Depuis le temps que Daniel Ferrer nous en parlait, je n'ai pas résisté à ce livre trouvé par hasard à deux pas du mont des Arts à Bruxelles. La préface a des accents larbaldiens: Ô saisons! Ô châteaux !
Le progrès hérétique n'a, pour ainsi dire, eu aucune prise sur eux [Bayreuth et son festival]. Peu de choses y ont changé, dans l'esprit du moins si ce n'est dans la lettre, depuis qu'Albert Lavignac parcourait cette petite ville de Franconie, à la recherche d'anecdotes susceptibles d'égayer les arides leçons de son Voyage artistique à Bayreuth, qui, comme chacun sait, est, nonobstant sa couverture de guide touristique, tout à la fois un livre de piété pour entretenir les ferveurs des nouveaux adeptes et un catéchisme pour aguerrir les âmes récalcitrantes à la belle et grande religion naissante du wagnérisme.

Cependant, qui aujourd'hui se laisserait encore abuser sur les buts secrets de ce charmant livre, quand l'auteur lui-même, dès les premières lignes ou ayant écarté la trop moderne bicyclette, vous invite à vous rendre à Bayreuth à genoux. Vous avez, bien entendu, toute latitude pour vous soustraire à ce commode moyen de transport qui, s'il n'est pas en commun, a pourtant l'avantage, quand on y ajoute une véritable contrition, de vous faire gagner votre « ciel artistique » en vous lavant de tous vos péchés véniels occasionnés par vos débordements brahmsiens. Dans ce cas vous prendrez, sans génuflexion, tout bonnement le train, ce qui est un tantinet plus prosaïque mais n'en demande pas moins de recueillement. Car on ne prend pas à la gare de l'Est un train pour Bayreuth comme on saute dans n'importe quel tortillard. Vous vous en rendrez vite compte, dès que vous tenterez d'éclaircir auprès de cette digne et noble profession que forment les agents de la S.N.C.F. les mystères impénétrables des horaires, des correspondances et des tarifs de cette ligne privilégiée ; mystères auprès desquels ceux du Graal sont la limpidité même.

Nous n'entrerons donc pas dans le détail du prix du billet, qui, par les diverses fortunes de la monnaie et les subtiles fluctuations du coût de la vie, est passé de 111,75 francs (aller simple) en 1896 à 450 francs en 1980 ; ni ne tomberons dans le piège du billet mixte que sournoisement Albert Lavignac, n'ayant pas réussi à vous mettre à genoux, vous propose de prendre. Cette combinaison de deux tarifs différents permet d'effectuer en première classe le trajet jusqu'à la frontière et, ensuite, le reste du voyage en seconde ; ce qui, étant donné l'heure à laquelle vous saluerez la douane, implique de votre part un petit transbordement nocturne ou, avec un peu de chance, vous pourrez à loisir jouer les somnambules sur la voie ferrée. Hommages détournés mais non moins touchants pour cela au Signore Vincenzo Bellini, dont le Maître goûtait tant la musique.

Préface de Pierre Combescot à la réédition en 1980 du Voyage artistique à Bayreuth d'Albert Lavignac aux éditions Stock
C'est un guide de voyage (photos et gravures incluses) et une présentation et une analyse musicale de chaque opéra. Je ne peux m'empêcher d'imaginer Gide circuler dans Bayreuth le Lavignac à la main… A la fin du livre se trouve cette chose extraordinaire, année par année de 1876 à 1896, la liste des Français ayant assisté aux différentes représentations à Bayreuth (liste "approximative", prévient honnêtement le livre).