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La stabilité d'une société

Revenons au point où la question du Sitz in Leben de la littérature du Proche-Orient a une assise ferme: à l'école. A côté de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, des dispositions sur la manière de se comporter ont été enseignées aux futurs fonctionnaires, qui devaient leur assurer une vie professionnelle couronneé de succès. De tels textes sont désignés comme sagesse au sens étroit du terme et ne se trouvent pas seulement dans l'Ancien Testament (cf. par exemple Pr 25-29), mais également en Mésopotamie, en Egypte (Pr 22,17-23,11 remontent à un livre de sagesse égyptien, cf. Lévêque, p.53-591) et chez les Araméens (Ahiqar, cf. Grelot, p.427-4522). Cette sagesse est caractérisée par la croyance selon laquelle toute bonne action entraîne sa récompense terrestre et tout acte contraire à l'ordre sa punition imminente. Il est évident que ce qui est en jeu ici, c'est la stabilité d'une société; les protagonistes de cette idéologie occupent un rôle privilégié de pilier de l'Etat en vue d'imposer l'ordre proclamé. Les sages des écoles du Proche-Orient ancien étaient bien conscients que la doctrine ne coïncidait pas avec l'expérience. Mais l'expérience n'avait aucune valeur argumentative: on tenait pour juste ce qui était transmis (cf. Job 8,8-10). La protestation contre cette pensée au nom de l'individu, qui sombre dans le procès de l'ordre universel, ne fut possible qu'après la chute de l'Etat judéen dans le livre de Job, et la falsification de la tradition par l'expérience seulement à l'époque hellénistique chez Qohélet.

On conçoit cependant la «sagesse» et le travail des «sages» trop étroitement si on les restreint aux textes communément appelés «écrits de sagesse». Car l'école du Proche-Orient ancien devait introduire sa conception de Dieu, du monde et de l'humain au-delà de la formation professionnelle dans les traditions de la culture. C'est pourquoi de futurs scribes de l'akkadien durent recopier (et apprendre par cœur) Gilgamesh à Meggido à l'âge du Bronze (cf. Bottéro3), et des adeptes du grec l'Iliade dans la Jérusalem hellénistique. Aucune civilisation ne peut survivre longtemps sans «canon éducatif», sans ensemble fondamental de textes et de traditions normatifs.

Ernst Axel Knauf, "Les milieux producteurs de la Bible", in ''Introduction à l'Ancien Testament'', p. 123-124 (Labor et Fides, 2009)
1 : J. Lévêque, Sagesse de l'Egypte ancienne, supplément aux Cahiers de l'évangile 46, Paris 1984

2 : P. Grelot, Documents araméens d'Egypte (Littérature ancienne du Proche-Orient (LAPO)), Paris, 1972

3 : J.Bottéro, L'épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir (L'aube des peuples), Paris 1992

Un lecteur désespéré ou une interprétation un peu rapide?

Mais les livres des prophètes furent aussis lus et transmis à l'école, faute de quoi l'épilogue du livre d'Osée, dû à un lecteur désespéré par les difficultés grammaticales du texte, resterait incompréhensible (Os 14, 10: «Qui est suffisamment sage pour saisir tout ceci, qui est si intelligent pour le comprendre?»)

Ernst Axel Knauf, "Les milieux producteurs de la Bible", in Introduction à l'Ancien Testament, p.125
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