva pas ramené pour autant à la force brutale du glaive, mais conduit à une dignité également spirituelle, qui était toutefois sans liens avec l'Eglise. La métaphysique, pourrait-on dire, supplantait le transcendantalisme.

Ernst Kantorowicz, ''L'Empereur Frédéric II'', p.227-228

Hermann von Salza

L'ordre des chevaliers Teutoniques, dont Frédéric II aimait à faire remonter la fondation aux Hohenstaufen qui l'avaient précédé, voire à Barberousse, afin d'accroître son prestige, mais qu'il revendiquait aussi comme sa création personnelle, fut effectivement son oeuvre et celle de l'illustre grand maître de la confrérie, Hermann von Salza. Celui-ci séjourna plus de vingt ans à la cour de Frédéric II, où il fut son plus proche conseiller et son confident le plus intime à cause non seulement de sa fonction de grand maître, mais aussi de ses hautes qualités personnelles qui le rendirent indispensable à Frédéric en d'innombrables occasions. Hermann von Salza était vraisemblablement natif de Thuringe, et quelque chose de la nature d'un enfant de la Thuringe s'exprime dans tout son caractère. Il n'était pas vif et prompt mais plutôt pondéré et réfléchi et toute son action fut caractérisée par la loyauté sans défaillance, la rectitude et la virilité qui distinguaient aussi son ordre. On a loué tout particulièrement sa fidélité, qui fut en effet chez lui non seulement une qualité mais une force positive qui le poussait à l'action comme, depuis des temps immémoriaux, ce ne fut en général possible que chez les Allemands. Et c'est précisément cette fidélité qui a conféré quelque chose de presque tragique à l'illustre grand maître de l'ordre Teutonique. Car Hermann Salza avait deux maîtres: il avait prêté serment de fidélité au pape aussi bien qu'à l'empereur et tout conflit entre ces deux puissances l'exposait à une tension quasi insupportable. Ainsi ce fut par souci de garder sa foi à ses deux maîtres que, plus tard, il fera à d'innombrables reprises, des allées et venues précipitées entre la Curie et la cour impériale afin de préserver ou de rétablir la paix. Agir pour l'honneur de l'Eglise et de l'Empire, telle fut la tâche qu'il a lui-même désignée comme étant celle de sa vie. Aussi semble-t-il que le grand maître n'eut plus la force de vivre à l'instant où la rupture entre les deux puissances devint irrémédiable. Le Jeudi saint 1239, jour où le pape prononça l'irrévocable excommunication de Frédéric II, fut aussi celui de la mort de Hermann von Salza.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.92
Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.