Billets pour la catégorie Mauriac, Claude :

Citer, acte d'admiration

Du Bos, critique, arrive par ferveur et enthousiasme à la négation de toute critique, l’exaltation, l’admiration ne trouvant à s’exprimer que par la citation textuelle, continuée de page en page — cinq, dix pages à la suite — comme si aucun commentaire ne pouvait donner une «approximation» de ce qu’il préfère alors reproduire.

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.469 (16 août 1964)

Origine du titre "Le Temps immobile"

>Paris, jeudi 1er mai 1969 >Cet article sur Présent passé... d'Eugène Ionesco a depuis été repris pp. 205-207 de la réédition de l'''Allitérature contemporaine'' dont je viens de signer le service de presse. J'y lis ceci qui montre à quel point et avec quelle continuité le même thème me hante: >''Aussi bien, n'est-ce pas la politique qui nous a le plus intéressé dans cette recherche passionnée et désespérée du temps perdu. De l'ouvrage analogue que je souhaite composer un jour, comme un film, en montant des fragments de journal, éloignés les uns des autres dans la durée mais proches par leur thèmes, il n'existe que la matière première et le titre — qui pourrait être celui de ce livre-ci d'Eugène Ionesco: ''le Temps immobile''. (Mais j'ai publié deux autres œuvres qui pourraient, elles aussi, s'intituler ''le Temps immobile'': l'une, romanesque, ''le Dialogue intérieur'', l'autre, critique, ''De la littérature à l'alittérature''.)'' >Claude Mauriac, ''Le Temps immobile'', p.408 Pour mémoire, la première édition de l'Allitérature contemporaine date de 1958.

Début du Temps immobile (?)

Paris, jeudi 24 octobre 1968

…Ainsi me suis-je trompé en écrivant il y a quelques jours, à propos de Présent passé, passé présent d'Eugène Ionesco, que "plus nous vieillissons, plus notre enfance nous redevient présente…" . Je parlais de l'enfance, il est vrai, et je n'étais plus un enfant en 1930.

Cet article, paru dans Le Figaro du 14 octobre 1968, doit être évoqué ici pour une autre raison encore. C'est en l'écrivant (après avoir lu Ionesco) que mon ancien projet de composer le Temps immobile s'est de nouveau imposé à moi et de façon telle que j'en ai vraiment commencé la réalisation. J'espère, cette fois, non le mener à son terme (il s'agit d'une entreprise interminable) mais le conduire assez loin si le temps n'en est laissé.

Et voici que je mesure ma chance: j'ai noté, moi, sinon tout, du moins beaucoup de ce que, de jour en jour, a perdu Eugène Ionesco, et depuis tellement longtemps que je dispose de matériaux si considérables qu'ils m'écrasent. Moins long de la moitié, mon Journal serait moitié plus utilisable.

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.407

Vivre malgré tout

Mais si le désespoir nous empêchait d'espérer, comment trouverions-nous la force de vivre?

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.415, 17 mars 1945

Souvenirs de famille

Claude Mauriac a épousé la petite-fille de Robert Proust, frère de Marcel. Celle qu'il appelle Mamy dans ce passage est donc Mme Robert Proust.
Tandis que je la conduis chez son médecin, le docteur Karl Jonard, rue Greuze, elle me parle de Marcel Proust:
— La mère de Marcel et de Robert n'était pas facile, vous savez. Volontaire, oui, et masculine. Suzy est un peu comme cela, pour le meilleur: raisonnant comme un homme, parlant politique ou conduisant sa voiture aussi bien qu'un homme. C'était de Mme Proust que venait cette originalité… Mon beau-père me racontait qu'elle avait l'habitude de déjeuner à quatre heures quand elle faisait ses courses. Ce qui ne plaisait guère à son cocher. «Eh! bien, mon ami, allez donc déjeuner!» lui disait-elle. Et elle l'attendait dans la voiture devant le bistrot. Des originaux, je vous dis. J'ai vu Marcel au lit avec des gants. Le professeur Adrien Proust, lui était le sérieux, la mesure, le normal même. Il avait voulu d'abord être prêtre, figurez-vous, et il avait fait sa théologie. Montrant ses mains, qu'il avait très belles, il avait coutume de dire que c'étaient des mains d'archevêque. Tant qu'il vécut, Marcel mena une vie à peu près normale.

Je songe que s'il y avait eu l'abbé Adrien Proust, nous eussions été privés de Marcel Proust. Et je dis, répondant aux derniers mots de Mamy:
— Mais enfin, il était malade!
— Il avait de l'asthme, bien sûr. Mais l'asthme n'a jamais empêché personne de vivre. Je sais de quoi je parle: quatre personnes de mon entourage le plus proche dont mon frère furent asthmatiques. Le professeur Adrien Proust fit en sorte que Marcel fasse son "volontariat". Il y tenait absolument. De même exigea-t-il que son fils se levât pour les repas. Ce fut un malheur pour Marcel de perdre son père avant sa mère. Je me souviens de la première fois que Robert et moi allâmes prendre un repas chez ma belle-mère, après la mort de mon beau-père, elle était derrière la porte pour nous empêcher de sonner afin de ne pas réveiller Marcel qui dormait — lequel Marcel ne prit plus jamais la peine, depuis lors, de se lever pour manger…

J'écoute avidement, conduisant avec le plus de lenteur possible, me réjouissant pour une fois des encombrements, prenant par le plus long.
— Lorsque ma belle-mère tomba malade — de ce mal qui devait l'emporter — Robert tint à venir habiter près d'elle, rue de Courcelles. Je me dis aussitôt que cela allait faire du vilain avec Marcel. Je ne me trompais pas. Dès le lendemain de notre installation, nous trouvâmes, au réveil, les premiers petits papiers de Marcel: «Robert, tu as fumé un cigare et l'odeur est pavenue jusqu'à ma chambre… Marthe a heurté le lavabo en faisant sa toilette, ce qui m'a réveillé, etc.»
— Saviez-vous, au moins, vous rendiez-vous compte qu'il écrivait (ou qu'il allait écrire) une œuvre si importante?
— Robert a toujours eu confiance en son frère. Son père aussi, qui disait que «Marcel serait un jour de l'Académie». Ce qui ne l'empêchait pas de se désoler — et ma belle-mère également — de la vie déplorable qu'il menait. Déplorable quant à l'hygiène. Mais mon beau-père était assez fier des belles relations de son fils. En dehors des repas organisés par Marcel, les Adrien Proust faisaient surtout des dîners d'hommes — sans doute en raison de ce caratère masculin de ma belle-mère dont je vous parlais.

Mamy raconta ensuite que, pendant la Grande Guerre, Marcel craignait d'être mobilisé. Et comme je disais, une fois encore: «Mais il était malade!»
— Il est vrai qu'on se demande comment ce pauvre Marcel aurait fait, avec son habitude de mettre ses chandails au chaud dans le four. Et sa terrible exigence qui lui faisait enfermer ses domestiques, lesquels devaient être aussi silencieux que s'ils n'étaient pas là mais accourir au premier coup de sonnette. Il prétendait toujours qu'on avait laissé une fenêtre ouverte au bout de l'appartement. Exigeait et (là est le miracle) obtenait de ses voisins le plus complet silence. Boulevard Haussmann, il était arrivé à ce que son voisin, qui était dentiste, ne fît pas le moindre bruit, renonçât le matin à faire faire son ménage, etc. Tout aurait peut-être changé s'il s'était marié…
— Ces projets de mariage ne furent jamais très sérieux…
— Détrompez-vous… Il y en eut plusieurs, dont un avec une dame (que je ne vous nommerai pas) qui épousa par la suite un autre écrivain… Robert décida un jour d'aller à Cabourg voir son frère et «profiter un peu de lui». Il en revint exténué après deux jours: il lui avait fallu rester à parler toutes les nuits, jusqu'à sept heures du matin. Le mariage aurait-il changé cela? Si on respectait ses manies, il n'était pas si difficile. Têtu, pourtant mon mari disait toujours non, mais on arrivait à le faire revenir sur ses décisions. Marcel disait toujours oui, mais n'en faisait jamais qu'à sa tête. «Mais oui, chère Marthe, me disait-il, la barbe ne me va pas. Je vais la faire couper. » Mais il ne tenait pas sa promesse.
— La barbe… ?
— Oui, il l'a portée à plusieurs reprises… Si tout cela vous intéresse, je verrai à rassembler d'autres souvenirs…
Si tout cela m'intéresse…

Claude Mauriac, Le Temps immobile t.1, p.349-352 (20 décembre 1952)
On dirait que Proust a vécu la vie de la tante Léonie .

Cabourg Grand Hôtel

Le lendemain matin, je reconnus ce "soleil venant de derrière l'hôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées, jusqu'aux premiers contreforts de la mer". Nous voulûmes visiter (au quatrième étage, se souvenait Suzy) ce qui restait de la chambre occupée par Marcel Proust. Mais le directeur (ou celui qui le remplaçait) n'avait, semblait-il, jamais entendu prononcer ce nom-là. C'est d'un air plein de commisération qu'il regardait cette dame si mécontente de ne pouvoir être renseignée, plus de quarante ans après, sur la chambre qu'habitait, paraît-il, son oncle.

Claude Mauriac, Le Temps immobile p.362 (10 août 1953)

Les Anciens et les Modernes

Claude Mauriac cite Le Paysan parvenu de Marivaux :
Quoi qu'il en soit, la conversation entre un vieil officier cultivé et un jeune auteur, telle que nous la fait entendre Marivaux dans cette voiture qui va à Versailles, pourrait se produire, aujourd'hui, encore, entre deux intellectuels d'âges et de formations différents, l'un tenant pour les auteurs rassurants dont il a l'habitude, l'autre pour les recherches nouvelles:

— En vérité, Monsieur, reprit le militaire, je ne sais que vous en dire, je ne suis guère en état d'en juger, ce n'est pas un livre fait pour moi, je suis trop vieux.
— Comment, trop vieux ! reprit le jeune homme.
— Oui, dit l'autre, je crois que dans une grande jeunesse on peut avoir du plaisir à le lire. (…) D'ailleurs je n'ai point vu le dessein de votre livre, je ne sais à quoi il tend, ni quel en est le but. On dirait que vous ne vous êtes pas donné la peine de chercher les idées, mais que vous avez pris seulement toutes les imaginations qui vous sont venues, ce qui est différent: dans le premier cas, on travaille, on rejette, on choisit; dans le second, on prend ce qui se présente, quelque étrange qu'il soit, et il se présente toujours quelque chose; car je pense que l'esprit fournit toujours bien ou mal.


Dernière phrase où apparaît virtuellement la découverte par Diderot, par Dujardin puis par Joyce, du monologue intérieur…

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.184-185 (19 juin 1970)
C'est étrange, j'aurais plutôt pensé l'inverse : qu'il faut avoir beaucoup lu pour être capable de chercher et apprécier la nouveauté, et que la "grande jeunesse" préfère les récits classiques, structurés. Elle s'impatiente dès qu'elle ne comprend pas, dès qu'elle est mise en difficulté. Il lui manque la patience de la lecture confiante.
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