Claude Mauriac dîne avec son père le 3 novembre 1941.
Dîner avec papa dans le bistrot proche de chez moi, Francis. (Cette petite rue Bernard-Palissy: décor tout préparé pour jouer Molière). Puis je l'emmène au bar de la rue Champollion où il est séduit par l'animalité saine et bon enfant d'un public pittoresque.
— C'est si rare, pour un académicien, cette prise de contact directe avec un monde si différent…
Il a gardé sa rosette de commandeur de la Légion d'honneur, ce qui impressionne ce public habitué à d'autres compagnies.
Mon père dit aussi:
— En écoutant, en observant ces hommes et ces femmes, on mesure le contresens qu'il y aurait à leur appliquer les lois du christianisme. Comment ces enfants seraient-ils responsables? L'Enfer n'est que pour cinquante personnes, dont, hélas, je suis…
Je réponds qu'en raison du peu d'affluence, on renoncera à mettre l'Enfer en marche.
— Oui, dit mon père, Dieu n'allumera pas un si grand brasier pour si peu de monde…

Claude Mauriac, La terrasse de Malagar - Le Temps immobile 4, p.230 (Grasset 1977)
J'ai cité un peu longuement le passage sur l'enfer car je sais que cette idée d'un enfer économiquement non viable en amusera certains, mais ce qui m'a accrochée dans ce passage, c'est le bar de la rue Champollion.
Après tout, le principe du Temps immobile est le montage d'extraits de journaux pour montrer la permanence des thèmes et des motifs à travers les années. Je propose donc ce billet de blog d'octobre 2006 où se maintient toujours le bar de la rue Champollion.
(Et c'est alors que je regrette de ne pas avoir blogué plus tôt, avant même l'existence des blogs: je me souviens avoir ébouillanté au vin chaud ma fille de deux ans dans ce café.)

(«Livre qu'il appartiendra à chaque lecteur de compléter avec ses souvenirs personnels relayés par ses propres lectures», ibid, p.217 (mais je triche un peu, Claude Mauriac parle alors en 1957 d'un autre manuscrit, Les Barricades de Paris.))