Billets pour la catégorie Lepecq, Benoît :

Une journée peu ordinaire, l'art dans le quotidien d'un hôpital psychiatrique

Ce livre est très mince, davantage une plaquette qu'un livre. Il raconte une expérience théâtrale en hôpital psychiatrique: l'écriture et la représentation d'une très courte scène destinée à être jouée devant les malades, leurs familles et le personnel de l'hôpital. Il présente également les réflexions des participants à cette expérience, conscients des enjeux de cette mise à distance de la maladie: le jeu permet d'atteindre une réalité plus complète de tous les acteurs (acteurs: non pas pas acteurs de théâtre mais acteurs de leur vie), réalité morcelée au quotidien. Par la transversalité cette expérience vise à rétablir une unité, et donc une dignité, de la personne humaine.

Les questions posées sont multiples mais simples à énoncer: comment prendre en compte le corps et l'esprit du malade découpés entre les différents soins et les différents intervenants, comment raconter la douleur et la tension à la fois des malades et des soignants, comment témoigner du danger d'une déshumanisation de l'être humain telle qu'ont pu l'anticiper Foucault et Huxley dans un monde soucieux de rentabilité et de normalisation?

Benoît Lepecq a relevé le défi d'écrire une pièce très courte de dix minutes, synthèse des témoignages de deux infirmières à propos de l'injection forcée à un patient refusant les soins. Il a choisi de jouer tous les personnages, un bonnet suffisant à basculer du malade à l'infirmier.

Ce travail théâtral est un travail à la source du théâtre, travail sur la catharsis et le tabou, qui prend le risque de dire ce que tout le monde sait mais que personne ne veut dire, ex-primer:
Après tout, n'est-ce pas risqué, en plein hôpital psychiatrique, de rendre compte d'une réalité connue de tous mais dont l'institution se méfie? On dira: «La fiction a bon dos. Elle nous présente un tableau caricatural. Très peu pour nous.» Ou encore: «Quelle issue veut-on apporter apporter à ce qui n'en a pas?» Il s'agit, le temps de dix éternelles ou fulgurantes minutes, d'opérer une sorte de catharsis: purger les passions que nous nous faison du tabou. C'est le rôle du théâtre. Il faut que quelque chose, crainte ou pitié, soit expurgée.

Benoît Lepecq, Une journée peu ordinaire, p.23
Et si cette pièce est avant tout destinée aux malades et aux soignants, elle est l'occasion d'une réflexion sur le théâtre, l'homme et la société.
Pour moi il y a quelque chose dans le travail que vous avez fait — toi et ces infirmières qui ont collecté des paroles liées à des moments extrêmement difficiles de leur travail où elles sont prises dans une injonction contradictoire — de l'ordre d'un concentré de ce que peut produire cet outil que tant de gens ont tant de mal à définir en permanence, et qui s'appelle le théâtre. […] Et quand un comédien incarne à la fois un individu et la collectivité, alors on comprend immédiatement ce qui se joue, et c'est une déchirure de l'être humain. Et ça se joue parce que cet outil qui s'appelle le théâtre permet — avec un bonnet comme symbole — de basculer d'une monde à l'autre en une fraction de seconde. […] La psychanalyse et le théâtre ont ceci de commun qu'ils nous montrent que nous ne sommes jamais protégés d'aucun des aspects de l'être humain, donc que nous en avons toutes les possibilités. […]

Nicolas Roméas, directeur de la revue Cassandre Horschamp, partenaire du Relais Mutualiste.
Propos recueillis par Benoît Lepecq suite à la projection du film Une journée peu ordinaire au Vent se lève le samedi 17 avril 2010. (Ibid, p.61 à 73)


Le livre présente d'autre part des photographies d'Alexandra Feneux et le travail sonore de Sylvie Gasteau et Jean-Christophe Bardot.
Il est à commander sur le site du Relais Mutualiste.

Le Fou, spectacle de Benoît Lepecq

Ce soir nous avons vu du grand Benoît Lepecq à Guyancourt.

Pantalon orange chapeau noir écharpe rouge, cela suffit à faire un fou dans la grande tradition des fous: celui qui dit et voit la vérité, créant un cercle de solitude autour de lui. Benoît Lepecq a un étrange rayonnement, celui d'une énergie sobre, d'un débordement contenu, cela ressemble à la pâte de verre chauffée au rouge, brûlante et malléable, malléable et brûlante — surtout s'il est habillé d'orange et de rouge.

Le texte est publié, Benoît Lepecq en est l'auteur :
LE HARANGUEUR T'es un intello toi
un hareng intello

LE FOU T'es un harangueur toi
Une espèce de conneau

LE HARANGUEUR J'vais te dépecer moi
J'vais te fendre en deux

Jusqu'aux arêtes !

LE FOU Du moins
Si tu as faim
Déposerais-je dans tes entrailles
Des vers

LE HARANGUEUR Des vers?

LE FOU Une colonie d'asticots qui ira fleurir tes intestins

LE HARANGUEUR Quoi ? LE FOU Devant la tombe hélas
Je crains que nous soyons tous égaux

LE HARANGUEUR Salopard !

LE FOU Je peux t'imaginer cadavre
Providence pour un corbeau croulant
Le dit corbeau
Allant à la mer par mégarde
Proie des krills
Eux mêmes et enfin
Festin pour les harengs

Tu vois bien que tu vas finir
Dans le ventre de celui sur le dos duquel
Tu t'engraisses !

LE HARANGUEUR Tu vas la boucler ta gueule ?

LE FOU Plutôt qu'obliges les harengs à suivre
Votre fumaison sympa […]

Benoît Lepecq, Le Fou, p.42-43
La pièce sera de nouveau donnée le 28 avril. Je songe à y retourner.

Le procès de Charlotte Corday

Le château de Villiers se situe exactement entre Cerny et La Ferté-Allais, pour le peu que j'ai pu en juger (je n'ai pas fait très attention car j'avais un guide). Splendides frondaisons dans la lueur des phares, automne toujours aussi doux, très beau château, classique et dissymétrique…

La pièce est écrite par Benoît Lepecq assisté de Florence Baumann. Au cours de la discussion qui a suivi la lecture, B. Lepecq nous a dit avoir travaillé sur des archives de la BNF, articles de journaux et correspondance de Charlotte Corday essentiellement, car il n'y eut pas de réelles minutes du procès mais plutôt de brefs compte-rendus.

Qui était vraiment Charlotte Corday? Fouquier-Tinville veut lui ôter toute crédibilité politique; il essaie tour à tour de démontrer qu'elle était manipulée par des députés girondins, qu'elle était amoureuse (d'un cousin? je ne sais plus), qu'elle était hystérique (la preuve de sa folie étant donnée par des ratures sur une vitre…), que tout au moins elle était menteuse, et curieusement cela paraît presque aussi grave que le reste: elle a menti à son père et à sa famille, comment peut-elle faire croire à sa droiture et à l'honnêteté de ses motifs?
La pièce oscille entre politique et trivialité, passant des espoirs du peuple à l'eczéma de Marat; parfois les arguments se font plus communs, oublient l'histoire en marche pour opposer la provinciale au parisien, la "dinde" (avoir choisi une actrice blonde… ça m'a fait sourire) au juriste. Le texte tente de saisir le moment où tout a basculé en essayant de rejouer l'assassinat, de suivre la meurtrière chez l'armurier, dans le fiacre, chez la concierge, devant la baignoire-même…: à partir de quel moment était-il trop tard, qu'est-ce qui a armé cette jeune fille d'une si terrible résolution?

Charlotte Corday reste très digne, criant son horreur de Marat et de la dérive politique qu'il représentait, de la dérive en train de se produire… Elle affirme avoir agi seule, dans l'espoir d'empêcher par la mort d'un seul la mort de cent mille. Elle prédit son destin à Fouquier-Tinville: qu'il pense à elle quand il sera à son tour accusé…
Mais peut-être, et c'est une dimension tragique de son histoire dont elle ne pouvait avoir conscience, a-t-elle provoqué l'inverse: deux mois après cet assassinat, la Terreur commençait. Que se serait-il passé sans la mort de Marat?

Charlotte Corday fait partie de ces personnages dont les spectateurs connaissent le destin: dès le début, nous savons que la mort va frapper, que tout est joué. L'enjeu de la pièce consiste à mettre en scène le mélange de mauvaise foi et d'inéluctable qui va entourer le verdict, à montrer les mécanismes du procès comme machine à broyer.


Puis-je ajouter quelques mots plus pratiques? Cette lecture a montré la difficulté d'équilibrer le jeu entre l'homme et la femme en scène, l'homme pouvant circuler, la femme attachée à ce qu'on pourrait imaginer le banc des accusés, déséquilibre aussi des voix, entre la voix grave qui porte et la voix aigüe qui agresse… Autant de handicaps pour l'accusée qui étaient sans doute également présents lors du procès réel.

A venir : Le procès de Charlotte Corday

Après La légende du grand inquisiteur, Benoît Lepecq nous propose cette fois-ci la mise en scène du procès de Charlotte Corday :



«C'est à une lecture que nous vous proposons d’assister, autour d’un verre, afin de découvrir le texte mettant en scène Charlotte Corday et son accusateur public, Fouquier-Tinville, au palais de justice. En assassinant Marat dans sa baignoire le 13 juillet 1793, Charlotte Corday signe l’entrée de la révolution dans « La Terreur ». Deux caractères s’affrontent alors: l’un légitimant son acte d’un point de vue politique, l’autre le jugeant inflexiblement. Cette guerre des nerfs alimentera le fanatisme révolutionnaire de part et d'autre.»

Si vous y allez, envoyez par précaution un mail à info@chateau-de-villiers.com .

La Légende du grand Inquisiteur d'après Dostoïevski

Benoît Lepecq a décidé de mettre en scène le chapitre 5 du livre V des Frères Karamazov dans la traduction de Markowicz, aux éditions Actes Sud.

Le café se trouve à l'angle de la rue Jean-Pierre Timbaud et de la rue Saint-Maur, à deux pas de l'ancienne adresse de Matoo. Le spectacle est très discrètement annoncé. Renseignements pris, il faut attendre 18h45: à cette heure-là, Delphine nous installera.
A l'heure dite, nous descendons dans une cave qui me fait penser à la petite salle de la Maison de la poésie. J'aime beaucoup ces petites pièces qui permettent d'être très proches des acteurs, dans mon expérience elles n'admettent pas la médiocrité (c'était en tout cas ainsi à la Maison de la poésie: les spectacles de la petite salle était bien meilleurs que ceux de la grande).

Cave voûtée, pierre, bancs de bois recouverts de velours rose ou violet, quelques chaises, trente places peut-être. Nous nous répartissons stratégiquement dans la salle, le plus grand derrière.
Au sol courent des bougies pour former une croix.
A 19 heures les lumières s'éteignent. Un personnage entre sur la scène scène éclairée par les bougies, habillé simplement en pantalon et pull sombres et commence directement son monologue : «Sais-tu que j'ai composé un poème l'année dernière?» Et les phrases se déroulent, sans accroc, persuasives, inquiétantes, images de l'enfer, de l'oubli de Dieu, de la Vierge implorant le pardon des pêcheurs malgré le supplice de son Fils, images de bûchers, de la place de Séville, du Christ tranquille se promenant parmi les badauds («tous le reconnaissent»), du grand Inquisiteur.

Est-ce à ce moment que l'acteur enfile la robe écarlate de l'Inquisiteur? je ne sais plus exactement. L'acteur s'est retourné, chasuble, gants, cagoule, chapeau plat, c'est allé vite. J'observe l'ourlet de la robe, dangereusement proche du bas des bougies qui animent la robe de reflets. Le visage est dans l'ombre, inquiétant, seul les traits saillants accrochent la lumière. C'est sobre et efficace.

Jésus est en prison. Le texte a été transformé en monologue : «Tu me dis que…» Le grand Inquisiteur se fait de plus en plus inquiétant, sa voix change, devient plus profonde, s'enfle de colère. C'est réellement impressionnant.
La liberté, le pain, la bassesse, le diable dans la sainte Inquisition, et le doute: après tout, il en est peut-être ainsi. La cave perd de sa substance, rôde la présence de l'Absent. Quel texte étrange.


Benoît Lepecq joue cette pièce chaque dimanche jusqu'au 26 avril au Chat noir, 76 rue Jean-Pierre Timbaud.
Deux représentations supplémentaires sont prévus dans les Yvelines: le 2 février la Maison de la Poésie de Guyancourt à 20h et le 5 février à l'Institut Marcel Rivière de La Verrière (20h également).


PS : René Girard commente ce passage dans Critiques dans un souterrain.
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